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CHAPITRE II
LES «ROUMIS» CONSIDÉRÉS DANS LEUR ENSEMBLE
ОглавлениеNous venons d'esquisser à larges traits les intérêts particuliers, contradictoires d'ailleurs, de celles des grandes puissances qui, en raison de leur situation géographique, se croient plus particulièrement appelées à bénéficier de la liquidation de l'Empire ottoman en Europe. Nous allons résumer maintenant l'origine, l'état actuel et l'idéal politique des éléments chrétiens qui peuplent la péninsule balkanique et qui, malgré la diversité apparente des races,–diversité basée souvent sur la langue plutôt que sur l'origine véritable,–offrent tant de points de ressemblance par le sang, la religion, le passé historique, les traditions et les moeurs, tant de souvenirs communs, tant de communes aspirations.
Dans le dernier volume des Mélanges historiques et religieux7 de Renan, nous trouvons un passage saisissant qui va venir à l'appui de notre thèse:
«Au-dessus de la langue et de la race; au-dessus même de la géographie, des frontières naturelles, des divisions résultant de la différence des croyances religieuses et des cultes; au-dessus des questions de dynastie, il y a quelque chose que nous plaçons: c'est le respect de l'homme envisagé comme un être moral; en un mot, la véritable base d'une nation, avant la langue, avant la race, c'est le consentement des populations, c'est leur volonté de continuer (ou de commencer) à vivre ensemble… C'est qu'une nation, c'est avant tout une âme, un esprit, une famille spirituelle, résultant pour le passé de souvenirs communs, de gloires communes, quelquefois aussi de deuils communs, car le deuil rassemble les coeurs autant que la gloire,… et pour le présent (c'est là un critérium d'une évidence absolue), du consentement des populations.»
Ce consentement, les nationalités chrétiennes des Balkans le refusent définitivement aux Turcs; mais peuvent-elles du moins se l'accorder réciproquement, sous réserve d'une condition supérieure effaçant ce qui divise pour ne laisser subsister que ce qui unit? Si nous en doutions, et si la condition supérieure ne nous apparaissait pas clairement, nous nous bornerions comme tant d'autres à des voeux stériles: tel n'est pas l'objet de ce travail.
En ce qui concerne les questions ethnographiques de la Péninsule,–et, cela soit dit en passant, si l'ethnographie est cause d'innombrables erreurs dans l'étude du passé, son application aux choses de notre temps est autrement dangereuse,–on a pu constater que les solutions présentées dépendent le plus souvent de la nationalité ou des sympathies avérées des polémistes. Quant aux Turcs, ils ont englobé sous le nom de roumis8 les divers peuples chrétiens soumis à leur domination, tous appartenant au rite orthodoxe, qu'ils relèvent du patriarcat grec de Constantinople, des évéchés serbes d'Uskub et de Prissrend, ou de l'exarchat bulgare, depuis que cette dernière nationalité a constitué à part son Église, que le synode oecuménique considère arbitrairement comme schismatique.
Nous ne prétendons ni entrer dans des détails de statistique, ni discuter les polémiques acharnées qui se sont déchaînées entre écrivains allemands, slaves, hongrois et roumains, au sujet de la permanence des éléments issus des colonies romaines dans la Dacie trajane et la péninsule balkanique. Aussi bien que pour les races germaniques et slaves du nord, par exemple, il est bien difficile d'établir exactement la véritable origine ethnique des peuples classifiés aujourd'hui comme Slaves, Grecs, etc.9.
Les populations du massif des Balkans et du Pinde se sont plus ou moins mélangées, et si l'on compare anthropologiquement bon nombre des habitants dits Grecs, Roumains ou Slaves de la Macédoine et de l'Épire, on est bien porté à croire qu'ils formaient à l'origine un même peuple, dont, par la suite, les éléments se seraient ici grécisés, là roumanisés, ailleurs slavisés.
Et une frontière politique n'embarrasse pas cette théorie. Si anciennement la péninsule hellénique était occupée par une ou plusieurs races venues de la Méditerranée, il est permis de soutenir que les ancêtres des sujets du roi Georges furent originaires, en majeure partie du moins, des Balkans et surtout du Pinde. De telle sorte, c'est le rameau qui voudrait passer pour le tronc.
La classification des peuples est généralement basée sur la langue qu'ils parlent. Cette règle souffre exception; dans tous les cas, elle ne saurait être appliquée à certaines parties de la Macédoine et de l'Épire10. Il ne faut pas oublier, en effet, que la langue grecque étant devenue d'un usage presque universel en Orient pour l'enseignement religieux et scolaire aussi bien que pour les relations commerciales, cette circonstance n'implique pas du tout que les différentes nationalités aient renoncé à leurs idiomes particuliers; parfois, au contraire, elles les ont jalousement conservés à travers les siècles.
Qu'on nous permette de citer un exemple pris au delà du Danube, celui des anciennes principautés de Valachie et de Moldavie. Anciennement, le slavon y était employé depuis un temps immémorial comme langue du culte et de l'administration, absolument comme le latin chez les peuples occidentaux du moyen âge. Vers le quinzième siècle, les moines grecs ou hellénisés commencèrent à se substituer dans ces principautés aux représentants du slavisme, de telle sorte que, favorisée par les princes phanariotes envoyés par la Porte, la culture grecque fleurit dans les principautés jusqu'au moment où le mouvement de renaissance latine l'en bannit à son tour. Mais la culture grecque, comme antérieurement la culture slave, n'avait pas réussi à étouffer le sentiment national chez les ancêtres des Roumains actuels et à leur faire oublier leur langue néo-latine: pris en masse, ils n'avaient pas plus compris le slavon, puis le grec, que, de nos jours, la plupart des Macédo-Roumains ne comprennent cette dernière langue; dans tous les cas, aucune des femmes de ceux-ci n'y est initiée.
De même, l'équivoque résultant, dans le Pinde, de la confusion établie entre la religion et la culture grecque, d'une part, et le sentiment national de race, d'autre part, ne saurait servir de base au classement ethnique dans ces régions. Les descendants des légionnaires romains ont su conserver, depuis les jours de Paul-Émile et à travers les effroyables tourmentes de deux millénaires, la conscience de leur origine, et il n'y a peut-être pas, dans l'histoire des peuples, un second exemple d'une telle vitalité de race. Ce n'est pas d'ailleurs la seule nationalité que la tutelle religieuse du patriarcat grec ait été impuissante à convertir à l'hellénisme, sans parler des Bulgares de Macédoine qui s'en sont affranchis violemment.
C'est dans l'intérêt même d'une solution pacifique du problème oriental, et sans parti pris pour ou contre l'une des races chrétiennes de la Péninsule, que nous avons cru devoir fournir ces explications succinctes concernant les populations roumaines d'au delà du Danube. L'Occident connaît moins, en effet, cet élément latin, malgré son importance en Macédoine comme intelligence, comme richesse, et même comme nombre11.
Il serait pourtant d'une absolue impossibilité d'arriver à une entente comprenant le royaume de Roumanie–bien qu'État extra-balkanique, sauf pour la Dobroudja–comme à un démembrement éventuel de la Turquie d'Europe, sans tenir compte de ce facteur important.
Il est bon de rappeler que le gouvernement ottoman, bien avant d'admettre, dans la commission des réformes, un délégué «valaque» comme représentant d'un élément distinct,–un point sur lequel nous reviendrons,–a formellement reconnu aux Roumains de l'Empire l'indépendance religieuse, synonyme en Turquie d'individualité de race, et cela malgré l'énergique opposition du patriarcat grec de Constantinople.
Le patriarcat, en vertu d'une tradition ou plutôt d'une usurpation séculaire, tend à confondre l'orthodoxisme avec l'hellénisme dans l'ouest et le sud de la péninsule balkanique, et redoute, après l'hégémonie religieuse des Bulgares, celle des Roumains de Turquie, et vraisemblablement plus tard celle des Albanais du rite oriental. Notons en passant, ou plutôt répétons, puisque nous l'avons dit à propos de l'exarchat bulgare, que la volonté de ces différentes races de posséder une Église propre, indépendante du patriarcat, ne constitue pas en réalité un schisme, du moment qu'elles restent fidèles à tous les dogmes de l'orthodoxie.
La propagande grecque en Macédoine est entrée ces temps derniers dans une phase de violence dangereuse, depuis qu'effrayée par les progrès de la cause roumaine, elle semble vouloir imiter les procédés d'intimidation des comitadjis bulgares12. Si cette attitude continuait à être ouvertement soutenue par les ministres de l'Église patriarcale, elle constituerait un réel danger pour la paix en Macédoine et ne ferait sans doute que le jeu de l'Autriche-Hongrie, toute prête à faire avancer ses régiments de Novibazar pour venir rétablir l'ordre, au cas où l'Europe craindrait d'abandonner ce soin aux troupes impériales ottomanes.
Les panhellénistes sauraient-ils oublier–et ce souvenir devrait les incliner à l'équité–que les Roumains du Pinde et les Albanais, les premiers surtout, furent longtemps les plus fermes soutiens de l'hellénisme, et que l'un des précurseurs de la révolution grecque, le poète Rigas, Roumain de Thessalie, ne confondait pas dans ses chants les diverses races balkaniques, lorsqu'il s'écriait:
Bulgares et Albanais, Serbes et Roumains,
Épirotes et insulaires, d'un même élan
Tirez le sabre pour la liberté;
L'Hellade vous appelle et vous tend les bras!
Bulgares, Roumains, Serbes, Albanais et Grecs, telles sont précisément les nationalités épiro-macédoniennes que nous allons maintenant examiner avec quelque détail. À la classification établie, voici cent ans et plus, par le barde très averti de l'émancipation hellénique, nous n'aurons à ajouter, pour être complet, que les Monténégrins.
7
Paris, Calmann Lévy, 1904.
8
Après la conquête de Constantinople, les vainqueurs, fiers d'avoir détruit l'empire romain, appelèrent les chrétiens subjugués romei, ou plus simplement, roumi.
9
«Nulle part la nationalité n'est unique… La France, l'État le plus national de l'Europe après l'Italie, renferme elle-même des éléments hétérogènes, les Bretons et les Basques. L'Empire allemand a des Polonais, des Vendes, des Danois et des Français.» (BLÜNTSHLI, la Politique.)
10
Aujourd'hui, pas plus la Macédoine que l'Albanie et l'Épire ne sont des expressions géographiques officielles, car la première de ces provinces est comprise dans les vilayets de Salonique, de Monastir et d'Uskub, et la seconde dans les vilayets de Scutari, de Janina, de Monastir et d'Uskub.
11
La Macédoine s'est sensiblement dépeuplée depuis les tristes événements de ces dernières années, et ne compte guère plus de 1,800,000 habitants, chiffre qui se décompose approximativement de la façon suivante:
300,000 Turcs.
375,000 Roumains.
200,000 Albanais musulmans.
100,000 Albanais chrétiens.
450,000 Bulgares.
50,000 Serbes.
250,000 Grecs
100,000 Israélites.
12
Les collisions que l'on a signalées tout dernièrement dans diverses localités et notamment à Monastir, se sont d'ailleurs produites entre Roumains dits grécomanes ou hellénisés, fermement attachés à l'Église grecque représentée par le Patriarcat, et Roumains que l'on pourrait appeler latinisants, c'est-à-dire qui recherchent avant tout, dans l'institution de communautés et d'églises roumaines, la conservation de leur individualité ethnique.