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POUR LA BELGIQUE
ОглавлениеLA Belgique est punie comme jamais peuple ne le fut, pour avoir fait son devoir comme jamais peuple ne le fit. Elle a sauvé le monde, tout en sachant qu'elle ne pouvait pas être sauvée. Elle l'a sauvé en se jetant en travers de la ruée barbare, en se laissant piétiner jusqu'à la mort, pour donner aux défenseurs de la justice le temps, non point de la secourir, car elle n'ignorait point qu'elle ne pouvait plus être secourue à temps, mais de rassembler les forces nécessaires pour arracher au plus grand péril qui l'ait menacée, la civilisation latine. Elle a ainsi rendu à cette civilisation, qui est la seule où la plupart des hommes veuillent et puissent vivre, un service exactement pareil à celui que la Grèce, lors des grandes invasions asiatiques, avait rendu à la mère de cette civilisation. Mais si le service est pareil, l'acte passe toute comparaison. On a beau regarder dans l'histoire, on n'y découvre rien qui monte à sa hauteur. Le magnifique sacrifice des Thermopyles, qui est peut-être ce que nous trouvons de plus fier dans les annales de la guerre, s'éclaire d'une lumière aussi héroïque mais moins idéale, parce qu'il était moins désintéressé et moins immatériel. Léonidas et ses trois cents Spartiates défendaient en effet leurs foyers, leurs femmes, leurs enfants, toutes les réalités qu'ils venaient de quitter. Le roi Albert et ses Belges, au contraire, n'ignoraient point qu'en barrant la route à l'envahisseur, ils sacrifiaient inévitablement leurs foyers, leurs femmes et leurs enfants. Loin d'avoir comme les héros de Sparte un intérêt impérieux et vital à combattre, ils avaient tout à gagner à ne combattre point, et rien à perdre, – sauf l'honneur. Il y avait en balance, d'un côté les pillages, les incendies, la ruine, les massacres et l'immense désastre que nous voyons; et de l'autre, ce petit mot d'honneur qui représente aussi d'immenses choses; mais des choses qu'on ne voit point, ou qu'il faut être très pur et très grand pour apercevoir avec une clarté suffisante. Qu'un homme plus haut que les autres aperçoive ce que représente ce mot et sacrifie sa vie et celle de ceux qu'il aime à ce qu'il aperçoit, cela s'est vu çà et là dans l'histoire, et l'on a voué non sans raison à ces hommes une sorte de culte qui les met presque au rang des dieux. Mais que tout un peuple, grands et petits, riches et pauvres, savants et ignorants, se soit à ce point délibérément immolé à une chose qu'on ne voit point, je l'affirme sans craindre qu'en fouillant dans la mémoire des hommes on trouve de quoi me contredire, cela ne s'était pas encore vu.
Et remarquez qu'il ne s'agit pas d'une de ces résolutions héroïques prises dans une heure d'enthousiasme où l'homme se dépasse facilement soi-même et qu'il n'a pas à soutenir, lorsque son ivresse oubliée, il retombe le lendemain au niveau de sa vie quotidienne. Il s'agit d'une résolution qu'il faut prendre et soutenir chaque matin, depuis près de quatre mois, au sein d'une détresse et d'un désastre qui croissent chaque jour. Et non seulement cette résolution n'a pas fléchi d'une ligne, mais elle s'élève du même pas que le malheur; et aujourd'hui que ce malheur atteint son comble, elle atteint elle aussi son sommet. J'ai vu un grand nombre de mes compatriotes réfugiés: les uns avaient été riches et avaient tout perdu; les autres étaient pauvres avant la guerre et maintenant ne possédaient même plus ce que possède le plus pauvre. J'ai reçu un grand nombre de lettres venues de tous les coins de l'Europe où les exilés du devoir avaient cherché un instant de repos. J'y ai trouvé des plaintes trop naturelles, mais pas un reproche, pas un regret, pas une récrimination. Je n'y ai pas surpris une seule fois cette phrase découragée mais excusable, qui devrait naître si facilement, semble-t-il, sur des lèvres désespérées: «Si notre roi n'avait pas fait ce qu'il a fait, nous ne souffririons pas ce que nous souffrons aujourd'hui.» Ils n'y songent même pas. On dirait que cette pensée n'est plus de celles qui puissent vivre dans l'atmosphère purifiée par leur malheur. Ils ne sont pas résignés, car se résigner c'est renoncer et ne plus tendre son courage. Ils sont heureux et fiers dans leur détresse. Ils sentent obscurément que cette détresse va les régénérer comme un baptême de confiance et de gloire et les ennoblir à jamais dans la mémoire des hommes. Un souffle inattendu, venu des réserves secrètes de la race et des sommets du cœur humain, a passé tout à coup sur leur vie et leur a donné une seule âme formée de la même substance héroïque que celle de leur grand roi.
Ils ont fait ce qu'on n'avait pas encore fait; et il faut espérer pour le bonheur des hommes qu'aucun peuple n'aura plus à refaire pareil sacrifice. Mais cet exemple admirable ne sera pas perdu, même s'il n'y a plus lieu de l'imiter. A l'heure où sous le poids d'un long bien être et de réalités trop égoïstes, la conscience universelle allait subir je ne sais quel fléchissement, il a élevé de plusieurs degrés ce qu'on pourrait appeler la morale politique du monde et l'a portée d'un coup à une hauteur qu'elle n'avait pas encore atteinte et d'où elle ne pourra plus redescendre, car il est des actes si éclatants et qui prennent une telle place dans la mémoire, qu'ils fondent une sorte de religion nouvelle et fixent définitivement le niveau de la conscience, de la loyauté et du courage humains.
Ils ont réellement, comme je l'ai dit et comme l'histoire l'établira quelque jour avec plus d'éloquence et plus d'autorité, sauvé la civilisation latine. Ils se trouvaient depuis des siècles au confluent de deux cultures puissantes et ennemies. Ils avaient à choisir. Ils n'ont pas hésité. Et leur choix est d'autant plus significatif, d'autant plus lourd d'enseignements, que nul n'avait autant qu'eux qualité pour choisir en connaissance de cause. Vous n'ignorez pas, en effet, que plus de la moitié de la Belgique est de souche germanique. Elle était donc, par ses affinités de race, mieux à même que quiconque de comprendre cette culture qu'on lui offrait avec la théorie du déshonneur qui s'y trouvait incluse. Elle l'a si bien comprise, elle la connaît si bien, qu'elle l'a rejetée avec une horreur, un dégoût d'une violence sans égale, spontané, unanime, irrésistible, portant ainsi une sentence sans appel et donnant au monde une leçon péremptoire scellée de tout son sang.
Maurice Maeterlinck.