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LIÉGE

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Liége et Dînant, notre brave petite France de Meuse… (Michelet).

ELLE est la gardienne. L'éperon de ses collines verdoyantes ferme la grande plaine des batailles, à l'ouest, et son fleuve dresse une barrière presqu'infranchissable de l'autre côté. Sa vieille citadelle, aujourd'hui démantelée, résume une défensive séculaire; ses forts, éventrés par les obus allemands, ont tenu pendant douze jours contre la plus puissante armée du monde. En brisant net l'élan germanique, ils nous ont peut-être sauvés de la barbarie.

Les journées d'août resteront inoubliables. Dans quelle fièvre vivions-nous, comptant les heures, anxieux des nouvelles que la presse du matin, de midi et du soir nous dispensait avec une parcimonie obligée! Ç'avait d'abord été la surprise de l'attaque brusquée, puis le sursaut joyeux de l'échec humiliant infligé à nos ennemis; puis l'espoir d'une intervention française; puis encore l'abandon des intervalles, livrant la cité sans ses forts, qui tenaient, tenaient bon. Enfin l'accalmie se fit; l'occupation devint calme et régulière; on respira, faiblement sans doute; on vécut. Au moment où je trace ces lignes, Liége, morne et muette, garde toute sa fierté et tous ses espoirs; elle n'ignore rien de notre avance et de la démoralisation progressive de l'ennemi; une haine vengeresse couve dans sa banlieue ouvrière et jusqu'au plus humble de ses foyers.

La vieille cité a connu, plus d'une fois, de telles amertumes. Son histoire porte plus d'un crêpe. Aucune invasion ne l'a épargnée. Elle n'était qu'une médiocre bourgade avant Charlemagne; déjà les Normands la ravagèrent. Puis ce fut le tour des vassaux turbulents que la féodalité émancipa sur les rives de la Meuse comme sur celles du Rhin. Notker fut le premier prince qui affermit chez elle une autorité régulière et victorieuse. Après lui elle goûta des jours de paix et de grandeur civique, jours troublés par les luttes intestines, par la jalousie de ses voisins, par le contre-coup de conflits plus vastes où elle se vit impliquée. Au XVe siècle elle entendra le claquement des étendards de Charles le Téméraire, elle subira le châtiment le plus terrible pour avoir résisté à ce prince, qui la traita comme les Allemands ont, en août et septembre passés, traité Louvain. L'écho des guerres de religion parviendra jusqu'à elle au siècle suivant, et plus tard, le piaffement des coursiers de Mansfeld jettera la terreur dans ses faubourgs. Enfin, dans la crise révolutionnaire, sous Napoléon et à la veille de Waterloo, aucune douleur ne lui fut épargnée. Nos grands-pères y chantaient encore, il y a vingt ans, les couplets d'une satire où les Prussiens étaient comparés à l'animal impur dont se nourrissent leurs petits-fils.

Tout cela est de l'histoire… Et pourtant jamais les Liégeois ne s'avouèrent vaincus. Jamais ils ne perdirent cette belle humeur qui est faite de confiance, de bravoure et de fierté. D'une ténacité sans égale, impatients de n'importe quel joug, juste assez insouciants pour ignorer les longs abattements, mais point oublieux de leurs devoirs, de leurs droits, des iniquités subies et des revanches possibles, on les vit sans cesse relever le front après la tempête; leur silence obligé était ironique; il n'était ni accablé ni obséquieux. Comme nos ouvriers d'usine refusent le travail aux Allemands de 1915, leurs ancêtres refusaient le salut à leurs maîtres occasionnels et verrouillaient leurs portes. Si leur logis était abattu, ils se réfugiaient dans la forêt prochaine, et puis ils profitaient de la moindre éclaircie pour rebâtir leur toit, reprendre l'outil, revendiquer leurs franchises. O l'admirable peuple, et combien les maîtres actuels de la vieille cité s'illusionnent s'ils croient l'avoir matée en quelques mois! Malheur à eux, comme aux tyrannies d'antan, si un retour de fortune rendait leur occupation précaire! Ils sentiraient tôt le souffle de haine qu'exhalent les milliers de bouches scellées maintenant; des mains pesantes s'abattraient sur des nuques devenues débiles; les pics des mineurs achèveraient la besogne des marteaux de nos forgerons et des limes de nos armuriers.

Mais regardez donc cette ville! Elle semble créée pour être l'asile de toutes les libertés. On n'y arrive qu'en traversant la puissante ceinture de ses fumées industrielles. Cent cheminées lancent des gaz plus asphyxiants que ceux dont la malignité prussienne inonde nos tranchées; cent hauts-fourneaux crachent, dans la nuit, des spirales de feu qui sont comme l'expectoration effroyable d'un monstre infernal; on dirait du cercle magique que le héros de la légende essaie en vain de franchir. Le fleuve qui serpente à travers sa vallée est assez large, si on le délestait de ses ponts, pour couper toute retraite. Dans les plis de ses vallons que d'embuscades meurtrières!

Voilà les aspects redoutables de la vieille cité. Et maintenant, voici son sourire. Le cercle franchi, derrière ce rideau sinistre, dans la paix d'un crépuscule heureux, elle apparaît, telle une enchanteresse. C'est d'abord l'ensemble charmeur de ses collines aux lignes molles et capricieuses. C'est la dégringolade de ses maisons blanches jusqu'à cette Meuse française, qui roule ses eaux claires sur un fin gravier. C'est le son des cloches, qui anime et rend bavardes les tours de ses églises romanes et gothiques, tandis que le carillon de son vieux palais épiscopal mêle sa note joyeuse – quasi égrillarde – à ce pieux concert. Ainsi allait-il dans le passé, où les chanoines tréfonciers de la cathédrale fredonnaient parfois, devant une table bien servie, des refrains de danse populaire. C'est, enfin, l'animation surprenante des rues, digne d'une plus grande cité, et la jovialité des promeneurs qui, vrais Méridionaux du Nord, échangent des saluts, des sourires et des quolibets d'un trottoir à l'autre. Terrible et plaisant, le caractère liégeois n'a guère varié depuis les Eburons de César jusqu'aujourd'hui, et ma petite patrie restera, dans la Belgique de demain, comme une république aimable, d'un loyalisme parfait.

Maurice Wilmotte,

Professeur à l'Université de Liége, agréé à l'Université de Paris.

La Belgique héroïque et martyre

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