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LA NATIONAL GALLERY DE LONDRES.

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Table des matières

L’Angleterre, qui, grâce à l’or de ses noblemen et de ses gentlemen, menace d’accaparer sous son ciel de brouillard et de fumée les objets d’art dispersés dans le reste du monde; l’Angleterre, si prodigieusement riche en galeries particulières, n’avait pas dans sa capitale, il y a trente-cinq ans, la moindre collection publique qui pût offrir aux amateurs une intéressante promenade, aux jeunes artistes une salle d’études et de modèles, aux simples curieux une occasion de former leur goût et d’éveiller quelquefois d’heureuses vocations. Ce fut en 1825 que le gouvernement anglais, saisissant une occasion fortuite, commença de former le musée qui se nomme à présent National Gallery. Il acheta en bloc la collection particulière d’un amateur éclairé, M. Angerstein, laquelle se composait seulement de trente-huit tableaux. Ce petit fonds primitif s’est depuis lors fort accru, soit par les dons et les legs d’autres amateurs, tels que le révérend William Holwell Carr, sir George Beaumont, M. James Cholmondely, etc., soit par des acquisitions successives. La National Gallery compte aujourd’hui cent quatre-vingt-cinq cadres, en ajoutant aux tableaux de toutes sortes, grands et petits, anciens et modernes, jusqu’ aux cartons et aux esquisses. C’est peu sans doute pour le titre pompeux dont on l’a décorée en naissant, comme les enfants de grande maison, mais c’est beaucoup pour son âge; avec le temps, sans doute, elle finira par mériter son nom.

J’aimerais mieux, pour qu’elle en fût digne dès à présent, qu’avant de songer à l’agrandir, on commençât par l’épurer, Avec des donateurs, dira-t-on, il n’y a pas moyen de contester: l’on prend et l’on remercie. Cela est vrai; mais si, d’après notre proverbe, à cheval donné il ne faut pas regarder la dent, il est pourtant tel cheval, quand son service ne vaut plus sa nourriture, dont le cadeau serait fort onéreux au donataire. Il est aussi tel tableau, apocryphe, gâté, médiocre, propre enfin à déparer une collection plutôt qu’à l’enrichir, qu’on ne saurait être condamné à prendre parce qu’il ne coûte rien. Il faut qu’on ait le droit de lui regarder la dent, surtout quand il doit prendre place dans un musée public, où sa présence serait une usurpation. Je crois que c’est le cas où se trouve la National Gallery; l’on fera bien, avant tout, de choisir et d’exclure. Moins nombreuse, elle serait plus grande, et la supériorité des œuvres en compenserait largement la petite quantité. Car les tableaux ne sont pas une marchandise qui doive s’acheter à l’aune ni se mesurer au pied carré ; ils ressemblent plutôt aux pierres précieuses: suivant le mérite de l’ouvrage et le nom de l’ouvrier, ce sont des diamants, des rubis, des émeraudes, puis des opales et des topazes, puis des pierres fausses qui n’ont nulle valeur, et compromettent par leur voisinage les vrais bijoux qu’elles ont la prétention d’imiter.

Je me rappelle avoir vu, il y a quelque vingt-cinq années, la National Gallery, lorsque, venant de naître et composée à peine d’une soixantaine de cadres, elle occupait humblement les divers étages d’une petite maison dans Pall-Mall. Depuis ce temps, on a voulu la loger en reine, on lui a bâti un palais. Mais quel palais, bon Dieu! si j’avais à citer, parmi tous les édifices que je connais, le plus mauvais en soi et le plus mauvais pour sa destination, c’est à celui-là que je donnerais la préférence. L’on ne peut dire, pour justifier ses défauts, ni qu’il s’agissait d’approprier quelque ancien édifice à cet usage, ni que l’emplacement était insuffisant ou défectueux. La construction, toute neuve, occupe en son entier le plus long côté de la grande place appelée Trafalgar-Square, au centre de laquelle s’élève le monument de Nelson. Elle fait face au carrefour si animé de Charing-Cross et à la grande rue qui conduit à Westminster, à Whitehall, au Foreign-Office, aux chambres des Lords et des Communes. Il n’y avait pas, dans Londres entier, un emplacement plus convenable, et, quant à l’étendue du terrain, elle permettait d’élever une galerie grande comme celle degl’ Uffizi, à Florence, ou degli Studj, à Naples, ou comme la Pinacothèque de Munich, ou comme la Galerie royale de Dresde, ou comme le Museo del Rey de Madrid, ou comme les deux tiers du Louvre. Qu’a-t-on fait sur cette place et sur ce terrain? une misérable bâtisse en briques crépies de mortier, sans style, sans noblesse, sans grâce, dont les parties ne semblent pas former un tout, qui est enfin ridicule aux yeux et incompréhensible à la pensée. Je parle du dehors; mais le dedans ne vaut pas mieux, et dément aussi la réputation que les Anglais ont justement acquise pour les distributions intérieures d’un édifice. Ce sont tout simplement trois salons carrés, de faible étendue et de grandeur inégale, flanqués de quelques petits cabinets, d’ailleurs aussi bien éclairés que le permettent, à Londres, le brouillard et la houille. Tout cela tiendrait aisément, avec la salle demi-circulaire du rez-de-chaussée et le pauvre vestibule qui conduit à cette salle, dans la cage de l’escalier de notre musée. Comme on le voit, ceci n’est pas seulement un manque de goût, le péché serait assez commun, c’est encore un manque de prévoyance, faute plus rare chez nos prudents voisins. Ils ont mesuré cette fois un habit d’homme à la taille d’un enfant nouveau-né, sans penser qu’il grandirait. Pour peu que la National Gallery augmente sa petite pacotille (et chaque année on fait quelques acquisitions nouvelles), il faudra bientôt lui bâtir une autre demeure. C’est, au reste, ce que l’on peut faire de mieux, aussi bien pour l’honneur de l’architecture du temps présent que pour celui de la peinture des siècles passés.

Puisque je suis en humeur de chicane, je vais encore, avant d’entrer dans les salons, et tout en montant l’escalier, faire un autre procès; ce sera cette fois au livret, fil obligé du visiteur dans le labyrinthe assez obscur d’un musée de tableaux. Ce livret, qui a quelque prétention à la science, devrait au moins présenter un ordre quelconque, soit à l’esprit, soit aux yeux du lecteur. Mais on y cherche en vain l’arrangement par ordre d’écoles et de maîtres, ou par ordre de dates, ou par ordre alphabétique, ou par ordre de placement dans les salles. C’est un véritable pêle-mêle dans lequel sont confondus les hommes et les choses, les temps et les pays. J’imagine qu’on s’est borné, depuis l’origine de la galerie, à inscrire les tableaux au fur et à mesure qu’ils y sont entrés, et qu’au lieu de placer les nouvelles acquisitions à leur ordre, on les place simplement à leur tour, c’est-à-dire qu’au lieu de refondre chaque année la liste des tableaux pour en faire un catalogue raisonné et raisonnable, on trouve plus commode de garder l’ancienne en inscrivant les nouveaux noms à la suite. Cette forme a l’inconvénient, je le répète, de ne présenter aucun ordre ni à l’esprit, ni aux yeux, de rendre très-difficile la recherche d’un tableau dans le catalogue, et d’obliger à répéter, pour chaque tableau d’un maître, ses nom, prénoms, surnoms, naissance et mort. Quant à l’école à laquelle il appartient, c’est un objet de nulle conséquence, sans doute, car le livret ne s’en est pas soucié. Chose étrange! ces petites notices en une ligne sont très-souvent défectueuses. On y donnera le prénom de Bartolommeo, pour Bartolome, à un peintre espagnol; de Francisco, pour Francesco, à un peintre italien; de Nicholas à un peintre français. On fait naître Titien en 1480, et on le fait mourir en 1576; comment donc aurait-il vécu les quatre-vingt-dix-neuf ans que tout le monde lui connaît? Titien est né en 1477, la même année que son condisciple, son rival, et en grande partie son maître, Giorgion. Le livret fait encore naître Velazquez en 1594 au lieu de 1599; Murillo en 1613 au lieu de 1618, etc. Et je ne parle que des erreurs qui m’ont sauté aux yeux; que serait-ce si je m’étais mis à collationner chaque article avec les biographies?

Pour pénétrer dans le petit musée anglais, et surtout pour y faire pénétrer avec moi ceux qui liront ces lignes, ce qu’il y a de mieux à faire, c’est de mettre en poche le malencontreux livret, et d’adopter, pour notre promenade, l’un des ordres qu’il a négligés. Ce sera celui des écoles; non qu’il y ait précisément matière à passer toutes les écoles en revue, mais parce que, à mon avis, quelque peu nombreuse que soit une collection, c’est, quand il s’agit de la décrire, l’ordre le plus convenable, — tant pour l’écrivain, qui échappe ainsi aux redites tout en donnant à son sujet plus de clarté, — que pour le lecteur, qui prend de chaque chose une idée plus claire, plus saine et plus complète. Nous examinerons successivement les écoles italiennes, puis l’espagnole, la française, la flamande et l’anglaise.

La National Gallery, qui est encore bien loin de pouvoir offrir une histoire de l’art, ne possède pas, pour l’Italie, une seule peinture ancienne, je veux dire des origines, de la renaissance. Rien de l’époque byzantine, rien du temps de Giotto, rien du temps de Masaccio, rien du quinzième siècle. Les moins modernes ouvrages par l’âge ou par le style sont cinq morceaux venant de l’école de Ferrare, une Conversion de saint Paul, par le vieux Ercole di Ferrara; une Sainte Famille et un Saint François, de Mazzolino, un peu postérieur; enfin la Vision de saint Augustin et une Sainte Famille, par le Garofalo (Benvenuto Tisio), le dernier des trois. Les trois premières de ces tavole, car ce sont tous de petits tableaux sur bois, doivent passer au moins pour de très-intéressantes curiosités. Les deux dernières, et surtout le Saint Augustin, sont d’excellents ouvrages du peintre à l’œillet, aussi remarquables par leur exécution très-fine et très-soignée que par leur conservation parfaite. J’aurais encore à citer, de ce temps et de ce genre, un grand dessin curieux et très-compliqué de l’architecte-peintre Baldassare Peruzzi, représentant l’Adoration des Rois, gravé plus tard par Augustin Carrache.

C’est le grand Léonard de Vinci qui doit commencer la série des maîtres florentins au musée de Londres. Son Christ disputant avec les docteurs, que l’on dit venir du palais Aldobrandini et avoir été gravé pour la collection appelée Schola italica, est fort contesté et fort contestable; il rappelle néanmoins, dans tous ses détails, le style et la manière de l’immortel auteur de la Cène. Mais s’il est bien de Léonard, ce n’est assurément ni une de ses meilleures, ni même une de ses bonnes œuvres; elle n’est point comparable, par exemple, à l’allégorie de la Modestie et la Vanité, du palais Sciarra; encore moins à la Sainte Famille de Madrid. Comme habituellement dans les tableaux où les personnages sont vus à mi-corps, le sujet est confus, obscur, mal disposé. Ici le Christ, présenté de face et au centre de la scène, ne semble point parler aux docteurs placés plus en arrière. Son visage est doux et noble, mais un peu féminin peut-être, malgré sa barbe naissante. Si Léonard a voulu peindre l’épisode de l’enfance du Christ, il l’a fait trop âgé : c’est un homme de vingt ans; s’il l’a voulu peindre pendant sa mission évangélique et devant les pharisiens, il l’a fait non-seulement trop jeune, mais aussi trop riche. Un vêtement de soie, couvert de bijoux, ne convient guère au prédicateur de l’égalité, qui prenait ses apôtres parmi les pêcheurs. Ce tableau, comme plusieurs autres de la galerie, est enfermé sous une grande porte de verre. Je ne sais trop si c’est là un bon moyen de conserver la peinture; des gens habiles pensent le contraire; mais c’est du moins un moyen sûr pour la dénaturer aux yeux. Vue à travers une glace, la peinture semble précisément un dessin au pastel.

Le Songe de Michel-Ange, représentant les Vices découverts au jour du Jugement, et qui passe, à la National Gallery, pour un tableau de Michel-Ange, est probablement un dessin de ce grand maître, peint plus tard par une autre main, peut-être par Daniel de Volterre. Je suppose (et cela le rendrait en quelque sorte plus précieux encore) que c’est une des études qu’après la prise de Florence et son retour à Rome, il préparait dans la solitude sur le sujet du Jugement dernier, lorsque le pape Paul V, informé de ses occupations, vint en grande pompe, entouré de cardinaux, le prier d’exécuter ce sujet sur la principale muraille de la chapelle Sixtine. Quant à la couleur ajoutée à ce dessin, il est évident qu’elle n’est pas l’œuvre de Michel-Ange, car elle ne rappelle en rien le peu de peintures authentiques, j’entends peintures de chevalet, qu’il ait laissées en Italie, telles que la Sainte Famille de la galerie degl’Uffizi et les Parques du palais Pitti, à Florence.

Après Léonard et Michel-Ange, je ne vois plus, parmi les Florentins, qu’un assez bon portrait de femme du Bronzino , et une Sainte Famille d’Andrea del Sarto (Andrea Vanucchi) L’on trouve bien, dans ce dernier ouvrage, une harmonie et une vigueur de tons qui rappellent ce maître, à mon avis le plus grand coloriste de l’école florentine; mais les défauts de sa manière, tels que la grosseur exagérée des formes, et l’expression grimaçante des figures, y sont tellement saillantes, que l’on ne saurait, sur un semblable échantillon, s’il est de lui réellement, et non de quelqu’un de ses copistes, juger l’illustre auteur de la Madonna del Sacco et de la Dispute sur la Trinité.

Si de Florence nous remontons à Parme, avant de descendre à Rome, nous trouvons jusqu’à six toiles de Corrége (Antonio Allegri). Parmi tous les maîtres italiens, c’est de lui que les Anglais croient posséder le plus d’ouvrages et les meilleurs, supposant leur musée aussi riche sur ce point que celui de Dresde ou celui de Parme. L’on a payé au marquis de Londonderry l’Ecce Homo et l’Éducation de l’Amour, qui venaient l’un et l’autre du cabinet de Murat, la somme énorme de 11 000 guinées (près de 300 000 fr.). J’éprouve, en vérité, un grand embarras à parler du premier de ces deux ouvrages. On me cite un acte du parlement qui en a ordonné l’acquisition, et le prix qu’il a coûté ; on me présente ensuite une copie de ce tableau faite, dit-on, par Louis Carrache, et la gravure par Augustin; on me montre enfin une foule d’amateurs qui admirent et d’étudiants qui copient. Comment douter, après cela, de l’excellence et de l’authenticité de cette composition? J’avoue humblement qu’une simple opinion est bien faible contre de telles autorités; mais enfin c’est la mienne que j’expose ici. Il faut donc oser dire que l’Ecce Homo ne me parait ni l’œuvre de Corrége, ni surtout une très-belle œuvre. D’abord la copie et la gravure des frères Carrache ne prouvent absolument rien, car le tableau qu’on nomme l’original peut tout aussi bien être lui-même une copie, et, s’il fallait choisir, je n’hésiterais pas à préférer celle de Carrache, où les défauts que je vais indiquer dans l’autre me semblent affaiblis ou corrigés. Ces défauts (je parle toujours de mon opinion que je ne prétends, certes’, imposer à personne), sont de plusieurs espèces; j’en vois dans la composition, dans la couleur, dans le dessin. D’abord cette confusion, que, tout à l’heure, à propos du Christ entre les docteurs de Léonard, je disais ordinaire dans les sujets traités à mi-corps. L’Ecce Homo me paraît incompréhensible, et l’on pourrait défier l’artiste le plus ingénieux d’achever la scène en donnant aux personnages des corps entiers. La tête de la Vierge, qui se renverse évanouie, est d’une grande beauté, par l’expression de profonde douleur, par la hardiesse de la pose, par la délicatesse du faire. On ne peut lui reprocher qu’une trop grande jeunesse. C’est la partie du tableau vraiment digne de Corrége. Quant au Christ, il me parait plutôt languissant que résigné, et sa patience pourrait bien s’appeler de la niaiserie. Sa poitrine est, je crois, trop étroite, ses mamelles trop hautes, et le bras enchaîné qu’il croise devant lui, ainsi que la main qu’étend Pilate, ne sont vraiment, par la forme, le modelé et le travail du pinceau, que d’informes ébauches. Encore une fois, j’ai peine à retrouver là le génie et la main qui ont tracé le San Girolamo, la Madonna della Scodella, l’Antiope de Paris et la Nuit de Dresde.

Mais, au reste, et c’est ce qui augmente ma surprise en voyant l’engouement que cause ce tableau, il n’est pas besoin d’aller chercher des points de comparaison en Italie, en France ou en Allemagne. Corrége, le vrai Corrége, noble, gracieux, délicat, inimitable, est là, à quatre pas de ce douteux Ecce Homo. On le retrouve tout entier, avec ses qualités les plus charmantes, dans le Mercure instruisant l’Amour en présence de Vénus, dont on peut voir à Paris, chez M. Érard, une reproduction très-fidèle et très-bonne, quoique fort assombrie. Il est vraiment impossible à tout homme de goût et de bonne foi d’hésiter un instant, soit pour l’authenticité, soit pour le mérite, entre ces deux compositions. J’imagine que si les Anglais semblent préférer la première, c’est uniquement à cause du sujet, un peu par affectation de piété et de pruderie. Se croient-ils tenus de mieux aimer un Christ maussade qu’une belle Vénus toute nue?

Ce chef-d’œuvre de premier ordre n’est pas tout ce qu’ils ont de Corrége. On trouve encore dans leur musée, d’abord deux tableaux réunissant diverses études de têtes plus grandes que nature. Je suppose que ces études, entassées pêle-mêle, et plutôt utiles à consulter qu’agréables à voir, lui ont servi pour l’exécution de ses grandes fresques dans le Duomo et San Giovanni de Parme. Ensuite deux tout petits tableaux, un Christ aux Oliviers et une Sainte Famille, que je comparerais volontiers, l’un à l’Ecce Homo, car il ne me paraît ni parfaitement beau, ni parfaitement authentique ; l’autre à l’Éducation de l’Amour, parce que c’est aussi, dans son espèce, une œuvre ravissante, où le naturel, la grâce, l’expression, sont rendus avec la plus suave finesse de pinceau. Cette petite Sainte Famille, qui n’a pas un pied carré, me semble égaler celle de la Tribuna de Florence, l’Agar du musée de Naples et la Madeleine de Dresde, c’est-à-dire mériter aussi le premier rang parmi les miniatures de Corrége.

Son école est représentée à Londres par une grande composition du Parmegiano, ou Parmigianino (Francesco Mazzuola), la Vision de saint Jérôme. Peint en 1527, pour la chapelle de la famille Buffalini, à Città di Castello, chapelle qu’un tremblement de terre détruisit en 1790, ce tableau, retiré des décombres, est venu de main en main jusqu’à la National Gallery. On raconte (car les tableaux ont aussi leurs légendes) que, dans la prise et le pillage de Rome, les soldats de Charles-Quint, frappés d’admiration à la vue de cette peinture, s’inclinèrent devant l’artiste, et respectèrent sa maison qu’ils avaient envahie. Sans nier aucunement le miracle, et sans contester à l’œuvre du Parmigianino d’estimables qualités, surtout la grandeur du style, je dirai que son tableau est de ceux qu’un peintre fait pour une place désignée, pour un certain jour, pour un certain point de vue, comme une fresque, et qui perdent beaucoup à être transportés. Des personnages très-longs, suivant le défaut habituel du Parmigianino, pressés dans un cadre étroit et allongé, exécutés avec une vigueur sèche et dure, indiquent assez que le tableau devait être vu d’en bas et de loin. En le plaçant vis-à-vis de l’œil et à la portée de la main, on en a détruit tout l’effet.

Quel musée oserait s’appeler ainsi s’il ne pouvait montrer avec orgueil dans son catalogue le nom sacré, le nom divin de Raphaël? La National Gallery s’est efforcée, depuis son origine, d’avoir cet indispensable honneur. Mais les œuvres de Raphaël, placées presque toutes dans les galeries publiques, hors du commerce, et devenues biens de main morte, sont difficiles à trouver, même au poids de l’or. En trente années de recherches, on s’est procuré seulement trois morceaux qui pussent être attribués au chef de l’école romaine. L’un est le portrait de Jules II, répétition identique des portraits de ce pape, presque aussi artiste que guerrier, qui existent aux musées de Florence et de Naples. Comme ceux-ci ont une origine authentique, et comme on ne peut guère supposer que Raphaël se soit lui-même répété jusqu’à trois fois, le Jules II de Londres est probablement une copie faite dans son atelier. L’examen du travail, joint au souvenir de l’original incontestable, confirme pleinement cette conjecture. Le second morceau est une Sainte Catherine d’Alexandrie, à mi-corps et de proportions plus petites que nature. Cet ouvrage sur bois, qui provient de la galerie Aldobrandini, et qui appartient à la première manière du maître, tout au plus au commencement de sa seconde manière, me paraît authentique, et par ses défauts autant que par ses qualités. La couleur est encore un peu terne, quoique délicate et soignée, et le paysage du fond semble peint au bistre. Mais le dessin pur, sévère, gracieux, l’expression d’amour et de joie sainte qui rayonne sur le beau visage de la vierge martyre, annoncent assez quel esprit l’a conçu, quelle main l’a tracé. Le troisième échantillon de Raphaël est une œuvre en deux parties, peinture et dessin, qu’un seul cadre renferme toutes deux. Le dessin est un petit carton qui fut ensuite (comme on le voit aux trous d’épingle piqués le long des contours) décalqué sur la tavola. Il représente le Songe de saint Georges. Dans un paysage, le guerrier dort, étendu par terre, la tête sur son écu; deux jeunes femmes symboliques veillent debout, lui présentant, l’une un miroir, l’autre un bouquet de fleurs. Ce sont trois figurines d’un demi-pied. Il est fort difficile de reconnaître, à travers la glace qui la couvre et la dénature, si cette peinture est bien de Raphaël; mais le dessin porte l’empreinte évidente de sa main. C’est sa manière, c’est son génie. Cependant, tout charmants, tout incontestables que puissent être ce Saint George et la Sainte Catherine, ils ne peuvent donner qu’une idée bien insuffisante, bien imparfaite, du génie précoce et sublime qui couronnait sa trop courte vie par des œuvres telles que la Vierge à la chaise, la Vierge au poisson, la Sainte Famille de Paris, la Madone de Saint-Sixte, le Spasimo, la Transfiguration et les Chambres du Vatican.

N’oublions pas de mentionner, avec les faibles échantillons de Raphaël, une petite Madone de son maître le Pérugin (Pietro Vanucci), vue à mi-corps, et tenant le Bambino debout sur une espèce d’estrade ou de balcon. Le dessin en est fin et charmant, mais la couleur très-pâle et très-craquelée.

Les ouvrages des Vénitiens sont généralement si nombreux qu’il est facile de se procurer quelques échantillons des maîtres. Mais leurs grandes œuvres sont aussi recueillies dès longtemps dans les collections, sont aussi des biens de main morte, et, quoique plus riche en tableaux de l’école vénitienne que de toute autre école de l’Italie, la National Gallery est une preuve éclatante des difficultés que, même avec de grands moyens d’argent, les derniers venus trouvent à se pourvoir.

Longtemps Giovanni Bellini n’eut rien là pour rappeler le-nom du fondateur de l’école; aujourd’hui, il peut marcher à sa tête. Le portrait d’un vieux doge, buste en demi-grandeur, suffit, sinon pour le faire pleinement connaître, au moins pour honorer le catalogue de son nom vénéré. Ce portrait est de la manière patiente, ferme, exacte, solide, mais un peu roide, qui a précédé l’heureuse influence exercée par Giorgion jusque sur son maître. Quant à cet éminent disciple de Bellini (Giorgio Barbarelli), celui qui jeta dans le culte du coloris tous ses condisciples et tous ses successeurs, il a seulement un petit tableau représentant le Meurtre de saint Pierre de Vérone. Mais, chaude de couleur, énergique d’action, cette composition est encore intéressante parce qu’elle a précédé et parce qu’elle rappelle les grandes œuvres de Titien et de Dominiquin sur le même sujet, dont l’une orne l’église San Paolo San Giovanni de Venise, l’autre la pinacothèque de Bologne. Tintoret (Giacopo Robusti) est encore moins bien partagé. Son Saint Georges tuant le dragon n’est qu’une esquisse, un petit tableau de pacotille, de ceux qu’il peignait dans ses accès de travail fiévreux qui le faisaient nommer par ses amis il Furioso. Qu’il y a loin de là au Miracle de saint Marc! Un tableau, c’est encore la part de Véronèse (Paolo Cagliari); celui-là du moins, peut s’appeler un tableau; il est d’assez grande dimension pour que les personnages aient leur taille naturelle. Mais le sujet, qui est la Consécration de saint Nicolas, me paraît pécher par la confusion, et la couleur générale par un peu de monotonie, malgré le ton clair et argenté. Sans doute, en prenant à part chaque fragment du tableau, on reconnaît sans peine la main de Véronèse; mais l’ensemble manque de ces grands effets de clair-obscur, si familiers aux Vénitiens, si nécessaires aux vastes compositions. Il y a loin de la Consécration de saint Nicolas aux Noces de Cana et au Souper chez Lévi. Je ne compte point une copie réduite de l’Enlèvement d’Europe, qui peut être de tout autre que Véronèse.

Titien (Tiziano Vecelli) est plus dignement représenté par le nombre et par le mérite des œuvres. Cinq tableaux portent son nom à la National Gallery. Deux sont sans importance: un Concert, ou plutôt un maître de musique instruisant ses élèves, où l’on trouve d’assez grossiers défauts à côté de belles parties; — il est peut-être de Palma-le-Vieux, — et une petite Sainte Famille, froide et triste, qui me semble plutôt l’ouvrage d’un élève de Titien imitant la manière du maître, tel que Palma, Bonifazio, Morone. Un autre tableau, l’Enlèvement de Ganymède, peint dans un hexagone, probablement pour quelque trumeau, est une belle et vigoureuse étude de jeune homme, un audacieux raccourci; mais l’aigle monstrueux qui l’emporte, les ailes déployées, est incompréhensible dans son mouvement, car il semble voler sur le dos, le ventre en l’air. Restent deux tableaux, tous deux dignes de Titien, sans être cependant d’une bien haute importance dans son œuvre. L’un est Vénus et Adonis, l’autre Bacchus et Ariane. L’Adonis du premier est Philippe II, roi d’Espagne, que Titien connut jeune, qu’il peignit plusieurs fois, et qui entretint avec l’artiste un long commerce épistolaire. Il était difficile, en restant dans la ressemblance du sombre successeur de Charles-Quint, de faire assez beau le plus beau des mortels. La Vénus, vue des épaules, qui cherche à le retenir dans ses étreintes amoureuses, est audacieusement posée; mais, ni par son mouvement un peu forcé, ni par la beauté des formes, ni par le rendu de la chair, cependant fine et transparente, elle n’égale les deux célèbres Vénus que Florence a réunies dans sa Tribuna. Le Bacchus est une œuvre plus capitale, plus soigneusement terminée, mais non cependant sans défauts; ils y sont, au contraire, nombreux et saillants. Par exemple, le dieu, qui, frappé des charmes d’Ariane, se jette de son charpour la poursuivre, semble tomber en tournoyant; son mouvement s’explique mal. Quant à celui d’Ariane, qui devrait fuir, il s’explique mieux si l’on suppose que, semblable à la Galatée de Virgile, qui voulait être vue (et se cupit ante videri), elle veuille être atteinte. Le Silène sur son âne, relégué dans le fond, est beaucoup trop petit pour la perspective, sinon celle des lignes, au moins celle du ton, qui le rapproche trop des personnages du premier plan. Mais quel admirable ensemble, quelle vigueur, quelle harmonie, quelle vérité dans le coloris! L’œil est ébloui et la raison subjuguée. Il y a, dans ce cortége de Bacchus triomphant, uue foule d’excellents détails. Au loin, un paysage ravissant; auprès, un groupe de Bacchants et de Bacchantes conduisant un prisonnier enchaîné par des serpents, — sans doute quelque philosophe austère, quelque membre des sociétés de tempérance, qui aura refusé de crier Evohé ! — puis, devant eux, au centre du tableau, uu petit Faune joufflu, d’une dizaine d’années, qui trotte sur ses pattes de chèvre comme le chat botté, et qui, d’un air de triomphateur, méprisant les aboiements d’un roquet en colère, traîne derrière lui une tête de veau au bout d’une ficelle. Rien n’est plus drôle, plus spirituel, plus charmant: et mon petit Faune ferait à lui seul l’honneur et la fortune d’un tableau. De ces deux ouvrages de Titien, l’un est la répétition de l’Adonis du musée de Madrid; l’autre, le pendant de l’Ariane du même musée. Nous les avons tous deux cités précédemment. Ces Arianes, que se partagent Madrid et Londres, faisaient partie l’une et l’autre des célèbres Bacchanales que Titien peignit pour décorer le cabinet d’Alphonse d’Este dans le palais del Castello de Ferrare, et qu’Augustin Carrache appelait, dans son admiration passionnée, «les plus beaux tableaux du monde.»

De tous les Vénitiens, celui qui a, comparativement, la meilleure part à la National Gallery, c’est Sébastien del Piombo (Fra Sebastiano Luciano). Les œuvres de ce peintre paresseux, qui cessa de produire dès qu’il eut un emploi bien renté, sont fort rares, même en Italie, même dans son pays, qui n’en a pas conservé une seule importante, ni dans le palais des doges, ni à l’Académie des Beaux-Arts. Il faut donc s’étonner que les Anglais en aient réuni trois dans leur jeune musée. On y voit un portrait de la belle et sainte Giulia Gonzaga, largement exécuté, mais de formes un peu épaisses, et probablement de proportions plus grandes que nature; puis un tableau qui réunit le portrait du cardinal Hippolyte de Médicis; protecteur du peintre, à celui de Sebastiano del Piombo lui-même, tenant à la main le plomb ou cachet de son office, d’où lui vient le nom sous lequel il est connu. On y voit enfin la Résurrection de Lazare. Ce dernier tableau jouit d’une grande célébrité ; il était le plus estimé de ceux de la collection Angerstein, et il porte le n° 1 sur le catalogue du musée, dont il fut, en quelque sorte, la pierre angulaire, la première assise. Son histoire, en effet, suffirait seule pour lui donner une haute importance. On sait que la Transfiguration fut commandée à Raphaël par le cardinal Jules de Médicis, depuis Clément VII, pour le maître autel de la cathédrale de Narbonne, dont il était archevêque. Mais, ne voulant point priver Rome du chef-d’ œuvre de son peintre, Jules de Médicis commanda à Sebastiano del Piombo un autre tableau d’égale dimension pour tenir sa place à Narbonne: ce fut cette Résurrection de Lazare. On dit que Michel-Ange, ravi de susciter un nouveau rival à Raphaël, non-seulement encouragea Sebastiano del Piombo dans la lutte, mais qu’il lui traça toute sa composition et exécuta même la figure de Lazare. «Je remercie Michel-Ange, écrivit Raphaël, de l’honneur qu’il me fait en me croyant digne de lutter contre lui, et non contre Sébastien seul.» Ces circonstances historiques donnent beaucoup d’intérêt à l’ouvrage du Vénitien; mais, d’une autre part, elles provoquent une comparaison formidable qu’il ne saurait soutenir, et qui amoindrit peut-être sa valeur réelle. Ce n’est point, par exemple, quand on est, comme je le suis, encore tout ému d’admiration et d’enthousiasme au souvenir récent de l’œuvre immortelle placée d’une voix unanime sur le trône de l’art, qu’on peut apprécier équitablement celle qui eut la prétention de l’égaler. Je vois, dans la Résurrection de Lazare, une scène un peu confuse, et sans exiger qu’elle ait l’apparat peut-être trop théâtral du tableau de Jouvenet, on peut lui souhaiter au moins plus de clarté et de vivacité. Je vois aussi un certain abus du clair-obscur qui rend, en vérité, tous les personnages mulâtres; on pourrait croire que le miracle se passe en Ethiopie. Je vois enfin une perspective un peu courte et traitée à la façon des Chinois, qui supposent le spectateur, non en face, mais au-dessus du sujet, et regardant de haut en bas. Certes, l’œuvre de Sebastiano del Piombo est noble, savante, d’un style sévère et imposant; mais je n’hésite pas à lui préférer, quoiqu’elle soit plus petite de trois quarts, la Sainte Famille du même peintre, que le musée de Naples a justement placée dans la salle des capi d’opera. Celle-là me paraît, avec la Descente aux Limbes de Madrid, la plus haute expression de son austère et vigoureux talent.

Les Bolonais, aussi grands producteurs que les Vénitiens, sont à peu près traités comme eux à la National Gallery. Elle a récemment acquis deux importantes compositions du fondateur de l’école, Francesco Francia, qui ont été payées ensemble, m’a-t-on dit, 3500 guinées (près de 100 000 fr.). La plus grande est une de ces Vierges glorieuses, tant de fois répétées par ce vieux maître et par tous les peintres du même temps. Sous un portique à double arcade, la Vierge est assise sur une sorte de trône, ayant sainte Anne à son côté et l’Enfant-Dieu sur ses genoux. Au pied du trône est le petit saint Jean; à droite, saint Paul et saint Sébastien; à gauche, saint Laurent et saint François. Ce tableau de l’orfèvre bolonais, signé, comme les autres, F. Francia aurifex bononiensis, et d’une conservation parfaite, est tout à fait dans la dimension, le genre, la manière de ceux que l’Italie possède, et dont les meilleurs échantillons sont probablement à Bologne et à Parme. Il est très-beau et très-précieux. Toutefois le second, bien que d’une dimension moindre et d’une forme disgracieuse pour un musée (il présente un cintre écrasé) me paraît précieux à l’égal du premier, parce que le sujet est moins commun, moins banal dans l’œuvre de Francia. C’est un Christ mort, dont le corps, étendu dans la longueur du cadre, repose sur les genoux de sa mère, qui en occupe le centre. Deux anges agenouillés remplissent les deux angles. Sauf un repeint, qui apparaît assez clairement sur le visage de l’un des anges, la conservation de ce tableau est également parfaite; le style est d’une noblesse et l’expression d’une vigueur admirables. Mais ce qui en fait, je crois, le plus haut mérite, c’est une puissance et une beauté de coloris rares même chez ce maître, plus coloriste pourtant que le Pérugin, Ghirlandajo, Cima de Conegliano et les autres maîtres de son époque. Ces deux ouvrages sont bien faits pour lui assurer la place qu’ailleurs il m’a paru juste de lui donner, à égale distance entre le Pérugin et Raphaël.

Dans les œuvres, assez nombreuses, du reste de l’école, il ne se trouve pas un morceau capital. Le chef de la famille des Carrache, Lodovico, est représenté par une assez belle Suzanne entre les vieillards, par une petite Descente de croix d’un pied carré, sans importance, et par cette copie de l’Ecce Homo dont j’ai déjà parlé, qui lui est attribuée sans preuves. Augustin Carrache ne se trouve pas dans la galerie; et ce n’est point étonnant, car les tableaux de cet éminent artiste, mort jeune, après avoir été d’abord orfèvre, puis graveur, sont d’une grande rareté. Son frère, le fécond Annibal, est au contraire largement partagé. Il a huit tableaux et deux grands cartons, tous deux beaux et précieux, représentant l’un le Triomphe de Galathée, l’autre Céphale et l’Aurore. Parmi ses tableaux, ceux qui me paraissent préférables sont un petit Christ apparaissant à saint Pierre après sa résurrection, et la Mort de saint Antoine l’ermite au milieu des tentations du diable. Terminées avec le plus grand soin, ces tavole sont vraiment surprenantes par la vigueur du dessin, de la lumière et de l’effet général. Dans ses autres ouvrages, il faut distinguer, parmi les plus grands, un Saint Jean dans le désert et une Herminie chez les bergers, sujet pris au poëme du Tasse, et traité, à mon goût, avec trop de roideur et de dureté. Longtemps attribué à Dominiquin, ce tableau sera peut-être retiré à Carrache, auquel on l’a donné sans raison décisive. Il faut distinguer aussi deux petites peintures sur bois, un Silène et un Apollon apprenant de Pan à jouer des pipeaux, exécutées d’abord à la détrempe, puis repassées à l’huile, et qui, par la simplicité de la couleur et l’imitation des fresques antiques, ressemblent beaucoup à des ouvrages de Poussin; enfin deux charmants paysages avec figures, qui rappellent heureusement les célèbres lunette de la galerie Doria, à Rome.

Avec les Carrache, nous trouvons presque tous leurs illustres élèves: Guide (Guido Reni), Guerchin (Giovanni-Francesco Barbieri), Dominiquin (Dominico Zampieri). Les deux grands tableaux du premier, Persée délivrant Andromède et Vénus servie par les Grâces, sont l’un et l’autre bien maniérés de style, bien plats d’exécution, bien dépourvus enfin d’élévation et de relief. Le Persée, au moins, est d’une couleur assez vigoureuse pour Guide; mais la Vénus est dans sa manière pâle et délayée, que je ne saurais appeler de la peinture. A tout prendre, ces deux tableaux sont peu dignes du maître qui a doté sa patrie de la grande et magnifique Notre-Dame de la Piété. Il a encore au musée de Londres une tête de Madeleine très-finement touchée, mais ressemblant à toutes ses têtes, et dont le cou est monstrueux. On lui attribue aussi, injustement sans doute, un Saint Jérôme, bien dur, bien incorrect, et dont il faudrait plutôt accuser Caravage, son antagoniste, son antipode. Avec un seul petit tableau, qui n’est pas grand comme le miroir de la Vénus, l’émule de Guide, Guerchin, me semble plus dignement représenté. Son Christ mort pleuré par des anges, sujet qu’il a plusieurs fois répété en diverses proportions, est un charmant ouvrage, fini, délicat, et tout entier de cette couleur lumineuse et transparente avec laquelle Guerchin faisait ces prodiges qui lui ont mérité d’être appelé le Magicien de la peinture.

Quant au Dominiquin, tous les ouvrages qu’il a ou qu’on lui attribue à la National Gallery, — Tobie, Saint Grorges tuant le Dragon, Saint Jérôme et l’Ange, — ne sont que de petits paysages à figures, bien insuffisants pour faire apprécier l’auteur de la Communion de saint Jérôme, de ce chef-d’œuvre immortel qui a mérité de faire, à Saint-Pierre de Rome, le pendant de la Transfiguration. J’excepte cependant le Martyre de saint Étienne, lequel, bien que de dimension très-petite, est une œuvre grande par le style et par la vigoureuse exécution. Pour achever les Bolonais, il nous reste à citer deux jolies petites toiles de Francesco Mola: une Prédication de saint Jean et une Léda ouvrant ses bras au Cygne; puis enfin une Cêne à Emmaüs, par Caravage (Michel-Angelo Amerighi, de Caravaggio), qu’on ne sait où placer entre Venise et Bologne. J’ai toujours regret que l’on donne des titres aux compositions de ce maître; c’est montrer leurs défauts, c’est amoindrir leurs qualités. Si l’on veut trouver dans cette peinture le Christ ressuscité se révélant à ses deux disciples, elle est horrible, ignominieuse. Si l’on veut n’y voir qu’une scène de cabaret, trois buveurs attablés, elle devient excellente, même par la laideur des personnages, et l’on admire sans scrupule l’incroyable vigueur de l’exécution. Il y a, par exemple, un homme ouvrant les deux bras en raccourci, qui surprend, en vérité, par l’audace, le bonheur et l’effet de ce geste d’étonnement.

Les Napolitains n’ont qu’un beau paysage historique de Salvator Rosa, Mercure et le Bûcheron, de sa plus énergique manière et d’une parfaite conservation. Si l’on ajoute aux ouvrages que j’ai jusqu’à présent nommés, d’abord deux grands et beaux cadres de Canaletti (Antonio Canale), offrant tous deux des Vues de Venise, l’une prise sur le grand canal, l’autre dans les quartiers populaires, et qui montre, non plus les palais des patriciens étalant leurs splendides façades sur la rive des canaux, mais les obscures corti où se cachent les cabanes et les guenilles des pauvres, — puis deux ou trois autres morceaux sans importance, une Charité de Jules Romain, une Cornélie du Padovanino, et enfin une Sainte Famille de Baroccio, estimée parce qu’elle a, dit-on, le nom historique de la Madonna del gatto, mais qui ne me semble pas supérieure aux plus ordinaires ouvrages de ce maître, — on aura la liste à peu près complète des tableaux italiens à la National Gallery.

L’école espagnole n’a que deux noms et quatre ouvrages; encore fallut-il longtemps réduire les deux noms de moitié et les ouvrages du quart. On a laissé, j’aime mieux croire par faiblesse que par ignorance, le nom de Velazquez sur un cadre à portraits où sont réunis deux roides personnages qu’on appelle Ferdinand de Médicis, duc de Toscane, et sa femme Vittoria della Rovere. Cette peinture pourrait être de quelque Flamand du troisième ordre. Mais l’attribuer à Velazquez, c’est véritablement une calomnie, et je m’étonne qu’on ait pu la commettre; car enfin il y a dans les galeries particulières de Londres quelques vrais tableaux de ce maître, et la seule vue du moindre d’entre eux devait suffire pour désabuser ceux qui insultent publiquement dans leur musée le grand peintre espagnol. A présent le doute et l’erreur ne sont plus permis à personne; Velazquez est enfin là où n’était naguère que son nom. C’est une des fêtes d’Aranjuez, une des chasses de son royal ami Philippe IV, qu’il a mise en scène.

Au pied de petites collines boisées qui s’élèvent en amphithéâtre, de longues toiles tendues en rond forment une espèce de cirque; on y a lâché, au lieu de taureaux, quelques sangliers de petite taille que poursuivent des chiens et qu’attaquent à coups de lance de nobles seigneurs montés sur leurs chevaux andalous. Les dames regardent ces jeux guerriers du haut de leurs lourds, lents et longs carrosses en bois peint, espèces de baraques roulantes qui ont toutes la même forme burlesque et la même fade couleur bleu de ciel, comme des échoppes de perruquiers. Mais cette partie centrale du tableau, bien qu’elle en soit le sujet ou le prétexte, n’est pas, à mon avis, la plus importante et la plus belle. Ce qui la précède et ce qui la suit, les premiers plans et les fonds, me semblent très-supérieurs, même en intérêt et en curiosité. Ces monticules sablonneux, ces vigoureuses silhouettes d’arbres se détachant sur un ciel embrasé et coupant de leurs ombres obscures des terrains clairs qu’illumine le soleil d’Espagne, cette pro-. fondeur des lointains, enfin cette justesse et cette vérité de toutes choses, signalent merveilleusement le mérite particulier d’un maître duquel on a dit: «Il a su peindre l’air.» Non moins vrais, non moins justes, les premiers plans montrent en outre l’heureuse et infinie variété de ses combinaisons et de ses effets. C’est simplement une ligne de spectateurs de toutes conditions qui regardent par-dessus les toiles comment s’amusent les rois et les courtisans. L’angle droit du tableau est presque vide et comme inachevé, ce qui ôte la monotonie de la ligne et augmente le relief énergique des parties terminées. Mais celles-ci, s’étendant de l’angle gauche au delà du centre, forment une admirable composition et d’un faire vraiment prodigieux. Diversité des groupes et des attitudes, force ou naïveté des expressions, heureux contraste des effets et des couleurs entre les brillantes chamarrures du gentilhomme et la robe sombre du moine ou les pittoresques haillons du mendiant, mélange non moins heureux de chevaux, de mules et de chiens, au milieu des hommes de tout âge et de toute condition, rien ne manque à ce portrait d’une foule, pas même le sentiment de l’égalité, si vieux et si vif en Espagne, où chacun dit avec orgueil: «Nous sommes tous enfants de Dieu.»

Velazquez a mérité là, autant qu’en nulle autre de ses œuvres, le nom que se donnait Jean-Jacques: il est l’homme de la nature et de la vérité. Je m’étonne donc qu’ayant aujourd’ hui sous les yeux ce bel échantillon de son pinceau, l’on s’obstine encore à laisser le nom de Velazquez sur ces deux portraits flamands bien surpris et bien indignes d’une telle signature. Heureusement et justement, on les a hissés sous le plafond de la première salle, à peu près hors de la vue. Et certes, ce n’est pas dans les galeries de peinture qu’on peut dire gloria in excelsis: gloire dans les hauts, comme traduit Voltaire.

Murillo, pour lequel les Anglais se sont pris depuis quelque temps d’une passion générale, d’ailleurs bien légitime, devait être recherché avec empressement dans leur galerie nationale. Ils ont eu d’abord une petite tête d’un jeune paysan riant à une fenêtre, charmant caprice de l’artiste puissant qui réussissait dans les genres les plus opposés, et se délassait d’une grande scène de la vie céleste par quelque espièglerie d’enfant. Ensuite ils ont acquis, moyennant 5000 guinées (plus de 130 000 francs), un grand tableau qui faisait partie du majorat des marquis de Pedroso, de Cadix. On l’appelle à Londres la Sainte Famille; je crois que son nom serait plutôt la Trinité. En voici brièvement le sujet: entre sa mère et saint Joseph, qui l’adorent agenouillés à ses côtés, le Christ enfant, monté sur le fût brisé d’une colonne, comme pour s’éloigner de la terre, et portant au ciel ses regards ardents, semble se réunir par la pensée aux deux autres personnes de la divine triade, au Saint-Esprit qui plane sur sa tête, et au Père éternel qu’on aperçoit plus haut, entre un chœur d’archanges et de séraphins. J’avais vu ce tableau avant qu’il appartînt au musée, et je me rappelle que, dans l’enthousiasme où sa vue m’avait jeté, j’écrivais que c’était une œuvre divine, certainement la plus belle du maître qui fût sortie de l’Espagne. Je ne rétracte point le premier éloge, mais le second, je l’avoue, pourrait être contesté. Nous avons maintenant en France quelques morceaux d’une beauté, sinon supérieure, au moins égale; par exemple, sans parler des collections particulières, la Sainte Famille du Louvre, qui a la plus grande analogie avec le tableau de Londres par la disposition du sujet, le style, la manière, et jusque par le détail des accessoires; et Londres même a, dans la collection du duc de Sutherland, le Retour de l’Enfant prodigue.

Non contents de ce chef-d’œuvre, les Anglais viennent encore d’acheter, au prix de 2000 guinées, un autre ouvrage de Murillo, bien moins important si l’on s’en tient au titre, ou si l’on compte les personnages; mais certes d’une valeur égale, si l’on ne cherche que le mérite d’exécution et le charme de la vùe. Ce n’est rien de plus qu’un petit Saint Jean, presque nu sous une peau de chèvre, qui joue avec un agneau. Mais dans cet enfant à demi sauvage, quelle grâce naïve et touchante! et comme cette scène innocente est bien disposée dans un paysage solitaire! comme elle se détache gracieusement sur un fond obscur de rochers et de broussailles! On ne peut rien voir de plus doux aux yeux, de plus doux à l’âme. Si l’on regrette quelque chose, après une longue contemplation, c’est que saint Jean ne soit guère qu’un bel et aimable enfant, plein d’enjouement, de grâce et de candeur. On souhaiterait à son visage un peu de cette expression pensive et profonde que Murillo a toujours donnée au Christ enfant, qu’on trouve, par exemple, dans le Jésus au mouton du musée de Madrid, si noble, si sublime, dont la pose est hardie, le front méditatif, le regard fier et profond, — qu’on trouve aussi, à Londres même, dans le Jésus de la Trinité. Ces deux tableaux de la National Gallery appartiennent évidemment, l’un et l’autre, à la grande époque de Murillo, à celle de ses plus éminents chefs-d’œuvre, lorsque, âgé déjà d’un demi-siècle, il montrait ce que peut un grand artiste, quand au feu d’une imagination toujours jeune se mêle l’expérience de l’âge et du travail.

En songeant combien il y a peu de temps que l’école espagnole est connue en Europe, je ne m’étonne point que Murillo et Velazquez soient seuls au musée de Londres, et qu’on n’y voie encore aucun des peintres, tels que Zurbaran, Alonzo Cano, Moralès, etc., dont les œuvres ont commencé depuis quelques années à pénétrer chez nous. Mais, ce qui est singulier, c’est qu’un grand peintre espagnol, qui a travaillé en Italie, qui a porté un surnom italien, et qui a répandu comme un Italien ses nombreux ouvrages, Ribera enfin, n’ait pas même un échantillon dans ce musée. On m’a répondu, quand je témoignai ma surprise à ce sujet, qu’il y avait en Angleterre une prévention contre lui, et que, pour bien vendre ses tableaux, il fallait les présenter sous le nom supposé de quelque parrain. Cela me semble étrange, j’allais dire extravagant, sous tous les rapports; je m’étonne qu’il puisse exister dans les arts une prévention systématique et générale, et je ne m’étonne pas moins qu’elle tombe sur un des plus grands peintres, honneur de son école, honneur de son pays adoptif, et duquel on s’accorde à dire qu’au moins dans la représentation matérielle des objets de la nature, nul ne l’a vaincu par l’énergie, la puissance, l’effet et la solidité. Il faudra bien que les Anglais reviennent de cette idée bizarre, véritable préjugé , et qu’ils rendent chez eux, à Ribera, le rang qu’il occupe dans l’opinion du reste du monde.

On pourrait être surpris que, de toutes les écoles, la française soit peut-être le mieux représentée à Londres. Mais, après avoir reproché aux Anglais une injuste préoccupation, nous devons reconnaître aussitôt que, malgré la naissance et le nom de ces deux maîtres, ils professent une admiration sans bornes pour notre grand philosophe Nicolas Poussin et pour notre grand paysagiste Claude Gelée, ou le Lorrain, qu’ils appellent simplement Claude. La National Gallery ne pouvait avoir aucune des œuvres capitales de Poussin, le Déluge, l’Arcadie, la Femme adultère, le Jugement de Salomon, le Ravissement de saint Paul, etc., dès longtemps recueillies dans notre musée du Louvre; elle a fait du moins un choix heureux parmi les autres. Je ne parle point des tableaux qu’elles a reçus en dons, et desquels elle n’est pas précisément responsable. Il y a, par exemple, un Persée médusant Phinée et ses guerriers, qu’elle n’aurait sans doute pas acquis d’une autre manière. Dans cette scène très-confuse et mal disposée, tandis que diverses parties révèlent la main du maître, d’autres semblent la démentir, telles que certains manteaux qui sont simplement d’horribles taches rouges ou bleues. A tout prendre, c’est une laide peinture, et, si elle est de Poussin, ce ne peut être que de sa jeunesse, de son époque d’inexpérience et d’essai. J’en dirais presque autant de la Peste d’Ashdod; mais, parmi les huit tableaux qui portent son nom, il en est six dignes de lui: Jupiter et Antiope, scène d’une hardiesse un peu mythologique; Céphale et l’Aurore, composition pleine de poésie; l’Éducation de Bacchus, petit cadre fin, spirituel, charmant; un beau paysage historique où l’on voit Phocion lavant ses pieds à la fontaine publique, c’est-à-dire expliquant par un emblème la pureté et la simplicité de sa vie; enfin deux Bacchanales, vrais chefs-d’œuvre de science et de grâce, qui exhalent le plus pur et le plus délicieux parfum de l’antique. L’une (n° 62), peinture énergique et châtiée, est simplement un Chœur de danse, mais varié, plein d’épisodes, dont tous les personnages se tiennent et s’unissent, depuis la nymphe renversée par le satyre jusqu’aux petits enfants ivres qui se disputent la coupe dans laquelle une bacchante leur exprime du raisin. L’autre (n° 42), peut-être encore supérieure par la composition générale, sinon par le fini de l’exécution, est des plus considérables de son auteur, qui partageait le goût des anciens pour co sujet. Les détails pleins de variété autant que de grâce et d’esprit, mais s’enchaînant avec aisance dans un heureux ensemble, font de la vue de ce tableau la plus charmante comédie à laquelle on puisse assister. Ici le gros Silène ivre, que soutiennent avec effort deux robustes adolescents; là, une danse animée et folâtre; plus loin, un âne effronté qui s’attaque à la belle croupe d’une centauresse et que le bâton punit de son insolence; puis, cavalcadant sur une chèvre indocile, une faunesse rieuse, la plus ravissante friponne dont les yeux puissent donner l’ivresse ardente qui n’est pas celle du vin. En vérité, toute la comédie antique revit dans ce tableau, où l’on croirait voir représentée une de ces joyeuses et turbulentes atellanes venues à Rome du pays des Osques.

Quant à Claude le Lorrain, on peut dire que les Anglais ont pour lui une véritable idolâtrie. Si je ne partageais pleinement leur admiration passionnée, je dirais volontiers qu’à son égard ils portent à l’excès contraire la prévention que je leur reprochais tout à l’heure d’avoir contre Ribera. Tout ce qui vient de Claude est bon, précieux, inestimable. Avec cette pensée et le prix énorme auquel ils ont porté ses œuvres, on conçoit sans peine qu’ils arriveront bientôt à les accaparer entièrement. Notre musée du Louvre n’en a qu’un petit nombre, guère plus que le musée de Madrid, qui possède neuf tableaux de ce maître, et je n’en ai pas trouvé six dans toute l’Italie. A Londres, au contraire, dans le peu de cabinets que j’ai pu visiter, j’ai compté au moins quarante tableaux de Claude. La National Gallery elle seule en a dix, tous incontestables, la plupart importants.

Il en est deux, d’égale et de la plus grande dimension, auxquels on a donné, en les faisant pendants l’un de l’autre, la place d’honneur dans le salon principal. Ils sont nommés, l’un les Noces de Rébecca et d’Isaac, l’autre la Reine de Saba, . Mais ils n’ont de biblique que le nom. Dans un paysage tout italien et tout moderne, on voit une espèce’ de ballet champêtre sur une vaste pelouse, et, plus loin, une troupe de cavaliers qui débouche dans la campagne. Cela ressemble si peu aux Noces d’Isaac que, de l’un de ses-détails, on appelle plus communément ce tableau le Moulin. Claude en a fait une répétition, et les deux exemplaires sont partagés entre la galerie de Londres et celle du palais Doria, à Rome. Chacune d’elles veut avoir l’original, qu’il serait sans doute fort difficile de découvrir, même si l’on pouvait faire une comparaison côte à côte. Pour la Reine de Saba (c’est-à-dire l’embarquement d’une princesse et de sa cour, en costume du dix-septième siècle, qu’on suppose la reine de Saba allant visiter Salomon), c’est une de ces merveilleuses marines comme Claude seul a su les faire, seul a pu les oser. De chaque côté, une longue rangée de palais et de jardins formant le port et s’effaçant peu à peu dans une lointaine perspective au fond, le soleil levant, étendant sur la mer, du bout de l’horizon, des rayons éclatants, brisés par les flots. Il serait, certes, puéril d’insister sur l’exquise et prodigieuse perfection de ce genre de peinture qui a fait dire aux Italiens, dans leurs sonnets, que Claude, comme Josué, avait arrêté le soleil. Tout homme qui a vu avec des yeux intelligents une œuvre du Lorrain n’a pas besoin qu’on éveille son souvenir et qu’on échauffe son enthousiasme. Je ne dirai donc qu’une chose à propos de cette Reine de Saba, peinte pour le duc de Bouillon, et qui a traversé la collection de M. Sébastien Érard, à Paris, avant d’arriver à celle de M. Angerstein; c’est qu’il y a peut-être un tableau égal dans toute l’œuvre de Claude, mais qu’il est impossible d’en trouver un supérieur.

Celui qui, dans la galerie de Londres, s’en approche le plus par la ressemblance et le mérite, c’est la Sainte Ursule et les Onze mille Vierges, autre embarquement, autre marine encadrée dans des palais, mais d’une dimension plus petite, et que les derniers rayons du soleil couchant colorent d’une teinte pourprée; il faut dire aussi autre chef-d’ œuvre, qui partage avec la Reine de Saba l’admiration unanime des connaisseurs. Celui-ci vient de la galerie Barberini de Rome. Les paysages proprement dits, pour lesquels le nom de leur auteur, dont la manière est si connue, me dispense aussi bien de toute description que de tout éloge, portent les titres suivants: Agar dans le désert, David à la caverne d’Addulam, Réconciliation de Céphale et de Procris, Mort de Procris, enfin Narcisse devenant amoureux de lui-même, page exquise, véritable abrégé de toutes les merveilles familières à Claude. Une petite marine et une délicieuse étude d’après nature complètent sa riche part dans la National Gallery.

Il y a place encore pour d’autres Français, mais seulement paysagistes et de l’école de Poussin. Outre une assez belle toile de son élève Sébastien Bourdon, où se voit le Retour de l’Arche d’alliance, on y compte six ouvrages de son beau-frère, de ce Gaspard Dughet (ou le Guaspre), qui mérita, non moins par le talent que par la parenté, de prendre le nom même de Poussin. Les principaux, les plus excellents, sont Abraham préparant le sacrifice, une Vue près d’Albano, et enfin Énée et Didon, magnifique représentation d’un orage, où les figures ont été peintes par l’Albane. On peut faire observer, à propos de cette page supérieure, que le Guaspre osa le premier peindre un orage sur terre, et que, n’ayant pas eu de modèle pour ce genre, il y est resté sans rival. Souvent on l’a nommé, et bien avant Tempesta, le peintre des ouragans.

Les Flamands n’ont aussi que des échantillons, mais assez nombreux et assez variés. Un d’abord du vieux et vénérable Jean de Bruges: simple tableau d’intérieur, en figurines, il représente une Scène de chiromancie; on y voit une dame enceinte, habillée avec l’élégance un peu pesante des modes de l’époque, tendant la main ouverte à un homme vêtu de noir, lequel, d’un air sérieux et recueilli, cherche à lire dans les lignes de cette main l’avenir de l’enfant à naître. Au centre du tableau, et comme écrite sur le mur de la chambre, se lit la signature du peintre, Joannes de Eyck, en lettres aussi historiées que le serait la signature d’un tabellion de village. Elle est suivie de la date 1438, ce qui fait le tableau plus jeune pour nous de dix-huit ans que la Tête du Christ de Bruges, — qui peut être considérée comme le premier exemple de l’emploi de la peinture à l’huile, telle que l’inventa Van Eyck — et antérieur de quelques années à l’introduction de ses procédés en Italie. C’est un merveilleux ouvrage, d’une merveilleuse conservation, où l’on trouve tout entier le vieux maître flamand, et non moins grand dans sa petite proportion, dans son simple sujet, que les célèbres chefs-d’œuvre demeurés à Bruges et à Anvers. Les Anglais l’ont condamné, cela va sans dire, à la prison de verre, ce qui signifie qu’ils condamnent le visiteur à ne le voir qu’imparfaitement. Sous une glace, je l’ai déjà dit, toute peinture devient pastel, même celle de Van Eyck, si solide, si éclatante et si pourprée.

Parmi ceux qu’on nomme les grands Flamands, Rubens a, comme il est juste, la plus forte part. D’abord une très-belle répétition, avec quelques variantes, je crois, de sop fameux tableau allégorique appelé la Paix et la Guerre, puis une autre grande composition originale qui représente la Plaie des serpents. Ainsi qu’il arrive souvent au grand peintre d’Anvers, dont les œuvres présentent entre elles tant d’inégalité, il y a du choix à faire même entre les diverses parties de ce tableau. Le Moïse et l’Aaron, oserai-je le dire, me semblent hideux; mais, en revanche, dans les corps agonisants des Égyptiens que les serpents dévorent et empoisonnent, se rencontrent des beautés de premier ordre et des fragments tout à fait admirables. Là, Rubens ressemble à un grand écrivain qui, ne pouvant jamais dépouiller entièrement son génie, jette des pages sublimes dans une œuvre défectueuse, trop vite conçue, trop vite exécutée.

Les Aumônes de saint Bavon ne sont qu’une grande esquisse, remarquable surtout par sa belle ordonnance. On peut en dire autant d’une Sainte Famille, de commande probablement, car elle sent l’ouvrage de pacotille. Mais l’Enlèvement des Sabines, où Rubens a placé des dames flamandes, vêtues de soieries et parées de joyaux, est une véritable merveille par l’action, le mouvement, la diversité des groupes, des attitudes et des passions. Outre ces morceaux d’histoire, le musée de Londres possède encore deux paysages de Rubens, dont le plus considérable et le plus célèbre est, dit-on, une vue de son propre château, situé à Stein, entre Anvers et Bruxelles. Quoiqu’il s’y trouve divers détails étranges, des perdrix grosses comme des moutons, des pinsons gros comme des perdrix, et des vaches couleur de rose, ces tableaux n’attestent pas moins la variété et la puissance du talent de leur fécond auteur.

Sa part dans la National Gallery s’est récemment accrue d’une toile qui pourrait bien s’appeler aujourd’hui la meilleure de celles qui l’y représentent. C’est un Jugement de Paris, en demi-nature. Certes, le groupe du berger phrygien et du dieu Mercure, en y ajoutant le chien qui gronde aux pieds de son maître, ne brille pas par le sentiment du beau; ils sont tous trois laids à plaisir. Mais le groupe des déesses rachèterait de plus grands défauts, tant il est admirable. Sans doute les trois immortelles sont de vraies Flamandes, et, ce qui est pire, de vraies dames flamandes; sans doute, elles dépouillent leurs riches atours avec peu de scrupule et de pudeur, — même la sage Minerve, qu’il serait difficile de reconnaître sans le hibou perché derrière elle, tout comme il faut à ses deux rivales le paon et l’Amour, pour indiquer leurs nom, profession et domicile. Mais la chair de ces trois corps de femme est si rosée, si grasse, si dorée, si palpitante, si pleine enfin de vie, qu’oubliant style, pensée et sentiment, on s’extasie sur le miracle du pinceau.

Peintre d’histoire, Van Dyck est bien faible à la National Gallery. Son Saint Ambroise, fermant les portes de la cathédrale de Milan à l’empereur Théodose, est un sujet confus, durement traité et qu’on ne peut guère accepter que pour une esquisse. J’aime mieux sa belle étude de chevaux, qu’on suppose représenter ceux d’Achille, les fils de Zéphyr. Mais, peintre de portraits, Van Dyck a laissé là un de ses plus magnifiques chefs-d’œuvre. C’est le buste d’un homme touchant à la vieillesse, d’une physionomie grave et noble, qu’on croit être le savant Gevartius (Gevaerts, secrétaire historiographe de la ville d’Anvers), son ami et celui de Rubens. Je n’ai pas souvenir d’avoir vu un plus vigoureux portrait de Van Dyck, car il semble peint par Rembrandt, et certes, dans son œuvre entière, il serait difficile d’en trouver un plus fermement touché, plus doué d’expression et de vie. C’est un ouvrage qu’il faut placer au premier rang du genre.

Rembrandt aussi, Rembrandt que les Anglais estiment avec la même ferveur de mode que Poussin, Claude ou Murillo, se montre sous les deux aspects de son talent. Il a, d’une part, les portraits d’un marchand juif et d’un capucin, fort beaux, fort énergiques, mais inférieurs cependant à quelques-uns de ceux qu’on peut trouver à Londres dans les collections, notamment au palais de la reine et dans Grosvenor-House. Il a, de plus, une excellente petite esquisse d’une Descente de croix, en grisailles, aussi vigoureuse que ses meilleures gravures à l’eau-forte, — une charmante pochade représentant une femme du peuple qui relève ses jupons pour entrer dans l’eau, — enfin deux vrais tableaux d’histoire, bien que de petite dimension, la Femme adultère et l’Adoration des bergers. A l’indication du premier sur le livret, on a joint un luxe de preuves et de témoignages pour en constater l’authenticité. Cette précaution me l’avait rendu suspect, et j’avais cru possible, je l’avoue, de lui contester son nom. Mais un examen plus attentif, joint à une plus complète connaissance des œuvres de Rembrandt, m’a fait reconnaître une erreur dont je me sens confus aujourd’hui. Ce tableau est de Rembrandt, parce que Rembrandt seul a pu le peindre. Aucun de ses nombreux imitateurs n’est arrivé jusque-là. Quant au second tableau, l’Adoration des bergers, on a pu lui épargner les certificats; celui-là se recommande tout seul, et le maître s’y montre pleinement, avec sa merveilleuse liberté de pinceau, avec son étonnante vivacité de couleur et d’action, qui rachète si bien les caprices de son goût, devenu un peu grotesque par le naturalisme, outré peut-être, que fonda la double victoire du protestantisme et du parti des gueux.

Pour terminer la revue de ce qu’on appelle les grands Flamands, je n’aurais guère à citer qu’une espèce de Sainte Famille, par Jordaëns, toute rouge, toute enflammée. Mais il faut joindre à cette liste, outre deux portraits de Van der Helst, celui plus beau et plus précieux de Milton, par Van der Plaas. Le poëte de l’Éden est représenté dans toute la simplicité de costume d’un puritain; il lève, sans affectation d’enthousiasme, ses grands yeux, très-cernés, qui n’étaient pas encore fermés à la lumière; et sa figure pensive, noble, calme, exprime tout à la fois la sévérité et la douceur.

Quant aux petits Flamands, ils sont peu nombreux, contre l’habitude. Je crois que deux jolies marines en miniature, de Guillaume Van de Velde; deux petits intérieurs de Maës, très-lumineux; un grand et beau paysage d’Albert Cuyp; deux autres, l’un vaste et puissant, l’autre doux et fin, du grand poëte de la nuit, Arendt Van der Neer,. enfin deux ou trois tableaux de Téniers, forment tout leur apport à la National Gallery. Parmi ces derniers, il faut citer de préférence un Concert de village, charmant, spirituel, de la plus fine exécution, et les Avares, sujet un peu triste, un peu durement traité, mais d’une incroyable vigueur. Comme ce tableau est beaucoup plus grand que ne le sont d’habitude ceux de Téniers, et comme on les estime d’ordinaire par pieds, pouces et lignes, celui-là doit avoir une grande valeur commerciale. Cependant je préférerais, si le choix m’était laissé, le paysage d’Abert Cuyp, l’un des plus importants de son auteur, sans nul doute. Tout y est excellent; un cavalier vêtu de rouge, dont le cheval gris-pommelé pose en raccourci, une jolie petite bergère qui répond timidement aux questions du voyageur, son chien, ses moutons, l’eau, la terre, le ciel, la lumière, tous ces détails, parfaits en eux-mêmes, forment un parfait ensemble, vrai modèle du paysage copié sur nature, mais rendu comme sait le voir l’artiste, et comme il sait le faire voir.

Reste l’école anglaise.

Je voudrais bien sincèrement, par esprit de gratitude, de juste courtoisie et même par amour-propre, rendre à quelques artistes de cette école l’admiration que portent les Anglais à notre Claude, à notre Poussin. Ce serait le moyen sûr de n’être pas accusé d’une des petitesses à mes yeux les plus sottes, et les plus coupables — et qui serait doublement coupable en moi qu’attachent à l’Angleterre tant de liens d’affection et de reconnaissance, — celle de porter jusque dans les arts d’injustes préventions nationales. Mais est-ce ma faute si nul peintre anglais n’approche des maîtres incontestés que j’admire si franchement et si pieusement dans les écoles qui ne sont pas la française? Que l’on me montre, parmi eux, je ne dis pas un Léonard, un Raphaël, un Titien, un Dominiquin, un Rubens, un Rembrandt, un Murillo, mais seulement quelque chose qui vaille le plus modeste représentant des diverses écoles étrangères dont je viens de nommer les chefs, et certes je n’affaiblirai pas les éloges qui lui seront dus. Mais d’abord (sauf le portrait, où se continue uniformément la manière de Reynolds, adoptée par Gainsborough et Romney) y a-t-il une école anglaise? où voit-on la trace de maîtres et de condisciples, de style commun perpétué par la tradition? quel choix peut-on découvrir entre l’idéal et la vérité, la forme et la couleur, l’expression et l’effet? Il y a, dans l’art anglais, quelques individualités, j’en conviens, mais aucune école.

Parlons donc des individus.

La National Gallery n’ayant aucun ouvrage, ni du chevalier Lely (Pierre Van der Faës), le disciple de Van Dyck, ni de Gottfried Kneller, peintre officiel sous cinq souverains, de Charles II à George Ier, tous deux Allemands d’origine, elle n’a pas de plus anciennes peintures anglaises que celles de William Hogarth, né en 1698, mort en 1764. Ce sont aussi les meilleures, du moins à mon avis. Outre le portrait de ce maître bizarre, humorist par excellence, qui s’est peint en bonnet de nuit et en compagnie de son vieux chien Tray, le musée de Londres a sa collection de six tableaux connue sous le nom du Mariage à la mode. C’est, comme les autres collections appelées Harlot’s progress (les degrés de la fille perdue), Raker’s progress (les degrés du mauvais sujet), Industry and Idleness (travail et paresse), etc., une espèce de roman en six chapitres. Hogarth est assez connu par lagravure pour qu’il soit inutile de dire que ces diverses compositions sont spirituelles, fines et profondes. J’ajouterai, ayant devant les yeux les originaux, que le dessin en est fort aventureux et la couleur un peu terne. Mais ces défauts, qui ne doivent guère plus choquer dans les ouvrages d’Hogarth que dans des caricatures, sont rachetés amplement par une originalité véritable, naturelle, charmante, où l’on trouve la langue de Sterne traduite par le pinceau, et un impitoyable moraliste faisant la comédie de son époque en lui mettant devant les yeux son miroir fidèle.

Après Hogarth, l’ordre des dates amène sir Joshua Reynolds, que les Anglais regardent unanimement comme leur premier, leur unique peintre de haut style. Il a laissé au musée de Londres quelques beaux portraits, entre autres celui de la célèbre tragédienne mistress Siddons, née Kemble, et celui de lord Heathfield, le défenseur de Gibraltar lors du siége de 1784. Son enfant en prière, appelé Samuel, est d’une expression assez vive, quoique d’une naïveté bien recherchée; mais ses compositions historiques, soit sacrées, soit profanes, me semblent, sauf la couleur, autant de dérisions. Il réunit, par exemple, non en un groupe, mais dans un cadre, ce qui est fort différent, un vieux jardinier, une petite fille de douze à treize ans et un enfant au berceau, tous trois de la plus pure race anglaise, et l’on appelle cela la Sainte Famille. Ailleurs il rassemble trois grandes dames fort sérieuses, fort prudes, habillées jusqu’au cou, portraits reconnus des filles de sir William Montgomery; et l’on appelle cela les Trois Grâces parant l’autel de l’Hyménée. Et les deux tableaux sont peints dans un style désordonné qui veut être hardi, à grands coups de brosse, comme une décoration, mais avec un éclat souvent faux, et certes avec moins de justesse que de vigueur.

Richard Wilson est un paysagiste assez heureux dans ses compositions, et d’une exécution sage, qu’on a nommé le Claude anglais; mais il ne faut voir dans cet éloge qu’une simple figure de rhétorique. Je préfère Thomas Grainsborough, qui fut portraitiste aussi, et qu’on pourrait appeler, avec plus de justesse, le Salvator anglais. Dans son incorrection un peu rude, un peu sauvage, il y a du moins des effets pleins de force et qui ne manquent point de vérité. On voit qu’il n’a pas étudié la nature dans les académies, mais qu’il l’a cherchée où elle est réellement, et qu’il l’a aimée d’un sincère amour.

Ces deux paysagistes nous conduisent jusqu’à l’époque contemporaine, où nous trouvons Benjamin West, Thomas Lawrence et David Wilkie. Le premier, dont la réputation me semble tout à fait inexplicable, est un héritier collatéral de l’école de David, à laquelle il se rattache seulement par de communs défauts. Son Cléombrote banni par Léonidas semble l’œuvre empesée de quelque rapin de 1810; et quant à son tableau du Christ guérissant les malades, j’affirme sérieusement que nos jurys d’exposition l’excluraient, et en toute justice.

Bien plus célèbre, même dans notre pays, où il a trouvé des admirateurs enthousiastes, Thomas Lawrence ne doit pas sans doute être ravalé aussi bas. Mais pourtant, qui soutiendrait aujourd’hui que son mérite égale pleinement la réputation dont il a joui? Qui ne convient qu’elle ne fut guère qu’une de ces vogues nées au souffle de la fortune, que ia mode enfante, que la mode emporte? son mérite se mesura par comparaison, et Lawrence fut grand parce qu’il était seul. J’ai dit ailleurs quel effet produit, au sortir des salles du Vatican, la vue de son portrait de George IV; je puis dire que l’effet est presque le même, lorsqu’au sortir des salons de la National Gallery, la mémoire encore pleine du Saint Jean de Murillo, du Bacchus de Titien, de la Vénus de Corrége, on trouve, dans le cabinet des peintres anglais modernes, quelques portraits de Lawrence, ceux de West, de M. Angerstein, de John Kemble dans le rôle d’Hamlet. C’est alors qu’on voit clairement, par la comparaison avec les grands coloristes, combien ces portraits sont roses, frais, fades, maniérés, faux enfin. Nous avons des peintres qu’on ne prend au sérieux que dans le monde des dames, qui égalent assurément Lawrence pour la correction, pour la vérité et même pour l’effet. Je sais que des connaisseurs, même sévères, admirent complètement certains portraits de Lawrence, ceux entre autres qu’on a rassemblés dans les appartements de Windsor; je sais qu’il a peint une belle tête d’enfant, celle qu’il fit exposer à Paris; mais ces morceaux d’élite sont rares dans son œuvre, et, par malheur pour sa gloire posthume, il ne s’en trouve aucun dans les collections publiques.

Quant à David Wilkie, l’auteur justement populaire du Colin-Maillard, du Jour des loyers, des Politiques de village, il procède un peu d’Hogarth par les intentions, et beaucoup, par le faire, des petits Flamands, surtout d’Adrien Ostade, qu’il semble avoir pris particulièrement pour modèle. Il est spirituel, vif, enjoué, et l’on trouve dans tous ses détails l’œil d’un observateur exercé. Son exécution est fine et soignée, mais elle n’a pas le charmant naturel de ses maîtres; elle est trop souvent déparée par un fâcheux abus du ton rosé, et ce défaut ou cette affectation ferait dire de Wilkie, avec une sorte de justice, qu’il n’est qu’un Ostade enluminé.

Puisque la National Gallery avait recueilli plusieurs ouvrages de Wilkie, peintre de genre, et lorsqu’il était encore vivant, je m’étonne qu’elle ait négligé de se procurer quelque bel échantillon d’Edwin Landseer, autre peintre de genre, qui occupe aujourd’hui le premier rang parmi ceux de son pays. Il est vrai que celui-ci est tout simplement un peintre d’animaux. Mais y a-t-il une galerie qui refuse les vaches de Paul Potter, les chasses de Sneyders et d’Oudry, les Natures mortes de Van Veenicx, ou seulement les fleurs de Van-Huysum? D’ailleurs, à force d’études sur les formes extérieures et d’observations sur les mœurs et le caractère des animaux qu’il retrace, M. Landseer s’est fait un domaine à part, où il règne en maître incontesté. Ses tableaux de chiens appelés les Amis (the Friends), les Épagneuls (the Spaniels), le Premier pleureur du vieux Berger (the Old shèpherd’s chief Mourner), Dignité et impudence (Dignity and impudence), etc., ses Chasses et ses Combats de cerfs sont de véritables compositions, pleines de grâces, de finesse, de vie, où l’esprit d’arrangement, où l’expression même, ne le cèdent pas à la justesse et à la vigueur d’exécution. Au reste, M. Landseer, dont la couleur est rarement juste, se montre-t-il avec plus d’avantage dans les belles gravures à la manière noire qui traduisent et popularisent tous ses tableaux.

Je m’étonne aussi que les Anglais, en l’honneur de l’art national, n’aient point donné place dans leur galerie à la peinture in water colours, à l’aquarelle. On peut dire qu’aujourd’hui, parmi eux, la haute peinture est complétement abandonnée. Là, le gouvernement ne fait aucune commande, et les nombreux amateurs qui encombrent leurs hôtels d’objets d’art n’achètent guère que des tableaux de genre. D’une autre part, l’aquarelle est fort à la mode, et se paye aussi cher que la peinture. De ces deux faits combinés il résulte que, soit impossibilité de réussir dans une sphère plus élevée, soit désir d’utiliser leur travail et nécessité de vivre, les artistes anglais se jettent pour la plupart dans l’aquarelle, qui est devenue la véritable peinture nationale. Ils excellent dans ce genre secondaire, comme dans le buste, qui est le genre secondaire de la sculpture, comme dans la vignette, qui est le genre secondaire de la gravure. Le nombre des peintres d’aquarelle est devenu si grand, qu’ils forment aujourd’hui deux vastes sociétés ou corporations, l’ancienne et la moderne, et qu’ils ont chaque année deux expositions rivales. Plusieurs d’entre eux ont porté ce genre à ses extrêmes limites, et l’ont grandi jusqu’au point de l’approprier à tous les sujets que traite la grande peinture. Assurément les tableaux de Lewis, de Waren, de Haghe, de Wehnert, les paysages de Copley-Fielding, de Harding, de Turner, de Bentley, de Prout, ne dépareraient point une galerie sérieuse, et quelques-unes de leurs œuvres choisies méritent de prendre place, pour la compléter, dans la National Gallery.

Les musées d'Angleterre, de Belgique, de Hollande et de Russie

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