Читать книгу Madame de Longueville: La Jeunesse de Madame de Longueville - Victor Cousin - Страница 8
ОглавлениеPour mériter son cœur, pour plaire à ses beaux yeux,
J'ai fait la guerre aux rois, je l'aurais faite aux dieux.
Non, ce n'est pas pour plaire à une femme que vous vous êtes engagé dans la Fronde; vous vous y êtes jeté de vous-même par la passion innée de l'intrigue, et, nous le verrons tout à l'heure, par le dépit d'une petite ambition trompée. Vous le reconnaissez: Mme de Longueville avait une aversion naturelle pour les affaires; elle vous y a suivi contre son goût et contre ses intérêts manifestes.
La Rochefoucauld raconte dans la nouvelle partie de ses Mémoires[57] comment et dans quelle vue il se lia avec Mme de Longueville. Il cherchait à se venger de la Reine et de Mazarin; pour cela, il avait besoin du prince de Condé; il s'efforça d'arriver au frère par la sœur. Laissons-le parler lui-même: «Tant d'inutilité et tant de dégoûts me donnèrent enfin d'autres pensées et me firent chercher des voies périlleuses pour témoigner mon ressentiment à la Reine et au cardinal Mazarin. La beauté de Mme de Longueville, son esprit et tous les charmes de sa personne attachèrent à elle tout ce qui pouvoit espérer d'en être souffert. Beaucoup d'hommes et de femmes de qualité essayèrent de lui plaire; et par-dessus les agréments de cette cour, Mme de Longueville étoit alors si unie avec toute sa maison, et si tendrement aimée du duc d'Enghien, son frère, qu'on pouvoit se répondre de l'estime et de l'amitié de ce prince, quand on étoit approuvé de Mme sa sœur. Beaucoup de gens tentèrent inutilement cette voie et mêlèrent d'autres sentiments à ceux de l'ambition. Miossens, qui depuis a été maréchal de France, s'y opiniâtra le plus longtemps, et il eut un pareil succès. J'étois de ses amis particuliers, et il me disoit ses desseins. Ils se détruisirent bientôt d'eux-mêmes: il le connut et me dit plusieurs fois qu'il étoit résolu d'y renoncer; mais la vanité, qui étoit la plus forte de ses passions, l'empêchoit souvent de me dire vrai, et il feignoit des espérances qu'il n'avoit pas et que je savois bien qu'il ne devoit pas avoir. Quelque temps se passa de la sorte, et enfin j'eus sujet de croire que je pourrois faire un usage plus considérable que Miossens de l'amitié et de la confiance de Mme de Longueville. Je l'en fis convenir lui-même. Il savoit l'état où j'étois à la cour; je lui dis mes vues, mais que sa considération me retiendroit toujours, et que je n'essaierois point à prendre des liaisons avec Mme de Longueville, s'il ne m'en laissoit la liberté. J'avoue même que je l'aigris exprès contre elle pour l'obtenir, sans lui rien dire toutefois qui ne fût vrai. Il me la donna tout entière; mais il se repentit de me l'avoir donnée quand il vit les suites de cette liaison.»
L'ennemie déclarée de Mme de Longueville est sa belle-fille, Mme de Nemours, d'un caractère tout opposé au sien, très légitimement portée pour M. de Longueville, son père, qu'elle disputait à l'influence de sa femme et poussait du côté de la cour. Dans ses Mémoires, elle-même reconnaît le parfait désintéressement de Mme de Longueville et son sincère attachement à son frère Condé: «L'on[58] s'étonnera sans doute que Mme de Longueville ait été une des premières (à se jeter dans la Fronde), elle qui n'avoit rien à espérer de ce côté et qui n'avoit aucun sujet de se plaindre de la cour... M. le Prince avoit pour Mme sa sœur une extrême tendresse. Elle, de son côté, le ménageoit moins par intérêt que pour l'estime particulière et la tendre amitié qu'elle avoit pour lui.» En même temps, Mme de Nemours accuse avec raison sa belle-mère d'avoir cherché l'éclat et l'apparence, de n'avoir eu aucun motif solide dans sa conduite, d'avoir sacrifié à une fausse gloire la fortune et le repos, et tout cela sous l'influence de La Rochefoucauld: «Ce fut, dit-elle, M. de La Rochefoucauld qui inspira à cette princesse tant de sentiments si creux et si faux. Comme il avoit un pouvoir fort grand sur elle, et que d'ailleurs il ne pensoit guère qu'à lui, il ne la fit entrer dans toutes les intrigues où elle se mit que pour pouvoir se mettre en état de faire ses affaires par ce moyen.» Elle ajoute: «Marcillac, qui la gouvernoit absolument, et qui ne vouloit pas que d'autres eussent le moindre crédit auprès d'elle, ni même qu'ils parussent y en avoir, l'éloigna fort du coadjuteur, qui n'auroit pas été fâché de la gouverner aussi, et qui l'étoit beaucoup que cela ne fût pas.»
Retz confirme en ce qui le regarde les insinuations de Mme de Nemours, et prend soin de nous bien expliquer lui-même ses prétentions d'un moment et jusqu'à ses espérances. Il achève ainsi le portrait qu'il nous a tracé de Mme de Longueville: «Elle eût eu peu de défauts, si la galanterie ne lui en eût donné beaucoup. Comme sa passion l'obligea de ne mettre la politique qu'en second dans sa conduite, d'héroïne d'un grand parti elle en devint l'aventurière.»
Voici encore deux passages décisifs de Mme de Motteville: «[59]En s'attachant à M. le Prince par politique, le prince de Marcillac s'étoit donné à Mme de Longueville d'une manière un peu plus tendre, joignant les sentiments du cœur à la considération de sa grandeur et de sa fortune. Ce don parut tout entier aux yeux du public, et il sembla à toute la cour que cette princesse le reçut avec beaucoup d'agrément. Dans tout ce qu'elle a fait depuis, on a connu clairement que l'ambition n'étoit pas la seule qui occupoit son âme, et que les intérêts du prince de Marcillac y tenoient une grande place: elle devint ambitieuse pour lui, elle cessa d'aimer le repos pour lui, et pour être sensible à cette affection, elle devint trop insensible à sa propre gloire... Les vœux du prince de Marcillac, comme je l'ai dit, ne lui avoient point déplu, et ce seigneur, qui étoit peut-être plus intéressé qu'il n'étoit tendre, voulant s'agrandir par elle, crut lui devoir inspirer le désir de gouverner les princes ses frères.»
«Le prince de Marcillac, dit Guy Joly, la ménageoit avec une grande attention, jugeant bien dès lors qu'elle aurait une considération toute particulière dans le parti, par l'ascendant qu'elle avoit sur les princes de Condé et de Longueville, et qu'étant dans ses bonnes grâces, il lui seroit aisé d'en tirer de grands avantages pour lui quand il seroit question de traiter et de s'accommoder avec la cour[60].»
Couronnons toutes ces citations par le témoignage d'un fort bon juge des choses et des hommes de ce temps. Montglat assure que Mme de Longueville entra dans la Fronde, «portée à cela par le prince de Marcillac, qui possédoit entièrement ses bonnes grâces et avoit tout pouvoir sur son esprit: il étoit mal satisfait de la Reine[61].»
Ainsi, de l'aveu de tout le monde, La Rochefoucauld, dans la Fronde, ne cherche que son intérêt, et Mme de Longueville ne cherche que l'intérêt de La Rochefoucauld.
Mais il ne faut pas s'arrêter là; il faut établir sur des faits certains et mettre dans une lumière irrésistible le point de vue que nous venons d'indiquer. La Rochefoucauld, bien interrogé, va témoigner que, loin d'avoir été entraîné dans la Fronde par Mme de Longueville, c'est lui qui l'y a jetée, et qu'il n'a jamais cessé de l'y diriger.
Lui-même nous a fait connaître quel objet il se proposait dans la liaison qu'il forma avec Mme de Longueville à la fin de 1647. Il demeura parfaitement fidèle au plan qu'il s'était tracé.
1o Depuis longtemps, La Rochefoucauld était irrité de n'avoir pu obtenir du cardinal ni la place de gouverneur du Havre[62], ni celle de commandant de la cavalerie. Il réussit à tourner contre Mazarin Mme de Longueville, en lui faisant croire qu'on ne rendait pas à Condé ce qu'on lui devait. «Mme de Longueville dont j'avois toute la confiance, sentoit aussi vivement que je le pouvois désirer la conduite du cardinal envers le duc d'Enghien[63].» En 1648, avant d'embrasser le parti de la Fronde, La Rochefoucauld tenta une dernière fois de gagner Mazarin, et lui demanda «pour sa maison les mêmes avantages qu'on accordoit à celles de Rohan, de La Trémouille, et à quelques autres», c'est-à-dire le tabouret pour sa femme et la permission d'entrer au Louvre en carrosse. «Je me voyois, dit-il[64], si éloigné des grâces, que je m'étois arrêté à celle-là. J'en parlai au cardinal en partant; il me promit positivement de me l'accorder en peu de temps, mais qu'après mon retour j'aurois les premières lettres de duc qu'on accorderoit, afin que ma femme eût le tabouret. J'allai en Poitou dans cette attente, et j'y pacifiai les désordres (les premiers mouvements de la Fronde); mais je vis que, bien loin de tenir les paroles que le cardinal m'avoit données, il avoit accordé des lettres de duc à six personnes de qualité, sans se souvenir de moi.» Aussi, avant de revenir à Paris, de Poitiers même, le 7 décembre, il écrit à Chavigny, qui lui-même tournoit à la Fronde: «J'ai appris la distribution qu'on a faite de tous les tabourets dont vous avez entendu parler, et comme je n'ai aucune part à cette grâce-là, quoiqu'on eût eu agréable de me la promettre positivement, et par préférence à qui que ce soit, je suis obligé d'aller à Paris pour voir si on me refusera aussi librement dans cette conjecture qu'on a fait après tant de promesses[65].»
Mme de Longueville, suivant les instructions que La Rochefoucauld lui avait laissées, avait commencé bien des trames avec le coadjuteur et le parlement, subjugué Conti et circonvenu Condé; mais elle tenait si peu les rênes de cette intrigue qu'elle écrivit à La Rochefoucauld pour lui soumettre ce qu'elle avait fait, le prier de venir et de décider. Le passage de La Rochefoucauld mérite bien d'être cité[66]: «J'étois dans le premier mouvement qu'un traitement si extraordinaire me devoit causer, lorsque j'appris, par Mme de Longueville, que tout le plan de la guerre civile s'étoit fait et résolu à Noisy entre le prince de Conti, le duc de Longueville, le coadjuteur de Paris et les plus considérables du parlement. Elle me mandoit encore qu'on espéroit d'y engager le prince de Condé, qu'elle ne savoit quelle conduite elle devoit tenir en cette rencontre, ne sachant pas mes sentiments, et qu'elle me prioit de venir en diligence à Paris pour résoudre ensemble si elle devoit avancer ou retarder ce projet. Cette nouvelle me consola de mon chagrin, et je me vis en état de faire sentir à la Reine et au cardinal qu'il leur auroit été utile de m'avoir ménagé. Je demandai mon congé; j'eus peine à l'obtenir, et on ne me l'accorda qu'à la condition que je ne me plaindrois pas du traitement que j'avois reçu et que je ne ferois point d'instances nouvelles sur mes prétentions. Je le promis facilement, et j'arrivai à Paris avec tout le ressentiment que je devois avoir. J'y trouvai les choses comme Mme de Longueville m'avoit mandé; mais j'y trouvai moins de chaleur, soit que le premier mouvement fût passé, ou que la diversité des intérêts et la grandeur du dessein eussent ralenti ceux qui l'avoient entrepris. Mme de Longueville même y avoit formé exprès des difficultés pour me donner le temps d'arriver, et me rendre plus maître de décider. Je ne balançai pas à le faire, et je ressentis un grand plaisir de voir qu'en quelque état que la dureté de la Reine et la haine du cardinal eussent pu me réduire, il me restoit encore des moyens de me venger d'eux.»
2o Ainsi engagée dans la Fronde, Mme de Longueville ne s'y ménagea point. Son mari s'y portait assez de lui-même, c'était sa pente, et elle n'eut pas besoin de l'animer; mais elle donna le prince de Conti à La Rochefoucauld; elle trompa sa mère en refusant de l'accompagner à la cour, sous prétexte de maladie; elle alla jusqu'à se remettre, malgré une grossesse avancée, entre les mains du peuple à l'Hôtel de Ville. Elle fit plus: pour La Rochefoucauld, elle se brouilla avec son frère Condé qui était sa plus grande affection; elle s'efforça de l'attirer à la Fronde; celui-ci s'emporta contre elle; de là cette rupture qui a tant étonné après une amitié si tendre, et ces éclats réciproques de colère dont le secret est maintenant à découvert. «M. le prince de Conti[67]... étoit foible et léger, mais il dépendoit entièrement de Mme de Longueville, et elle me laissoit le soin de le conduire. Le duc de Longueville avoit de l'esprit et de l'expérience; il entroit facilement dans les partis opposés à la cour et il en sortoit avec encore plus de facilité... Il faisoit naître sans cesse des obstacles, et se repentoit de s'être engagé; j'appréhendai même qu'il ne passât plus loin et qu'il ne découvrît à M. le Prince ce qu'il savoit de l'entreprise. Dans ce doute, ... nous fûmes contraints, le marquis de Noirmoutiers et moi, de lui dire que nous allions emmener le prince de Conti et que nous déclarerions dans le monde que lui seul manquoit de foi et de parole à ses amis après les avoir engagés dans un parti qu'il abandonnoit. Il ne put soutenir ces reproches, et il se laissa entraîner à ce que nous voulûmes..... Le Roi, suivi de la Reine, de M. le duc d'Orléans, de M. le Prince, partit secrètement de Paris à minuit, la veille du soir de l'année 1649, et alla à Saint-Germain. Toute la cour suivit avec beaucoup de désordre. Mme la Princesse voulut emmener Mme de Longueville qui étoit sur le point d'accoucher; mais elle feignit de se trouver mal, et demeura à Paris... M. le prince de Conti et Mme de Longueville, pour donner plus de confiance, logèrent dans l'Hôtel de Ville, et se livrèrent entièrement entre les mains du peuple.» Ailleurs[68]: «Encore fallut-il que Mme de Longueville vînt demeurer à l'Hôtel de Ville, pour servir de gage de la foi de son frère et de son mari auprès des peuples qui se défient naturellement des grands, parce que d'ordinaire ils sont les victimes de leurs injures... Le prince de Condé[69]... avoit pris des mesures avec la cour. La liaison que j'avois avec le prince de Conti et Mme de Longueville ne lui étoit pas agréable... Le cardinal se préparoit à sortir du royaume; mais M. le Prince le rassura bientôt, et l'aigreur qu'il fit paraître contre M. le prince de Conti, contre Mme de Longueville et contre moi fut si grande qu'elle ne laissa pas lieu au cardinal de douter qu'elle ne fût véritable.»
3o A la fin de cette première guerre de Paris, en 1649, Condé se réconcilia avec toute sa famille, et même avec La Rochefoucauld. Celui-ci entra dans le traité qui se ménageait, mais d'une façon détournée et qui le peint à merveille. Le tabouret et l'entrée au Louvre en carrosse, voilà le grand objet que poursuivait toujours La Rochefoucauld, mais il ne le fit pas alors ouvertement et sous son nom. Ayant autant d'esprit que d'ambition, il employait l'un à masquer l'autre. Dans la pièce bien connue intitulée: Demandes particulières de messieurs les généraux et autres intéressés, on ne trouve aucune demande de La Rochefoucauld, et on est tenté d'admirer son désintéressement; mais regardez à l'article du prince de Conti, vous y lirez ces mots: «Plus, demande mondit sieur le Prince pour M. le prince de Marcillac, que l'on donne le tabouret à sa femme, qu'on lui paie tous les appointements du gouvernement de Poitou, qui consistent en quatre cent mille cinq cents livres, et qu'on lui conserve l'augmentation de dix-huit mille livres levées pour les fusiliers, dont le paiement lui sera continué, soit qu'ils subsistent ou non.» L'on devine aisément que la sœur avait ici conduit la main du frère, et que c'était Mme de Longueville qui avait mis ce singulier appendice aux demandes du prince de Conti. Mme de Motteville le déclare: «Mme de Longueville[70] n'avoit rien oublié pour faire que toutes les grâces de la cour tombassent sur la tête du prince de Marcillac... Pour la satisfaire amplement[71], il falloit agrandir le prince de Marcillac, et ce fut dans cette conjecture qu'elle eut le tabouret pour sa femme et permission d'entrer dans le Louvre en carrosse. Ces avantages le mettoient au-dessus des ducs et à l'égal des princes, quoiqu'il ne fût ni l'un ni l'autre: il n'étoit pas de maison souveraine.» Mme de Nemours dit la même chose[72]: «Mme de Longueville s'entremit de cet accommodement, et on prétend même que M. de Marcillac en eut de l'argent.» Quel rôle en tout cela que celui de La Rochefoucauld! Mme de Longueville est au moins désintéressée. A la fois elle se compromet et s'efface, uniquement attentive à servir et à complaire.
4o Une fois ses prétentions satisfaites, La Rochefoucauld se montra fort bien disposé pour la cour et Mazarin. Voilà ce que nous apprend Mme de Nemours: «Sitôt que Marcillac, qui ne se hâtoit et ne se pressoit que pour avoir plus tôt ce qui lui avoit été promis du côté de la cour, en eut obtenu ce qu'il prétendoit, il ne pensa plus guère aux intérêts des autres; il trouva dans les siens tout ce qu'il cherchoit, et son compte lui tenoit d'ordinaire toujours lieu de tout. Il fit même trouver bon à Mme de Longueville qu'on n'eût point pensé à elle[73]»
5o Mais Mazarin avait été contraint par une sorte d'insurrection de l'aristocratie indignée de révoquer la faveur qu'il avait faite à La Rochefoucauld. Tout change alors. La Rochefoucauld, se voyant ou se croyant joué, jure de se venger. Il exhale ses ressentiments dans une pièce inédite et très-précieuse à tous égards, Apologie du prince de Marcillac[74], écrite, à ce qu'il paraît, en réponse à des plaintes que Mazarin lui avait faites de sa violente inimitié. La Rochefoucauld y reprend tous ses griefs anciens et nouveaux; le plus sensible lui est la privation de ce malheureux tabouret. Ce curieux fragment est bien de la main du futur auteur des Mémoires et des Maximes; c'est le premier et très-remarquable essai de sa manière ingénieuse, vive, dégagée, et nous ne connaissons point de pareilles pages de prose dans la langue et la littérature française avant les Provinciales. Mais si le style de La Rochefoucauld y est déjà, son âme surtout y est tout entière, cette âme vaine, intéressée, cachant le calcul sous la légèreté, et un fiel secret sous les formes les plus agréables. Voyant que tant de promesses s'étaient réduites à lui rendre le gouvernement du Poitou, de satisfait qu'il était, il se refit opposant, et renoua avec la Fronde. Docile à toutes ses impressions, Mme de Longueville l'y suivit de nouveau avec son mari et son jeune frère, le prince de Conti; cette fois elle réussit à y attirer Condé lui-même; triste succès qui les conduisit tous à leur perte. Bientôt les esprits s'aigrissent, les troubles recommencent, les princes sont mis en prison; on veut aussi arrêter Mme de Longueville, et on lui donne l'ordre d'aller trouver la Reine au Palais-Royal. «Au[75] lieu d'obéir, dit La Rochefoucauld, elle résolut, par le conseil du prince de Marcillac, de partir à l'heure même pour aller en très-grande diligence en Normandie, afin d'engager cette province et le parlement de Rouen de prendre le parti des princes, et s'assurer de ses amis, des places du duc de Longueville et du Havre-de-Grâce.» Nous le demandons, qui des deux entraîna l'autre dans cette seconde guerre, bien autrement sérieuse que la première? Mais nous nous hâtons de le dire: ici tous deux se conduisirent également bien. Pendant que Mme de Longueville engageait ses pierreries en Hollande pour se défendre à Stenay, La Rochefoucauld, en Guyenne, exposait aussi sa fortune. C'est le moment le plus douloureux et le plus touchant de leurs amours et de leurs aventures. Ils étaient éloignés l'un de l'autre, mais ils s'aimaient encore, ils servaient avec ardeur la même cause, ils combattaient et ils souffraient ensemble.
6o En 1651, après la délivrance des princes, La Rochefoucauld était las de la guerre, et il semble qu'il n'y rentra que pour plaire à Mme de Longueville. «Le duc de La Rochefoucauld[76] ne pouvoit pas témoigner si ouvertement sa répugnance pour cette guerre; il étoit obligé de suivre les sentiments de Mme de Longueville, et ce qu'il pouvoit faire alors étoit d'essayer de lui faire désirer la paix.» Quels étaient donc les sentiments de Mme de Longueville? Voulait-elle continuer la guerre pour y jouer un rôle et par cette ambition de gloire qu'on lui a tant reprochée? Pas le moins du monde. Ses pensées étaient bien plus humbles. Encore attachée à La Rochefoucauld, elle voyait avec peine une paix qui les allait séparer. «Mme de Longueville[77] savoit que le coadjuteur l'avait brouillée irrévocablement avec son mari, et qu'après les impressions qu'il lui avoit données de sa conduite, elle ne pouvoit l'aller trouver en Normandie sans exposer au moins sa liberté. Cependant le duc de Longueville vouloit la retenir auprès de lui par toutes sortes de voies, et elle n'avoit plus de prétexte d'éviter ce périlleux voyage qu'en portant M. son frère à se préparer à une guerre civile.» Ici La Rochefoucauld lui donna un excellent conseil: il lui persuada de ne point prendre une telle responsabilité, de se retirer à Montrond avec la princesse de Condé et de laisser les choses se débrouiller d'elles-mêmes. «Il[78] fit voir à Mme de Longueville qu'il n'y avoit que son éloignement de Paris qui pût satisfaire son mari et l'empêcher de faire le voyage qu'elle craignoit; que M. le Prince se pouvoit aisément lasser de la protection qu'il lui avoit donnée jusqu'alors, ayant un prétexte aussi spécieux que celui de réconcilier une femme avec son mari, et surtout s'il croyoit s'attacher par là M. le duc de Longueville; de plus, qu'on l'accusoit de fomenter elle seule le désordre, qu'elle se trouveroit responsable en plusieurs façons, et envers M. son frère et envers le monde, d'allumer dans le royaume une guerre dont les événements seroient funestes à sa maison et à l'État...; qu'enfin, pour remédier à tant d'inconvénients, il lui conseilloit de prier M. le Prince de trouver bon que Mme la Princesse, M. le duc d'Enghien et elle se retirassent à Montrond, pour ne l'embarrasser point dans une marche précipitée s'il se trouvoit obligé de partir, et pour n'avoir pas aussi le scrupule de participer à la périlleuse résolution qu'il alloit prendre, ou de mettre le feu dans le royaume par une guerre civile, ou de confier sa vie, sa liberté et sa fortune sur la foi douteuse du cardinal Mazarin. Ce conseil fut approuvé de Mme de Longueville, et M. le Prince voulut qu'il fût suivi bientôt après.»
Mme de Longueville, dans cette dernière circonstance comme dans toutes les précédentes, n'entraîna donc pas La Rochefoucauld; elle se laissa guider par lui; elle obéit à ses conseils qui lui furent des ordres.
Ou bien il faut renoncer à toute critique historique, ou de ces témoignages accumulés et que nous eussions pu grossir encore de toutes sortes de passages analogues, il faut tirer cette conclusion: 1o Que ce n'est pas Mme de Longueville, comme on ne cesse de le répéter, qui jeta La Rochefoucauld dans la Fronde; que loin de là, c'est La Rochefoucauld qui l'y engagea de dessein prémédité et par intérêt; 2o Que la conduite de Mme de Longueville dans la Fronde doit être rapportée à La Rochefoucauld qui la gouvernait, et que la seule chose qui y soit bien à elle est le caractère qu'elle déploya quand l'intrigue devint une tempête, quand il fallut payer de sa personne, jouer son honneur, son repos, sa fortune et sa vie, retenant encore sous la main d'un autre ce qu'elle ne pouvait jamais perdre, la hauteur et l'énergie de la sœur de Condé.
Longtemps l'aveuglement de Mme de Longueville sur les ressorts particuliers qui mouvaient La Rochefoucauld fut entier; mais comme elle joignait beaucoup de finesse à beaucoup de passion, quand ils étaient séparés et qu'elle n'était plus sous le charme ou sous le joug de sa présence, ses yeux s'ouvraient à demi; et dans le voyage de Guyenne, ayant rencontré le duc de Nemours qui lui offrait toutes les apparences de la parfaite chevalerie, et passait alors pour très-occupé de Mme de Châtillon, l'absence, le vide qui commençait à se faire dans son cœur, le goût inné de plaire, l'envie de montrer la puissance de ses charmes, et de troubler une rivale qui ménageait et voulait conserver à la fois Nemours et Condé, enfin la liberté et l'abandon d'un voyage, la rendirent plus accessible qu'elle n'aurait dû l'être aux empressements du jeune et beau cavalier. Rien ne prouve qu'elle ait été au delà de la tentation. A peine de retour à Paris, Nemours l'oublia, reprit les fers de Mme de Châtillon, qui triompha avec sa perfidie accoutumée du sacrifice qu'on lui faisait. De son côté, justement blessé, La Rochefoucauld se brouilla pour toujours avec elle. On dit[79] qu'il saisit avec joie cette occasion de se séparer d'elle, comme il le désirait depuis longtemps. Soit; mais il fallait s'en tenir là, il ne fallait pas la calomnier dans l'esprit de Condé, lui imputer le lâche dessein d'avoir voulu ruiner tout le parti et trahir son frère pour servir les intérêts du duc de Nemours[80], accusation absurde et que toute sa conduite dément, et la peindre comme une créature vulgaire, capable de se porter aux mêmes extrémités pour tout autre, si cet autre le désirait; il ne fallait pas, comme le dit si bien Mme de Motteville[81], «d'amant devenir ennemi», et se laisser entraîner par la vengeance à des offenses qui allèrent, dit encore Mme de Motteville, «au delà de ce qu'un chrétien doit à Dieu et un homme d'honneur à une dame.»
Est-il possible, en effet, qu'un ressentiment, dont le fond était l'amour-propre blessé, car alors La Rochefoucauld aimait bien faiblement Mme de Longueville, si jamais il l'a véritablement aimée[82], ait pu abaisser un homme d'honneur tel que lui jusqu'à le faire entrer dans les manœuvres honteuses de Mme de Châtillon? Mme de Motteville fait connaître, comme à regret, la conduite de La Rochefoucauld en cette circonstance[83]: «Mme de Châtillon se servit du duc de La Rochefoucauld et de ses passions. M. de La Rochefoucauld m'a dit que la jalousie et la vengeance le firent agir soigneusement, et qu'il fit tout ce qu'elle voulut.» Or, ce que voulait Mme de Châtillon, c'était humilier Mme de Longueville, garder Nemours pour ses plaisirs et Condé pour sa fortune. La Rochefoucauld a si peu le sentiment du bien et du mal, de l'honnête et du déshonnête, qu'il raconte ce qu'il a fait avec une sorte de complaisance; il a l'air de triompher d'une intrigue si habilement ourdie. «Mme de Châtillon[84] fit naître le désir de la paix par des moyens fort agréables. Elle crut qu'un si grand bien devoit être l'ouvrage de sa beauté, et mêlant de l'ambition avec le dessein de faire une nouvelle conquête, elle voulut en même temps triompher du cœur de M. le Prince et tirer de la cour tous les avantages de la négociation. Ces raisons ne furent pas les seules qui lui donnèrent ces pensées: il y avoit un intérêt de vanité et de vengeance qui y eut autant de part que le reste. L'émulation que la beauté et la galanterie produisent souvent parmi les dames avoit causé une extrême aigreur entre Mme de Longueville et Mme de Châtillon; elles avoient longtemps caché leurs sentiments, mais enfin ils parurent avec éclat de part et d'autre; et Mme de Châtillon ne borna pas sa victoire à obliger M. de Nemours de rompre par des circonstances très piquantes et très publiques tout le commerce qu'il avoit avec Mme de Longueville, elle voulut encore lui ôter la connaissance des affaires et disposer seule de la conduite et des intérêts de M. le Prince. Le duc de Nemours, qui avoit beaucoup d'engagement avec elle, approuva ce dessein; il crut que, pouvant régler la conduite de Mme de Châtillon vers M. le Prince, elle lui inspireroit les sentiments qu'il lui voudroit donner, et qu'ainsi il disposeroit de l'esprit de M. le Prince par le pouvoir qu'il avoit sur celui de Mme de Châtillon. Le duc de La Rochefoucauld de son côté avoit bien plus de part que personne à la confiance de M. le Prince, et se trouvoit en même temps dans une liaison très-étroite avec le duc de Nemours et Mme de Châtillon... Il porta M. le Prince à s'engager avec elle et à lui donner la terre de Merlou en propre; il la disposa aussi à ménager M. le Prince et M. de Nemours, en sorte qu'elle les conservât tous deux, et fit approuver à M. de Nemours cette liaison qui ne lui devoit pas être suspecte, puisqu'on vouloit lui en rendre compte et ne s'en servir que pour lui donner la principale part aux affaires. Cette machine, étant conduite et réglée par le duc de La Rochefoucauld, lui donnoit la disposition presque entière de tout ce qui la composoit, et ainsi ces quatre personnes y trouvant également leur avantage, elle eût eu sans doute à la fin le succès qu'ils s'étoient proposé, si la fortune ne s'y fût opposée.» Achevons ce tableau par un trait que La Rochefoucauld a oublié et que fournit Mademoiselle: «[85]Mme de Châtillon, MM. de Nemours et de La Rochefoucauld, lesquels espéroient de grands avantages par un traité, la première cent mille écus, l'autre un gouvernement, et le dernier pareille somme, ne songeoient qu'à faire faire la paix à M. le Prince.»
Ainsi à la fin comme au milieu et au début de sa liaison avec Mme de Longueville, les seuls mobiles de La Rochefoucauld furent l'intérêt et l'amour-propre. Un jour dans ses Maximes il y réduira toute la nature humaine, la renfermant tout entière dans l'enceinte de sa personne, et donnant pour limites au monde moral celle de sa fort petite expérience de frondeur et de courtisan[86].
On sourit en vérité d'entendre dire à l'auteur des Mémoires et des Maximes, dans le portrait qu'il nous a laissé de lui-même: «L'ambition ne me travaille point..... j'ai les sentiments vertueux..... je suis fort secret et j'ai moins de difficulté que personne à taire ce qu'on m'a dit en confidence... J'aime mes amis, et je les aime d'une façon que je ne balancerois pas un moment à sacrifier mes intérêts aux leurs.» Segrais était bien difficile en fait d'éloge, ou il n'avait pas lu celui-là, lorsqu'il dit que La Rochefoucauld ne se louait jamais[87]. Mme de Longueville aurait plus aisément reconnu La Rochefoucauld aux traits suivants: «Je ne suis pas incapable de me venger si l'on m'avoit offensé et qu'il y allât de mon honneur à me ressentir de l'injure qu'on m'auroit faite; au contraire, je serois assuré que le devoir feroit si bien en moi l'office de la haine, que je poursuivrois ma vengeance avec encore plus de vigueur qu'un autre.» Le vrai portrait de La Rochefoucauld est celui que Retz en a tracé[88]: «Il y a toujours eu du je ne sais quoi en tout M. de La Rochefoucauld. Il a voulu se mêler d'intrigues dès son enfance, et en un temps où il ne sentoit pas les petits intérêts qui n'ont jamais été son faible, et où il ne connoissoit pas les grands qui d'un autre sens n'ont pas été son fort. Il n'a jamais été capable d'aucunes affaires... sa vue n'étoit pas assez étendue..... il a toujours eu une irrésolution habituelle..... il n'a jamais été guerrier, quoiqu'il fût très soldat; il n'a jamais été par lui-même bon courtisan, quoiqu'il ait toujours eu bonne intention de l'être; il n'a jamais été bon homme de parti, quoique toute sa vie il y ait été engagé... ce qui, joint à ses Maximes qui ne marquent pas assez de foi à la vertu, et à sa politique qui a toujours été à sortir des affaires avec autant d'impatience qu'il y étoit entré, me fait conclure qu'il eût beaucoup mieux fait de se connaître et de se réduire à passer, comme il l'eût pu, pour le courtisan le plus poli et pour le plus honnête homme à l'égard de la vie commune qui eût paru dans son siècle.»
Quant à Mme de Longueville, elle est loin d'être parfaite assurément; mais au milieu des folies où la passion l'entraîne, on sent du moins que l'intérêt ne lui est de rien. Son défaut, celui dont elle s'accuse sans cesse et qu'elle poursuit en elle sous toutes ses faces avec un raffinement de sévérité, est le désir de plaire et de paraître. Son seul tort envers La Rochefoucauld est ce court moment de légèreté et de coquetterie dans le voyage de Guyenne. C'est là sa vraie tache. Tout le reste de sa conduite dans la Fronde s'explique et se défend aisément au point de vue que nous avons marqué.