Читать книгу Actes et Paroles, Volume 3 - Victor Hugo, Clara Inés Bravo Villarreal - Страница 21
BORDEAUX
II
ОглавлениеPOUR LA GUERRE DANS LE PRESENT ET POUR LA PAIX DANS L'AVENIR
ASSEMBLEE NATIONALE
SEANCE DU 1er MARS 1871
Presidence de M. JULES GREVY
M. LE PRESIDENT. – La parole est a M. Victor Hugo. (Mouvement d'attention.)
M. VICTOR HUGO. – L'empire a commis deux parricides, le meurtre de la republique, en 1851, le meurtre de la France, en 1871. Pendant dix-neuf ans, nous avons subi – pas en silence – l'eloge officiel et public de l'affreux regime tombe; mais, au milieu des douleurs de cette discussion poignante, une stupeur nous etait reservee, c'etait d'entendre ici, dans cette assemblee, begayer la defense de l'empire, devant le corps agonisant de la France, assassinee. (Mouvement.)
Je ne prolongerai pas cet incident, qui est clos, et je me borne a constater l'unanimite de l'Assemblee…
Quelques voix. – Moins cinq!
M. VICTOR HUGO. – Messieurs, Paris, en ce moment, est sous le canon prussien; rien n'est termine et Paris attend; et nous, ses representants, qui avons pendant cinq mois vecu de la meme vie que lui, nous avons le devoir de vous apporter sa pensee.
Depuis cinq mois, Paris combattant fait l'etonnement du monde; Paris, en cinq mois de republique, a conquis plus d'honneur qu'il n'en avait perdu en dix-neuf ans d'empire. (Bravo! bravo!)
Ces cinq mois de republique ont ete cinq mois d'heroisme. Paris a fait face a toute l'Allemagne; une ville a tenu en echec une invasion; dix peuples coalises, ce flot des hommes du nord qui, plusieurs fois deja, a submerge la civilisation, Paris a combattu cela. Trois cent mille peres de famille se sont improvises soldats. Ce grand peuple parisien a cree des bataillons, fondu des canons, eleve des barricades, creuse des mines, multiplie ses forteresses, garde son rempart; et il a eu faim, et il a eu froid; en meme temps que tous les courages, il a eu toutes les souffrances. Les enumerer n'est pas inutile, l'histoire ecoute.
Plus de bois, plus de charbon, plus de gaz, plus de feu, plus de pain! Un hiver horrible, la Seine charriant, quinze degres de glace, la famine, le typhus, les epidemies, la devastation, la mitraille, le bombardement. Paris, a l'heure qu'il est, est cloue sur sa croix et saigne aux quatre membres. Eh bien, cette ville qu'aucune n'egalera dans l'histoire, cette ville majestueuse comme Rome et stoique comme Sparte, cette ville que les prussiens peuvent souiller, mais qu'ils n'ont pas prise (Tres bien! tres bien!), – cette cite auguste, Paris, nous a donne un mandat qui accroit son peril et qui ajoute a sa gloire, c'est de voter contre le demembrement de la patrie (bravos sur les bancs de la gauche); Paris a accepte pour lui les mutilations, mais il n'en veut pas pour la France.
Paris se resigne a sa mort, mais non a notre deshonneur (Tres bien! tres bien!), et, chose digne de remarque, c'est pour l'Europe en meme temps que pour la France que Paris nous a donne le mandat d'elever la voix. Paris fait sa fonction de capitale du continent.
Nous avons une double mission a remplir, qui est aussi la votre:
Relever la France, avertir l'Europe. Oui, la cause de l'Europe, a l'heure qu'il est, est identique a la cause de la France. Il s'agit pour l'Europe de savoir si elle va redevenir feodale; il s'agit de savoir si nous allons etre rejetes d'un ecueil a l'autre, du regime theocratique au regime militaire.
Car, dans cette fatale annee de concile et de carnage… (Oh! oh!)
Voix a gauche: Oui! oui! tres bien!
M. VICTOR HUGO. – Je ne croyais pas qu'on put nier l'effort du pontificat pour se declarer infaillible, et je ne crois pas qu'on puisse contester ce fait, qu'a cote du pape gothique, qui essaye de revivre, l'empereur gothique reparait. (Bruit a droite. – Approbation sur bancs de la gauche.)
Un membre a droite.– Ce n'est pas la question!
Un autre membre a droite.– Au nom des douleurs de la patrie, laissons tout cela de cote. (Interruption.)
M. LE PRESIDENT. – Vous n'avez pas la parole. Continuez, monsieur
Victor Hugo.
M. VICTOR HUGO. – Si l'oeuvre violente a laquelle on donne en ce moment le nom de traite s'accomplit, si cette paix inexorable se conclut, c'en est fait du repos de l'Europe; l'immense insomnie du monde va commencer. (Assentiment a gauche.)
Il y aura desormais en Europe deux nations qui seront redoutables; l'une parce qu'elle sera victorieuse, l'autre parce qu'elle sera vaincue. (Sensation.)
M. LE CHEF DU POUVOIR EXECUTIF. – C'est vrai!
M. DUFAURE, ministre de la justice. – C'est tres vrai!
M. VICTOR HUGO. – De ces deux nations, l'une, la victorieuse, l'Allemagne, aura l'empire, la servitude, le joug soldatesque, l'abrutissement de la caserne, la discipline jusque dans les esprits, un parlement tempere par l'incarceration des orateurs… (Mouvement.)
Cette nation, la nation victorieuse, aura un empereur de fabrique militaire en meme temps que de droit divin, le cesar byzantin double du cesar germain; elle aura la consigne a l'etat de dogme, le sabre fait sceptre, la parole muselee, la pensee garrottee, la conscience agenouillee; pas de tribune! pas de presse! les tenebres!
L'autre, la vaincue, aura la lumiere. Elle aura la liberte, elle aura la republique; elle aura, non le droit divin, mais le droit humain; elle aura la tribune libre, la presse libre, la parole libre, la conscience libre, l'ame haute! Elle aura et elle gardera l'initiative du progres, la mise en marche des idees nouvelles et la clientele des races opprimees! (Tres bien! tres bien!) Et pendant que la nation victorieuse, l'Allemagne, baissera le front sous son lourd casque de horde esclave, elle, la vaincue sublime, la France, elle aura sur la tete sa couronne de peuple souverain. (Mouvement.)
Et la civilisation, remise face a face avec la barbarie, cherchera sa voie entre ces deux nations, dont l'une a ete la lumiere de l'Europe et dont l'autre en sera la nuit.
De ces deux nations, l'une triomphante et sujette, l'autre vaincue et souveraine, laquelle faut-il plaindre? Toutes les deux. (Nouveau mouvement.)
Permis a l'Allemagne de se trouver heureuse et d'etre fiere avec deux provinces de plus et la liberte de moins. Mais nous, nous la plaignons; nous la plaignons de cet agrandissement, qui contient tant d'abaissement, nous la plaignons d'avoir ete un peuple et de n'etre plus qu'un empire. (Bravo! bravo!)
Je viens de dire: l'Allemagne aura deux provinces de plus. – Mais ce n'est pas fait encore, et j'ajoute: – cela ne sera jamais fait. Jamais, jamais! Prendre n'est pas posseder. Possession suppose consentement. Est-ce que la Turquie possedait Athenes? Est-ce que l'Autriche possedait Venise? Est-ce que la Russie possede Varsovie? (Mouvement.) Est-ce que l'Espagne possede Cuba? Est-ce que l'Angleterre possede Gibraltar? (Rumeurs diverses.) De fait, oui; de droit, non! (Bruit.)
Voix a droite. – Ce n'est pas la question!
M. VICTOR HUGO. – Comment, ce n'est-pas la question!
A gauche. – Parlez! parlez!
M. LE PRESIDENT. – Veuillez continuer, monsieur Victor Hugo.
M. VICTOR HUGO. – La conquete est la rapine, rien de plus. Elle est un fait, soit; le droit ne sort pas du fait. L'Alsace et la Lorraine – suis-je dans la question? – veulent rester France; elles resteront France malgre tout, parce que la France s'appelle republique et civilisation; et la France, de son cote, n'abandonnera rien de son devoir envers l'Alsace et la Lorraine, envers elle-meme, envers le monde.
Messieurs, a Strasbourg, dans cette glorieuse Strasbourg ecrasee sous les bombes prussiennes, il y a deux statues, Gutenberg et Kleber. Eh bien, nous sentons en nous une voix qui s'eleve, et qui jure a Gutenberg de ne pas laisser etouffer la civilisation, et qui jure a Kleber de ne pas laisser etouffer la republique. (Bravo! bravo! – Applaudissements.)
Je sais bien qu'on nous dit: Subissez les consequences de la situation faite par vous. On nous dit encore: Resignez-vous, la Prusse vous prend l'Alsace et une partie de la Lorraine, mais c'est votre faute et c'est son droit; pourquoi l'avez-vous attaquee? Elle ne vous faisait rien; la France est coupable de cette guerre et la Prusse en est innocente.
La Prusse innocente!.. Voila plus d'un siecle que nous assistons aux actes de la Prusse, de cette Prusse qui n'est pas coupable, dit-on, aujourd'hui. Elle a pris… (Bruit dans quelques parties de la salle.)
M. LE PRESIDENT. – Messieurs, veuillez faire silence. Le bruit interrompt l'orateur et prolonge la discussion.
M. VICTOR HUGO. – Il est extremement difficile de parler a l'Assemblee, si elle ne veut pas laisser l'orateur achever sa pensee.
De tous cotes. – Parlez! parlez! continuez!
M. LE PRESIDENT. – Monsieur Victor Hugo, les interpellations n'ont pas la signification que vous leur attribuez.
M. VICTOR HUGO. – J'ai dit que la Prusse est sans droit. Les prussiens sont vainqueurs, soit; maitriseront-ils la France? non! Dans le present, peut-etre; dans l'avenir, jamais! (Tres bien! – Bravo!)
Les anglais ont conquis la France, ils ne l'ont pas gardee; les prussiens investissent la France, ils ne la tiennent pas. Toute main d'etranger qui saisira ce fer rouge, la France, le lachera. Cela tient a ce que la France est quelque chose de plus qu'un peuple. La Prusse perd sa peine; son effort sauvage sera un effort inutile.
Se figure-t-on quelque chose de pareil a ceci: la suppression de l'avenir par le passe? Eh bien, la suppression de la France par la Prusse, c'est le meme reve. Non! la France ne perira pas! Non! quelle que soit la lachete de l'Europe, non! sous tant d'accablement, sous tant de rapines, sous tant de blessures, sous tant d'abandons, sous cette guerre scelerate, sous cette paix epouvantable, mon pays ne succombera pas! Non!
M. THIERS, chef du pouvoir executif. – Non!
De toutes parts. – Non! non!
M. VICTOR HUGO. – Je ne voterai point cette paix, parce que, avant tout, il faut sauver l'honneur de son pays; je ne la voterai point, parce qu'une paix infame est une paix terrible. Et pourtant, peut-etre aurait-elle un merite a mes yeux: c'est qu'une telle paix, ce n'est plus la guerre, soit, mais c'est la haine. (Mouvement.) La haine contre qui? Contre les peuples? non! contre les rois! Que les rois recueillent ce qu'ils ont seme. Faites, princes; mutilez, coupez, tranchez, volez, annexez, demembrez! Vous creez la haine profonde; vous indignez la conscience universelle. La vengeance couve, l'explosion sera en raison de l'oppression. Tout ce que la France perdra, la Revolution le gagnera. (Approbation sur les bancs de la gauche.)
Oh! une heure sonnera – nous la sentons venir – cette revanche prodigieuse. Nous entendons des a present notre triomphant avenir marcher a grands pas dans l'histoire. Oui, des demain, cela va commencer; des demain, la France n'aura plus qu'une pensee: se recueillir, se reposer dans la reverie redoutable du desespoir; reprendre des forces; elever ses enfants, nourrir de saintes coleres ces petits qui deviendront grands; forger des canons et former des citoyens, creer une armee qui soit un peuple; appeler la science au secours de la guerre; etudier le procede prussien, comme Rome a etudie le procede punique; se fortifier, s'affermir, se regenerer, redevenir la grande France, la France de 92, la France de l'idee et la France de l'epee. (Tres bien! tres bien!)
Puis, tout a coup, un jour, elle se redressera! Oh! elle sera formidable; on la verra, d'un bond, ressaisir la Lorraine, ressaisir l'Alsace!
Est-ce tout? non! non! saisir, – ecoutez-moi, – saisir Treves, Mayence,
Cologne, Coblentz…
Sur divers bancs. – Non! non!
M. VICTOR HUGO. – Ecoutez-moi, messieurs. De quel droit une assemblee francaise interrompt-elle l'explosion du patriotisme?
Plusieurs membres. – Parlez, achevez l'expression de votre pensee.
M. VICTOR HUGO. – On verra la France se redresser, on la verra ressaisir la Lorraine, ressaisir l'Alsace. (Oui! oui! – Tres bien!) Et puis, est-ce tout? Non… saisir Treves, Mayence, Cologne, Coblentz, toute la rive gauche du Rhin… Et on entendra la France crier: C'est mon tour! Allemagne, me voila! Suis-je ton ennemie? Non! je suis ta soeur. (Tres bien! tres bien!) Je t'ai tout repris, et je te rends tout, a une condition: c'est que nous ne ferons plus qu'un seul peuple, qu'une seule famille, qu'une seule republique. (Mouvements divers.) Je vais demolir mes forteresses, tu vas demolir les tiennes. Ma vengeance, c'est la fraternite! (A gauche: Bravo! bravo!) Plus de frontieres! Le Rhin a tous! Soyons la meme republique, soyons les Etats-Unis d'Europe, soyons la federation continentale, soyons la liberte europeenne, soyons la paix universelle! Et maintenant serrons-nous la main, car nous nous sommes rendu service l'une a l'autre; tu m'as delivree de mon empereur, et je te delivre du tien. (Bravo! bravo! – Applaudissements.)
* * * * *
M. TACHARD. – Messieurs, au nom des representants de ces provinces malheureuses dont on discute le sort, je viens expliquer a l'Assemblee l'interruption que nous nous sommes permise au moment meme ou nous etions tous haletants, ecoutant avec enthousiasme l'eloquente parole qui nous defendait.
Ces deux noms de Mayence et de Coblentz ont ete prononces naguere par une bouche qui n'etait ni aussi noble ni aussi honnete que celle que nous venons d'entendre. Ces deux noms nous ont perdus, c'est pour eux que nous subissons le triste sort qui nous attend. Eh bien, nous ne voulons plus souffrir pour ce mot et pour cette idee. Nous sommes francais, messieurs, et, pour nous, il n'y a qu'une patrie, la France, sans laquelle nous ne pouvons pas vivre. (Tres bien! tres bien!) Mais nous sommes justes parce que nous sommes francais, et nous ne voulons pas qu'on fasse a autrui ce que nous ne voudrions pas qu'il nous fut fait. (Bravo! – Applaudissements.)