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LETTRE PREMIÈRE.

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Table des matières

Vous vous plaignez, Monsieur, des articles de biographie ou de nécrologie qui ont été faits sur M. Ducis. Vous vous étonnez d’entendre son nom, son caractère, ses opinions, sa conduite, souvent invoqués dans des controverses politiques auxquelles il fut étranger toute sa vie. On diroit que le petit nombre de personnes qui ont eu des relations intimes avec cet homme d’une trempe d’ame, de caractère, et d’esprit si particulière, se soient reposés sur ceux qui l’ont à peine vu, du soin de le faire connoître: de là, des erreurs, des méprises fréquentes à son sujet; de là, plusieurs calomnies contre sa mémoire, calomnies que la malignité inventa, que la sottise et la crédulité propagèrent, et dont l’esprit de parti s’empare comme pour se faire un appui d’un nom qui doit être, sans doute, en vénération auprès de tous les hommes de bien, mais qui ne peut jamais faire autorité dans aucune question politique.

Si, comme je le pense, vos plaintes sont fondées, pourquoi, Monsieur, ne pas remplir vous-même la noble tâche de peindre les qualités d’une ame qui s’épancha si souvent dans la vôtre? Quel meilleur usage pourriez-vous faire de vos souvenirs, de votre raison, de votre excellent esprit? N’est-ce pas vous qui avez, si je puis dire ainsi, continué Thomas dans ses affections? Votre amitié n’a-t-elle pas le droit d’aînesse sur la mienne? La mémoire de ce digne vieillard ne trouveroit - elle pas dans la garantie de vos lumières et de votre expérience, une égide contre la calomnie, que je me sens incapable de lui offrir? Pourquoi donc me laisser, ou plutôt m’imposer un soin où je ne puis montrer que du dévouement, du zèle, et de la sincérité ? Que de choses me manquent, pour m’acquitter convenablement d’un pareil devoir!

Mais ce mot de devoir que vous avez prononcé, me fait une loi de tenter du moins de répondre à vos desirs. Je sens qu’il m’est doux de m’occuper d’un pareil sujet et de m’entretenir de M. Ducis avec vous. C’est le faire vivre encore au milieu de nous par la pensée. En vous parlant de lui, toutefois, je le ferai parler lui-même le plus souvent que je pourrai. Vous jugerez si mes récits vous retracent avec quelque vérité la personne, le caractère, et les talents d’un ami qui vous fut si cher et si dévoué, et s’ils peuvent donner de lui une idée juste à ceux qui ne l’ont connu que par ses ouvrages. Plus je le peindrai fidèlement, plus je suis sûr de le faire aimer.

Qu’on ne s’imagine donc pas que je veuille composer un roman à propos d’un homme qui fut si vrai, qui n’affecta rien, qui ne prétendit à rien, qui n’ambitionna rien, qui ne voulut rien être. S’il peut y avoir quelque mérite dans mes tableaux, ce sera celui de la fidélité. Aussi, ne consulterai-je, pour obéir à votre vœu, que le souvenir d’une liaison de dix années qui, dans les cinq dernières, devint une parfaite intimité ; que les lettres nombreuses qu’il m’écrivit dans l’effusion de son cœur; la correspondance étendue qu’il eut avec vous, et que vous m’avez confiée; ses ouvrages déjà connus et ceux qu’il n’a point publiés; les papiers et les écrits de sa main qu’il m’a laissés, et enfin le témoignage de quelques personnes dignes de foi, qui ont eu avec lui des rapports particuliers.

Je crains qu’en me lisant vous n’ayez plus d’une occasion de vous rappeler que le mouvement rapide et familier d’une lettre dispense d’un ordre méthodique bien rigoureux; je tâcherai cependant de ne point oublier que le désordre et la confusion dans les détails pourroient s’interpréter comme un manque d’égards, à-la-fois, pour la personne dont je veux honorer la mémoire, et pour celle à qui je m’adresse.

On pourroit distinguer dans chaque homme trois caractères différents: celui que le monde lui suppose, celui que lui-même s’attribue, celui qu’il a réellement. On pourroit encore remarquer une différence entre le caractère que la nature nous a donné, qui perce malgré nous et se trahit toujours par quelque point, et celui que la société nous a fait, ou que nous nous sommes fait pour la société. Ce mélange, qui frappe souvent nos yeux, n’existoit pas chez M. Ducis. Son caractère étoit le développement de son naturel. Ce caractère s’étoit formé dans la vie de famille, vie qu’il mena tant qu’il eut une famille. Il s’étoit ensuite conservé dans la solitude et fortifié dans la méditation. Les frottements de la société n’en avoient altéré aucune partie. Son naturel avoit quelque chose tout à-la-fois de doux et de sauvage. On le trouvoit bon, facile, et simple, comme un enfant, avec tous ceux dont l’honnêteté d’ame, l’humeur, et les goûts pouvoient avoir quelque rapport, quelque point de contact avec lui. Mais cet enfant si simple et si facile, montroit une volonté indomptable sur tout ce qui touchoitaux choses de conscience, aux principes d’honneur, aux règles de conduite qu’il s’étoit prescrites. Ainsi, lorsqu’on se hasardoit à lui donner quelque conseil qui portoit atteinte à l’indépendance de son caractère; lorsqu’on lui proposoit quelque démarche qui tendoit à rompre l’équilibre où il avoit placé son ame; lors même qu’on venoit à ébranler fortement quelque corde délicate de son coeur; ou seulement à remuer des souvenirs qu’il eût voulu pouvoir chasser de sa mémoire; on eût dit alors un lion qui se réveilloit en secouant la crinière; et le feu de ses regarda, l’éclat de sa voix, la menaçante expression de ses traits, eussent fait pâlir le plus déterminé. Vous savez, Monsieur, s’il y a rien ici d’exagéré. Nous avons connu ce lion et cet enfant; et, dans le cours de ces lettres, nous aurons plus d’une occasion d’observer ces deux natures dans le même caractère.

(a) M. Ducis étoit religieux, et je n’ai pas besoin de dire qu’il l’étoit sincèrement. Mais la religion même fortifioit en lui cette résistance énergique à tout ce qui blessoit sa conscience ou sa raison. Plus habituellement, elle donnoit à son ame une sérénité que ne troubloient ni les orages de la vie, ni les souffrances physiques. Il ne portoit jamais la conversation, sans nécessité, sur les matières sévères de la religion; mais il eût regardé comme une lâcheté de ne pas professer hautement, quand il le falloit, les sentiments et les croyances qu’il avoit dans le cœur, et il eût au besoin crié, comme Polyeucte: je suis chrétien!

Un homme, qui passoit pour peu religieux, étant venu le voir de grand matin, et insistant vivement pour être reçu: dites-lui, s’écria M. Ducis, qu’il attende que j’aie achevé ma prière. Il ne rougissoit pas de prier, le soir et le matin, celui qui a fait le soir et le matin. Du reste, rigoureux envers lui-même, indulgent envers les autres, ne présumant jamais le mal, tout sembloit innocence à ses regards innocents.

Son amitié avoit quelque chose de grave; elle étoit imposante, mais elle étoit dévouée. Trompé souvent dans ses affections, son cœur étoit demeuré sans défiance, même dans la vieillesse. La prudence humaine étoit une qualité dont il faisoit peu de cas. Il falloit que ses amis l’avertissent des pièges les plus grossiers; sans quoi, il s’y fût précipité avec l’imprévoyance d’un enfant. On voit qu’avec ces dispositions, M. Ducis devoit être tout-à-fait étranger à ce qu’on nomme l’esprit de conduite. Il y suppléoit par je ne sais quel heureux instinct, par un droit sens qui le dirigeoit sûrement, et par l’habitude constante de ne point contrarier ses répugnances naturelles. Il combattoit quelquefois ses penchants, jamais ses aversions. Faut-il ajouter qu’il ignoroit, qu’il dédaignoit cet art si futile et si compliqué qu’on est convenu d’appeler l’usage du monde? A quoi lui eût servi cette frivole étude? il n’alloit pas dans le monde. Mais il portoit chez ses amis un sentiment inné de toutes les vraies bienséances sociales; et, dans les plus simples relations, une bienveillance obligeante, qui ne se bornoit point à de simples formules et à de vains dehors.

Près des femmes, cette politesse prenoit un caractère tendre et respectueux, que l’usage du monde ne donne pas toujours, et qu’il affoiblit trop souvent. Personne ne célébra mieux que lui leurs vertus domestiques. Et qu’on ne croie pas qu’il fut insensible à leurs attraits, ni à leurs graces naturelles; il les aima jusqu’à la fin de sa vie. Mais il les considéroit toujours sous des rapports de famille. Elles étoient toutes pour lui, suivant le degré de leur âge et les rêves de son imagination, ou des filles respectueuses, ou des sœurs tendres, ou de chastes épouses, ou des mères indulgentes et passionnées. Et, dans cette succession d’états et de devoirs différents, il se les représentoit comme destinées par Dieu même à nous faire goûter, depuis le berceau jusqu’à la tombe, toutes les joies, tous les enchantements réunis de l’innocence, de l’amour, et de la vertu.

Si, dans cette esquisse, j’ai retracé avec fidélité quelques traits du caractère de M. Ducis, je dois nécessairement avoir donné une idée de son talent; car tout étoit d’accord en lui.

Pour peu qu’on ait eu de rapports avec cet homme si simple, on s’apercevra facilement, en relisant ses écrits, qu’ils portent l’empreinte visible de ses sentiments, de ses goûts, de ses habitudes. En les examinant sous un rapport littéraire, on y remarquera que son esprit s’étoit moins nourri par l’étude que par l’observation et la rêverie, et que le même goût pour la retraite qui avoit maintenu la trempe de son ame, avoit aussi conservé sans altération la couleur native et originale de son talent. Loin du monde réel, où sa candeur se trouvoit mal à l’aise, son imagination s’étoit créé, dans la solitude, un monde chimérique, où il alloit évoquer ses spectres, ses prestiges, ses fantômes chéris. Dans quelques unes de ses tragédies, on retrouvera le souvenir fortement empreint de ses affections domestiques, et les accents de sa sensibilité quelquefois douce, mélancolique, et pénétrante, plus souvent profonde, impétueuse, et passionnée. La religion même, comme pour achever ce rapport de l’homme avec ses ouvrages, ne dédaigna point de prêter à sa musc le doux et mystérieux éclat de ses couleurs. Tous les sujets lui conviennent, tous les tons lui semblent familiers. Tantôt ce sont les austérités de la pénitence, les prodiges de la charité, les longues veilles et la pieuse extase de l’anachorète du désert; tantôt c’est le retour du jambon pascal, après les jours de la sainte abstinence; le joyeux festin de la nuit de Noël; le carillon de la Saint-Martin; l’ex-voto de la jeune paysanne à la chapelle de saint Nicolas; et jusqu’à ces innocentes superstitions de village, dont ne peut s’offenser ni le ciel ni la terre. Enfin, soit qu’en rêvant, dans une belle matinée du printemps, sous le portail de quelque église en ruines, le poète s’amuse à décrire le chant matinal, le vol rapide, le travail industrieux de l’hirondelle qui suspend son nid aux vieilles ogives de la nef rustique; soit qu’en s’égarant dans l’immensité du parc de Versailles, ou dans l’épaisseur des bois de Satory, il peigne d’un plus large pinceau les dernières clartés d’un beau jour qui s’éteint dans un beau ciel d’automne, partout on verra qu’il se plaît à proclamer la toute puissance

De ce doigt immortel qui fait tourner les cieux .

Nous aurons bientôt d’autres sujets de développer ces influences réciproques de son talent et de son caractère.

Ce fut en l’hiver de 1802 que je vis M. Ducis pour la première fois. J’étois à me promener dans la cour du Louvre, où je remarquois, depuis environ une demi-heure, un vieillard vert encore, qui se promenoit du côté de l’eau, comme moi; de telle sorte que nous nous croisions l’un l’autre au milieu de la cour, et que je l’avois en face pendant la moitié de chaque tour de promenade. Je fus frappé de la fierté naturelle de ses traits, de son attitude et de sa démarche. Il avoit la tête haute, le front déjà presque chauve, mais couronné sur le sommet d’une petite touffe de cheveux blancs; le regard, mobile et doux, dirigé vers le ciel. Un air de sérénité profonde étoit répandu sur toute sa noble figure. Il tenoit à la main un chapeau rond très large, et un long bâton de voyageur. Son allure mâle, sa taille élevée, et la simplicité de ses vêtements, rappeloient tout naturellement à la pensée le portrait que fait La Fontaine du paysan du Danube. Il y avoit déjà quelque temps que j’observois ce vieillard, dont tout l’aspect me sembloit si singulier, lorsque M. Bitaubé vint à passer. Je le priai de m’apprendre son nom, et quand il me dit que c’étoit M. Ducis, je crois que j’étois au moment de le deviner.

Il menoit dès-lors une vie très retirée. Quelque desir que j’eusse de le connoître, je ne dus pendant long-temps qu’au hasard le plaisir de le rencontrer, à d’assez longs intervalles, chez quelques gens de lettres et quelques artistes.

Ce ne fut que plusieurs années après, que j’eus l’occasion de le voir fréquemment chez madame Pallière, où nous faisions assez régulièrement, deux fois le mois, de petits dîners fort gais, de cinq à six couverts. Là chacun s’empressoit à lui faire fête. La certitude qu’il avoit d’être aimé des maîtres de la maison et des convives le débarrassant de toute gêne, il donnoit un libre essor à sa gaieté, à son imagination, à ses souvenirs.

C’est une chose fort douce à tout âge, et particulièrement dans la vieillesse, qu’un dîner simple, fait avec des gens qu’on aime. L’heure que les vieillards passent à table donne un mouvement plus rapide à leurs idées, et quelque chose de plus expansif à leur langage. Ce fut dans les soirées qui succédoient à ces aimables repas, que M. Ducis nous raconta plusieurs traits de l’amitié de Thomas, et de celle que lui témoignèrent M. et Mme d’Angivilliers, dans toutes les circonstances où leur crédit lui put être utile. Il reconnoissoit que, sans le zèle actif que déployèrent ses trois amis à l’époque de son élection à l’académie françoise, il eut vraisemblablement échoué dans des démarches, où lui-même convenoit qu’il mettoit beaucoup de gaucherie. Le récit qu’il nous fit de sa nomination se terminoit par un trait assez piquant. Lorsqu’enfin je fus nommé pour succéder à M. de Voltaire, nous disoit-il, les quatre pieds de mon fauteuil entrèrent dans l’estomac de ce pauvre M. Dorat, dont les prétentions m’avoient un moment barré le chemin, et qui, j’en conviens, étoit bien plus aimable que moi, et avoit dix fois plus d’esprit.

C’est avec un plaisir mêlé de fierté qu’il répétoit le mot de Thomas, qui l’avoit appelé le Bridaine de la tragédie; mot fort juste, que pouvoit répéter sans orgueil celui à qui il s’appliquoit, puisqu’il donne à-la-fois l’idée du genre de ses défauts et de ses qualités. Thomas n’avoit pas qualifié avec moins de justesse la tragédie de Macbeth, qu’il appeloit un traité du remords. Malheureusement, il y a quelque différence entre un traité et une tragédie; et le vice de ce sujet étoit si fondamental, que M. Ducis le traita de trois manières différentes, sans jamais parvenir à en faire une composition régulière, ni même attachante dans son ensemble. Lorsque nous en serons à ses ouvrages inédits, j’aurai l’honneur de vous entretenir, Monsieur, de la première version de ce Macbeth, qui n’est point connue, et qui renferme deux scènes supérieures en beautés, ce me semble, à la pièce restée au théâtre.

C’est chez madame Pallière que, pour la première fois, j’entendis M. Ducis réciter ses vers avec une chaleur d’ame, une beauté d’organe, une netteté de prononciation admirables. Il récita ainsi, et avec une mémoire imperturbable, ses vers sur la vieillesse, l’épisode d’Ugolin, qu’il a si habilement fait entrer dans sa tragédie de Roméo, et l’épître qu’il adresse à madame Pallière, femme aimable et spirituelle, qu’il avoit connue tout enfant, qui devoit bientôt être enlevée à ses amis par la mort, et dont il déplora la perte dans des stances fort touchantes, adressées à son mari. Ce fut chez cette dame encore qu’il nous raconta l’histoire de son discours de réception à l’académie françoise. Vous savez, Monsieur, que les mémoires littéraires du temps et les récits des contemporains attribuent à Thomas ce morceau remarquable, où la manière de cet écrivain se fait, en effet, sentir dans quelques parties Voici ce que je tiens, à ce sujet, de la bouche même de M. Ducis, et l’on sait s’il étoit capable de dire autre chose que la vérité. Ce discours l’occupoit beaucoup. C’étoit une affaire importante pour lui qui n’avoit jamais écrit en prose, et le sujet du discours (l’éloge de Voltaire) ajoutoit aux difficultés de sa position. Quand il eut achevé son travail, la première personne à qui il alla le lire fut sa mère, qui lui dit: Mon fils, cela me semble bien beau, mais c’est bien long. Il le lut ensuite chez M. d’Angivilliers, où il n’eut pour auditeurs que le maître et la maîtresse de la maison, avec Thomas.

La lecture dura plus de deux heures. Il paroît qu’ils en portèrent à peu près le même jugement que madame Ducis; car les quatre amis convinrent que le manuscrit seroit remis sur-le-champ à Thomas, qui feroit les coupures et indiqueroit les changements nécessaires. Seulement, madame d’Angivilliers, qui, pendant la lecture, avoit été frappée du parallèle entre La Fontaine et Voltaire, considérés l’un et l’autre comme conteurs, obtint que ce morceau resteroit tel qu’il étoit, sans qu’on y ajoutât, sans qu’on en retranchât rien. Elle exigea même que M. Ducis lui remît ce morceau écrit de sa main, et il le lui envoya le soir même. Il est donc hors de doute que, au moins, cette partie du discours appartient entièrement à M. Ducis; et, comme en la comparant au reste, on n’aperçoit ni dans le style, ni dans le ton général aucune différence sensible, il est assez naturel d’en conclure qu’en élaguant les choses diffuses, en rétablissant des proportions qui avoient été manquées, en classant le tout dans un ordre plus méthodique, Thomas a bien pu assujétir l’ensemble par un lien commun et jeter dans les détails quelques idées qui sont à lui, mais que, du moins, il n’a eu qu’à refondre un travail déjà fait, dont l’excessive longueur étoit le défaut le plus sensible.

M. Ducis, qui éprouvoit quelque plaisir à parler de lui, jouissoit avec une confiance naïve de celui que nous trouvions à l’écouter. Mais ses souvenirs ne s’étendoient guères au-delà des objets de ses travaux ou de ses affections. C’est en vain qu’on eût tenté d’obtenir de lui le récit de quelque anecdote de la cour, de quelque événement politique de son temps. Le plus petit marchand de Versailles en savoit plus que lui sur un pareil chapitre. La chute d’un ministre, l’élévation d’un autre, étoient des faits qui n’avoient point de trace dans sa mémoire. Il eut confondu l’abbé Terrai avec M. Necker. La religion, les lettres, sa famille, ses amis, ses bienfaiteurs; voilà quelle étoit l’étendue et la borne de son horizon.

Je citerai encore une anecdote qu’il nous conta à propos de sa tragédie d’Hamlet. Il destinoit le rôle d’Hamlet à Le Kain, et il alla le lui offrir. Ce grand acteur étoit alors dans tout l’éclat de sa réputation. Il reçut M. Ducis avec une politesse pleine d’égards et de déférences, et le força même d’accepter un fauteuil, lui se tenant assis sur une chaise. Quand M. Ducis eut parlé du motif qui l’amenoit, Le Kain qui s’attendoit sans doute à cette démarche, entra dans de longs raisonnements contre le danger des innovations littéraires; s’étendit sur la difficulté de faire digérer les crudités de Shakespeare à un parterre nourri depuis long-temps des beautés substantielles de Corneille et des exquises douceurs de Racine; parla en homme de goût des régies de l’imitation dans les arts de l’esprit; cita l’exemple de Voltaire qui, dans Zaïre et Sémiramis, avoit prouvé comment le génie peut se montrer créateur en imitant; regretta que le talent élevé qui venoit de produire l’Hamlet françois, n’eût point pris pour objet de son culte un modèle moins barbare; et, tout en remerciant l’auteur de l’honneur qu’il daignoit lui faire, le pria de vouloir bien disposer de son rôle en faveur d’un acteur qui n’auroit point pour le genre de l’ouvrage les préventions insurmontables qu’il se sentoit.

M. Ducis attribua ce refus à l’influence de Voltaire. M. d’Argental, en effet, et les autres amis de Voltaire, répandoient alors le bruit que l’auteur d’Hamlet avoit voulu refaire Sémiramis. M. Ducis donna le rôle à Molé ; et le succès prodigieux de l’ouvrage lui fit oublier le chagrin passager que Le Kain lui avoit causé.

Il nous parloit aussi fréquemment et avec le plus tendre intérêt, de la Savoie, qui étoit la patrie de son père, et qu’il avoit adoptée comme une seconde patrie. Vous savez, Monsieur, qu’il ne rencontroit jamais quelques uns de

Ces honnêtes enfants

Qui de Savoie arrivent tous les ans,

sans causer familièrement avec eux de leur pays, de leurs familles, et même de leurs petits intérêts. En les quittant, il leur laissoit quelques pièces de monnoie, comme à de jeunes compatriotes malheureux. Tout Savoisien qui, voyageant en France, et attiré par la réputation de M. Ducis, venoit le visiter, étoit sûr de recevoir de lui l’accueil le plus cordial et le plus hospitalier. Quelle qu’eût été la patrie de mesdames de Bellegarde, il eût sans doute goûté beaucoup l’agrément de leur société et les graces de leur esprit si françois; mais elles étoient nées en Savoie; et, à ce titre, M. Ducis leur avoit voué un attachement qui ne cessa qu’avec lui.

La douceur de nos petites réunions chez madame Pallière n’étoit troublée que par la crainte (si naturelle à la vue des cheveux blancs de M. Ducis) que le temps ne vînt bientôt mettre un terme à nos plaisirs. On eût dit que nous redoutions de nous attacher trop au bonheur de le posséder et de l’entendre. Triste condition de la vieillesse!ce respect qu’imprime un long âge, cette considération que commande un beau talent, cet attrait puissant qui nous pousse vers tant de vertus aimables et de qualités solides, tous ces sentiments sont presque empoisonnés par l’idée, qu’en y livrant son ame, on se prépare des regrets pour un avenir qui ne peut jamais se faire attendre long-temps.

Cette crainte si amère, je l’éprouvois, Monsieur, en sentant se fortifier de jour en jour le penchant qui m’entraînoit vers votre ami. Je lui savois un gré infini des témoignages de bienveillance dont il m’honoroit. Je profitois avec une vive reconnoissance des bonnes petites visites qu’il venoit me faire, vers quatre heures, avant de se rendre chez madame Pallière dont le logement étoit au-dessous du mien. Là, nous causions cœur à coeur, selon son expression, de tout ce qui étoit pour lui sujet de peine ou de plaisir. Je me rappelle encore toute son agitation, toutes ses défiances de lui-même, au moment où il s’occupoit de publier un petit recueil de ses poésies (1809). Il avoit la timidité d’un jeune poëte qui débute; et, à voir ses alarmes, on pouvoit juger aisément qu’il ne seroit jamais aussi heureux par le succès qu’il l’avoit été par le travail.

Ce fut à peu près à cette époque que la santé, depuis long-temps chancelante, de madame Pallière nous força d’interrompre nos réunions chez elle. Les voyages de M. Ducis à Paris, devinrent alors moins fréquents. En m’envoyant de Versailles le petit volume qu’il venoit de faire imprimer, il me parloit avec une douloureuse inquiétude de cette femme si aimable et si bonne, à qui j’avois dû le bonheur de le connoître, et il rappeloit de la manière la plus touchante le dernier dîner que nous avions fait chez elle. Voici la fin de sa lettre: «Ce dîner d’adieu, ce vin de

«l’étrier, la figure pâle et mourante de notre

«pauvre amie qui me sembloit sourire à la mort,

«tout cela me poursuit dans ma Thébaïde, et je

«me dis souvent: Siccine separat amara mors?

«Comment vous parler après cela de mes pau

« vretés poétiques? Mon ami, jugez-moi avec

«votre ame. Je vous ai connu trop tard; car je

«sens que nos deux planètes sont dans un mer

« veilleux accord. Nos deux muses, qui sont

«sœurs, se donnent la main tout naturellement,

«comme nos deux cœurs se sont unis. Oui,

«vous avez répandu de la joie, de l’espérance

«sur ma vie, sur quelques jours qui me restent

«peut-être encore, et pendant lesquels je pour

« rai du moins vous aimer». Vous me pardonnerez, je l’espère, Monsieur, de rappeler ici ces premières marques d’une bonté parfaite, dont je sentois si bien le prix. Je ne reviendrai plus sans nécessité sur ce qui me fut personnel dans une liaison si douce et si honorable, et ceux qui me connoissent sentiront que, dans le motif qui m’arrête un moment sur un pareil souvenir, il y a quelque chose de bien supérieur aux mouvements de l’amour-propre.

Ce ne fut qu’en 1812, que mes relations avec M. Ducis commencèrent à prendre ce caractère de confiance et d’intimité dont il voulut bien me donner des preuves jusqu’à son dernier jour; sentiments auxquels se joignoit de mon côté la plus profonde vénération pour ses vertus. Parvenu alors à l’âge de 78 ans révolus, gardant encore un esprit ferme et sain dans un corps vigoureux, mais, craignant que d’un jour à l’autre ces avantages n’échappassent à sa vieillesse, il voulut porter un dernier regard sur les productions qui avoient illustré sa carrière littéraire, et réunir, pour les offrir au public, tous les titres qu’il croyoit s’être acquis à l’estime de ses contemporains et à celle de la postérité.

Considéré comme poëte, il étoit pleinement exempt de toute paresse d’esprit. Un sujet sourioit-il à son imagination? il se mettait à l’ouvrage avec une ivresse, un enchantement qui l’inspiroit tout le temps de la composition. Mais l’idée si simple de mettre en ordre les travaux littéraires de sa vie, lui sembloit une tâche au-dessus de ses forces. Ce n’étoit plus là le travail de la composition; c’étoit une affaire, et. il avoit les affaires en aversion. Enfin, la publication de ses œuvres se présentoit à lui comme une montagne qu’il ne viendroit jamais à bout de franchir. A ce sujet de tourment si peufondé, s’en joignoit un autre que son imagination étoit également prompte à lui exagérer. Il se proposoit de réunir à ses deux volumes de tragédies un volume de poésies détachées. Parmi les morceaux qui devoient le composer, il s’en trouvoit près d’une moitié qui alloit voir le jour pour la première fois, et, à cette pensée, se réveilloit dans son esprit cette défiance qu’il avoit toujours eue de son talent. Il invoquoit des amis prompts à le censurer; il cherchoit des esprits rigoristes qui fissent la guerre à ses manuscrits; il lui falloit l’homme aux cent yeux qui vînt faire sa revue.

Son droit sens lui avoit cependant indiqué déja la personne sur qui il pouvoit, avec le plus de sécurité, se reposer d’un pareil soin. Ce censeur judicieux qu’il appeloit, il l’avoit trouvé dans un écrivain du talent le plus facile et le plus vrai, dans un des amis les plus dévoués à sa gloire. Il avoit déja, dans mainte occasion, recouru au crayon rouge de M. Andrieux. C’est de lui qu’il avoit dit, à propos de la côte des deux amants:

S’il sent très vivement, il jugé avec froideur.

La raison est un fort d’où jamais il ne bouge;

Tout manuscrit le craint, et mes amants ont peur

Devant son maudit crayon rouge.

Mais j’en chéris le trait, je m’offre à sa rigueur.

Tout est pur dans son goût, tout est vrai dans son cœur.

Mais le talent de M. Ducis se compose de qualités et de défauts dont le mélange semble avoir quelque chose d’indivisible. Les recherches de l’élégance, le poli de la correction donneroit à ses vers je ne sais quoi de roide et d’apprêté. Ce seroit comme une parure étrangère, qui n’iroit plus à L’air de sa physionomie. Chez lui, la rudesse n’est pas toujours, sans grâce. Ce qu’on essayeroit de mettre à la place pourroit bien la faire regretter. Dans ces ateliers où un art vulgaire multiplie les chefs-d’œuvre du ciseau antique, voyez nos artistes choisissant.une tête du Laocoon, ou un bras du gladiateurs Pourquoi préfèrent-ils ce plâtre qui a gardé, les bavures et les aspérités du moule? C’est qu’ils craignent que le ciseau de l’ouvrier, en effaçant ces taches, n’enlève aussi quelques beautés. Il en seroit de même, ce me semble, des ouvrages de l’auteur d’Hamlet.

Ces considérations ne pouvoient échapper à un écrivain d’un goût aussi sûr que M. Andrieux. Elles le déterminèrent probablement à se refuser aux instances de M. Ducis, qui vint alors me conter, avec toutes les exagérations d’un esprit troublé, l’embarras de sa position, me priant avec instance de venir à son aide. Je sentis que la première ou plutôt la seule chose à faire, étoit de calmer son imagination. Résolu intérieurement à prendre le même parti que M. Andrieux, je lui promis tout ce qu’il voulut; je me mis à ses ordres, et m’engageai à lui soumettre, dans une lecture de ses poésies, que nous ferions en commun, tous les doutes, tous les scrupules que cette lecture feroit naître dans mon esprit.

Il fut donc convenu que nous ferions ensemble, tête-à-tête, la lecture et l’examen de toutes les poésies (ses tragédies exceptées) qui dévoient entrer dans la collection de ses œuvres; que pour ce travail, il viendroit passer trois semaines à Paris, dans son logement, rue de la Monnaie; et que, tous les jours jusqu’à ce que cette petite opération fût achevée, nous nous réunirions chez lui à six heures du soir, chacun ayant dîné de son côté. Le jour indiqué, je me rendis à son logement, à l’heure convenue. Je le trouvai déja à l’ouvrage, occupé de quelques corrections à son épître au curé de Roquencourt, morceau qu’il soignoit de prédilection.La mort l’avoit privé depuis près de douze ans de cet ancien ami, et il expliquoit le zélé particulier avec lequel il vouloit honorer sa mémoire, par ces paroles de Cicéron: est aliquid sacri in antiquis necessitudinibus. A l’air de satisfaction qui brilloit sur sa figure, je vis qu’il n’étoit pas mécontent des changements qu’il venoit de faire. Mon ami, me dit-il en me voyant arriver, la chasse n’a pas été mauvaise aujourd’ hui: je viens d’abattre quinze méchants vers. Mais passons dans mon cabinet, nous y serons mieux qu’ici. Personne ne nous interrompra.

Je connoissois ce cabinet. C’étoit une misérable petite chambre, au sixième étage, n’ayant pour tout ameublement., entre quatre murs bien nus, qu’une gravure de saint François son patron, une table, une chaise, quatre planches sur lesquelles on remarquoit une Imitation de Jésus-Christ, la Vie des pères du désert à côté d’un Horace, et dans le fond un grand coffre où se trouvoient pêle-mêle les manuscrits de ses ouvrages.

Il y fit porter une seconde chaise et deux chaufferettes, car, l’hiver commençant à se faire sentir, il n’y avoit pas d’autre moyen d’échauffer cette pièce; et nous voilà installés. Rien n’étoit plus aimable que son humeur au milieu de tant de gênes, et il étoit impossible de ne pas être touché en entendant cet homme excellent vanter, de la meilleure foi du monde, les délices de ce chétif réduit, où tant de choses lui manquoient pour avoir les plus simples commodités de la vie et sur-tout de la vieillesse.

Il me sut gré d’une résolution que je lui manifestai tout d’abord, c’est qu’en acceptant le rôle de censeur que son indulgence m’attribuoit si gratuitement, je me garderois bien de faire la plus légère observation sur tout ce qui porteroit l’empreinte de l’allure native de son talent, dont le propre est, comme on sait, de mêler à des beautés fortes et élevées une sorte de rudesse et d’incorrection. Vous êtes un brave homme, medisoit-il; oui, ma muse est une véritable Lillobroge: laissons-lui son vêtement des montagnes.

Il fut ensuite réglé que je lirois d’abord chaque pièce tout haut, afin de juger de l’ensemble, et, qu’à une seconde lecture, nous ferions l’examen des détails en conscience. Une fois d’accord sur tous ces points, nous nous mîmes à la besogne. Je ne tardai point à être frappé de la promptitude, de la sagacité avec laquelle en entendant lire, pour la première fois peut-être, ses propres ouvrages, il saisissoit le manque d’ensemble et le défaut d’unité qui se font sentir dans quelques épîtres. Mon ami, s’écrioit-il souvent, voyez-vous un lien à tout cela? Pour moi, je n’en vois pas. Ah! que c’étoit une bonne poëtique que celle de Mithridate, qui, avant de se mettre en campagne, disoit:

Je sais tous les chemins par où je dois passer.

Quand nous fûmes arrivés aux critiques de détails, je lui soumis tous mes doutes, tous mes scrupules, avec une entière liberté. Il me combattoit quelquefois avec cette volonté ferme d’un homme supérieur qui, dans ses écarts mêmes, a eu des intentions auxquelles il ne veut pas renoncer. Plus souvent il se rendoit à mes observations avec une facilité, une. confiance dont j’étois presque honteux. Mais sa complaisance même me fournissoit. alors un nouveau sujet d’admirer les ressources de son esprit et la mobilité de son imagination. Dès qu’un passage ou un vers étoit condamné d’un commun accord, les variantes s’offroient en foule à sa pensée, et nous n’avions plus que l’embarras de choisir.

Vous avez pu remarquer, Monsieur, qu’indépendamment de tous les témoignages publics d’attachement qu’il a donnés à ses amis vivants, il a consacré quelques pièces, ou du moins quelques vers, à la mémoire des amis qu’il a perdus. C’est ainsi qu’on retrouve dans ses poésies les noms de ce bon curé de Roquencourt, de Thomas, de Florian, de Collin-d’Harleville, de Bitaubé, de M. d’Angivilliers, et de quelques autres. Lorsqu’ un de ces noms venoit à passer sous nos yeux dans cette revue générale, il le saluoit d’un commentaire court, mais touchant. Pour quelques uns, c’étoit une sorte de petite oraison funèbre, où la véhémence et la simplicité de ses paroles rappeloient l’éloquence un peu inculte de nos missionnaires, et sur-tout du père Bridaine avec qui, dit-on, sa figure avoit quelques traits de ressemblance.

Quand nous arrivions aux noms de son père et de sa mère, qui reviennent fréquemment dans ses écrits, son attendrissement prenoit une teinte religieuse. Il prononçoit leurs noms avec l’accent de la foi. C’étoient deux guides, deux appuis qu’il invoquoit encore dans le ciel, après les avoir invoqués long-temps sur la terre.

Nous nous arrêtâmes à ces vers-ci, sur son père:

Il m’a transmis ses traits, ses mœurs, son caractère,

Son goût pour les forêts, pour la retraite austère,

Ses profonds souvenirs, sa longue émotion.

Peut-être que par lui je suis un bon lion,

Mais je suis berger par ma mère.

Ce qu’il me dit à ce sujet m’expliqua très bien comment il avoit puisé dans les impressions de l’enfance, dans les premières habitudes domestiques, cet attrait qui le poussoit tour-à-tour vers les émotions tragiques et vers les scènes pastorales; ce besoin de tremper ses pinceaux dans les riantes couleurs de Gessner, après les avoir noircis sur la sombre palette du Dante, enfin, ce mélange du terrible et du doux qui fait un des attributs distinctifs à-la-fois de son talent et son caractère.

Frappé quelquefois des touches vigoureuses de ses tableaux et de l’énergie singulière de ses expressions, je lui faisois remarquer le talent qu’il auroit eu pour la satire. Oui, sans doute, je ne manque pas de bile, me disoit-il alors, mais la satire la plus générale n’a de valeur que par la ressemblance des portraits. Peignez-vous de fantaisie? La malignité humaine vient mettre des noms propres au bas de vos portraits. Tout cela eût troublé mon repos. Quant aux noms propres, je me serois reproché comme un méfait d’en enchasser un seul dans mes hémistiches, fût-ce le nom d’un ennemi personnel. Mais je suis d’humeur et de force à attaquer les ennemis de l’humanité.

Ces sentiments si dignes de lui ne l’empêchoient pas de jeter parfois, dans ses vers, des traits pleins de finesse et de malice. Mais sa malice même avoit de la bonhomie. Je n’en citerai qu’un exemple. Il est tiré d’une épître à M. Richard . M. Ducis y parle d’une partie de campagne qu’il a faite avec son ami. Le rendez-vous pour dîner étoit sur les ruines de Port-Royal. Là, dit-il:

Là nous devions, en vrais ermites,

Manger bientôt, avec grand’ faim,

D’un oiseau gourmand, très peu fin,

Que l’on doit pourtant aux Jésuites.

Cet oiseau très peu fin, que l’on doit pourtant aux jésuites, est un trait digne de La Fontaine; et le lieu de la scène, les ruines de Port-Royal, le rend plus piquant encore.

Quand nous en fûmes aux petites pièces qu’il adresse à son logis, à son parterre, à son potager, à son petit bois, à son caveau, où, dit-il,

Où, sans me vanter, je vous range,

Tous les ans, après la vendange,

Mes vingt feuillettes d’un Marly

Que je bois toujours sans mélange;

Je ne pus m’empêcher de lui faire remarquer, en riant, que dans cent ans il courroit le risque de mettre à la torture l’esprit de ses commentateurs. «Voyez leur embarras, lui disois-je! vos

«contemporains auront parlé de vous comme

«d’un homme pauvre, et pauvre avec dignité ;

«vous allez les démentir dans vos vers, en vous

«donnant vous-même pour un propriétaire aisé,

«pour un homme qui a du superflu.

«Il se mit à rire, et me raconta comment ayant desiré inutilement, depuis sa jeunesse, d’avoir une maison de campagne avec un petit jardin, il avoit pris le parti, à l’âge de 70 ans, de se les donner de sa propre autorité de poëte, et sans bourse délier. Il avoit d’abord commencé par avoir la maison, puis, le goût de la possession augmentant, il y avoit ajouté le jardin, puis le petit bois, etc., etc. Tout cela n’existoit que dans son imagination; mais c’en étoit assez pour que ces petites possessions chimériques eussent de la réalité à ses yeux. Il en parloit, il en jouissoit comme de choses vraies; et son imagination avoit une telle puissance que je ne serois pas étonné que, dans les gelées des mois d’avril ou de mai, on lui eût surpris un sentiment d’inquiétude pour son vignoble de Marly.

Il me conta à ce sujet qu’un honnête et bon provincial, ayant lu dans les journaux quelques unes des pièces où il chante ses petits domaines, lui avoit écrit pour lui offrir ses services en qualité de régisseur, ne lui demandant que le logement et les honoraires qui seroient jugés convenables. C’est à ce trait que M. Ducis fait allusion dans l’épître qu’il m’a fait l’honneur de m’adresser.

Voulez-vous, Monsieur, un nouvel exemple de sa candeur parfaite? Nous trouvâmes ces deux vers dans une épître à M. Richard:

A Dresde j’ai vu l’Elbe, et l’Oder à Breslau,

A Vienne le Danube, à Prague la Moldau.

Quelle que fût la défiance très fondée que je portois dans mes fonctions assez ridicules de censeur, il n’y avoit pas moyen de faire grâce à ces deux vers. «Voilà, lui dis-je, deux vers qu’on jure

« roit que vous avez volés à la géographie rimée

«du père Buffier. Il m’en faut deux autres. Ceux-

« ci ne resteront pas.» Il me prit doucement le manuscrit des mains; et, après y avoir jeté un coup d’œil: Il faut être juste, dit-il; oui, voilà deux terribles vers. Mais je les ai faits, j’en dois porter la peine. Mon ami, laissons-les pour ma punition. Et je ne pus pas obtenir qu’ils fussent changés. Le lendemain il eût à m’écrire, dans la matinée, pour une petite commission dont je m’étois chargé, et son billet commençoit ainsi: le révérend père Buffier prie son excellent ami, etc.

Je ne finirois pas, Monsieur, si je retraçois tous les traits de bonté, de douceur, d’élévation, et de simplicité que j’eus occasion de remarquer en lui, pendant les quinze ou vingt soirées que nous passâmes ainsi. Un homme qui n’auroit point connu M. Ducis, l’eût connu tout entier dans cette circonstance. C’eût été une épreuve pour beaucoup d’autres; ce ne fut pour lui qu’une occasion nouvelle de me montrer combien, avec beaucoup de fierté d’ame, il avoit peu d’amour-propre. Je n’ai connu personne qui fût plus véritablement modeste. Sa modestie n’étoit point cette humilité feinte et grimacière, calcul intéressé d’un mérite qui se rabaisse pour qu’on l’exhausse. C’étoit l’attitude naturelle d’un homme supérieur qui a la conscience de ce qu’il vaut, et ne souffre ni qu’on l’exagère, ni qu’on le déprime; qui ne recule point devant les louanges sincères que laisse échapper le cœur d’un ami; qui recueille même avec quelque joie les suffrages éclairés, les paroles obligeantes, et jusqu’aux simples compliments d’une politesse bienveillante; mais qui, l’oreille ouverte aux conseils du talent et aux leçons de la critique, eût rougi d’être loué sur des points où il se sentoit vulnérable, et n’eût jamais souffert, sans protester contre de tels éloges, que, pour faire sa part meilleure, on eût ravalé le talent ou atténué le triomphe de ses rivaux.

Il m’a dit vingt fois, il m’a souvent écrit, ainsi qu’à vous, Monsieur, que les mémoires de sa vie étoient dans ses poésies. On y peut, en effet, démêler la trace, trop foiblement marquée, de tous les événements qui ont eu quelque importance pour lui. On y voit qu’il adoroit sa mère. Il en parle plusieurs fois, dans ses vers, avec l’accent de la piété filiale la plus vraie. Le petit nombre de personnes qui ont connu M. Ducis, sait avec quelle pieuse vénération il honoroit une mémoire si chère. Il n’exprime assurément dans ses vers, sur un pareil sujet, aucun sentiment qui ne fût dans son cœur. Mais, en général, le public ajoute peu de foi à ces protestations d’une tendresse posthume. Les poëmes élégiaques adressés à la cendre des morts ont pu sembler une expiation des torts dont on avoit affligé leur vie, et, quoique ici l’on ne puisse rien supposer de semblable, je ne m’arrêterai point sur les passages simples et touchants où M. Ducis exhale en beaux vers tous les regrets d’un bon fils. J’aime mieux vous citer, Monsieur, un passage d’un journal écrit en entier de sa main, et dans lequel se trouvent quelques détails sur la mort de sa mère. Ce journal n’a été connu de qui que ce soit, tant qu’il a vécu, et, après sa mort, il m’a été remis par ses héritiers. Il a pour titre, ma grande affaire. J’aurai une autre occasion d’en parler, je transcris d’abord le petit nombre de lignes qu’il consacra, jour par jour, à constater les progrès de la maladie qui le priva de sa mère. N’oubliez pas, Monsieur, que je copie avec une fidélité scrupuleuse.

1787.

«Le mercredi 20 juin, ma mère tomba ma

« lade d’un grand mal d’entrailles, à quatre heu

« res du matin.

«Le 27, M. Lemonnier vint la voir et la fit

«baigner.

«Le 3 juillet, elle me dit, en prononçant le nom

«de sainte Thérèse, sa patrone: Souffrir ou mourir.

«Le 6, ma bonne mère me dit, en me parlant

«de sa tendresse pour moi: Tu le sais bien, enfrap

« pant sur son ventre, j’aurois vendu ce jupon-là

«pour toi.

«Le 7, étant assise dans un fauteuil: Ah! mon

«fils, je n’en suis pas dehors.

«Le 16, ma pauvre mère me dit, le soir, dans

«son fauteuil: Ma sœur est partie; et les larmes lui

«vinrent aux yeux.

«Le 26, mourut dans la maison de ma mère

«une de ses locataires. Avant que je la quittasse

«pour aller dîner, elle me dit: Mon mal est incu

« rable; adieu, mon cher enfant!

«Le 27, elle me dit: Lis-moi un chapitre de l’I-

« mitation; elle aimoit à m’entendre lire. Elle l’é

« coûta avec toute son ame et toute sa tête. C’etoit

«le chapitre où il est parlé des quatre choses qui

«peuvent donner à l’homme une paix véritable

«sur la terre.

«Le 28, elle voulut que je lui lusse les remon

« trances du Parlement de Paris, qui venoient

«de paroître. Elle les écouta avec une attention

«singulière. Je lisois dans ses yeux et dans son

«air de tête, qu’elle n’en perdoit pas la valeur

«d’un mot, et qu’elle en suivoit les idées et les

«sentiments avec la vivacité ordinaire de son

«appréhension. Elle me dit souvent, pendant sa

«maladie: Ah! mon fils, ne dites rien! mon fils,

« soyez prudent! parceque je parlois, avec quel

« que chaleur, de la cour et des affaires actuel

« les, et qu’elle me connoissoit ardent.

«Le soir, dans son lit, en me tendant la main,

«elle me dit: Je ne puis faire que cela; quel état

«douloureux! puis, avec une piété douce, et en

«souriant: M. Landrin m’a donné la bénédiction.

«Le dimanche 29, ma pauvre mère étant sur

«son séant, dans son lit: Tu es mon exécuteur testa

« mentaire, me dit-elle. La procuration de ton frère

«est dans le coffre de l’armoire. Le livre de mes af

« faires, dans ma commode, à la régence de mon sal

« lon. On t’en remettra la clef. Si ces bonnes filles

«(Rosette et Fanchon) n’étoient pas assez récom

« pensées, vous y suppléerez entre vous; je t’en charge.

«Puis, m’ayant chargé d’aller recevoir du vin

«qui lui arrivoit, je l’ai entendue qui disoit tout

«bas: mes enfants le boiront.

«Lundi 3o juillet, jour malheureux où j’ai

«perdu ma tendre mère. Elle me dit le matin,

«en me regardant: Je suis bien malade, je suis bien

«malade..... C’est à cinq heures et demie du soir

«que Dieu l’appela dans son sein. Je l’ai embras

« sée dans son lit de mort, sur ses yeux et sur sa

«bouche, hélas! pour la dernière fois. Elle n’é

« toit point défigurée. La paix du ciel étoit dans

«ses traits. Le mardi, je lui ai rendu les derniers

«devoirs, sur les cinq heures du soir. Elle repose

«dans le cimetière de Saint-Louis, de Versailles,

«presqu’au pied et vis-à-vis la croix du cime

« tière, en la regardant en face.

«C’est le jeudi, 9 août, que Rosette m’a

«remis de ses cheveux. Je les garde comme

«une relique, car ma mère est dans le ciel. Je les

«ai joints à ceux de mon digne père qui est aussi

«mort comme un saint, après un long martyre.»

Vous le voyez, Monsieur, rien n’est plus simple que ce récit. Il n’y a pas là une phrase, pas un mot qui soit mis à dessein d’émouvoir. Celui qui écrit n’écrit que pour lui. Il est loin de penser qu’il puisse être lu un jour. Il ne profère pas une plainte; il ne parle pas même de sa douleur. Il la tient comme cachée entre Dieu et lui. Pourquoi donc se sent-on ému en lisant ce peu de lignes? C’est qu’on y trouve l’épanchement involontaire d’une douleur qui fuit les témoins; c’est qu’on y sent que cette ame, aussi ferme que tendre, abattue sous le coup qui la frappe, ne se relève que par cette idée: ma mère est dans le ciel.

Il est à regretter que M. Ducis n’ait pas laissé de pareils détails sur tous les événements qui l’ont frappé dans sa longue carrière; car, quoi qu’il en ait dit, il seroit difficile de retracer sa vie d’après ses poésies; mais on y retrouve du moins tous les mouvements de sa reconnoissance envers les appuis et les bienfaiteurs que la nature ou l’affection lui avoit donnés, et autant qu’il l’a pu un touchant souvenir pour tous ceux qu’il aima et dont il fut aimé.

Ce fut la reconnoissance du poëte qui lui inspira de placer dans le très petit nombre de ses bienfaiteurs ce Guillaume Shakespeare, dont le génie brut et désordonné, mais quelquefois sublime, sut éveiller en lui le sentiment de sa force et l’instinct tragique dont la nature l’avoit doué. Il n’a point adressé d’épître à Shakespeare; mais il invoque fréquemment son nom tutélaire; mais il avoit placé son image non loin des portraits de son père et de sa mère; mais c’est pour l’honorer encore, après l’avoir souvent embelli, qu’il a fait du saule d’Othello, l’arbre de son adoption, qu’il l’a chanté sur tous les tons de sa lyre, et qu’il a fini par le graver sur son cachet, comme ces armoiries d’une autre famille qu’une heureuse alliance autorise à porter.

Je n’oublierai jamais qu’étant allé le voir à Versailles, par une assez froide journée de janvier, je le trouvai dans sa chambre à coucher, monté sur une chaise, et tout occupé à disposer avec une certaine pompe, autour de la tête de l’Eschyle anglois, une énorme touffe de buis qu’on venoit de lui apporter. Je suis à vous tout-à-l’ heure, me dit-il, comme j’entrois, et sans se déranger; et, remarquant que j’étois un peu surpris de l’attitude où je l’avois trouvé : Vous ne voyez donc pas que c’est demain la Saint-Guillaume, fête patronale de mon Shakespeare? puis, s’appuyant sur mon épaule pour descendre, et m’ayant consulté sur l’effet de son bouquet, le seul sans doute que la saison eût pu lui offrir: Mon ami, ajouta-t-il, avec une figure dont l’expression m’est encore présente, les anciens couronnoient de fleurs les sources où ils avoient puisé.

Je doute que Virgile ou Fénélon aient jamais employé une idée plus gracieuse pour exprimer un sentiment plus délicat.

Agréez, Monsieur, etc.

Essais de mémoires ou Lettres sur la vie

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