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LETTRE DEUXIEME.

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Table des matières

La vie de M. Ducis comprend un bien petit nombre d’événements; en la parcourant rapidement ensemble, vous me pardonnerez, Monsieur, de ramener votre attention sur quelques détails qui vous sont connus, en faveur de beau-coula l’autres que vous ignoriez, et que j’ai puisés tous aux sources les plus sûres et les plus respectables. Le père de M. Ducis avôit quitté le village de Haute-Luce, en Savoie, où il étoit né, pour venir à Versailles. Il y faisoit un commerce de lingerie. La réputation de probité dont il y jouissoit n’avoit fait que s’accroître quand on l’avoit vu préférer à plusieurs partis beaucoup plus riches qui lui étoient offerts, une personne que sa piété, sa parfaite raison, et un goût naturel pour les lettres avoient déja rendue l’objet de l’estime générale. M. Ducis fut le premier fruit de ce mariage.

On s’occupa peu d’abord de son instruction; mais, dès la première enfance, il reçut de son père et de sa mère une éducation fortement religieuse.

Plutarque prétend que les Spartiates ne conservèrent si long-temps la pureté de leurs mœurs, que parceque Lycurgue avoit eu soin de teindre en laine les habitudes des enfants: M. Ducis conserva toute sa vie l’empreinte ineffaçable de cette première teinture puisée dans l’éducation de famille. Il annonça de bonne heure une constitution vigoureuse et un caractère enclin à la gaieté, deux choses qu’il est assez naturel de trouver réunies chez les enfants, car leur mauvaise humeur ne vient guère que de leur mauvaise santé. La vie qu’il mena sous le toit paternel ne pouvoit que fortifier ces heureuses dispositions de la nature. Quand il eut de dix à onze ans, on songea à lui faire apprendre le latin. Il fut mis dans une petite pension à Clamart, chez un honnête homme, où il commença d’assez foibles études qu’il vint terminer, avec quelque succès, au collège de Versailles. Ses études finies, c’est-à-dire après sa rhétorique, il revint dans la maison de son père, sans manifester de vocation marquée pour aucun état, mais avec un éloignement très décidé pour la profession de commerçant.

L’indépendance de ses goûts commençoit à se révéler déja dans toutes ses habitudes. Un caractère ouvert, un sens droit, des mœurs pures, une piété exemplaire, et une aversion prononcée pour toute liaison qui eût pu porter atteinte à des qualités si précieuses; tant de motifs inspirant à ses parents une entière sécurité sur sa conduite, ils le laissèrent à-peu-près le maître de ses actions; de sorte que, dès l’âge de dix-huit ans, le jeune Ducis pouvoit être cité à-la-fois comme le fils le plus soumis, et comme l’enfant le plus habitué à faire sa volonté.

Il s’étoit lié au collège avec un honnête et bon jeune homme de Versailles, nommé Vallier. Cette liaison, née sans doute de quelque conformité d’humeurs entre les deux jeunes gens, puisoit une nouvelle force dans le goût des vers, qui leur étoit commun.

Il s’y mêloit aussi, comme vous allez le voir, quelque chose d’aventureux et de romanesque. Les deux jeunes amis prirent entre eux la résolution d’être le moins à charge qn’il se pourroit à leurs familles. Voici le plan de vie qu’ils se tracèrent: il fut convenu qu’ils feroient, chaque mois, deux pélerinages de huit à dix jours. L’équipage de voyage étoit simple et modeste: c’étoit un large habit gris, un chapeau rond, des souliers ferrés, et un bâton. La régie étoit de ne point porter d’argent sur soi. Les deux voyageurs, ainsi équipés, et munis d’un bon dîner, partoient après avoir reçu les embrassements de leurs familles, et parcouroient un rayon de cinq à six lieues autour de Versailles, allant demander l’hospitalité de presbytère en presbytère.

Partout où leur bonne mine et leur allure franche leur faisoient trouver un souper et un lit, ils payoient le lendemain matin leur hospitalité, en sonnant la messe du curé et en la servant. Quelque bon accueil qu’on leur fît, la résidence dans le même village ne pouvoit être que de deux jours; après quoi, ils alloient se présenter à un autre presbytère, où les choses se passoient à-peu-près de la même manière.

Ce devoit être une sorte de bonne fortune pour d’honnêtes curés de village, que l’arrivée de deux jeunes hôtes qui, par leurs manières décentes, par leur gaieté douce, jetoient nécessairement quelque diversion dans la vie monotone du presbytère; aussi, au bout de trois mois au plus, les deux jeunes pélerins s’étoient-ils formé une petite clientelle régulière de quinze à vingt curés, qui suffisoit à leurs excursions de toute l’année. Après chaque pélerinage, qui ne se prolongeoit jamais au-delà de dix jours, ils rentroient à Versailles à la nuit tombante, et profitant de l’incognito que devoit leur garantir leur vêtement de pélerin, ils ne manquoient jamais de terminer leur caravane par le spectacle des marionnettes en plein vent, sur la place du château.

M. Ducis, devenu octogénaire, racontoit encore, avec une joie d’enfant, la scène, vraiment comique, que leur avoit donnée un de ces bons curés, qui, trouvant deux jeunes poëtes dans ses deux hôtes, leur avoit avoué sous le secret que lui-même s’occupoit aussi de poésie, et étoit au moment de terminer une traduction abrégée des Métamorphoses d’Ovide. Il leur récita, pour échantillon de son savoir-faire, le morceau de Daphné changée en laurier. En voici les quatre derniers vers que M. Ducis n’avoit eu garde d’oublier, et qu’il ne se rappeloit pas sans un accès de gaieté, qui le forçoit de s’interrompre à chaque vers; c’est le moment où Daphné supplie les dieux de la dérober aux poursuites d’Apollon:

Sa prière à peine est poussée,

Que des dieux elle est exhaussée;

Aux premiers accents de sa voix,

La voilà madame Du Bois.

M. Ducis mena ce genre de vie pendant plusieurs années, sans y joindre d’autre travail littéraire que la traduction de plusieurs satires de Juvénal. Cette traduction, qu’il soumettoit aux lumières de son ami Vallier, fut par lui condamnée aux flammes, et M. Ducis, qui n’appela point de ce jugement, n’a conservé de son travail que ce seul vers, qu’il plaça d’abord dans sa première version de Macbeth, et ensuite dans sa tragédie d’OEdipe chez Admète, où il est resté :

L’homme est plus cher aux dieux qu’il ne l’est à lui-méme.

En 1756, le maréchal de Belle-Isle, qui portoit une bienveillance toute particulière à la famille de M. Ducis, fut chargé, par Louis XV, d’aller visiter toutes les places fortes du royaume. Il emmena avec lui le jeune Ducis, en qualité de secrétaire. La tournée de M. de Belle-Isle dura près de sept mois, pendant lesquels le jeune secrétaire s’acquitta de ses nouvelles fonctions avec un zélé et une assiduité qui doivent sembler méritoires, si l’on compare cette vie, continuellement assujettie et occupée, à celle qu’il avoit menée jusqu’alors.

Il a conservé un journal de ce voyage. Ce n’est, à vrai dire, qu’une description souvent minutieuse des églises, des couvents, des chartreuses, et de quelques monuments publics qu’il avoit eu occasion de visiter. Son enthousiasme s’éveille deux ou trois fois, à la vue de plusieurs tableaux de nos grands maîtres, qu’il trouve dans des maisons religieuses, et l’on voit l’im pression que produisoit sur sa jeune imagination l’aspect des beaux sites et des riches campagnes de la Touraine, du Languedoc, et de la Provence. J’ai remarqué ce trait à l’article Cambrai: Après avoir fait ma prière à la cathédrale, j’ai baisé les degrés de l’autel où avoit officié saint Fénélon.

L’année suivante, le maréchal de Belle-Isle fut nommé ministre de la guerre. Il n’a voit point oublié son jeune secrétaire, et il le plaça dans les bureaux de son département, en qualité de commis-expéditionnaire, aux appointements de 2,000 francs.

Figurez-vous, Monsieur, l’amer chagrin que dut éprouver M. Ducis, en se voyant jeté à son insu et malgré lui dans la poussière des bureaux! Quelle révolution dans toutes ses habitudes! Quel triste aliment pour son imagination si active, si pétulante, que l’obligation de passer ses jours à copier des états de mouvements de troupes ou des brevets d’avancement! car telle étoit l’occupation qu’on lui assignoit à son début, et sa vocation intérieure ne lui faisoit que trop pressentir qu’il n’iroit jamais plus loin. Peu s’en fallut qu’il ne reculât devant un pareil bienfait. Ce ne fut que par soumission à la volonté de son père, qu’il se résigna à ce fastidieux emploi de son temps. Encore cette résignation n’ô-toit-elle rien à sa douleur. Elle étoit si vive, il la cachoit si peu, et ses nouveaux confrères en furent si touchés, qu’au bout de huit jours ils s’entendirent entre eux pour se partager sa besogne et le laisser le maître de passer son temps comme il lui conviendroit. Mais il n’étoit pas homme à garder le secret sur un pareil service; et, avant la fin du mois, il étoit allé tout conter au ministre, lui avouant l’insurmontable antipathie qu’il se sentoit pour ce genre d’occupation, et le suppliant d’arranger les choses avec sa famille, de manière qu’il cessât d’être commis, sans mécontenter son père.

Le ministre prit le meilleur parti, celui qui remplissoit le mieux l’intention qu’il avoit d’obliger. Il rendit la liberté au jeune poëte, conserva son nom sur l’état des appointements, et se chargea de tout auprès de sa famille. Le maréchal de Belle-Isle étant mort en 1761, ses successeurs au département de la guerre respectèrent les dispositions qu’il avoit prises en faveur du jeune Ducis. Ce bienfait lui fut continué jusqu’à l’époque de la révolution.

M. Ducis, dégagé de ses fonctions de commis, passoit son temps entre Versailles et Paris, entre les affections de famille et les relations qu’il commençoit déja d’entretenir avec plusieurs hommes de lettrés de la capitale, demeurant ainsi fidèle, à-la-fois, à ses devoirs et à ses goûts. Il assistoit assez régulièrement, le matin, aux sermons du père de Neuville, qui étoit alors au premier rang des orateurs chrétiens, et retenoit le soir sa place aux Français toutes les fois qu’on y jouoit une tragédie de Corneille ou que Le Kain faisoit partie du spectacle.

Arrêtons-nous un moment, Monsieur, sur ce caractère si simple, si naturel jusque dans ses bizarreries: cet enfant qui va de presbytère en presbytère chercher des messes à servir, et revient le soir prendre sa part des bouffonneries de Polichinelle; ce jeune homme qui, transporté sans autre Mentor que lui-même, au milieu du bruit et du mouvement tumultueux de Paris, trouve le moyen de ne manquer ni un sermon du père de Neuville, ni une représentation de Le Kain; enfin, cette habitude de devoirs religieux qui se concilie sans effort avec les dissipations d’une vie qu’il avoit la volonté de consacrer aux lettres, tout cela ne vous peint-il pas M. Ducis à toutes les époques de sa vie, et n’avez-vous pas eu mainte occasion de remarquer combien ces oppositions qui, dans tout autre caractère, eussent suffi pour établir un contraste choquant, se trouvoient comme fondues dans le sien par un mélange naturel et sans aucune disparate sensible?

Je reviens maintenant sur ces paroles de madame Ducis à son fils, au moment où il lui lisoit les remontrances du parlement de Paris. Mon fils, ne dites rien: soyez prudent, mon fils: car, ajoute-t-il, elle savoit que j’étois ardent.

Oui sans doute, il avoit une tête ardente; il y joignoit une imagination qui dut plus d’une fois passionner son jugement; et, dans cette lutte de la tour et des parlements, je ne doute point qu’il n’ait pris, de lui-même, et franchement, parti pour ces derniers, et n’ait embrassé leur cause avec toute la chaleur de sa tête, et toute l’activité de son imagination. Ceux qui veulent à toute force faire de M. Ducis un révolutionnaire, peuvent donc remonter jusqu’à 1787, pour dater de plus loin les sentiments qu’ils lui prêtent. Mais qu’ils se dépêchent, car ils vont être tout-à-l’ heure forcés de.convenir qu’il sera impossible d’en faire un révolutionnaire, du moment où il y aura une révolution.

Et remarquons en passant, Monsieur, que ce n’est point à titre de reproche que cette odieuse qualification lui est décernée. Ceux qui se plaisent à le qualifier ainsi, sont presque tous des hommes sur qui la révolution a laissé quelque tache, imprimé quelque flétrissure. En le poussant comme de vive force sous leurs bannières, ils semblent dire: «Voyez-vous cet homme

«de bien? Sa vie est irréprochable; comme fils,

«comme époux, comme père, ses mœurs, peuvent

« être offertes en modèle; sa piété fut

«exemplaire, sa vieillesse fut entourée de vos

«respects. Eh bien! pendant la tourmente où

«vous nous accusez d’avoir été des monstres, nos

«méfaits ne furent que la conséquence des opinions,

« des principes que cet homme vertueux

«avoit dans le cœur.» Vous vous étonnez de cette audace, Monsieur. Eh! dites-moi cependant, qu’a-t-on de mieux à calomnier que l’innocence? Quoi de plus facile que d’interpréter le silence d’un homme qui est décidé à ne le point rompre; que de faire agir celui qui ne quitta jamais la paix de sa solitude; que d’accuser enfin celui dont le caractère est tel, qu’il est sûr de n’avoir jamais à se justifier?

Mais, pourroit-on dire à ces personnes si soigneuses de se faire une égide du nom de M. Ducis, qu’avez-vous donc vu dans ses actions, ses démarches, ses écrits, qui vous permette d’établir entre vous et lui cette solidarité de principes? Quand la révolution éclata, il étoit dans toute la force de l’âge, du talent, de la renommée. Comment se fait-il que vos vœux, vos suffrages, ne l’aient jamais, à aucune époque de ces temps désastreux, appelé à la défense de ces droits, de ces intérêts, qui, selon vous, étoient devenus les siens propres? — C’étoit un homme étranger aux affaires, me répondroit-on.—Oui, sans doute, j’en conviens: mais cet homme étoit poëte, vous ne lui refuserez pas ce titre; mais ce poëte avoit une lyre: seroit-il vrai qu’il n’eût jamais célébré dans ses vers aucun de ces beaux joutas dont la mémoire vous est si chère encore? Et à Dieu ne plaise que je veuille parler ici de vos saturnales sanglantes, de vos anniversaires de Cannibales; mais le sang n’a pas toujours coulé dans notre malheureuse France; l’échafaud a eu ses interrégnes. N’aviez-vous pas des fêtes à l’Être Suprême? il croyoit en Dieu apparemment. N’en aviez-vous pas à la vieillesse? ses cheveux blancs lui donnoient le droit de la chanter. Quelle puissance étuffoit donc sa voix? Quoi! sa lyre ne se seroit-elle jamais fait entendre dans vos solennités? Non, jamais; il s’est caché dans le désert pendant que vous vous montriez au grand jour; il s’est tu au bruit de vos acclamations; il s’est contristé de toutes vos joies: et c’est son isolement, son silence, sa consternation; qu’à défaut d’actes, d’écrits, de probabilités mêmes, vous êtes réduits à interpréter en votre faveur! Vous, qui vous montrez encore aujourd’hui les apologistes passionnés de cette même révolution, voulez-vous savoir comment il la qualifioit dans une circonstance où l’on ne peut vouloir tromper ni les hommes dont on se sépare pour jamais, ni le Dieu devant qui l’on se dispose à paroître? Le 15 avril 1813, M. Ducis fit son testament: parmi les différents témoignages de souvenir qu’il y donne à ses parents et à ses amis, il lègue à une personne qu’il affectionnoit, et qui mourut avant lui, quoiqu’il dût s’attendre à la précéder dans la tombe, la dernière édition complète des Sermons de Bourdaloue, qu’on a, dit-il, réimprimés bien à propos, après que la plus funeste des révolutions a couvert, chez nous, l’état et l’église de ruines et de sang.

Mais je m’arrête; je rougirois, Monsieur, que qui que ce fût au monde pût prendre ce que je viens de dire pour une apologie, quand il s’agit d’une pareille imputation et d’un pareil homme.

Vouloir faire de M. Ducis un personnage politique dans quelque sens que ce soit, seroit donner la preuve qu’on ne l’a point connu. Il ignoroit jusqu’aux premières notions de la politique des gouvernements; son esprit ne s’étoit jamais tourné vers les plus simples études du publiciste. Je tiens de lui-même que l’ennui ne lui permit pas d’achever la lecture du Contrat Social, quoiqu’il y fût revenu à plusieurs reprises, et dans des temps fort divers. Les historiens de l’antiquité, qu’il avoit beaucoup étudiés, n’avoient guère non plus fixé son attention que comme peintres de mœurs; et, quoique notre grand Corneille fût l’objet constant de ses admirations, je n’hésite point à croire qu’il sentoit mieux la force de ce génie créateur dans les beautés dramatiques du Cid, ou de Polyeucte, qu’il n’apprécioit la puissance de son talent dans les combinaisons politiques de Nicomède et de Sertorius. En examinant le théâtre de M. Ducis, sous le rapport des convenances de la politique et de l’histoire, on pourra se confirmer dans l’opinion que je ne crains pas d’avancer ici. Ajoutons qu’il joignoit à ce défaut d’études, sur un point assez essentiel dans l’art qu’il cultivoit avec tant de succès, toutes les idées générales d’indépendance et de liberté qui peuvent trouver place dans la tête d’un homme de bien, sincère ami de l’ordre et de son repos.

C’est dans cet heureux état d’ignorance politique que les premières crises de la révolution trouvèrent M. Ducis; les terribles phases qu’elle parcourut, avec l’effet et la rapidité de la foudre, ne l’instruisirent ni en pratique ni en théorie. Mais, avec l’imagination qu’on lui connoît maintenant, et la confiance, je dirois presque la crédulité naturelle à son caractère, on peut se figurer les brillantes espérances et les trompeuses illusions qu’il dut concevoir en voyant un roi jeune, le plus honnête homme de son royaume, appeler de ses vœux et de ses efforts cette régénération soudaine d’où devoit éclore une nouvelle France. Oui, je ne doute point qu’alors M. Ducis n’ait prédit, n’ait réalisé, dans les chimères de son cœur, les plus riantes utopies; qu’il n’ait vu son pays transformé en un autre royaume de Salente; que des illusions poétiques ne se soient jointes dans son imagination à toutes les autres, et qu’enfin, les songes de la nuit se mêlant à ceux du jour, il n’ait rêvé plus d’une fois d’un autre âge d’or tout prêt à renaître sur cette pauvre France régénérée. Mais que le songe fut court, et que le réveil fut terrible!

Les premières persécutions vinrent le frapper dans ce qui lui restoit de plus cher au monde, ses amis. Dès l’été de 1792, M. Lemaire, curé de Roquencourt, petit village à une demi-lieue de Versailles, se vit enlevé à ses paroissiens, et bientôt après traîné de prison en prison par les ordres du comité révolutionnaire de Versailles. Il étoit né la même année, dans la même ville que M. Ducis, et depuis l’enfance leur amitié n’avoit pas éprouvé la plus légère altération. Au premier bruit de cette terrible nouvelle, M. Ducis oublie ses soixante ans; il quitte sa retraite de Marly où il occupoit une petite maison, se rend à pied à Versailles, va droit à l’hôtel des gardes-du-corps, que l’on venoit de convertir en prison, tente tous les moyens d’y voir son ami détenu, n’épargnant ni prières, ni instances, ni supplications. Voyant l’inutilité de ses efforts, il part, encore à pied pour Roquencourt, frappe à la porte du presbytère, y trouve une vieille servante dans les larmes, s’en empare, se fait suivre du chien du bon curé, conduit ces deux fidèles serviteurs à Marly, et ne s’en sépare qu’après les avoir installés chez lui; de là, il retourne, toujours à pied, à Roquencourt, s’y concerte avec quelques paysans qu’il sait attachés à leur pasteur, et, avec leur aide, il fait porter, il porte lui-même, pièce à pièce, et nuitamment, jusqu’à son propre domicile, tout ce qu’il peut sauver du mobilier du presbytère. Les jours suivants, nouvelles démarches pour pénétrer dans la prison, nouveaux refus essuyés. M. Ducis parcourt Versailles; il y cherche tout ce que le malheur des temps a pu lui laisser d’appuis. Il demande à tout ce qu’il connoît, à tout ce qu’il aborde, la liberté de son ami. Vaines prières! Par-tout il rencontre, ou le zéle sans crédit, ou l’autorité sans bienveillance. On fait passer ce malheureux prêtre dans huit prisons successives, sans lasser la patience dû captif, sans décourager la persévérance de son ami, qui ne s’arrête enfin que sur l’ordre formel qu’il en reçoit; et voici la lettre qui contenoit cet ordre.

Mercredi matin.

«Les hommes ont beau faire, mon ami, il

«n’en arrivera que ce qu’il plaira à Dieu. Quant à

«moi, je suis prêt au départ. La vie que je mène

«depuis six semaines n’est point si rude que

«vous vous lè figurez. Je possède ici mon cœur

«en paix; j’y dors d’un bon somme; j’y prie Dieu

«pour vous, pour moi; je le bénis de m’avoir

«donné un ami chrétien, dont la charité coura

« geuse m’a. ému profondément; car j’ai tout su.

«Que votre zéle s’arrête là, mon ami: en voilà

«bien assez. Ne gâtez point mon repos par des

«inquiétudes sur vous, je vous en prie, et au

«besoin je vous l’ordonne. Si Dieu m’appelle à lui

«par cette voie, j’aurai connu, grace à vous, ce

«que la vie et la mort peuvent avoir de plus

«doux. Adieu, cher Ducis, quoi qu’il arrive,

«nous nous reverrons; adieu, soumettez-vous,

«et ne me répondez pas.»

Quelle lettre, Monsieur! quel langage simple et touchant! quelle noble lutte entre cette amitié courageuse et cette amitié résignée! N’est-on pas tenté de s’écrier avec La Fontaine?

Qui d’eux aime le mieux? que t’en semble, lecteur?

Ce ne fut qu’après le 9 thermidor, que s’ouvrit la prison de ce vénérable prêtre, et ce fut encore M. Ducis qui arriva le premier pour lui annoncer qu’il étoit libre.

Je n’ai rien inventé, rien embelli dans ce récit. Quelques uns de ces détails sont tirés de la notice que M. Ducis a placée en tête de l’Épître au curé de Roquencourt; et le reste, des lettres mêmes de ce saint curé qui m’ont été communiquées. J’ai vu chez M. Ducis la petite table, le vieux fauteuil qu’il avoit transportés de Roquencourt, et que son ami l’avoit forcé de garder. Il en fit usage jusqu’à la fin de sa vie. Il disoit, en les montrant, Voilà la table, voilà le fauteuil du bon curé. Mais je ne l’entendis jamais ajouter un mot qui pût apprendre à quel prix l’amitié l’en avoit rendu possesseur.

La douloureuse inquiétude que lui causoit la captivité du curé de Roquencourt s’étendit bientôt sur le chevalier de Florian, sur M. et madame Bitaubé, et sur quelques autres amis qui gémissoient dans les prisons de Paris.

Un de ses grands chagrins, à peu près dans le même temps, fut le départ de son guide, de son bienfaiteur, de celui qu’il appeloit son second pére, de M. d’Angivilliers, qui, se voyant sur le point d’être arrêté à Versailles, alla chercher sur une terre étrangère, une sécurité que son pays lui refusoit. M. Ducis n’étoit point de ces amis que la prospérité trouve fidèles, et que le malheur voit disparoître. Les témoignages de sa reconnoissance arrivèrent à son bienfaiteur jusque dans l’exil. Ai-je besoin de dire que ses relations avec madame d’Angivilliers continuèrent comme par le passé ? Il étoit loin de redouter cet air contagieux que le malheur répand autour de soi. Il n’ensevelissoit point non plus le souvenir des bienfaits dans la tombe du bienfaiteur. Lorsqu’en 1813, il publia l’édition de ses œuvres, il ne put en faire hommage ni à M. ni à madame d’Angivilliers qui n’existoient plus; mais vous vous rappelez, Monsieur, que nous avons trouvé ces mots écrits de sa main sur la liste des personnes à qui il en envoya un exemplaire: A M. Bois-Roger, à cause de l’attachement que lui portoient M. et madame d’Angivilliers.

Non, la mort même, en dénouant les nœuds de l’amitié, n’en détruisoit pas pour lui les devoirs. Vous savez, Monsieur, quelle fut sa douleur en apprenant que des bandes révolutionnaires menaçoient le monument élevé dans la petite église d’Oullins, à la mémoire de M. Thomas, par M. de Montazet, archevêque de Lyon, et que des mains forcenées y avoient déja porté le marteau, pour en mutiler l’épigraphe. Mais vous ignorez quels moyens il employa pour arracher ce monument à la destruction. Sa douleur alors ne se perdit pas en vaines démonstrations, en plaintes stériles. Son amitié fut active, et sa pauvreté féconde en ressources. A peine informé de cet outrage fait à la cendre d’un ami, il s’adresse à M. de La Salle, honnête négociant de Lyon, qu’il avoit connu pendant son séjour dans cette ville; il le supplie d’aller sur-le-champ à Oullins, d’y offrir à la municipalité une somme de cinq cents francs qu’il lui envoie, de la laisser maîtresse d’en faire tel usage que bon lui semblera, mais à là charge par elle de faire respecter le simple monument qui couvre les restes mortels de son religieux ami. Ce langage n’étoit guère celui du temps. Il semble que la prudence humaine ne le lui eût point conseillé comme moyen de succès; et cependant il falloit bien qu’il y eût quelque puissance attachée à la pieuse expression d’un pareil vœu et à l’honnêteté de l’ame qui le formoit, puisque l’offrande fut acceptée, et que la condition qu’on y attachoit fut remplie. Je doute qu’un pareil trait ait été consigné dans les feuilles publiques de 1792; M. Ducis n’étoit point homme à le publier, et je l’ignorerois comme vous, si je n’avois trouvé dans ses papiers la délibération de la commune d’Oullins, qui accepte la somme de cinq cents livres offerte par M. Ducis, à la charge d’entretenir et de conserver le monument élevé, dans l’église d’Oullins, à la mémoire de M. Thomas (c).

En traversant avec M. Ducis les derniers mois de 1792 et la fatale année de 1793, j e ne prétends pas exciter en sa faveur ce puissant intérêt qui s’attache à un homme de bien proscrit, à un grand talent persécuté, genre d’intérêt que le malheur des temps n’avoit que trop multiplié. Il s’enfonçoit, il est vrai, de plus en plus dans sa solitude; mais il n’avoit à y gémir que sur les désastres publics, et sur les maux dont il se sentoit frappé dans ses amis. Pour lui, sa sûreté personnelle ne me paroît pas avoir été menacée. Je trouve même dans ses papiers la preuve qu’un ministre de l’intérieur de cette époque nommé Paré , lui proposa la place de gardien de la bibliothèque nationale. Cette place, comme on voit, n’avoit rien de politique. L’homme qui la lui offre, le prévient qu’il ne veut qu’un citoyen éclairé, et que cette fonction ne le détournera en rien de ses travaux littéraires. Cependant M. Ducis ne crut pas devoir l’accepter. Peut-être ne lui offroit-on que la dépouille d’un honnête homme renvoyé pour une conduite ou des sentiments que M. Ducis étoit loin de blâmer; et, dans ce cas, il n’eût fait, en la refusant, que ce que la simple probité lui prescrivoit. Quoi qu’il en soit, sa réponse au ministre mérite d’être rapportée:

«Citoyen ministre, je suis entré il y a vingt

«ans dans la carrière difficile de Corneille. Mais

«ma ressemblance la plus marquée avec ce grand

«homme est une impropriété absolue pour tout

«ce qui demande les soins de la plus simple

«administration. Jugez si le fardeau de la biblio-

«théque nationale doit m’épouvanter. S’il m’est

«donné d’être un peu utile à mon pays, ce ne

«peut être qu’en mettant en action sur la scène

«quelques unes de ces grandes vérités morales

«qui peuvent rendre les hommes meilleurs, vérités

« que la réflexion saisit bien dans un livre,

«mais que le théâtre rend vivantes, en parlant à

«lame et aux yeux. Pardonnez-moi donc, citoyen

«ministre, de refuser une place qui m’ôteroit le

«seul moyen que Dieu m’ait donné pour servir

«mes semblables.»

Que l’on pèse les paroles de cette lettre, que l’on compare ce ton d’honnête homme avec celui des écrits du temps, enfin qu’on se reporte aux jours où cette correspondance eut lieu, et que l’on me dise ensuite si le langage qui accompagne ce refus, ne décèle point une ame aussi ferme qu’élevée. Il y a plus, la date seule de cette lettre est un trait de courage. M. Ducis répond à un ministre qui lui écrit le premier jour du deuxième mois de l’an second de la république une et indivisible, et je lis ces mots en tête de la réponse: Paris, jeudi 24 octobre de l’ère chrétienne. Je suis ennemi de tout enthousiasme exagéré, vous le savez, Monsieur; mais dites-moi si parmi tous les genres de courage qui, à travers tous les genres de fléaux, se signalèrent alors dans notre malheureux pays, on compteroit beaucoup d’hommes dont la conscience eût été assez inébranlable et la main assez ferme pour appliquer une pareille date sur une lettre adressée à un ministre de la Convention.

En se reportant par la pensée vers la France de cette époque, il est naturel de se la représenter comme exclusivement partagée entre deux classes d’individus: ceux qui persécutent et ceux qui sont persécutés., ceux qui tuent et ceux qui meurent. La classe intermédiaire échappe pour ainsi dire aux regards; à la vue de tant de malheureux, on se sent indifférent pour elle, et l’on a peine à se défendre d’une sorte d’étonnement en voyant un homme sur qui se réunissoient tant de genres de considération et de renommée, trouver dans le bouleversement général une sorte de repos qui ne sembleroit pas avoir dû être son partage. Ah! qu’on ne préjuge rien avant d’avoir pénétré dans l’asyle où la sûreté domestique de M. Ducis fut du moins respectée. Nous pouvons sans crainte, Monsieur, ouvrir sa solitude aux regards de la curiosité et même de la malveillance. Croit-on que son esprit, fatigué des misères publiques et de ses propres chagrins, cherchât alors; dans la culture des lettres, une diversion à tant de maux? Non, les Muses ne lui faisoient plus entendre ces paroles magiques dont le charme sait endormir les douleurs; il désespéroit même de pouvoir jamais développer sur la scène ces grandes vérités morales qui servent à rendre les hommes meilleurs. Tout entier au souvenir des amis, des bienfaiteurs que lui enlevoient la prison, l’exil ou l’échafaud, il cherchoit un refuge dans une autre région que la terre; et, dans les moments où il se replioit sur son ame, il n’y trouvoit même plus ce fonds de sérénité que la vertu devroit donner toujours. Quel repos, grand Dieu! qui eût pu le lui envier alors, et qui oseroit maintenant le lui reprocher?

Qu’on ne m’accuse point de tracer ici un tableau imaginaire, et de mettre mes conjectures à la place de la vérité. J’ai entre les mains, j’ai dans ce moment même sous les yeux ce livre dont j’ai déjà parlé, et que M. Ducis avoit intitulé ma grande Affaire. Il y est peu question des choses de la terre; mais son ame profondément religieuse y déposoit les peines secrètes de sa vie, s’y ouvroit avec le ciel des communications qu’il n’avoit plus avec le monde, et s’y plaignoit du moins à Dieu des maux de la France et de l’horrible égarement de ses semblables. Ce journal, qui n’est que la continuation d’un journal précédent, commence avec l’année 1786, et ne s’arrête que vers le milieu de 181 5, neuf mois environ avant la mort de M. Ducis. Ce n’est à vrai dire qu’un memento des actes de sa vie religieuse, où il relate les événements qui l’ont le plus frappé par leur importance. On y chercheroit vainement les plus simples renseignements qui pussent servir à des mémoires politiques ou littéraires sur les époques qu’il parcourt; et cependant on pourroit effacer des mois de la révolution les dates que l’auteur y a mises presque jour par jour, et avec une grande exactitude, sans que pour cela le lecteur le moins pénétrant pût avoir le plus léger doute sur le moment précis où M. Ducis écrivoit. C’est à la trace de ses larmes qu’on y peut suivre la marche de la révolution. Ainsi, lorsque montrant à Dieu les plaies de son ame, il le supplie avec la plus touchante ferveur de sauver le monde une seconde fois en remettant la pitié dans le cœur des hommes, qui pourroit douter qu’au moment où il formoit ce vœu, la France ne fût déchirée comme une proie par des hommes sans pitié ?

Malheur à moi, Monsieur, si j’abusois d’un pareil dépôt pour révéler ici ce que M. Ducis n’a voulu dire qu’à Dieu! Mais qui pourra me blâmer quand je dirai que, pendant cet affreux régné de la terreur, il voulut (je me sers à dessein de ses propres expressions), il voulut tous les mois nourrir sa foiblesse du pain des forts; qu’il osa tout braver, pour aller chercher dans des souterrains, dans des greniers, la parole du Dieu qu’on n’adoroit plus dans ses temples; et qu’en écrivant la courte relation de ces assemblées clandestines qui lui rappeloient si naturellement les persécutions de la primitive Église, il consignoit avec une joie de martyr le péril auquel s’exposoient alors et le courageux pasteur et le fidèle troupeau: enfin, à la vue des fréquentes aumônes qu’un esprit d’ordre naturel le portoit à mentionner dans ce journal, il me sera bien permis, j’espère, de comparer la modicité de ses ressources avec l’abondance de ses charités, et d’admirer les prodiges d’une pauvreté qui jamais ne l’empêcha de donner à plus malheureux que lui.

Avant de fermer ce livre pour n’y plus revenir, j’en citerai deux passages encore. Je n’ai jamais entendu M. Ducis s’expliquer sur les constitutions éphémères que nous donnèrent successivement nos diverses législatures. Mais il est un autre acte législatif qui n’eut que trop d’importance par ses résultats, et contre lequel sa conscience protesta toujours, la constitution civile du clergé. Voici ce qu’il écrit sous la date du 19 avril 1791: «Obtenu la permission d’aller faire mes

«pâques à Saint-Laurent, dont le curé a conserve

« la juridiction, ainsi que les pouvoirs qu’il

«tient de l’autorité légitime; je n’ai donc point

«rempli ce devoir à la paroisse Saint-Sulpice,

«comme ci-devant; mon archevêque, M. de Juigné,

« m’ayant fait savoir que le nouveau curé

«n’étoit plus dans le sein de l’Église.»

Je rapporterai le second passage sans commentaire, et par l’unique raison que j’ai souvent vu M. Ducis jugé sévèrement, à cause de certaines relations qu’il conservoit: «Le mercredi

«15 septembre (même année 1791), dîné à Ro

« quencourt tête-à-tête avec le curé ; il me conta

«en dînant un trait de la tendresse chrétienne

«de ma mère pour moi, c’est à savoir ses craintes

«sur mon salut, à cause de Rousseau de Genève

«et d’autres philosophes que j’avois été dans le

«cas de voir. Il me dit la réponse consolante

«qu’il lui fit.»

Vous vous rappelez, Monsieur, que peu de temps après cette funeste époque connue dans nos annales sous le nom de règne de la Convention, il n’en restoit d’autre impression dans les esprits, qu’un sentiment de lassitude et d’horreur. Il s’élevoit alors du sein de la capitale et du fond des provinces un vœu général pour le retour aux idées d’ordre, vœu hautement exprimé, contre lequel on voyoit, il est vrai, se débattre encore, mais avec plus d’audace que de confiance, les suppôts de la tyrannie tombée, et les enfants perdus de la révolution. Une longue et sanglante expérience venoit du moins d’apprendre à la France l’affreux inconvénient d’un état de choses où la confection des lois étoit le partage d’une seule chambre.

Ceux qui dirigeoient les affaires avoient senti la nécessité de diviser la législature en deux conseils, et un grand nombre d’hommes de bien et de talent, profitant de l’heureuse disposition des esprits, s’étoient mis sur les rangs dans les assemblées électorales, avec l’espoir de faire entendre à la tribune un langage que pussent avouer enfin la raison, la justice et l’humanité. Les féroces violences du 18 fructidor, en comprimant ce noble élan, n’avoient cependant point étouffé le zèle des gens de bien. Les élections de 1798, qui suivirent d’assez près cet odieux coup d’état, offrirent encore plusieurs noms recommandables, parmi lesquels se trouva celui de M. Ducis. Il y avoit eu scission dans le collége électoral de Paris qui le nomma, et son élection fut faite par la fraction que je trouve désignée dans les journaux du temps sous le nom d’anti-anarchique. En rappelant ce fait, je ne prétends point en faire un nouveau titre d’honneur pour M. Ducis. On ne peut raisonnablement pas le compter dans le nombre des hommes zélés qui coururent au-devant des dangers de cette mission, puisqu’il ne l’ambitionna pas, et ne consentit point à l’accepter. Mais ayant dit plus haut qu’il ne fut appelé, dans aucun temps de nos désastres civils, à la défense des intérêts de la révolution, il m’a semblé important de rappeler l’époque précise et les circonstances de son élection. Voici d’ailleurs comment il s’explique sur ce fait, dans une note trouvée parmi ses papiers: Souvenir. Le mercredi 18 avril 1798, j’ai reçu de M. Guyot des Herbiers, président de l’assemblée électorale de Paris, qui siège dans la grande salle de l’Institut, une lettre qui m’annonce que cette assemblée m’a nommé député au Conseil des anciens, pour un an, en me demandant de répondre sur-le-champ si j’accepte, ou non. Répondu aussitôt que mon incapacité pour les affaires m’empêche d’accepter cette fonction.

Peut-être est-ce ici le lieu de rapporter un fait, d’autant plus singulier qu’il est resté comme une sorte d’énigme pour les amis mêmes de M. Ducis. Ce fut en cette même année 1798 qu’il prit l’habitude d’ajouter à sa signature, soit dans les actes publics, soit dans sa correspondance la plus importante comme la plus familière, deux lettres qui forment comme une sorte de paraphe à son nom. A dater de 1798, M. Ducis ne donna plus sa signature sans mettre à la suite les deux lettres S. T.

Onze ans après en 1809 (il a voit alors soixante-seize ans), il ajouta une troisième lettre, et signa ainsi: Ducis, S. S. T. Quelque pressantes, quelque répétées qu’aient pu être lès instances de ses amis qui se perdoient en conjectures sur ce signe, il ne consentit jamais à leur en donner l’explication. J’avois cherché de mon coté à pénétrer le sens qu’il y attachoit, et voici comment je fus amené à lui soumettre mes conjectures- à cet égard. La veille du jour où il présenta au roi la collection de ses ouvrages, il vint me demander à dîner, et me lut la lettre qui devoit accompagner cet envoi, Quand il en eut achevé la lecture, Eh bien! me dit-il, n’y a-t-il rien là qui vous arrête? m’entend-on bien? les rois n’ont pas le loisir de deviner. Pleinement rassuré par ma réponse, Vous trouvez cela clair, reprit-il; c’est pourtant une œuvre de ténèbres. J’ai passé ma nuit à faire ces deux pages, et à les copier de ma belle écriture. Je le grondai doucement sur cet emploi d’un temps destiné au sommeil, et sur les craintes que j’en concevois pour sa santé ; puis ayant lu à mon tour sa lettre, «Voilà, lui dis-je, quelque chose qui m’arrête,

«Vous tenez à être clair, et il y a un endroit où

«vous ne l’êtes point.» — Qu’est-ce? voyons; il faut changer cela: oui, sans doute, je veux être clair. — «Eh bien! je défie qu’on entende ce que vous

«avez voulu dire par les trois lettres placées à la

«suite de votre nom. Si le roi vous demande le

«sens de ce petit hiéroglyphe, que répondrez-

« vous?«—Je dirai au roi que c’est un secret, et il n’insistera point.—

«J’aurois donc bien mauvaise

«grace d’insister moi-même; mais je n’en ai pas

«besoin: je suis à peu près sûr de vous avoir de

« viné. Ces lettres cachent un sens réel; vous

«n’êtes pas homme à nous donner une énigme

«qui n’a pas de mot. Or, voici ce que j’ai découvert.

« Je vois qu’en 1798, après avoir traversé

«sans reproches de bien mauvais jours, vous

«avez voulu vous rendre intérieurement ce té

« moignage, que vous n’étiez pas mécontent de

«vous-même, et je traduis l’S. et le T., mis à la

«suite de votre nom, par ces mots, sine tabe,

«sans tache. Onze ans plus tard, parvenu à une

«belle et heureuse vieillesse, et retrouvant le

«même témoignage au fond de votre conscience,

«vous avez ajouté une seconde S., qui signifie

«senex, et vous avez signé ainsi: senex sine tabe,

«vieillard sans tache. Osez dire que je me trompe!» Pendant que je parlois, il éprouvait un embarras marqué, et je voyois une honnête pudeur colorer vivement sa belle figure, Mon ami, me dit-il, d’un ton sérieux, et après un moment de silence, je vous l’ai déja dit, ceci est un secret entre moi et une autre personne; qu’il n’en soit plus question, je vous en prie.

Après une pareille défense, je me serois reproché de ramener de nouveau la conversation sur ce sujet. Je ne lui en parlai plus; et je ne vous donne, Monsieur, mes conjectures que pour ce qu’elles valent. Mais elles s’appuient sur de si fortes vraisemblances, elles m’ont semblé si bien confirmées par d’autres observations; enfin l’embarras même de M. Ducis, quand je le poussai à bout, m’a paru si équivalent à un aveu, que je suis resté persuadé que j’avois deviné juste. On se tromperoit toutefois en interprétant comme un mouvement d’orgueil le témoignage qu’il se rendoit à lui-même d’une vie sans reproche. C’étoit plutôt un encouragement à bien faire; c’étoit comme une sorte d’engagement qu’il tiroit de sa conduite passée pour sa conduite à venir.

Parmi les personnes qui ont outragé ou méconnu le caractère de M. Ducis, je ne vois guère que l’abbé Morellet qui mérite qu’on prenne la peine de le réfuter.

Je ne terminerai point cette lettre, Monsieur, sans vous entretenir un moment des Mémoires publiés après sa mort, Mémoires où il relègue M. Ducis au nombre des membres de l’académie françoise qui ont été révolutionnaires, marquant lui-même sa place parmi ceux qui étoient aristocrates. Je ne craindrai point d’entrer à cet égard dans quelques explications; et, sans oublier le caractère honorable et le zèle courageux dont M. Morellet a fait preuve, à plusieurs époques de nos troubles civils, j’espère pouvoir interpréter, d’une manière à-la-fois plus juste et plus vraisemblable, la sorte de dissidence politique qui a dû quelquefois se manifester entre M. Ducis et lui; si toutefois le mot de politique peut s’appliquer avec justesse à aucun acte de la vie de M. Ducis.

Il est assez difficile d’abord, à qui les a connus tous deux, de démêler entre eux quelques rapports résultant d’une conformité d’humeurs, de caractères, même de principes sur plusieurs points essentiels. L’esprit raisonneur et systématique de l’abbé Morellet devoit naturellement impatienter l’imagination vive et impétueuse de M. Ducis, qui, de son côte, lui rendoit sans doute la pareille, en ne consultant, dans la plupart de ses jugements sur les hommes et les choses, que l’inspiration de sa conscience, ou les simples lumières du sens commun.

Ainsi, par exemple, si, en 1790, au moment où M. Morellet perdit les vingt-quatre mille livres de revenu que lui rapportoit son prieuré de Thimer, il fût venu conter son désastre en pleine académie, je suis porté à croire que M. Ducis, tout en le plaignant de cette privation de fortune, né lui eût point caché qu’il ne regardoit pas ce malheur comme une des plus grandes injustices de la révolution; et, si M. Morellet se fût fâché, ce qui lui arrivoit quelquefois, il rie seroit pas impossible que M. Ducis, n’écoutant alors qu’un zèle plus religieux qu’obligeant, fût allé jusqu’à dire qu’il lui sembloit que les biens de l’Église dévoient payer avant tout les services rendus à l’Église. Un pareil langage, j’en conviens, eût pu servir les passions du moment; il eût dû surtout mécontenter profondément celui à qui on l’adressoit; mais je ne fais ici, comme on le voit, qu’une pure supposition, et n’en prétends rien conclure, sinon que dans cette situation donnée, les choses se seroient vraisemblablement passées comme je viens de les rapporter, sans que, pour cela, l’abbé Morellet eût eu le moindre droit d’en déduire la preuve que M. Ducis étoit un révolutionnaire.

Quoi qu’il en soit, plus je cherche à me retracer fidèlement le caractère de ces deux écrivains, plus je demeure convaincu qu’ils ont dû juger d’après des motifs très divers cette même révolution qui les appauvrissoit tous deux. L’abbé Morellet devoit, ce me semble, en chercher la cause, ou en voir le remède, dans la disgrâce ou la faveur de tel ou tel ministre, dans la ruine ou le triomphe de tel ou tel système. M. Ducis regardoit de plus haut; il voyoit la révolution écrite dans la corruption progressive des mœurs, dans le mépris de la religion, dans l’avilissement de l’autorité royale; et c’étoit la voir là où elle étoit. Il n’eut d’ailleurs à soutenir pendant la révolution aucun intérêt de secte ou de parti; il ne se trouva point dans la nécessité de défendre des principes dont il condamnoit les conséquences. Un instinct droit et la voix de sa conscience le dirigèrent comme la boussole dirige le matelot. Il n’eut donc à suivre qu’une marche toute tracée; aucun esprit de système ne la compliquoit; aucun ménagement humain ne l’en eût fait dévier.

Votre liaison avec lui ne datant, Monsieur, que des années qui ont suivi les plus terribles crises de la révolution, je n’ai pas cru devoir m’appuyer uniquement de votre témoignage pour défendre ses. principes, durant une époque où vous ne le connoissiez point assez. J’ai cherché de bonne foi auprès de ceux de ses contemporains qui lui survivent, et qui le voyoient habituellement dans les années 1792, 1793 et 1794, à m’éclairer sur les causes apparentes qui ont pu lui attirer le reproche que lui fait M. Morellet. J’ai demandé et obtenu la communication d’un grand nombre de lettres écrites par lui pendant nos tempêtes révolutionnaires; et, soit dans le témoignage de ses anciennes relations, soit dans les lettres qui m’ont été confiées, je n’ai rien vu qui puisse démentir ce que j’ai dit, et ce que je me propose de dire encore de son caractère.

Mon attention s’est portée particulièrement sur la correspondance qu’il eut, depuis 1775 jusqu’à la fin de 1790, avec un homme qu’il aima long-temps, qui n’existe plus, que la révolution trouva parfait homme de bien, et qu’elle précipita, comme une proie d’élite, dans les plus détestables écarts. Voici ce qui m’a le plus frappé dans cette correspondance; voici le langage qu’il tient à son ami, le 26 août 1790, dans la dernière lettre qu’il lui écrit: «Après l’explosion

«du 14 juillet, j’ai compris que je ne devois

«point accéder aux propositions qui m’ont été

«faites pour la mairie de Versailles. Je suis rentré

« dans le silence de mon cabinet, bien déterminé

« à ne me montrer aux hommes que

«par quelques productions dramatiques qui

«pourroient, outre un accroissement à ce que

«nous appelons gloire littéraire, m’apporter

«quelques avantages que les pertes occasionées

« par notre incroyable révolution me forcent

« à ne point dédaigner. J’ai remis mon Macbeth,

« j’ai fait recevoir aux François Othello, et

«le Roi Jean-sans-Terre; je m’occupe encore de

«tragédies, et je compte passer mon automne

«seul avec Melpomène. J’ai besoin de porter sur

«ce point mille mouvements d’indignation qu’excitent

« en moi les passions cruelles que je vois

«se montrer de tous côtés avec impudence. Quel

«monde habitons-nous, mon ami! Croyez-moi,

«soyons hommes de bien, mais abandonnez la

«cause de la perfection sur ce globe; elle n’y a

«jamais régné, et ce n’est point ici son sol. «

Ce langage, Monsieur, est celui de la raison même. Nous le voyons ici se réfugier dans le sein des Muses, pour en obtenir un adoucissement à des douleurs qu’elles avoient encore le pouvoir de calmer. Mais, trois ans plus tard, écoutez ce qu’il répond à un ami qui le pressoit de chercher dans les lettres la même diversion à des chagrins que les événements rendoient moins faciles à guérir. Cette lettre est adressée à M. Vallier, cet ami de l’enfance dont j’ai déjà parlé, qu’il appelle son camarade de bois et de collège. Je n’y vois d’autre date que le 27 thermidor, sans indication d’année; mais la lettre même fait assez voir le temps où elle fut écrite. «Que me parles-tu, Vallier,

«de m’occuper à faire des tragédies? La tragédie

«court les rues. Si je mets le pied hors de chez

«moi, j’ai du sang jusqu’à la cheville. J’ai beau

«secouer en rentrant la poussière de mes.sou

«liers, je me dis comme Macbeth: Ce sang ne

«s’effacera pas. Adieu donc la tragédie! J’ai vu

«trop d’Atrées en sabots, pour oser jamais en

«mettre sur la scène. C’est un rude drame que

«celui où le peuple joue le tyran. Mon ami, ce

«drame-là ne peut se dénouer qu’aux enfers.

«Crois-moi, Vallier, je donnerois la moitié de ce

«qui me reste à vivre pour passer l’autre dans

«quelque coin du monde, où la liberté ne fut

«point une furie sanglante.»

Ce langage, Monsieur, vous semble-t-il avoir quelque chose d’équivoque? Reste-t-il quelque doute sur les impressions que devoit éprouver l’ame de celui qui s’exprime ainsi? L’horreur et l’indignation ne se peignent-elles pas ici dans chaque mot? Et, si l’on oppose à ce témoignage quelques paroles véhémentes échappées à la fougue d’un caractère naturellement impétueux, ces paroles dites au hasard, recueillies de même, dénaturées peut-être en passant de bouche en bouche, auront-elles le pouvoir d’effacer les lignes que je viens de transcrire? N’est-il pas juste d’ailleurs de faire la part d’un caractère dont les premiers mouvements devoient toujours être passionnés? Ainsi, par exemple, quand je lis dans un billet de M. Ducis, qu’il a conduit ses deux filles à une représentation du Roi Léar, et qu’il ajoute: si elles n’y avoient point fondu en larmes, je les aurois étranglées de ma main; irai-je m’emparer de ces expressions pour le taxer de barbarie, et n’est-ce pas là plutôt le cri de joie d’un père qui se félicite d’avoir trouvé ses enfants accessibles aux plus douces émotions de la piété filiale?

Ah! n’exagérons rien quand il s’agit de juger un caractère qui portoit tout à l’exagération. Oui, sans doute, M. Ducis eut une ame plus forte que sa tête. Ceux qui le voyoient habituellement, ceux qui l’entouroient pouvoient exercer sur ses discours, sur ses sentiments mêmes une influence momentanée. Il leur étoit facile d’exalter son imagination, et dans cet état passager, d’égarer son jugement. Son langage alors devoit se désordonner comme sa tête. Dans les intervalles que lui laissoient ces accès d’agitation fiévreuse, je l’ai vu lui-même trembler pour sa raison; et ces craintes n’étoient pas, tellement chimériques que l’amitié ne les partageât quelquefois. Mais, le moment de la réflexion arrivé, il rentroitdans son droit sens naturel; et, comme il n’agissoit jamais au hasard, ses actions ne furent jamais soumises à la même influence que ses discours. Laissons donc, Monsieur, l’envie humaine relever soigneusement et consigner, comme autant de griefs, quelques unes de ces paroles vives et irréfléchies qui s’échappent de toutes les ames ardentes. Puisse la méchanceté des hommes se consoler ainsi du suffrage qu’elle ne peut refuser à la conduite entière d’une si longue vie!

Mais je reviens à M. Morellet qui du moins se trompa de bonne foi. Plein d’égards comme je le suis pour sa mémoire, et ne voulant rien exagérer dans la tendre vénération que je porte à M. Ducis, je suis sûr, Monsieur, de n’être que juste envers l’un et l’autre, en disant qu’on trouveroit dans les écrits que nous a laissés le premier beaucoup plus de choses profitables aux hommes de la révolution, que dans tout ce qu’a pu dire ou écrire M. Ducis.

Enfin, c’est son propre témoignage que j’invoquerai de préférence dans une question qui le touche de si près; et personne, maintenant, n’osera le démentir. Voici ce que M. Ducis écrivoit à un ami qui fut le compagnon de sa retraite, pendant nos orages politiques. On y reconnoitra la voix d’une bonne conscience qui se rend justice en beaux vers.

Nous avons vu de loin s’assembler les nuages:

La tempête éclata; l’univers fut surpris;

L’univers dans l’instant fut couvert de débris.

Jusqu’où n’ont pas monté l’erreur et la licence!

Trône, autel, tout trembla dans ce désordre immense:

Mais Dieu nous recueillit dans un asyle heureux,

Où sa grâce et sa paix nous ont unis tous deux.

Le désert nous cacha: c’est là que, solitaires,

De celui qui peut tout adorant les mystères,

Nous avons dit souvent: Quand tout est agité,

Heureux, sur tant de flots, qui dans l’arche est resté !

Oui, vous eûtes ce bonheur, homme simple et véritablement vertueux; oui, durant cet affreux déluge, vous vous réfugiâtes dans l’arche; et, ce ne fut que bien tard, ce ne fut qu’après une longue attente et beaucoup d’espérances déçues, que vous vîtes enfin apparoître la colombe qui vous y portoit le rameau d’olivier.

Agréez, Monsieur, etc.

Essais de mémoires ou Lettres sur la vie

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