Читать книгу Voyages dans la basse et la haute Egypte pendant les campagnes de Bonaparte en 1798 et 1799 - Vivant Denon - Страница 14

DANS LA BASSE ET LA HAUTE ÉGYPTE.

Оглавление

Table des matières

Introduction.--Départ de Paris, et de Toulon.--Arrivée devant Malte.

J'avais toute ma vie désiré de faire le Voyage d'Égypte; mais le temps, qui use tout, avait usé aussi cette volonté. Lorsqu'il fut question de l'expédition qui devait nous rendre maîtres de cette contrée, la possibilité d'exécuter mon ancien projet en réveilla le désir; un mot du héros qui commandait l'expédition décida de mon départ; il me promit de me ramener avec lui; et je ne doutai pas de mon retour. Dès que j'eus assuré le sort de ceux dont l'existence dépendait de la mienne, tranquille sur le passé, j'appartins tout à l'avenir. Bien persuadé que l'homme qui veut constamment une chose acquiert dès lors la faculté de parvenir à son but, je ne songeai plus aux obstacles, ou du moins je sentis au-dedans de moi tout ce qu'il fallait pour les surmonter; mon coeur palpitait, sans qu'il me fût possible de me rendre compte si cette émotion était de la joie ou de la tristesse; j'allais errant, évitant tout le monde, m'agitant sans objet, sans prévoir ni rassembler rien de ce qui allait m'être si utile dans un pays si dénué de toutes ressources. Le brave et malheureux du Falga m'associa mon neveu. Combien je fus reconnaissant de ce bienfait! emmener un être aimable en m'éloignant de tout ce que j'aimais, c'était empêcher la chaîne de mes affections de se rompre, c'était conservé à mon âme l'exercice de sa sensibilité, c'était un acte qui caractérisait la délicatesse de ce brave et savant homme.

Je m'étendrai peu sur mon voyage de Paris jusqu'au port désigné pour l'embarquement. Nous arrivâmes à Lyon sans sortir de voiture; là nous nous embarquâmes sur le Rhône jusqu'à Avignon. Je pensais, en voyant les belles rives de la Saône, les pittoresques bords du Rhône, que, sans jouir de ce qu'ils possèdent, les hommes vont chercher bien loin des aliments à leur insatiable curiosité. J'avais vu la Néva, j'avais vu le Tibre, j'allais chercher le Nil; et cependant je n'avais pas trouvé en Italie de plus belles antiquités qu'à Nîmes; Orange, Beaucaire, S.-Remi, et Aix. Je cite cette dernière ville, parce que nous y restâmes une heure, et que, je m'y baignai dans une chambre et dans une baignoire où, depuis le proconsul Sextus, on n'avait rien changé que le robinet.

Nous perdîmes un jour à Marseille: nous en partîmes le 14 Mai 1798, pour Toulon; et, le 15, j'étais en mer sur la frégate la Junon, destinée avec deux autres frégates à éclairer la route, et former l'avant-garde.

Le vent était contraire; la sortie fut difficile: nous abordâmes deux autres bâtiments; pronostic fâcheux: un Romain serait rentré; mais ce Romain aurait eu tort, car le hasard, qui nous sert presque toujours mieux, que nous ne nous servons nous-mêmes, en ne me laissant rien faire comme je voulais, en me conduisant aveuglément à tout ce que je voulais faire, me mit dès ce moment aux avant-postes, que je ne devais pas quitter de toute l'expédition.

Le 16, nous ne fîmes que des bordées.

Le 17, vers le soir, nous découvrîmes quatre voiles; elles manoeuvraient sous notre vent en ordre de bataille: on ordonna le branlebas; le branlebas! mot terrible dont on ne peut se faire idée, quand on n'a pas été en mer: silence, terreur, appareil de carnage, appareil de ses suites, plus funestes que le carnage même, tout est là sous les yeux réuni sur un même point; la manoeuvre et les canons sont les seuls objets de la sollicitude, et les hommes ne sont plus qu'accessoires; La nuit vint, et non pas la tranquillité; nous la passâmes à notre poste. Au jour, nous n'avions rien perdu de l'avantage des vents: nous ne pouvions juger si c'étaient des vaisseaux ou des frégates; ils étaient quatre, et nous trois; tous nos bas agrès étaient embarrassés de trains d'artillerie: dans l'après-midi la commandante nous ordonna de la suivre en ordre de bataille, et assura son pavillon d'un coup de canon: les bâtiments inconnus arborèrent pavillon espagnol. La nuit arrivait, on nous laissa coucher: à trois heures du matin on nous éveilla avec l'ordre de se préparer au combat.

Je n'étais pas fâché de commencer une expédition par quelque chose de brillant; mais j'avais bien quelque peur d'échanger le Nil contre la Tamise. Nous n'étions plus qu'à une portée de canon, lorsque la commandante envoya un canot, qui après une heure, nous rapporta que nous avions également inquiété quatre frégates espagnoles, qui ne venaient pas plus que nous chercher l'ennemi.

Le 20, à la pointe du jour, le vent passa au nord-ouest: la flotte et le convoi se mirent en mouvement, et à midi lamer en fut couverte. Quel spectacle imposant! jamais pompe nationale ne peut donner une plus grande idée de la splendeur de la France, de sa force, de ses moyens; et peut-on, sans la plus vive admiration, songer à la facilité, à la promptitude avec laquelle fut préparée cette grande et mémorable expédition! On vit accourir avec enthousiasme dans les ports des milliers d'individus de toutes les classes de la société. Presque tous ignoraient quelle était leur destination: ils quittaient femmes, enfants, amis, fortune, pour suivre Bonaparte, et par cela seul que Bonaparte devait les conduire.

Le 21, l'Orient sortit enfin du port, et nous commençâmes à marcher par un bon vent; chaque bâtiment prit ses positions en ordre de marche. Nous nous mîmes en avant; ensuite venait le général avec ses avisos et les vaisseaux de ligne; le convoi suivait la côte entre les îles d'Hyères et du Levant: le soir, le vent fraîchit; le Franklin fut démâté de son hunier d'artimon; deux frégates de notre division furent envoyées pour avertir le convoi de Gênes qui devait nous joindre; et, le 23 au matin, nous nous trouvâmes par le travers de la Corse à la hauteur de St. Florent.

Nous nous dirigions sur le cap Corse, marchant à l'est, abandonnant à notre gauche Gênes et le rivage ligurien. Notre ligne militaire avait une lieue d'étendue, et le demi-cercle que formait le convoi en avait tout au moins six. Je comptai cent soixante bâtiments, sans pouvoir tout compter.

Le 24, au matin, nous avions dépassé le cap Corse; le convoi filait en bon ordre; nos vaisseaux étaient par le travers du cap Corse, et de l'île Capraya. J'en dessinai le détroit.

Le convoi qui était resté sous le vent du cap, ne put le doubler de la journée, et nous restâmes à l'attendre sur le cap même, à une lieue de la terre. Je fis un dessin du cap.

Le 25, au matin, la division légère se trouva par le travers de la côte orientale de la Corse, vis-à-vis de Bastia, dont je distinguai fort bien la rade et le port: j'en fis le dessin. La ville me parut jolie, et le territoire d'un aspect moins sauvage que le reste de l'île: j'en fis un dessin. L'île d'Elbe est un rocher de fer, dont les mines cristallisées offrent toutes les couleurs du prisme. Ce rocher est partagé en trois souverainetés: la seigneurie et les mines sont au prince de Piombino; à gauche, Porto-Ferraio appartient au grand-duc de Toscane; à droite, Porto-Longone est au roi de Naples 4.

Note 4: (retour) D'après le dernier traité de paix avec Naples, la possession de l'île est assurée à la France.

Je fis aussi le dessin de la partie sud-ouest de Capraya, qui n'est de ce côté qu'un rocher escarpé inabordable. Il appartient aux Génois, qui y ont un château et un mouillage à la partie orientale.

À 5 heures, nous avions à l'est l'île Pianose, qui n'est qu'un plateau d'une lieue d'étendue; elle ne s'élève qu'à quelques pieds au-dessus de la surface de la mer; ce qui en fait un écueil très dangereux de nuit pour tout pilote qui ne connaît pas ces parages; elle est entre l'Elbe et Monte-Christo, rocher inculte, abandonné aux chèvres sauvages. À l'ouest de cette île, le vent nous manquait, et notre pesant convoi ne cheminait plus.

Quand le calme s'établit, l'oisiveté développe toutes les passions des habitants d'un vaisseau, fait naître tous les besoins superflus, et les querelles pour se les procurer. Les soldats voulaient manger le double, et se plaignaient; les plus avides vendaient leurs effets ou en faisaient des loteries; d'autres, encore plus pressés de jouir, jouaient, et perdaient plus en un quart d'heure qu'ils ne pouvaient payer en toute leur vie: après l'argent venaient les montres; j'en ai vu six ou huit sur un coup de dés. Lorsque la nuit faisait trêve à ces jouissances violentes, un mauvais violon, un plus mauvais chanteur, charmaient sur le pont un nombreux auditoire: un peu plus loin, un conteur énergique attachait l'attention d'un groupe de soldats, à bord; cet ordre était de marcher sur Cagliari, et de revenir à Porto-Vecchio, si l'ennemi supérieur en forces nous y avait prévenus.

Le 31 Mai et le 1er Juin, nous ne pûmes profiter du vent, la flotte n'ayant fait que des bordées: le soir, la Badine nous rejoignit, nous apportant l'espoir presque certain de trouver la mer libre à la pointe de Cagliari. Le soir, je dessinai cette pointe.

Jusqu'au 5 il n'y eut rien de nouveau. Nos provisions s'achevaient; notre eau fétide ne pouvait plus être chauffée; les animaux utiles disparaissaient, et ceux qui nous mangeaient centuplaient.

Le 6, nous reçûmes l'ordre d'une nouvelle formation; ce qui nous fit penser que décidément nous nous mettions en marche, et que nous allions faire canal. La Diane marchait en avant: nous passions ses signaux à l'Alceste, qui les transmettait au Spartiate, de là à l'Aquilon, et enfin à l'Amiral. Vers les 8 heures nous nous trouvâmes dans l'ordre que je viens de décrire. En cas que la Diane chassât un vaisseau ennemi, les cinq bâtiments de la flotte légère, devaient forcer de voiles pour les rejoindre. Nous vîmes de petits dauphins à notre proue; mais, à notre grand regret, ils disparurent pendant que nous nous disposions à les harponner. Je les observai de très près; leur marche ressemble au tangage d'un bâtiment; ils sortent ainsi de l'eau, et s'élancent à vingt pieds en avant; leur forme est élégante, et leurs mouvements rapides ressemblent plutôt à la gaieté d'une joute, qu'ils n'annoncent la voracité d'un animal qui cherche une proie. Le soir, le vent fraîchit, et, passant de l'est à l'ouest, rassembla de telle sorte le convoi, que je crus voir Venise, et que tous ceux qui connaissaient cette ville s'écrièrent, C'est Venise qui marche!; Au soleil couchant nous découvrîmes Martimo, et reçûmes ordre de rallier le convoi, au milieu duquel nous passâmes la nuit comme dans une ville ambulante.

Le 7, nous réprimes l'ordre de la veille. Je dessinai le Martimo, rocher qui semble être un môle à la pointe occidentale de la Sicile: c'est un des points de reconnaissance de la Méditerranée, et c'était un de ceux où nous pouvions trouver les Anglais. Le vent fraîchit, et nous faisions deux lieues à l'heure; c'est dans ces cas qu'on oublie les inconvénients de la mer pour ne voir que l'avantage d'en faire l'agent d'une marche de quarante mille hommes, sans halte ni relais. À une heure, nous étions par le travers de Martimo, à une lieue de ce rocher, découvrant la Favaniane, autre rocher qui est devant Trapany, et le Mont-Erix, qui domine cette ville célèbre par un temple de Vénus, et par la manière dont on y offrait des sacrifices à cette déesse. J'avais autrefois visité le Mont-Erix, et j'y avais cherché son temple, la ville du même nom, renommée par la beauté des femmes qui l'habitaient: mais, malgré ma jeunesse et l'imagination de cet âge, je n'avais pu voir qu'un méchant village, quelques substructions du temple, et les squelettes des anciennes beautés. Je fis un dessin de la Favaniane, du Mont-Erix, et d'une partie de la côte de Sicile.

Ce pays agréable, cultivé, abondant, consolait nos yeux de l'aspect âpre des côtes de Corse et des rochers qui les avoisinent: ils avaient un charme de plus pour moi, celui des souvenirs; la Sicile était pour mon imagination une ancienne propriété: je pouvais apercevoir, à travers les vapeurs de l'atmosphère, Marsala, l'ancienne Lilybée, d'où les Grecs et les Romains voyaient sortir de Carthage les flottes qui venaient les attaquer. Plus loin, j'entrevoyais les campagnes vertes et riantes de Mazzarra, la ville de Motia, que les Syracusains attachèrent à la terre par une jetée, pour y aller combattre les Carthaginois; et mon imagination, suivant la côte, revoit les aspects de Sélinonte, de ses temples, de ses colonnes debout ressemblant encore à des tours, et plus loin l'hospitalière Agrigente. Nous faisions trois lieues à l'heure; et mon rêve allait se réaliser, lorsqu'on nous signala de nous rapprocher de l'armée pour passer la nuit avec elle. Je fis, en soupirant de regret, un dessin de ce que je voyais de ces heureuses côtes: c'était un dernier hommage, et, suivant toute apparence, ce fut un éternel adieu.

La nuit fut belle. J'avais recommandé qu'on m'éveillât si l'on voyait encore la terre au point du jour; à trois heures et demie j'étais sur le pont, et les premiers rayons du jour me firent voir que toute l'armée et le convoi faisant canal avaient marché sur Malte. La Sicile disparut. J'aperçus au sud-ouest, pu plutôt je jugeai le gisement de la Pantellerie aux nues orageuses dont elle s'enveloppe perpétuellement, honteuse sans doute d'avoir de tout temps servi aux vengeances des gouvernements: les Romains y exilaient leurs illustres proscrits; elle recèle encore les prisonniers d'état du roi de Naples.

Le 8, le ciel fut clair; mais un vent faible nous fit faire peu de chemin; et une chasse que nous fîmes sur un bâtiment inconnu nous sépara de la flotte, que nous ne pûmes rejoindre. On vit un poisson d'environ 80 pieds de long.

La nuit fut calme, et le point du jour du 20 nous retrouva dans la même position où nous avait laissés le soleil couchant. Nous vîmes au nord-est l'Etna se découper sur l'horizon; j'en reconnus les contours dans tous leurs développements; la fumée s'échappait par son flanc oriental, et accusait une éruption par une bouche accidentelle; il était à 50 lieues de nous, et paraissait encore plus grand que les montagnes de la côte du midi, qui n'en était qu'à 12. À peine le soleil fut-il à quelques degrés d'élévation, qu'il disparut avec l'ombre qui marquait son contour.

Nous aperçûmes le Gozo à six heures; le soir nous le distinguâmes parfaitement qui rougissait à l'horizon à 7 lieues de distance: nous nous mîmes en panne pour passer la nuit et attendre le convoi. À la pointe du jour, je revis encore l'Etna, dont la fumée s'étendait sur le ciel à plus de 20 lieues de distance comme un long voile de vapeurs. Nous étions alors à 53 lieues de l'île.

Tous les bâtiments armés passèrent à la poupe du général. Nous n'avions pas encore approché de l'Orient depuis notre départ: cette évolution avait quelque chose de si auguste et de si imposant que, malgré le plaisir que nous avions de nous revoir, nous n'ajoutâmes pas une phrase au bonjour qu'à voix basse nous dîmes en passant.

Le 9, nous tournâmes à la partie nord du Gozo; c'est un plateau élevé, taillé à pic, et sans abordage: nous côtoyâmes ensuite la partie orientale à demi portée de canon. Ce côté, qui paraît d'abord aussi aride que l'autre, est cependant cultivé en coton; toutes les petites vallées sont autant de jardins.

Vers le milieu de l'île, il y a un gros village, sous lequel est une batterie, et au sommet le plus élevé un château casematé, fort bien bâti.

À huit heures, on signala des voiles; on en distinguait trente: était-ce la flotte ennemie? on envoya reconnaître; c'était enfin la division du général Desaix, le convoi de CivitaVecchia, qui avait suivi la côte d'Italie, passé le détroit de Messine, et nous avait précédés de quelques jours devant Malte.

De même que l'avalanche, qui s'est grossie en roulant des neiges, menace dans sa chute accélérée par sa masse d'entraîner les forêts et les villes, ainsi notre flotte, devenue immense, portait sans doute l'effroi sur tous les parages qui venaient à la découvrir. La Corse avertie n'avait ressenti d'autre émotion que celle qu'inspire un aussi grand spectacle; la Sicile fut épouvantée; Malte nous parut dans la stupeur. Mais n'anticipons pas sur les événements.

Prise de Malte.

À cinq heures, nous passâmes devant le Cumino et le Cumin Otto, qui sont deux îlots qui séparent le Gozo de Malte, et composent avec ces deux derniers toute la souveraineté du Grand-Maître. Il y a plusieurs petits châteaux pour garder les îlots des Barbaresques, et les empêcher de s'y établir lorsque les galères de Malte ont fini leur croisière. Une de nos barques allait y aborder; on lui refusa de mettre à terre: son canot fit le tour, et en sonda les mouillages. À six heures, nous vîmes Malte, dont l'aspect ne m'imposa pas moins d'admiration que la première fois que je l'avais vue: deux seules méchantes barques vinrent nous proposer du tabac à fumer. La nuit vint; aucune lumière ne parut dans la ville: notre frégate était par le travers de l'entrée du port à moins d'une portée de canon du fort S.-Elme; on ordonna de mettre toutes les embarcations en mer. À neuf heures, on nous signala de prendre position; le vent était presque nul. L'armée fit des signaux de nuit relatifs à ces mouvements, et à ceux du convoi; on tira des fusées, puis le canon; ce qui fit éteindre jusqu'à la dernière lumière du port. Notre capitaine était allé à bord du général; mais il garda le secret sur les ordres qu'il y avait reçus.

Le 22, à quatre heures du matin, entraînés par les courants, nous étions sous le vent de l'île, dont nous voyions la partie de l'est; il n'y avait point encore de vent. Je fis une vue de toute l'île, du Gose, et des deux îlots, pour avoir une idée de la forme générale de ce groupe et de sa surface sur toute la ligne horizontale de la mer.

Il s'éleva une petite brise; on en profita pour former une ligne demi-circulaire, et dont une extrémité aboutissait à la pointe Ste.-Catherine, et l'autre à une lieue à gauche de la ville, et en bloquait le port, nous mîmes le centre par le travers des forts S.-Elme et S.-Ange. Le convoi était allé mouiller entre les îles de Cumino et du Gose. Un moment après on entendit un coup de canon qui partait du fort Ste.-Catherine, et qui était dirigé sur les barques qui s'approchaient de la côte, et le débarquement que commandait Desaix: tout de suite un autre coup se fit entendre du château qui domine la ville; sur le même château l'étendard de la religion fut déployé en même temps, à l'autre extrémité de la circonvallation de nos bâtiments, des chaloupes mettaient à terre des soldats et des canons: à peine formés sur le rivage, ils marchèrent sur deux postes, dont la garnison se replia après un moment de résistance. Alors les batteries de tous les forts commencèrent à tirer sur les débarquements et sur nos bâtiments. J'en fis le dessin. Les forts continuèrent à tirer jusqu'au soir avec une précipitation imprudente qui décelait le trouble et la confusion. À dix heures, nous vîmes nos troupes gravir le premier monticule, et marcher sur les derrières de la Cité Valette, pour s'opposer à une sortie qu'avaient faite les assiégés: ils furent repoussés jusque dans les murs et sous les batteries; la fusillade ne cessa qu'à la nuit fermée. Cette tentative de la part des chevaliers unis à quelques gens de la campagne eut une funeste issue: il y avait eu du mouvement dans la ville, et la populace massacra plusieurs chevaliers à leur rentrée.

Le vent tombait: nous profitâmes du:-reste de la brise pour nous rapprocher des vaisseaux, dans la crainte de nous trouver par un calme plat à la disposition de deux galères Maltaises, qui étaient venues mouiller à l'entrée du port. J'étais toujours sur le pont, et, la lunette à la main, j'aurais pu faire de là le journal de ce qui se passait dans la ville, et noter, pour ainsi dire, le degré d'activité des passions qui en dirigeaient les mouvements. Le premier jour tout était en armes: les chevaliers en grande tenue, une communication perpétuelle de la ville aux forts, où l'on faisait entrer toutes sortes de provisions et de munitions; tout annonçait la guerre: le second jour, le mouvement n'était plus que de l'agitation; il n'y avait qu'une partie des chevaliers en uniforme; ils se disputaient et n'agissaient plus.

Le 12, à la pointe du jour, je retrouvai tout dans le même état où je l'avais laissé: on continua un feu lent et insignifiant. Bonaparte était revenu à bord; le général Reynier, qui s'était emparé du Gose, lui avait envoyé des prisonniers; après se les être fait nommer, il leur dit d'un ton indigné: Puisque vous avez pu prendre les armes contre votre patrie, il fallait savoir mourir; je ne veux point de vous pour prisonniers; vous pouvez retourner à Malte tandis qu'elle ne m'appartient pas encore.

Une barque sortit du port; nous envoyâmes un canot la héler, et la conduire au général. Quand je vis cette petite barque portant à sa poupe l'étendard de la religion, cheminant humblement sous ces remparts qui avaient victorieusement résisté deux années à toutes les forces de l'orient commandées par le terrible Dragus; quand je me peignis cette masse de gloire, acquise et conservée pendant des siècles, venant se briser contre la fortune de Bonaparte, il me sembla entendre frémir les mânes des Lisle-Adam, des Lavalette, et je crus voir le temps faire à la philosophie, le plus illustre sacrifice de la plus auguste de toutes les illusions.

À onze heures, il se présenta une seconde barque avec le drapeau parlementaire: c'étaient des chevaliers qui quittaient Malte; ils ne voulaient point être comptés parmi ceux qui avaient tenté de résister. On put juger par leurs discours que les moyens des Maltais se réduisaient à peu de chose. A quatre heures, la Junon était à une demi portée; j'observai tous les forts, et j'y voyais moins d'hommes que de canons.

Les portes des forts étaient fermées; ils n'avaient plus de communication avec la ville; ce qui faisait voir la méfiance et la mésintelligence qui existaient entre les habitants et les chevaliers. L'aide de camp Junot fut envoyé avec l'ultimatum du général. Quelques moments après une députation de douze commissaires Maltais se rendit à l'Orient. Nous nous trouvions parfaitement vis-à-vis de la ville, percée du nord au sud, et dont nous avions la vue dans toute la longueur des rues; elles étaient aussi éclairées alors qu'elles avaient été obscures la nuit de notre arrivée.

Le 13 au matin, nous apprîmes que l'aide de camp du général avait été reçu avec acclamation par les habitants. Avec ma lunette, je distinguai que la grille qui fermait le fort S.-Elme paraissait assaillie par une multitude de gens du peuple: ceux qui étaient dedans étaient assis sur les parapets des batteries sans proférer une parole, dans l'attitude de gens qui attendent avec inquiétude. A onze heures et demie, nous vîmes partir de l'Orient la barque parlementaire qui y était restée la nuit, et en même temps, nous reçûmes l'ordre d'arborer le grand pavillon; un moment après, on nous signala que nous étions maîtres de Malte.

Cette île devenait une échelle entre notre pays et celui que nous allions conquérir; elle achevait la conquête de la Méditerranée, et jamais la France n'était arrivée à un si haut degré de puissance. A cinq heures nos troupes entrèrent dans les forts et furent saluées par la flotte, de cinq cents coups de canon.

Nous étions sortis les premiers de Toulon, nous entrâmes les derniers à Malte; nous ne pûmes aller à terre que le 14 au matin. Je connaissais cette ville surprenante; je ne fus pas moins frappé, la seconde fois, de l'aspect imposant qui la caractérise.

On hésite en géographie si l'on doit attacher Malte à l'Europe ou à l'Afrique. La figure des Maltais, leur caractère moral, la couleur, le langage, doivent décider la question en faveur de l'Afrique.

Français et Maltais, tous étaient très surpris de se trouver sur le même sol; chez nous c'était de l'enthousiasme, chez eux de la stupéfaction.

On délivra tous les esclaves turcs et arabes; jamais la joie ne fut prononcée d'une manière plus expressive: lorsqu'ils rencontraient les Français, la reconnaissance se peignait dans leurs yeux d'une manière si touchante, qu'à plusieurs reprises elle me fit verser des larmes; ce fut un vrai bonheur que j'éprouvai à Malte. Pour prendre une idée de leur extrême satisfaction dans cette circonstance, il faut savoir que leur gouvernement ne les rachetait et ne les échangeait jamais, que leur esclavage n'était adouci par aucun espoir: ils ne pouvaient pas même rêver la fin de leurs peines.

J'allai chercher mes anciennes connaissances: je revis avec un plaisir nouveau les belles peintures à fresque du Calabrese dont les voûtes de l'église de S.-Jean sont décorées, et le magnifique tableau de Michel Ange de Caravage, dans la sacristie de la même église. J'allai à la bibliothèque; et j'y vis un vase étrusque, trouvé au Gose, de la plus belle espèce et pour la terre et pour la peinture. Je fis le dessin d'un vase de verre d'une très grande proportion, celui d'une lampe trouvée de même au Gose, celui encore d'une espèce de disque votif en pierre, portant en bas-relief sur l'une de ses faces; un sphinx avec la patte sur une tête de bélier: le travail n'en est pas précieux, mais il y a trop de style pour laisser douter, que ce morceau ne soit antique; le reste des curiosités est gravé dans le Voyage pittoresque d'Italie.

On avait trouvé depuis quelques mois une sépulture près la cité, dans un lieu appelé Earbaçeo.

Le quatrième jour, le général nous donna un souper où furent admis les membres des autorités nouvellement constituées. Ils virent avec autant de surprise que d'admiration l'élégance martiale de nos généraux, cette assemblée d'officiers: rayonnants de santé, de vie, de gloire, et d'espérance; ils furent frappés de la physionomie imposante du général en chef, dont l'expression agrandissait la stature.

Le mouvement qui avait régné dans la ville à notre arrivée avait fait fermer les cafés et autres lieux publics: les bourgeois, encore étonnés des événements, se tenaient clos dans leurs maisons; nos soldats, la tête échauffée par le soleil et par le vin, avaient épouvanté les habitants, qui avaient fermé leurs boutiques et caché leurs femmes. Cette belle ville, où nous ne voyions que nous, nous parut triste; ces forts, ces châteaux, ces bastions, ces formidables fortifications qui semblaient dire à l'armée que rien ne pouvait plus l'arrêter et qu'elle n'avait plus qu'à marcher à la victoire, la firent retourner avec plaisir à bord. Le vent s'opposait cependant à notre sortie; j'en profitai pour faire trois vues de l'intérieur du port.

La journée du 19 se passa à courir des bordées devant le port.

Le matin du 20, le général sortit, laissant dans l'île quatre mille hommes de troupes, commandés par le général Vaubois, deux officiers de génie et d'artillerie, un commissaire civil, et enfin tous ceux qui, poussés par une inquiète curiosité, s'étaient embarqués sans trop de réflexion, qui, par une suite de leur inconstance ou de leur inconséquence, s'étaient dégoûtés sur la route, et qui, fatigués des inconvénients inséparables des voyages, les comptaient au nombre des injustices, qu'à les en croire, on leur faisait éprouver. J'en ai vu qui, peu touchés des beautés de Malte, de la commodité des ports, et de l'avantage de sa situation, trouvaient ridicule qu'un rocher sous le climat de l'Afrique ne fût pas aussi vert que la vallée de Montmorency: comme si chaque contrée n'avait pas reçu des dons particuliers de la nature! Voyager n'est-ce pas en jouir? et ne les détruit-on pas en cherchant à les comparer?

Si l'aspect de Malte est aride, peut-on voir sans admiration que la plus petite colline qui recèle quelque peu de terre soit toujours un jardin aussi délicieux qu'abondant, où l'on pourrait acclimater toutes les plantes de l'Asie et de l'Afrique? Cette espèce de première serre chaude pourrait servir à en alimenter une autre à Toulon, et, par degré, en amener les productions jusqu'à Paris, sans leur avoir fait éprouver les secousses trop vives qu'occasionne l'extrême différence des climats: peut-être y naturaliserait-on une grande partie des plantes exotiques que nous faisons venir à grands frais chaque année dans nos serres, qui y languissent la seconde année, et y périssent, la troisième. Les expériences déjà faites sur les animaux me semblent venir à l'appui de ce système de graduation.

Départ de Malte.--La Flotte Française échappe dans une Brume à l'Escadre de l'Amiral Nelson.--Arrivée devant Alexandrie.

Toute la journée du 20 Juin fut employée à rassembler l'armée, l'escadre légère, et les convois. Vers les six heures on signala de se mettre en ordre de marche: le mouvement fut général dans tous les sens, et produisit la confusion.

Obligés de céder le passage à l'Amiral, nous nous aperçûmes un peu tard que la frégate la Léoben venait sur nous: l'officier de quart prétendait que la Léoben avait tort, et s'en tint strictement à la tactique; le capitaine, plus occupé de sauver la frégate contre la règle que de donner un tort à la Léoben, ordonna une manoeuvre; l'officier en ordonna une autre: il y eut un moment d'inertie; il ne fut plus temps d'opérer. Je conçus notre danger à la contraction de toute la personne de notre capitaine: Nous aborderons! nous allons aborder! nous abordons! furent les trois mots prononcés consécutivement; et le temps de les prononcer celui qu'il fallait pour décider de notre sort. Les bâtiments s'approchent, les agrès s'engagent, se déchirent; une demi manoeuvre de la Léoben nous fait présenter son flanc, et le choc est amorti par des roues de trains d'artillerie attachées contre son bordage; elles sont fracassées: les cris de quatre cents personnes, les bras étendus vers le ciel, me font croire un instant que la Léoben est la victime de ce premier choc; nous voulons faire un mouvement pour éviter ou diminuer le second, nous trouvons à tribord l'Artémise qui nous arrivait dans le sens contraire, et, en avant, la proue d'un vaisseau de 74, que nous n'eûmes pas le temps de reconnaître. L'effroi fut à son comble; nous étions devenus un point où tous les dangers se concentraient à la fois. Le second mouvement de la Léoben nous présentait la partie de l'avant; sa vergue de misaine entra sur notre pont. Cet incident, qui pouvait être funeste à bien du monde, tourna à notre avantage; les matelots, et notamment les Turcs qui nous étaient arrivés, se jetèrent sur cette vergue, et firent de tels efforts pour la repousser, que le coup, qui n'était point appuyé par le vent, fut amorti; et cette fois nous en fûmes quittes pour un trou fait dans la partie haute de notre bordage par l'ancre de la Léoben. L'Artémise avait glissé à notre poupe; le vaisseau avait avancé; les efforts pour le débarrasser de la vergue de la Léoben l'avaient repoussé au large, et tous ces dangers, qui s'étaient amoncelés sur nous comme les huées pendant l'orage, se dissipèrent encore plus promptement. Il ne nous resta que la fureur de notre officier de quart, qui aurait voulu que nous eussions tous péri, pour prouver à son camarade que c'était lui qu'il fallait accuser. Nous dûmes notre salut à la faiblesse du vent, et aux trains d'artillerie qui affaiblirent le premier choc. Deux bâtiments marchands qui se heurtent peuvent se faire quelque mal, mais non s'anéantir: il n'en est pas de même de deux vaisseaux de guerre; il est bien rare que l'un ou l'autre ne périsse, et souvent tous les deux.

Le 21, nous eûmes toute la journée un calme plat, et toute la chaleur du soleil de la fin de Juin au trente-cinquième degré.

Dans la nuit, une brise nous mit en pleine route. L'ordre de la marche fut changé.

Le 22, on mit le convoi en avant, l'armée derrière, et nous sur le flanc gauche.

Les 23, 24, et 25, nous eûmes un temps fait, vent arrière, qui nous eût menés à Candie, si nous n'eussions pas eu notre convoi qu'il fallait attendre à tout moment.

Les vents de nord et de nord-est sont les vents alizés de la Méditerranée pendant les trois mois de Juin, Juillet et Août; ce qui rend la navigation de cette saison délicieuse pour aller au sud et à l'ouest, mais ce qui en même temps fait dépendre du hasard tous les retours, parce qu'il faut les faire dans les mauvaises saisons.

Du 25 au 26, nous fîmes quarante-huit lieues par une brise qui était presque du vent. On nous fit signal à onze heures de faire chasse pour trouver la terre; nous découvrîmes la partie de l'ouest de Candie à quatre heures. Je vis le mont Ida de vingt lieues; je le dessinai à quinze; Je n'en voyais que le sommet et la base, le reste de l'île se perdant dans la brume; mais je craignais qu'elle ne m'échappât dans la nuit, et de n'avoir pas pris le contour de la montagne où naquit Jupiter, et qui fut la patrie de presque tous les dieux.

J'aurais eu le plus grand désir de voir le royaume de Minos, de chercher quelques vestiges du labyrinthe; mais ce que j'avais prévu arriva, l'excellent vent que nous avions nous tint éloignés de l'île.

Le 27, à cinq heures, je trouvai que nous avions cheminé dans la direction de la côte de l'est sans nous en approcher; le vent avait été si fort pendant la nuit que tout le convoi était dispersé: nous passâmes toute la matinée à le rassembler, et à diminuer de voiles pour l'attendre. C'était pendant cette manoeuvre que, par une brume épaisse, le hasard nous dérobait à la flotte anglaise, qui, à six lieues de distance, gouvernant à l'ouest, allait nous cherchant à la côte du nord.

Le soir du 28, on nous signala de passer à poupe de l'Orient. Il serait aussi difficile de donner que de prendre une idée exacte du sentiment que nous éprouvâmes à l'approche de ce sanctuaire du pouvoir, dictant ses décrets, au milieu de trois cents voiles, dans le mystère et le silence de la nuit: la lune n'éclairait ce tableau qu'autant qu'il fallait pour en faire jouir. Nous étions cinq cents sur le pont, on aurait entendu voler une mouche; la respiration même était suspendue. On ordonna à notre capitaine de se rendre à bord du commandant. Quelle fut ma joie à son retour, lorsqu'il nous dit que nous étions dépêchés en avant pour aller chercher notre consul à Alexandrie, et savoir si on était instruit de notre marche et quelles étaient les dispositions de cette ville à notre égard; qu'il nous était réservé d'aborder les premiers en Afrique pour y recueillir nos compatriotes, et les mettre à l'abri du premier mouvement des habitants à l'approche de la flotte. Dès cet instant nous déployâmes toutes les voiles pour faire le plus vite qu'il nous serait possible les soixante lieues qui nous restaient à parcourir; mais le vent nous manqua toute la nuit du 28 au 29: nous eûmes quelques heures de brise, et le reste du temps nous ne fîmes de chemin que par le mouvement donné à la mer, et les courants qui portaient sur le point que nous devions atteindre.

Notre mission, après avoir prévenu les Francs de se tenir sur leurs gardes, était de venir retrouver l'armée qui devait croiser, et nous attendre à six lieues du cap Brûlé. À midi, nous étions à trente lieues d'Alexandrie; à quatre heures les gabiers crièrent terre; à six nous la vîmes du pont: nous eûmes toute la nuit la brise; à la pointe du jour je vis la côte à l'ouest, qui s'étendait comme un ruban blanc sur l'horizon bleuâtre de la mer. Pas un arbre, pas une habitation; ce n'était pas seulement la nature attristée, mais la destruction de la nature, mais le silence et la mort. La gaieté de nos soldats n'en fut pas altérée; un d'eux dit à son camarade en lui montrant le désert: Tiens, regarde, voilà les six arpents qu'on t'a décrétés. Le rire général que fit éclater cette plaisanterie peut servir de preuve que le courage est désintéressé, ou du moins qu'il a sa source dans de plus nobles sentiments.

Ces parages sont périlleux dans les temps d'orage et dans les brumes de l'hiver, parce qu'alors la côte basse disparaît, et qu'on ne l'aperçoit que lorsqu'il n'est plus temps de l'éviter. Mais le bonheur qui nous accompagnait nous laissa maîtres de manoeuvrer sur le cap Durazzo, que nous cherchions en tirant à l'est quart de sud.

À dix lieues du cap, à cinq d'Alexandrie, nous vîmes une ruine que l'on appelle la Tour des Arabes; à midi j'en fis un dessin. Cette ruine me parut un carré bastionné; à quelque distance il y a une tour. J'aurais bien désiré pouvoir mieux en distinguer les détails, juger si c'est une fabrique arabe, ou si sa construction est antique, et à quelle antiquité elle appartient; si c'est la Taposiris des anciens, que Procope nous donne comme le tombeau d'Osiris, ou le Chersonesus de Strabon, ou bien Plinthine, dont le golfe tirait son nom. La garnison d'Alexandrie a poussé depuis des reconnaissances jusqu'à ce poste; mais les rapports purement militaires de ces reconnaissances n'ont pu porter aucune lumière sur l'origine de ces ruines, et n'ont fait qu'augmenter la curiosité qu'inspirent leur masse et leur étendue. En général toute cette côte de l'ouest, contenant la petite et la grande Syrte de la Cyrénaïque, autrefois très habitée, qui a eu des républiques, des gouvernements particuliers, est à présent une des contrées les plus oubliées de l'univers, et n'est plus rappelée à notre mémoire que par les superbes médailles qui nous en restent.

De droite et de gauche notre terre promise nous parut plus aride encore que celle des Juifs. Il est vrai que jusqu'alors elle ne nous avait pas coûté si cher; que, s'il ne nous avait pas plu des cailles toutes rôties, notre manne ne s'était pas corrompue; que nous n'avions pas eu de coliques ardentes et que nous avions encore conservé tout ce qui était tombé aux Israélites; mais au reste les Arabes Bédouins, qui errent sur ces côtes, auraient pu équivaloir à ces fléaux, et nous devenir aussi funestes. On assure cependant que depuis vingt ans ils ont fait un accord avec la factorerie d'Alexandrie, par lequel, après plus ou moins d'avanies, ils rendent les naufragés pour vingt piastres par tête, au lieu de les tuer, comme ils faisaient plus anciennement.

Le lieutenant, que l'on dépêcha à terre, partit à une heure après midi; il n'avait pas le pied dans le canot que nous attendions son retour et comptions les instants.

Je fis de trois lieues de distance, une vue d'Alexandrie.

Nous voyions avec la lunette le drapeau tricolore sur la maison de notre consul: je me figurais la surprise qu'il allait éprouver, et celle que nous ménagions au shérif d'Alexandrie pour le lendemain.

Quand les ombres du soir dessinèrent les contours de la ville, que je pus distinguer ces deux ports, ces grandes murailles flanquées de nombreuses tours, qui n'enferment plus que des mornes de sables, et quelques jardins où le vert pâle des palmiers tempère à peine l'ardente blancheur du sol, ce château Turc, ces mosquées, leurs minarets, cette célèbre colonne de Pompée, mon imagination se reporta sur le passé; je vis l'art triompher de la nature, le génie d'Alexandre employer la main active du commerce pour planter sur une côte aride les fondements d'une ville superbe, et la choisir pour y déposer les trophées des conquêtes du monde; les Ptolomées y appeler les sciences et les arts, et y rassembler cette bibliothèque à la destruction de laquelle la barbarie a employé des années: c'est là, me disais-je, pensant à Cléopâtre, à César, à Antoine, que l'empire de la gloire a cédé à l'empire de la volupté: je voyais ensuite l'ignorance farouche s'établir sur les ruines des chefs-d'oeuvre des arts, achevant de les consumer, et n'ayant cependant pu défigurer encore les beaux développements qui tenaient aux grands principes de leurs premiers plans. Je fus tiré de cette préoccupation, de ce bonheur de rêver devant de grands objets, par un coup de canon tiré de notre bord; pour appeler à l'ordre un bâtiment qui avait mis tout au vent pour entrer malgré nous à Alexandrie, et y porter, sans doute l'avis de notre marche: la nuit le déroba bientôt à nos recherches. Notre inquiétude sur le canot augmentait à chaque moment; et se changeait en terreur. À minuit, nous entendîmes appeler avec des voix effrayées, et bientôt nous vîmes entrer notre consul et son drogman, échappant au sabre vengeur et à l'effroi répandu dans le pays. Ils nous apprirent qu'une flotte de quatorze vaisseaux de guerre anglais n'avait quitté que la veille au soir le mouillage d'Alexandrie; que les Anglais avaient déclaré qu'ils nous cherchaient pour nous combattre; ils avaient été pris pour des Français; et tout le pays, déjà averti de nos projets, et instruit de la prise de Malte, s'était aussitôt soulevé; on avait fortifié les châteaux, ajouté des milices aux troupes réglées, et rassemblé une armée de Bédouins (ce sont les Arabes errants, que les habitants poursuivent, mais avec lesquels ils s'allient lorsqu'ils ont à combattre un ennemi commun).

La présence des Anglais avait noirci notre horizon. Quand je me rappelai que trois jours auparavant nous regrettions que le calme nous retînt, et que sans lui nous serions tombés dans la flotte ennemie, à laquelle nous aurions découvert la nôtre, je me vouai dès lors au fatalisme, et me recommandai à l'étoile de Bonaparte.

Le shérif n'avait consenti au départ du consul qu'en le faisant accompagner par des mariniers d'Alexandrie, qui devaient l'y ramener: ils parlaient la langue franque, et entendaient l'italien; je causai avec eux: ils ajoutèrent à ce que le consul avait dit, que les Anglais avaient fait route à l'est pour aller nous chercher à Chypre, où ils croyaient que nous étions restés.

Nous marchions à la rencontre de notre flotte: la première pointe du jour nous fit découvrir la première division du convoi; à sept heures, nous arrivâmes à bord de l'Orient.

J'avais été chargé d'accompagner le consul d'Alexandrie; nous avions à dire au général ce qui pouvait le plus vivement l'intéresser dans une circonstance aussi critique: on avait vu les Anglais, ils pouvaient arriver à chaque instant; le vent était très fort, le convoi mêlé à la flotte, et dans une confusion qui eût assuré la défaite la plus désastreuse si l'ennemi eût paru. Je ne pus pas remarquer un mouvement d'altération sur la physionomie du général. Il me fit répéter le rapport qu'on venait de lui faire; et après quelques minutes de silence il ordonna le débarquement.

Débarquement au Fort Marabou.--Prise d'Alexandrie.

Les dispositions furent d'approcher le convoi de terre autant que le pouvait permettre le danger de faire côte dans un moment où le vent était aussi fort; les vaisseaux de guerre formaient un cercle de défense en dehors; toutes les voiles furent amenées, et les ancres jetées. À peine avions-nous fait cette opération que nous eûmes ordre d'aller croiser devant la ville aussi près que le vent pourrait nous le permettre, et de faire de fausses attaques pour faire diversion.

Le vent avait encore augmenté; la mer était si forte que nous travaillâmes en vain tout le reste du jour pour lever l'ancre. La nuit fut trop orageuse pour faire cette opération sans risquer de nous abattre, et couler bas les embarcations et les transports, qui effectuaient le débarquement avec une peine et des dangers inouïs: les chaloupes prenaient un à un et à la volée ceux qui descendaient des vaisseaux; lorsqu'elles en étaient encombrées, les vagues menaçaient à chaque instant de les engloutir, ou bien, poussées par le vent, elles se rencontraient ou en abordaient d'autres; et, après avoir échappé à tous ces dangers, en arrivant près de la côte elles ne savaient comment y toucher sans se rompre contre les brisants. Au milieu de la nuit une embarcation qui ne pouvait plus gouverner passa à notre poupe, et nous demanda du secours: le danger où je sentais ceux dont elle était chargée me causa une émotion d'autant plus vive que je croyais reconnaître la voix de chacun de ceux qui criaient. Nous jetâmes un câble à ces malheureux; mais à peine l'eurent-ils atteint qu'il fallut le couper; les vagues faisant heurter l'embarcation contre notre bâtiment menaçaient de l'ouvrir. Les cris qu'ils jetèrent au moment où ils se sentirent abandonnés retentirent jusqu'au fond de nos âmes; le silence qui succéda y apporta encore de plus funestes pensées. L'effroi était redoublé par les ténèbres, et les opérations étaient aussi lentes qu'elles étaient désastreuses. Cependant, le 2 Juillet, à six heures du matin, il y eut assez de troupes à terre pour attaquer et prendre un petit fort appelé le Marabou. Là fut planté le premier pavillon tricolore en Afrique.

Voyages dans la basse et la haute Egypte pendant les campagnes de Bonaparte en 1798 et 1799

Подняться наверх