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V

Table des matières

Mes premières impressions. — L’équipage du père Neptune Voilà la merl — Que c’est beau d’être bronzé !

Je n’ai fait qu’un somme jusqu’à Auray, mère, et quand je me suis éveillé, je te cherchais, je t’appelais; mais tu n’étais plus là. Mon bon oncle Alphonse nous attendait à la gare; je l’ai bien reconnu, bien qu’il soit un peu grossi, qu’il ait une masse de virgules blanches dans sa grande barbe qui a toujours fait mon envie, et un front immense parce que ses cheveux sont tombés. Il a été très-affectueux, il m’a beaucoup demandé de tes nouvelles, et il m’a dit que j’étais très-impatiemment attendu à Saint-Pierre. Il a bien ri quand ma bonne, soulevant le mouchoir tendu sur son panier, nous a montré la figure effarée de Griffard: il a promis pour ce dernier place au feu et à la table.... des bêtes. Pendant que mon oncle avait la bonté d’aller réclamer nos bagages, j’ai couru délivrer Fidélio. J’ai cru qu’il me renverserait de caresses devant tout le monde; je ne pouvais le calmer. Les bêtes sont quelquefois bien ennuyeuses, et je commence à comprendre pourquoi les parents refusent de se charger partout et toujours des animaux qu’aiment leurs enfants.

Au sortir de la gare, j’ai accompagné mon oncle dans quelques courses par la ville. J’étais comme tout ahuri du silence; je n’avais jamais entendu si peu de bruit. Mon oncle m’a sans doute trouvé une drôle de physionomie, car il m’a tout à coup demandé : «Qu’as-tu, Robert?»

Je lui ai répondu: «Je n’ai rien, mais je suis étonné, et puis comme l’air sent bon!»

C’est vrai, mère, l’air sent quelque chose, et il me semble qu’il fait ouvrir mes poumons au dedans de moi; cela m’amusait de respirer fort. Du reste, tout me paraît original dans ce pays. Je ne connais guère que Paris, tu sais bien; et Paris, ce n’est pas Auray. Les rues sont désertes et quelquefois vertes d’herbe, les ouvriers chantent à pleine voix, et il y a des enfants et des animaux partout. Après bien des détours dans de petites rue en zigzags, sur le pavé bossu desquelles on n’entendait que nos pas, nous avons traversé un beau boulevard, pardon, une promenade, et nous sommes arrivés à l’auberge où mon oncle remise sa voiture. Une belle auberge, maman, une grande maison basse et blanche, sans autre enseigne qu’une grosse touffe verte. Mon oncle a été immédiatement accaparé par des paysans, ma bonne est allée réclamer une pâtée pour Griffard et Fidélio qui meurent de faim, et j’ai été parfaitement abandonné à moi-même. J’ai fureté machinalement partout, ne sachant que faire, et je suis de plus en plus étonné. Si tu voyais la grande cuisine de cette auberge, mère! Quelle cheminée! Une espèce d’auvent sort du mur et s’allonge dans le vide, couvrant une large pierre où je vois en ce moment trois feux clairs et petillants flamber de compagnie. Cette cuisine est, comme le reste de la maison, ouverte à tout venant; j’y entre avec un vieux pauvre, un coq et un chien. Un cheval traverse gravement l’allée: va-t-il entrer? Un petit porc montre son groin au-dessus du seuil d’une porte et grogna en me regardant: va-t-il venir aussi? De temps en temps une jeune servante prend un grand balai vert et chasse dehors bêtes et gens, surtout les bêtes, qu’elle trouve de trop.

Mon oncle va et vient comme chez lui dans cette arche de Noé, tout le monde lui parle et il semble connaître tout le monde. Je serais bien aise de devenir député comme mon oncle quand je serai grand: c’est très-beau de représenter son pays et de s’occuper des intérêts de tout un département. Je me demande si l’on peut être à la fois officier et député. Pour moi, je choisirais d’être officier pendant que je suis jeune et député quand je serai vieux, parce que j’aurai de l’expérience, de la patience. Enfin nous verrons plus tard, il s’agit d’abord de devenir un homme, un vrai.

«Je t’emmène dans le char à bancs du vieux commissionnaire de Saint-Pierre, m’a dit mon oncle; mon cheval est malade, et quand ma voiture est hors de service, il nous faut user du char à bancs du père Neptune. Il est dur, nous serons entassés, surchargés; mais un garçon doit, à l’occasion, dédaigner la délicatesse et camper partout.»

Je lui ai répondu que tel était mon avis et je suis allé avertir ma bonne de se tenir prête. Elle était fort en peine de Griffard, qui ne se laissait pas attraper. A nous deux nous l’avons saisi, je l’ai réinstallé dans le panier malgré ses résistances, et je faisais un discours à ma bonne pour l’engager à se presser, quand est entré un grand bonhomme dont la figure bronzée se perdait dans un épais collier de barbe rousse et grise. Il m’a regardé fixement et a porté une main noire et calleuse comme le dos d’une tortue au manche du fouet passé autour de son cou. Puis il a agité la tête et il est sorti. Je l’ai suivi ainsi que ma bonne qui disait: Est-ce qu’il est muet, le pauvre homme?»

Il n’était pas muet, car, rencontrant mon oncle au bas de l’escalier, il a dit d’une voix de tonnerre:

«Nous mettons à la voile, monsieur?

— Oui, père Neptune, a répondu mon oncle; viens, Robert.»

Nous sommes passés dans une cour ouverte où il y avait une espèce de break sans marchepied, sans coussins, conduit par un petit cheval noir, et déjà plein de paquets, de femmes et d’enfants.

Mon oncle est monté, ma bonne et Griffard sont montés, je suis monté, Fidélio est monté, et nous avons essayé d’abord de nous asseoir, ensuite de placer nos jambes et nos pieds. J’ai glissé les miens entre un énorme pain noir et une cruche de grès. Notre conducteur regardait flegmatiquement les efforts que nous faisions pour nous faire place. Quand on a été casé tant bien que mal, j’ai demandé à mon oncle: «Où se mettra le conducteur?»

Comme j’adressais cette question, le vieux loup de mer, que mon oncle avait appelé le père Neptune, a sauté sur le brancard et s’est bravement assis sur la tringle de fer du tablier de la voiture. Mère, tu vois notre Neptune, son trident, c’est-à-dire son fouet, à la main, le pied droit sur le brancard droit, le pied gauche sur le brancard gauche, fumant gravement sans accorder la plus légère attention aux réclamations que lui adressent les voyageuses peureuses.

«Père Neptune, allez doucement, nous sommes chargés à couler bas.»

«Père Neptune, arrêtez à la côte de Kerbris, je la monterai à pied.»

«Père Neptune, passez au pas sur le pont Coz.»

«Père Neptune, vous ne pourrez jamais tourner la mécanique de là où vous êtes.»

Le Père Neptune (Page 53.)


Le père Neptune restait immobile comme un roc, et quand mon oncle a dit: «Allez,» il a enfoncé son feutre sur ses yeux d’un bon coup de poing, s’est penché en arrière, a tourné la mécanique et a levé son fouet. Nous sommes partis, c’est-à-dire nous nous sommes mis à danser dans le break comme de la salade dans un panier.

J’étais très-content que tu ne fusses pas là : il m’eût été bien désagréable de te voir secouée sur ce banc de bois. Pour moi, je dansais gaiement dessus en essayant de calmer ma bonne qui avait engagé un combat avec Griffard, que ces désagréables secousses révoltaient. Il a réussi à sortir tout hérissé, tout effaré, du panier, et il s’est mis à miauler lamentablement. Chacun s’occupait de calmer son désespoir, moins Neptune, qui n’a pas même tourné la tête pour voir d’où sortaient ces affreux miaulements. Les petites caresses de Fidélio l’ont enfin calmé : ils se sont blottis tous les deux sur les genoux de ma bonne et se sont endormis.

Le pays que nous traversions était bien triste: très-peu d’arbres, et bientôt pas du tout. Après une côte très-raide, nous avons rencontré un homme qui a parlé à Neptune. Celui-ci lui a répondu, comme toujours, par gestes.

Une demi-lieue plus loin, nous avons fait une halte. Neptune est venu tirer de dessous mes pieds le gros pain noir et un sac très-lourd; il a porté le tout sur les degrés d’une croix de pierre qui semblait sortir d’un grand buisson d’ajoncs. Puis il est remonté sur sa tringle, et en avant les cahots!

«Mais le pain et le sac? ai-je dit à mon oncle.

— Seront pris par cet homme que nous avons dépassé, a répondu mon oncle.

— Et les voleurs?

— Tu parles en petit Parisien, Robert: personne ne touchera à ces objets.»

Nous marchons, nous trottons, nous galopons tour à tour; je m’endors un peu, je crois, puis un grand cahot me réveille; je me frotte les yeux, car il me semble que le ciel est tombé sur terre vis-à-vis de moi. Je jette un cri, je me lève et je dis:

«Mon oncle, qu’est-ce que cela?

— Quoi? me demanda mon oncle,

— Là, devant nous?»

Mon oncle s’est mis à rire aux éclats. Cela, maman, c’était la mer. Oh! maman, que c’est beau la mer, et que j’étais saisi en l’apercevant.

Nous arrivons à Saint-Pierre, je vois un gros paquet de maisons, une petite église grise avec un clocher gris, un grand portail vert et une vieille femme à genoux contre la porte, puis un espace immense vert et gris: les grèves, et plus loin cette chose magnifique qui ne finit pas, la mer!

Ma tante nous attendait sur le seuil d’une grande maison ornée de petits balcons. Elle a été bien bonne; elle m’a bien embrassé pour toi; elle m’a fait souper et m’a commandé de me coucher. Il est de fait que je dormais debout; j’aurais bien voulu voir mes cousins et ma cousine, qui jouaient encore sur la grève, mais comme on ne nous attendait pas si tôt, on leur avait donné la permission de sept heures, et ma tante exigeait que je me reposasse.

Je me suis couché et j’ai dormi, mais dormi!

Tu peux le penser, chère maman, mon premier bonjour a été pour l’Océan. De mon lit j’ai passé sur mon balcon et je me suis amusé à regarder cette belle eau devenue verte pendant que je dormais. Comme ce doit être bon d’y nager tout à son aise! Je suis toujours résolu à devenir fort en natation; mais je me sens moins sûr de mon intrépidité. La baignoire, cette fois, est gigantesque: là dedans je ne serai guère plus qu’un de ces microscopiques infusoires dont notre professeur de physique nous parlait. Je te dirai quelque jour le nom des jolies îles qui se montrent, et je pense qu’il me sera facile de faire ici un cours de géographie pratique. Depuis cette maudite guerre, je sais que tout lycéen quelque peu intelligent veut devenir bon géographe.

C’est de mon balcon que je t’ai écrit la journée d’hier, et, comme je finissais la page, ma bonne est entrée avec Griffard et Fidélio sur ses talons.

«A quoi pensez-vous, Robert? m’a-t-elle dit; vos cousins sont levés et vous attendent; vous voici en joli costume pour votre première visite!»

J’ai pensé que tu aurais été bien fâchée qu’on trouvât ton Robert les cheveux ébouriffés, la chemise non moins bouffante, et je me suis mis à ma toilette. J’en ai fait une très-soignée, je me suis enduit de pommade, ma bonne m’a fait la raie des grands jours, m’a taillé les ongles et, pour faire un peu le coquet, — je t’avoue que je m’en sentais l’envie, — j’ai fait déterrer au fond de notre grande malle ma cravate violette, ton dernier cadeau.

Je faisais glisser l’anneau de satin quand on a frappé à ma porte. Oh la la! comme mon cœur a bougé. Si tu avais été là, je me serais mis en serre file derrière toi; mais j’étais seul, et pas fier, je te l’assure.

Mon oncle et ma tante sont entrés, puis mes cousins et ma cousine Berthe, qui a onze ans et des cheveux comme de l’or; Gaston, qui a deux ans de plus qu’elle, est un peu plus grand que moi, pas beaucoup; mais comme il est fort, nerveux, et quel beau teint bronzé il a! Mère, je veux me bronzer comme cela, c’est beaucoup plus homme; j’ai vraiment un teint de demoiselle, ce qui est affreux; comme je vais nager, si de nager me donne le beau teint cuivré de Gaston.

Ils ont tous été bien aimables, et Gaston et moi sommes devenus tout de suite camarades; les autres garçons, Georges et René, sont encore des mioches: Georges n’a que neuf ans et René sept.


En congé

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