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ÉTAT POLITIQUE DE L'ÉGYPTE CHAPITRE III. Précis de l'histoire d'Ali-Bek 77

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LA naissance d'Ali-bek est soumise aux mêmes incertitudes que celle de la plupart des Mamlouks. Vendus en bas âge par leurs parents, ou enlevés par des ennemis, ces enfants conservent peu le souvenir de leur origine et de leur patrie, souvent même ils les cèlent. L'opinion là plus accréditée sur Ali est qu'il naquit parmi les Abazans, l'un des peuples qui habitent le Caucase, et dont les esclaves sont les plus recherchés78. Les marchands qui font ce commerce le transportèrent, dans l'une de leurs cargaisons annuelles, au Kaire: il y fut acheté par les frères Isaac et Yousef, juifs douaniers, qui en firent présent à Ybrahim Kiâya. On estime qu'il pouvait avoir alors 12 à 14 ans; mais les Orientaux, tant musulmans que chrétiens, ne tenant point de registres de naissance, on ne sait jamais leur âge précis. Ali, chez son nouveau patron, remplit les fonctions des Mamlouks, qui sont presque en tout celles des pages chez les princes. Il reçut l'éducation d'usage, qui consiste à bien manier un cheval, à tirer la carabine et le pistolet, à lancer le djerid, à frapper du sabre, et même un peu, à lire et à écrire. Dans tous ces exercices, il montra une pétulance qui lui valut le surnom turk de djendâli, c'est-à-dire, fou. Mais les soucis de l'ambition parvinrent à le calmer. Vers l'âge de 18 à 20 ans, son patron lui laissa croître la barbe, c'est-à-dire, qu'il l'affranchit; car chez les Turks un visage sans moustaches et sans barbe n'appartient qu'aux esclaves et aux femmes, et de là cette impression défavorable qu'ils reçoivent du premier aspect de tout Européen. En l'affranchissant, Ybrahim lui donna une femme, des revenus, et le promut au grade de kâchef ou gouverneur de district; enfin il le mit au rang des 24 beks. Ces divers grades, le crédit et les richesses qu'il y acquit, éveillèrent l'ambition d'Ali-bek. La mort de son patron, arrivée en 1757, ouvrit à ses projets une libre carrière. Il se mêla dans toutes les intrigues qui se firent pour élever ou supplanter les commandants. Rodoan Kiâya lui dut sa ruine. Après Rodoan, diverses factions portèrent tour à tour leurs chefs à sa place. Celui qui l'occupait en 1762, était Abd-el-Rahmân, peu puissant par lui-même, mais soutenu par plusieurs maisons confédérées. Ali était alors chaik-el-beled; il saisit le moment qu'Abd-el-Rahmân conduisait la caravane de la Mekke, pour le faire exiler; mais lui-même eut bientôt son tour, et fut condamné à passer à Gaze. Gaze, dépendant d'un pacha turk, n'était point un lieu assez agréable ni assez sûr pour qu'il acceptât cet exil; aussi n'en prit-il la route que par feinte, et dès le troisième jour il tourna vers Saïd, où il fut rejoint par ses partisans. Ce fut à Djirdjé qu'un séjour de 2 ans mûrit sa tête, et qu'il prépara les moyens d'obtenir et d'assurer le pouvoir qu'il ambitionnait. Les amis que son argent lui fit au Kaire l'ayant enfin rappelé en 1766, il parut subitement dans cette ville, et en une seule nuit il tua 4 beks de ses ennemis, en exila 4 autres, et se trouva désormais chef du parti le plus nombreux. Devenu dépositaire de toute l'autorité, il résolut de l'employer à s'agrandir encore davantage. Son ambition ne se borna plus au simple titre de commandant ni de quaiem-maquam. La suzeraineté de Constantinople offensa son orgueil, et il n'aspira pas moins qu'au titre de sultan d'Égypte. Toutes ses démarches furent relatives à ce but: il chassa le pacha, qui n'était plus qu'un être de représentation; il refusa le tribut accoutumé; enfin, en 1768, il battit monnaie à son propre coin79. La Porte ne vit pas sans indignation ces atteintes à son autorité; mais pour les réprimer il eût fallu une guerre ouverte, et les circonstances n'étaient pas favorables. L'Arabe Dâher, établi dans Acre, tenait en échec la Syrie; et le divan de Constantinople, occupé des affaires de la Pologne et des prétentions des Russes, n'avait d'attention que pour le Nord. On tenta la voie usitée des capidjis; mais le poison ou le poignard surent toujours prévenir le cordon qu'ils portaient. Ali-bek, profitant des circonstances, poussa de plus en plus ses entreprises et ses succès. Depuis plusieurs années, une partie du Saïd était occupée par des chaiks arabes peu soumis. L'un d'eux, nommé Hammâm, y formait une puissance capable d'inquiéter. Ali commença par se délivrer de ce souci, et sous prétexte que ce chaik recélait un dépôt confié par Ybrahim Kiâya, et qu'il accueillait des rebelles, il envoya contre lui, en 1769, un corps, de Mamlouks commandé par son favori Mohammad-bek qui détruisit en une seule journée Hammâm et sa puissance.

La fin de cette même année vit une autre expédition dont les suites devaient rejaillir jusque sur l'Europe. Ali-bek arma des vaisseaux à Suez, et les chargeant de Mamlouks, il ordonna au bek Hasan d'aller occuper Djedda, port de la Mekke, pendant qu'un corps de cavalerie, sous la conduite de Mohammad-bek, marcha par terre à la Mekke même, qui fut prise sans coup férir et livrée au pillage. Son dessein était de faire de Djedda l'entrepôt du commerce de l'Inde; et ce projet suggéré par un jeune négociant vénitien80 admis à sa confiance, devait faire abandonner le trajet par le cap de Bonne-Espérance, et lui substituer l'ancienne route de la Méditerranée et de la mer Rouge. Mais, sans parler du revers qui termina cette entreprise81, la suite des faits a prouvé qu'on s'était trop pressé, et qu'avant d'introduire l'or dans un pays, il faut y établir des lois.

Cependant Ali-bek, vainqueur d'un chaik du Saïd, et du chérif de la Mekke, se crut fait désormais pour commander au monde entier. Ses courtisans lui dirent qu'il était aussi puissant que le sultan de Constantinople, et il le crut comme ses courtisans. Un peu de raisonnement lui eût démontré que la proportion de l'Égypte au reste de l'empire n'en fait qu'un bien petit état, et que 7 ou 8,000 cavaliers qu'il commandait étaient peu de chose en comparaison de 100,000 janissaires dont le sultan pouvait disposer; mais les Mamlouks ne savent point de géographie; et Ali, qui voyait l'Égypte de près, la trouvait plus grande que la Turkie qu'il voyait de loin. Il résolut donc de commencer le cours de ses conquêtes. La Syrie, qui était à sa porte, fut naturellement la première qu'il se proposa: tout favorisait ses vues. La guerre des Russes, ouverte en 1769, occupait toutes les forces des Turks dans le Nord. Le chaik Dâher, révolté, était un allié puissant et fidèle; enfin les concussions du pacha de Damas, en disposant les esprits à la révolte, offraient la plus belle occasion d'envahir son gouvernement, et de mériter le titre de libérateur des peuples. Ali saisit très-bien cet ensemble, et il ne différa de se mettre en mouvement, qu'autant que l'exigeaient les préparatifs nécessaires. Toutes les mesures étant prises, il publia, en décembre 1770, un manifeste contre Osman, pacha de Damas, et il envoya 500 Mamlouks occuper Gaze, pour s'assurer l'entrée de la Palestine. Osman n'apprit pas plus tôt l'invasion, qu'il accourut. Les Mamlouks, effrayés de sa diligence et du nombre de ses troupes, se tinrent, la bride en main, prêts à fuir au premier signal; mais Dâher, l'homme le plus diligent qu'ait vu depuis long-temps la Syrie, Dâher accourut d'Acre, et les tira d'embarras. Osman, campé près de Yâfa, prit la fuite sans rendre de combat. Dâher occupa Yâfa, Ramlé et toute la Palestine, et la route resta ouverte à la grande armée qu'on attendait.

Elle arriva sur la fin de février 1771: les gazettes du temps, qui comptèrent 60,000 hommes, ont fait croire en Europe que c'était une armée semblable à celles de Russie ou d'Allemagne; mais les Turks, et surtout ceux de l'Asie, diffèrent encore plus des Européens par l'état militaire que par les usages et les mœurs. Il s'en faut beaucoup que 60,000 hommes, chez eux, soient 60,000 soldats comme les nôtres. L'armée dont il s'agit en est un exemple: elle pouvait monter réellement à 40,000 têtes qu'il faut classer comme il suit; savoir, 5,000 Mamlouks, tous à cheval, et c'était là véritablement l'armée; environ 1,500 Barbaresques à pied, et pas d'autre infanterie. Les Turks n'en connaissent pas; chez eux, l'homme à cheval est tout. En outre, chaque Mamlouk ayant à sa suite deux valets à pied armés d'un bâton, il en résulte 10,000 valets; plus, un excédant de valets et de serrâdjs ou valets à cheval pour les beks et kâchefs, évalué 2,000, et tout le reste vivandiers et goujats: voilà cette armée, telle que me l'ont dépeinte en Palestine des personnes qui l'ont vue et suivie. Elle était commandée par le favori d'Ali-bek, Mohammad-bek, surnommé Aboudâhâb, ou père de l'or, à raison du luxe de sa tente et de ses harnais. Quant à l'ordre et à la discipline, il n'en faut pas faire mention. Les armées des Mamlouks et des Turks ne sont qu'un amas confus de cavaliers sans uniformes, de chevaux de toute taille et de toutes couleurs, marchant sans observer ni rangs, ni distributions. Cette foule s'achemina vers Acre, laissant sur son passage les traces de son indiscipline et de sa rapacité: là se fit la réunion des troupes du chaik Dâher, qui consistaient en 1,500 Safadiens82 à cheval, commandés par son fils Ali; en 1,200 cavaliers Mottouâlis, ayant pour chef le chaik Nâsif, et à peu près 1,000 Barbaresques à pied. Cette réunion opérée, et le plan concerté, l'on marcha vers Damas dans le courant d'avril. Osman, qui avait eu le loisir de se préparer, avait de son côté rassemblé une armée nombreuse et aussi mal ordonnée. Les pachas de Saïd83, de Tripoli et d'Alep s'étaient joints à lui, et ils attendaient l'ennemi sous les murs mêmes de Damas. Il ne faut pas s'imaginer ici des mouvements combinés, tels que ceux qui, depuis 100 ans, ont fait de la guerre parmi nous une science de calcul et de réflexion. Les Asiatiques n'ont pas les premiers éléments de cette conduite. Leurs armées sont des cohues, leurs marches des pillages, leurs campagnes des incursions, leurs batailles des batteries; le plus fort ou le plus hardi va chercher l'autre, qui souvent fuit sans combat; s'il attend de pied ferme, on s'aborde, on se mêle; on tire les carabines, on rompt des lances, on se taille à coups de sabre; on n'a presque jamais de canon, et lorsqu'il y en a, il est de peu de service. La terreur se répand souvent sans raison: un parti fuit; l'autre le presse, et crie victoire. Le vaincu subit la loi du vainqueur, et souvent la campagne finit avec la bataille.

Tel fut en partie ce qui se passa en Syrie en 1771. L'armée d'Ali-bek et de Dâher marcha contre Damas. Les pachas l'attendirent; on s'approcha, et le 6 juin on en vint à une affaire décisive: les Mamlouks et les Safadiens fondirent avec tant de fureur sur les Turks, que ceux-ci, épouvantés du carnage, prirent la fuite; les pachas ne furent pas les derniers à se sauver; les alliés, maîtres du terrain, s'emparèrent sans effort de la ville qui n'avait ni soldats ni murs. Le château seul résista. Ses murailles ruinées n'avaient pas un canon, encore moins de canonniers; mais il y avait un fossé marécageux, et derrière les ruines quelques fusiliers; et cela suffit pour arrêter cette armée de cavaliers: cependant, comme les assiégés étaient vaincus par l'opinion, ils capitulèrent le troisième jour, et la place devait être livrée le lendemain, lorsque le point du jour amena la plus étrange des révolutions. Au moment que l'on attendait le signal de la reddition, Mohammad fait tout à coup crier la retraite, et tous ses cavaliers tournent vers l'Égypte. En vain Ali-Dâher et Nâsif surpris, accourent et demandent la cause d'un retour si incroyable: le Mamlouk ne répond à leurs instances que par une menace hautaine, et tout décampe en confusion. Ce ne fut pas une retraite, mais une fuite; on eût dit que l'ennemi les chassait l'épée dans les reins; la route de Damas au Kaire fut couverte de piétons, de cavaliers épars, de munitions et de bagages abandonnés. On attribua dans le temps cette aventure bizarre à un prétendu bruit de la mort d'Ali-bek; mais le vrai nœud de l'énigme fut une conférence secrète qui se passa de nuit dans la tente de Mohammad-bek. Osman ayant vu que la force était sans succès, employa la séduction. Il trouva moyen d'introduire chez le général égyptien un agent délié qui, sous prétexte de traiter de pacification, tenta de semer la révolte et la discorde. Il insinua à Mohammad que le rôle qu'il jouait était aussi peu convenable à son honneur qu'à sa sûreté; qu'il se trompait s'il croyait que le sultan dût laisser impunies les saillies d'Ali-bek; que c'était un sacrilége de violer une ville sainte comme Damas, l'une des deux portes de la Kîabé84; qu'il s'étonnait que lui Mohammad préférât à la faveur du sultan celle d'un de ses esclaves, et qu'il plaçât un second maître entre son souverain et lui; que d'ailleurs on savait que ce maître, en l'exposant chaque jour à de nouveaux dangers, le sacrifiait, et à son ambition personnelle, et à la jalousie de son kiâya, le Copte Rezq. Ces raisons, et surtout ces deux dernières, qui portaient sur des faits connus, frappèrent vivement Mohammad et ses beks: aussitôt ils délibérèrent, et se lièrent par serment sur le sabre et le Qôran; ils décidèrent qu'on partirait sans délai pour le Kaire. Ce fut en conséquence de ce dessein qu'ils décampèrent si brusquement, en abandonnant leur conquête: ils marchèrent avec tant de précipitation, que le bruit de leur arrivée ne les précéda au Kaire que de six heures. Ali-bek en fut épouvanté, et il eût désiré de punir sur-le-champ son général; mais Mohammad parut si bien accompagné, qu'il n'y eut pas moyen de rien tenter contre sa personne: il fallut dissimuler, et Ali-bek s'y soumit d'autant plus aisément, qu'il devait sa fortune bien plus encore à cet art qu'à son courage.

Privé tout à coup des fruits d'une guerre dispendieuse, Ali-bek ne renonça pas à ses projets. Il continua d'envoyer des secours à son allié Dâher, et il prépara une seconde armée pour l'année 1772; mais la fortune, lasse de faire pour lui plus que sa prudence, cessa de le favoriser. Un premier revers fut la perte de plusieurs cayâsses ou bateaux qu'un corsaire russe enleva à la vue de Damiât, au moment qu'ils portaient des riz à Dâher; mais un autre accident bien plus grave, fut l'évasion de Mohammad-bek. Ali-bek avait de la peine à oublier l'affaire de Damas; néanmoins, par un reste de cet amour que l'on a pour ceux à qui l'on a fait du bien, il ne pouvait se décider à un coup violent, quand un propos glissé par le négociant vénitien qui jouissait de sa confiance, vint l'y déterminer. «Les sultans des Francs,» disait un jour Ali-bek à cet Européen, de qui je le tiens, «les sultans des Francs ont-ils des enfants aussi riches que mon fils Mohammad? Non, seigneur, lui répondit le courtisan: ils s'en donnent bien de garde; car ils prétendent que les enfants trop grands sont souvent pressés d'hériter de leurs pères.» Ce mot pénétra comme un trait dans le cœur d'Ali-bek. De ce moment il vit dans Mohammad un rival dangereux, et il résolut sa perte. Pour l'effectuer sans risques, il envoya d'abord un ordre à toutes les portes du Kaire de ne laisser sortir aucun Mamlouk dans la soirée ou pendant la nuit; puis il fit signifier à Mohammad d'aller sur-le-champ en exil au Saïd. Il comptait, par cette contradiction, que Mohammad serait arrêté aux portes, et que les gardiens s'emparant de sa personne, on en aurait bon marché; mais le hasard trompa ces mesures vagues et timides. La fortune voulut que par un malentendu, on crût Mohammad chargé d'ordres particuliers d'Ali. On le laissa passer avec sa suite, et de ce moment tout fut perdu. Ali-bek, instruit de la méprise, le fit poursuivre; mais Mohammad tint une contenance si menaçante, qu'on n'osa l'attaquer. Il se retira au Saïd, frémissant de colère et plein du désir de la vengeance. Un autre danger l'y attendait. Ayoub-bek, lieutenant d'Ali, feignant d'entrer dans les ressentiments de l'exilé, l'accueillit avec transport, et jura sur le sabre et le Qôran de faire cause commune avec lui. Peu de temps après on surprit des lettres de cet Ayoub à Ali, par lesquelles il lui promettait incessamment la tête de son ennemi. Mohammad, ayant découvert la trame, fit saisir le traître; et, après lui avoir coupé les poings et la langue, il l'envoya au Kaire recevoir la récompense de son patron.

Cependant les Mamlouks, jaloux de la fortune et las des hauteurs d'Ali-bek, désertèrent en foule vers son rival. Les Arabes de Hammâm, par ressentiment et par espoir de butin, se joignirent à eux. En quarante jours Mohammad se vit assez fort pour descendre du Saïd et venir camper à 4 lieues du Kaire. Ali-bek, troublé de son approche, hésita sur le parti qu'il devait prendre, et prit le plus mauvais. Craignant de se voir trahi s'il marchait en personne, il fit avancer un corps de troupes sous la conduite d'Ismaël-bek, dont il avait lieu de se défier, et lui-même campa avec sa maison aux portes du Kaire. Ismaël, qui avait trempé dans l'affaire de Damas, ne fut pas plus tôt en présence de l'ennemi, qu'il passa de son côté; ses troupes, déconcertées, se replièrent en fuyant vers le Kaire: pendant qu'elles se rejoignaient au corps de réserve, les Arabes et les Mamlouks qui les poursuivaient les attaquèrent si brusquement que la déroute devint générale. Ali-bek perdant courage ne songea plus qu'à sauver ses trésors et sa personne. Il rentra précipitamment dans la ville, et, pillant à la hâte sa propre maison, il prit la fuite vers Gaze, suivi de 800 Mamlouks qui s'attachèrent à sa fortune. Il voulait passer sur-le-champ jusqu'à Acre, chez son allié Dâher; mais les habitants de Nâblous et de Yâfa lui fermèrent la route. Il fallut que Dâher vînt lui-même lever les obstacles. L'Arabe le reçut avec cette simplicité et cette franchise qui de tout temps ont fait le caractère de sa nation, et il l'emmena à Acre. Saïde alors assiégée par les troupes d'Osman et par les Druzes, demandait des secours. Il alla les porter, et Ali l'y accompagna. Leurs troupes réunies formaient environ 7,000 cavaliers. A leur approche les Turks levèrent le siége, et se retirèrent à une lieue au nord de la ville, sur la rivière d'Aoula. Ce fut là que se livra, en juillet 1772, la bataille la plus considérable et la plus méthodique de toute cette guerre. L'armée turke, trois fois plus forte que celle des deux alliés, fut complètement battue. Les sept pachas qui la commandaient prirent la fuite, et Saïde resta à Dâher, et à son gouverneur Degnizlé. De retour à Acre, Ali-bek et Dâher allèrent châtier les habitants de Yâfa, qui s'étaient révoltés pour garder à leur profit un dépôt de munitions et de vêtements qu'une flottille d'Ali y avait laissé avant qu'il fût chassé du Kaire. La ville, occupée par un chaik de Nâblous, ferma ses portes, et il fallut l'assiéger. Cette expédition commença en juillet, et dura 8 mois, quoique Yâfa n'eût pour enceinte qu'un vrai mur de jardin sans fossé; mais en Syrie et en Égypte on est encore plus novice dans la guerre de siége que dans celle de campagne: enfin les assiégés capitulèrent en février 1773. Ali, désormais libre, ne songea plus qu'à repasser au Kaire. Dâher lui offrait des secours; les Russes, avec qui Ali avait contracté une alliance en traitant l'affaire du corsaire, promettaient de le seconder: seulement il fallait du temps pour rassembler ces moyens épars, et Ali s'impatientait. Les promesses de Rezq, son oracle et son kiâya, irritaient encore sa pétulance. Ce Copte ne cessait de lui dire que l'heure de son retour était venue; que les astres en présentaient les signes les plus favorables; que la perte de Mohammad était présagée de la manière la plus certaine. Ali, qui, comme tous les Turks, croyait fermement à l'astrologie, et qui se fiait d'autant plus à Rezq, que souvent ses prédictions avaient réussi, ne pouvait plus supporter de délais. Les nouvelles du Kaire achevèrent de lui faire perdre patience. Dans les premiers jours d'avril on lui remit des lettres signées de ses amis, par lesquelles ils lui marquaient qu'on était las de son ingrat esclave, et qu'on n'attendait que sa présence pour le chasser. Sur-le-champ il arrêta son départ, et sans donner aux Russes le temps d'arriver, il partit avec ses Mamlouks et 1,500 Safadiens commandés par Osman, fils de Dâher; mais il ignorait que les lettres du Kaire étaient une ruse de Mohammad; que ce bek les avait exigées par violence pour le tromper et l'attirer dans un piége qu'il lui tendait. En effet, Ali, s'étant engagé dans le désert qui sépare Gaze de l'Égypte, rencontra près de Salêhie un corps de 1,000 Mamlouks d'élite qui l'attendaient. Ce corps était conduit par le jeune bek Mourâd, qui, épris de la femme d'Ali-bek, l'avait obtenue de Mohammad au cas qu'il livrât la tête de cet illustre infortuné. A peine Mourâd eut-il aperçu la poussière qui annonçait au loin les ennemis, que fondant sur eux avec sa troupe, il les mit en désordre; pour comble de bonheur il rencontra Ali-bek dans la mêlée, l'attaqua, le blessa au front d'un coup de sabre, le prit et le conduisit à Mohammad. Celui-ci, campé deux lieues en arrière, reçut son ancien maître avec ce respect exagéré si familier aux Turks et cette sensibilité que sait feindre la perfidie. Il lui donna une tente magnifique, recommanda qu'on en prît le plus grand soin, se dit mille fois son esclave, baisant la poussière de ses pieds; mais le troisième jour ce spectacle se termina par la mort d'Ali-bek, due, selon les uns, aux suites de sa blessure, selon les autres, au poison: les deux cas sont si également probables, qu'on n'en peut rien décider.

Ainsi se termina la carrière de cet homme, qui, pendant quelque temps, avait fixé l'attention de l'Europe, et donné à bien des politiques l'espérance d'une grande révolution. On ne peut nier qu'il n'ait été un homme extraordinaire; mais l'on s'en fait une idée exagérée, quand on le met dans la classe des grands hommes: ce que racontent de lui des témoins dignes de foi, prouve que s'il eut le germe des grandes qualités, le défaut de culture les empêcha de prendre ce développement qui en fait de grandes vertus. Passons sur sa crédulité en astrologie, qui détermina plus souvent ses actions que des motifs réfléchis. Passons aussi sur ses trahisons, ses parjures, l'assassinat même de ses bienfaiteurs85, par lesquels il acquit ou maintint sa puissance. Sans doute, la morale d'une société anarchique est moins sévère que celle d'une société paisible; mais en jugeant les ambitieux par leurs propres principes, on trouvera qu'Ali-bek a mal connu ou mal suivi son plan d'agrandissement, et qu'il a lui-même préparé sa perte. On a droit surtout de lui reprocher trois fautes: 1º Cette imprudente passion de conquêtes, qui épuisa sans fruit ses revenus et ses forces, et lui fit négliger l'administration intérieure de son propre pays. 2º Le repos précoce auquel il se livra, ne faisant plus rien que par ses lieutenants; ce qui diminua parmi les Mamlouks le respect qu'on avait pour lui, et enhardit les esprits à la révolte. 3º Enfin, les richesses excessives qu'il entassa sur la tête de son favori, et qui lui procurèrent le crédit dont il abusa. En supposant Mohammad vertueux, Ali ne devait-il pas craindre la séduction des adulateurs, qui en tout pays se rassemblent autour de l'opulence? Cependant il faut admirer dans Ali-bek une qualité qui le distingue de la foule des tyrans qui ont gouverné l'Égypte: si les vices d'une mauvaise éducation l'empêchèrent de connaître la vraie gloire, il est du moins constant qu'il en eut le désir; et ce désir ne fut jamais celui des âmes vulgaires. Il ne lui manqua que d'être approché par des hommes qui en connussent les routes; et parmi ceux qui commandent, il en est peu dont on puisse faire cet éloge.

Je ne puis passer sous silence une observation que j'ai entendu faire au Kaire. Ceux des négocians européens qui ont vu le règne d'Ali-bek et sa ruine, après avoir vanté la bonté de son administration, son zèle pour la justice et sa bienveillance pour les Francs, ajoutent avec surprise que le peuple ne le regretta point; ils en prennent occasion de répéter ces reproches d'inconstance et d'ingratitude qu'on a coutume de faire au peuple; mais en examinant tous les accessoires, ce fait ne m'a pas paru si bizarre qu'il en a l'apparence. En Égypte, comme en tous pays, les jugements du peuple sont dictés par l'intérêt de sa subsistance; c'est selon que ses gouverneurs la lui rendent aisée ou difficile, qu'il les aime ou les hait, les blâme ou les approuve: et cette manière de juger ne peut être ni aveugle ni injuste. En vain lui diront-ils que l'honneur de l'empire, la gloire de la nation, l'encouragement du commerce et des beaux-arts exigent telle ou telle opération. Le besoin de vivre doit passer avant tout; et quand la multitude manque de pain, elle a du moins le droit de refuser sa reconnaissance et son admiration. Qu'importait au peuple d'Égypte qu'Ali-bek conquît le Saïd, la Mekke et la Syrie, si ses conquêtes ne rendaient pas son sort meilleur? Et il en devint pire; car ces guerres aggravèrent les contributions par leurs frais. La seule expédition de la Mekke coûta vingt-six millions de France. Les sorties de blé qu'occasionnèrent les armées, jointes au monopole de quelques négociants en faveur, causèrent une famine qui désola le pays pendant tout le cours de 1770 et 1771. Or, quand les habitans du Kaire et les paysans des villages mouraient de faim, avaient-ils tort de murmurer contre Ali-bek? avaient-ils tort de condamner le commerce de l'Inde, si tous ses avantages devaient se concentrer en quelques mains? Quand Ali dépensait 225,000 livres pour l'inutile poignée d'un kandjar86, si les joailliers vantaient sa magnificence, le peuple n'avait-il pas le droit de détester son luxe? Cette libéralité, que ses courtisans appelaient vertu, le peuple, aux dépens de qui elle s'exerçait, n'avait-il pas raison de l'appeler vice? Était-ce un mérite à cet homme de prodiguer un or qui ne lui coûtait rien? Était-ce une justice de satisfaire, aux dépens du public, ses affections ou ses obligations particulières, comme il fit avec son panetier87? On ne peut le nier, la plupart des actions d'Ali-bek offrent bien moins les principes généraux de la justice et de l'humanité, que les motifs d'une ambition et d'une vanité personnelles. L'Égypte n'était à ses yeux qu'un domaine, et le peuple un troupeau dont il pouvait disposer à son gré. Doit-on s'étonner après cela, si les hommes qu'il traita en maître impérieux, l'ont jugé en mercenaires mécontents?

78

Les Turks estiment en premier lieu les esclaves Tchercasses ou Circassiens, puis les Abazans; 3º les Mingreliens; 4º les Géorgiens; 5º les Russes et les Polonais; 6º les Hongrois et les Allemands; 7º les Noirs; et enfin les derniers de tous sont les Espagnols, les Maltais et autres Francs, qu'ils déprisent comme étant ivrognes, débauchés, mutins et de peu de travail.

79

Lors de sa ruine, ses piastres perdirent vingt pour cent, parce qu'on prétendit qu'elles étaient surchargées d'alliage. Un négociant en fit passer 10,000 à Marseille, et elles rendirent à la fonte un bénéfice assez considérable.

80

C. Rosetti; son frère Balthasar Rosetti devait être douanier de Djedda.

81

Peu après, les habitants de la Mekke chassèrent les Mamlouks du port et de la ville, et rétablirent le chérif que l'on avait dépossédé.

82

Les gens de Dâher portaient ce nom, parce que le siége originel de l'état de Dâher était à Safad, village de Galilée.

83

Prononcez Sède; c'est la ville qui a succédé à Sidon.

84

A raison du pèlerinage, dont les deux grandes caravanes partent du Kaire et de Damas.

85

Tel que Sâlêh-bek.

86

Poignard qu'on porte à la ceinture.

87

Ali-bek, partant pour un exil (car il fut exilé jusqu'à trois fois), était campé près du Kaire, ayant un délai de 24 heures pour payer ses dettes: un nommé Hasan, janissaire, à qui il devait 500 sequins (3,750 liv.), vint le trouver. Ali, croyant qu'il demandait son argent, commença de s'excuser; mais Hasan, tirant 500 autres sequins, lui dit: Tu es dans le malheur, prends encore ceux-ci. Ali, confondu de cette générosité, jura, par la tête du prophète, que s'il revenait, il ferait à cet homme une fortune sans exemple. En effet, à son retour, il le créa son fournisseur général des vivres; et quoiqu'on l'avertît des concussions scandaleuses de Hasan, jamais il ne les réprima.

Voyage en Égypte et en Syrie - Tome 1

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