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CHAPITRE DEUXIÈME
1635-1642

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Table des matières

MADEMOISELLE DE BOURBON A l'HOTEL DE RAMBOUILLET.—LE GENRE PRÉCIEUX.—MADAME DE SABLÉ, TYPE DE LA VRAIE PRÉCIEUSE.—CORNEILLE ET VOITURE.—MADEMOISELLE DE BOURBON A CHANTILLY.—A RUEL. A LIANCOURT.—SES JEUNES AMIES.—MADEMOISELLE DU VIGEAN ET CONDE.—MARIAGE DE MADEMOISELLE DE BOURBON.

C'est une erreur beaucoup trop répandue, et récemment fortifiée par M. Rœderer dans son ingénieux Mémoire sur la Société polie en France[162], que l'hôtel de Rambouillet ait été longtemps le seul salon de Paris où se soit rassemblée la bonne compagnie. Non: la marquise de Rambouillet n'a pas créé, elle n'a fait que suivre l'heureuse révolution qui faisait succéder, en France, à la barbarie des guerres civiles et à la licence des mœurs un peu trop accréditée par Henri IV, le goût des choses de l'esprit, des plaisirs délicats, des occupations élégantes. Ce goût est le trait distinctif du XVIIe siècle; c'est là la pure et noble source d'où sont sorties toutes les merveilles de ce grand siècle. Louis XIV, en 1661, le reçut tout formé, illustré au dedans et au dehors par les plus éclatants succès militaires et politiques, riche en chefs-d'œuvre de tout genre, quand déjà les plus beaux génies avaient achevé ou commencé leur carrière, quand Malherbe et Balzac, les fondateurs de la nouvelle prose et de la nouvelle poésie; quand Descartes, le fondateur de la nouvelle philosophie, étaient depuis longtemps ensevelis, quand Le Sueur et Sarasin étaient morts, quand Pascal et Poussin étaient près de fermer les yeux, quand Corneille n'était plus qu'une ombre de lui-même, quand La Fontaine et Molière avaient quarante ans, quand Bossuet en avait trente-six et Mme de Sévigné trente-sept. Tous ces grands esprits, dans leur style comme dans leur pensée, ont un caractère qui n'est pas celui de leurs successeurs, quelque chose de naïf et de mâle qui perce sous l'agrément même de la forme, et trahit un autre temps, un art et une littérature nés sous d'autres auspices. Le XVIIe siècle ne relève pas de Louis XIV, qui le couronne, mais de Richelieu, qui l'a inspiré. Nul ne ressentit mieux que Richelieu le goût renaissant de la politesse et des lettres. Le fond de cette âme extraordinaire était l'ambition: son vrai génie était tout politique; mais, passionné pour tous les genres de gloire, il désirait aussi être ou paraître le plus bel esprit de son temps, et même un cavalier accompli. Comme tous les grands hommes, depuis César jusqu'à Napoléon, il était très aimable quand il voulait l'être. Pendant quelque temps, il lui a plu de dissimuler l'ambitieux mécontent et qui attend son heure sous l'homme du monde, recherchant et obtenant les plus brillants succès de société. Dès qu'il fut puissant, il mit à la mode ses propres goûts, et dès 1630 il y avait à Paris plus d'un hôtel où se réunissaient, pour passer le temps agréablement ensemble, des gens d'esprit, d'une grande et d'une médiocre naissance, d'épée, de robe et d'église, avec des femmes aimables, qui naturellement donnaient le ton. L'hôtel de Rambouillet a été le plus considérable de tous ces foyers de l'esprit nouveau, et il en est resté le plus célèbre.

Quelle idée se présente à l'esprit dès qu'on parle de l'hôtel de Rambouillet? Celle d'une réunion choisie, où l'on cultive la plus exquise politesse, mais où s'introduit peu à peu et finit par dominer le genre précieux.

Et qu'était-ce que le genre précieux?

C'était d'abord tout simplement ce qu'on appellerait aujourd'hui le genre distingué. La distinction, voilà ce qu'on recherchait par-dessus tout à l'hôtel de Rambouillet: quiconque la possédait ou y aspirait, depuis les princes et les princesses du sang jusqu'aux gens de lettres de la fortune la plus humble, était bien reçu, attiré, retenu dans l'aimable et illustre compagnie.

Mais que faut-il entendre par la distinction? On ne la peut définir d'une manière absolue. Chaque siècle se fait un idéal de distinction à son usage. Deux choses pourtant y entrent presque toujours, deux choses en apparence contraires, qui ne s'allient que dans les natures d'élite, heureusement cultivées: une certaine élévation dans les idées et dans les sentiments, avec une extrême simplicité dans les manières et dans le langage. On peut supposer qu'à Athènes, chez Aspasie, Périclès, Anaxagore, Phidias, parlaient d'art, de philosophie, de politique sans plus d'effort et de déclamation que des ouvriers et des marchands n'en auraient mis à s'entretenir de leurs occupations ordinaires. Socrate était un modèle accompli en ce genre, et le Banquet de Platon, où l'on traite, après souper, des matières les plus hautes dans le style le plus charmant et le plus naturel, nous donne une idée parfaite de ce qu'était alors le ton de la bonne compagnie, cet atticisme particulier à Athènes, et qui même à Athènes était le signe de la distinction. Il en était de même à Rome chez les Scipions, où un badinage aimable se mêlait souvent aux propos les plus graves, un peu moins peut-être aux soupers de Cicéron, quand César n'y était pas, le maître de la maison n'étant pas un assez grand seigneur pour être toujours parfaitement simple, et l'homme nouveau, je ne dis pas le parvenu, surtout l'orateur et l'homme de lettres s'y faisant un peu trop sentir, alors même qu'il s'efforçait le plus d'imiter Platon. C'est cette urbanité romaine, fille un peu dégénérée de l'atticisme athénien, que l'hôtel de Rambouillet recherchait, et qu'il contribua à répandre[163].

La grandeur était en quelque sorte dans l'air dès le commencement du XVIIe siècle. La politique du gouvernement était grande, et de grands hommes naissaient en foule pour l'accomplir dans les conseils et sur les champs de bataille. Une séve puissante parcourait la société française. Partout de grands desseins, dans les arts, dans les lettres, dans les sciences, dans la philosophie. Descartes, Poussin et Corneille s'avançaient vers leur gloire future, pleins de pensers hardis, sous le regard de Richelieu. Tout était tourné à la grandeur. Tout était rude, même un peu grossier, les esprits comme les cœurs. La force abondait; la grâce était absente. Dans cette vigueur excessive, on ignorait ce que c'était que le bon goût. La politesse était nécessaire pour conduire le siècle à la perfection. L'hôtel de Rambouillet en tint particulièrement école.

Il s'ouvre vers 1620[164] et subsiste à peu près jusqu'en 1648, où l'idole de la maison, Mlle de Rambouillet, mariée en 1645 à M. de Montausier, le suit dans son gouvernement de Saintonge et d'Angoumois, au commencement de la Fronde. Le beau temps de l'illustre hôtel est donc sous Richelieu et dans les premières années de la régence. Pendant une trentaine d'années, il a rendu d'incontestables services au goût national; mais le bien qu'il pouvait faire était accompli en 1648. Déjà ses défauts commençaient à paraître et à prendre le pas sur ses qualités. Les cercles inférieurs qui s'étaient formés à Paris[165] et en province, d'abord utiles aussi parce qu'ils propageaient la politesse, avaient fini par être dangereux en faisant dégénérer la noblesse des idées et des sentiments en une fausse grandeur, outrée et maniérée, surtout en transportant l'affectation dans la simplicité. C'est alors que, le genre précieux s'étant corrompu, le grand maître en fait de naturel et de vérité lui déclara cette guerre impitoyable par laquelle il a débuté et par laquelle il a fini, les Précieuses ridicules étant sa première pièce imprimée en 1660, et les Femmes savantes la dernière, en 1673[166]. Mais revenons à 1620.

A cette époque, il y avait bien de l'originalité en France, mais c'était une originalité qui s'ignorait et qui croyait avoir besoin de modèles étrangers. Plus tard, Molière, La Fontaine, Boileau, Racine, ces génies si français, se proposèrent aussi des modèles; ils les cherchèrent dans l'antiquité, qu'ils ont imitée sans cesser d'être originaux, rendant français tout ce qu'ils touchaient. Leurs devanciers s'adressèrent à l'Italie et à l'Espagne, les deux nations les plus avancées qu'ils eussent devant les yeux. Les Médicis avaient introduit parmi nous le goût de la littérature italienne. La reine Anne apporta ou plutôt fortifia celui de la littérature espagnole. L'hôtel de Rambouillet prétendit à les unir.

Le genre espagnol, c'était, au début du XVIIe siècle, la haute galanterie, langoureuse et platonique, un héroïsme un peu romanesque, un courage de paladin, un vif sentiment des beautés de la nature qui faisait éclore les églogues et les idylles en vers et en prose, la passion de la musique et des sérénades aussi bien que des carrousels, des conversations élégantes comme des divertissements magnifiques. Le genre italien était précisément le contraire de la grandeur, ou, si l'on veut, de l'enflure espagnole, le bel esprit poussé jusqu'au raffinement, la moquerie et un persiflage qui tendaient à tout rabaisser. Du mélange de ces deux genres sortit l'alliance ardemment poursuivie, rarement accomplie en une mesure parfaite, du grand et du familier, du grave et du plaisant, de l'enjoué et du sublime.

A l'hôtel de Rambouillet, le héros seul n'eût pas suffi à plaire: il y fallait aussi le galant homme, l'honnête homme, comme on l'appela déjà vers 1630, et comme on ne cessa pas de l'appeler pendant tout le XVIIe siècle; l'honnête homme, expression nouvelle et piquante, type mystérieux qu'il est malaisé de définir, et dont le sentiment se répandit avec une rapidité inconcevable. L'honnête homme[167] devait avoir des sentiments élevés: il devait être brave, il devait être galant, il devait être libéral, avoir de l'esprit et de belles manières, mais tout cela sans aucune ombre de pédanterie, d'une façon tout aisée et familière. Tel est l'idéal que l'hôtel de Rambouillet proposa à l'admiration publique et à l'imitation des gens qui se piquaient d'être comme il faut.

Les femmes étaient naturellement appelées à jouer le principal rôle en une semblable entreprise, et la marquise de Rambouillet semblait faite tout exprès pour y présider. Elle était presque Italienne[168]: elle était née à Rome et avait pour mère une grande dame romaine. Son mari était un fort grand seigneur, et il avait été ambassadeur extraordinaire en Espagne. Depuis quelque temps, ils étaient retirés des affaires avec une fortune considérable, un bel hôtel à Paris[169], une magnifique résidence à la campagne[170]; ils ne faisaient donc ombrage à personne et attiraient tout le monde. Ajoutez pour achever le portrait d'une maîtresse de maison accomplie, que Mme de Rambouillet avait été très belle sans avoir jamais eu aucune intrigue, et qu'elle aimait passionnément les gens d'esprit sans nulle prétention personnelle: à peine si on a pu retrouver d'elle quelques billets et deux quatrains[171].

Aussi a-t-elle été l'objet de l'unanime admiration de tous ceux qui l'ont connue. Tallemant des Réaux lui-même en fait un éloge sans réserve. Il reconnaît qu'elle était belle, sage et raisonnable. «Elle a, dit-il[172], toujours aimé les belles choses, et elle alloit apprendre le latin seulement pour lire Virgile, quand une maladie l'en empêcha; depuis elle s'est contentée de l'espagnol... C'est une personne habile en toutes choses... Il n'y a pas au monde une personne moins intéressée; elle passe bien plus avant que ceux qui disent que donner est un plaisir de Roi, car elle dit que c'est un plaisir de Dieu... Il n'y a pas un esprit plus droit... Jamais il n'y a eu une meilleure amie.» Son seul défaut, que M. Rœderer a passé à dessein sous silence et que Tallemant ne manque pas de relever, était une délicatesse excessive dans le langage. Il y avait des mots qui lui faisaient peur et qui ne pouvaient trouver grâce auprès d'elle[173]. Segrais parle d'elle en les mêmes termes que Tallemant[174]: «Mme de Rambouillet étoit admirable; elle étoit bonne, douce, bienfaisante et accueillante, et elle avait l'esprit droit et juste. C'est elle qui a corrigé les méchantes coutumes qu'il y avoit avant elle. Elle s'étoit formé l'esprit dans la lecture des bons livres italiens et espagnols, et elle a enseigné la politesse à tous ceux de son temps qui l'ont fréquentée. Les princes la voyoient, quoiqu'elle ne fût point duchesse. Elle étoit aussi bonne amie, et elle obligeoit tout le monde. Le cardinal de Richelieu avoit pour elle beaucoup de considération... Mme de La Fayette a beaucoup appris d'elle.» Une de ses filles, la célèbre Julie, avait l'esprit le plus rare, une assez grande beauté, ou du moins une fort belle taille et un fort grand air. Elle s'entendait merveilleusement à rendre agréable la maison de sa mère, et elle était parfaitement secondée par son frère le marquis de Pisani, aussi spirituel que brave, par ses nombreuses sœurs, et surtout par celle qui a été la première Mme de Grignan[175].

On peut voir partout la description de l'hôtel de Rambouillet et de cette fameuse chambre bleue, qui était en quelque sorte le sanctuaire du temple de la déesse d'Athènes, pour parler comme Mademoiselle dans la Princesse de Paphlagonie[176]. C'était un grand salon qui avait tout son ameublement de velours bleu rehaussé d'or et d'argent, et dont les larges fenêtres, s'ouvrant dans toute la hauteur, depuis le plafond jusqu'au plancher, laissaient entrer abondamment l'air et la lumière et donnaient la vue d'un jardin très beau et très bien entretenu, qu'agrandissait à perte de vue le voisinage d'autres jardins. L'hôtel avait été bâti sur un plan nouveau tracé par Mme de Rambouillet elle-même. Il n'était pas très vaste, mais d'une belle apparence. C'était l'avant-dernier hôtel de la rue Saint-Thomas-du-Louvre, du côté de la place du palais Cardinal, entre les Quinze-Vingts, qui occupaient le coin de la rue, et l'hôtel de Chevreuse, devenu depuis l'hôtel d'Épernon et un peu plus tard, vers 1663 ou 1664, l'hôtel de Longueville[177].

M. Rœderer n'a presque rien laissé à faire pour le dénombrement des grands seigneurs et des grandes dames qui fréquentèrent l'hôtel de Rambouillet dans la dernière moitié de sa longue et brillante carrière. Nous nous bornerons à détacher, dans le groupe de femmes aimables qui y étaient assidues, la figure d'une personne que M. Rœderer a trop laissée dans l'ombre, et qui est, à nos yeux, le modèle de la vraie et parfaite précieuse, Madeleine de Souvré, marquise de Sablé[178], qui a joué un assez grand rôle dans la vie de Mme de Longueville et dont Mme de Motteville nous a laissé le portrait suivant:

«La marquise de Sablé étoit une de celles dont la beauté faisoit le plus de bruit quand la Reine (la reine Anne) vint en France (en 1615); mais, si elle étoit aimable, elle désiroit encore plus de le paroître. L'amour que cette dame avoit pour elle-même la rendoit un peu trop sensible à celui que les hommes lui témoignoient. Il y avoit encore en France quelques restes de la politesse que Catherine de Médicis y avoit rapportée d'Italie, et elle trouvoit une si grande délicatesse dans les comédies nouvelles et tous les autres ouvrages en vers et en prose qui venoient de Madrid, qu'elle avoit conçu une haute idée de la galanterie que les Espagnols avoient apprise des Maures. Elle étoit persuadée que les hommes pouvoient sans crime avoir des sentiments tendres pour les femmes, que le désir de leur plaire les portoit aux plus grandes et aux plus belles actions, leur donnoit de l'esprit et leur inspiroit de la libéralité et toutes sortes de vertus, mais que d'un autre côté les femmes, qui étoient l'ornement du monde et étoient faites pour être servies et adorées, ne devoient souffrir que leurs respects. Cette dame ayant soutenu ces sentiments avec beaucoup d'esprit et une grande beauté, leur avoit donné de l'autorité dans son temps, et le nombre et la considération de ceux qui ont continué à la voir ont fait subsister dans le nôtre ce que les Espagnols appellent fucezas[179].»

Mme de Sablé avait été passionnément aimée du brave et infortuné duc de Montmorency, oncle de Mme de Longueville, décapité à Toulouse en 1632. Elle ne fut pas insensible à sa passion[180]; mais, Montmorency ayant levé les yeux sur la Reine, Mme de Sablé, en digne Espagnole, rompit avec lui. «Je lui ai ouï dire à elle-même, quand je l'ai connue, dit encore Mme de Motteville, que sa fierté fut telle à l'égard du duc de Montmorency, qu'aux premières démonstrations qu'il lui donna de son changement elle ne voulut plus le voir, ne pouvant recevoir agréablement des respects qu'elle avoit à partager avec la plus grande princesse du monde.»

La marquise de Sablé resta fidèle toute sa vie aux mœurs de sa jeunesse, et quand l'hôtel de Rambouillet fut à peu près fermé, elle en continua la tradition dans son hôtel de la place Royale, avec sa spirituelle amie la comtesse de Maure, et jusque dans sa retraite de Port-Royal, au faubourg Saint-Jacques. Elle entretint longtemps une école de bon ton, de morale et de littérature raffinée, d'où sont sorties les Maximes de La Rochefoucauld[181].

Parmi les gens de lettres qui venaient souvent à l'hôtel de Rambouillet, les deux plus célèbres sont sans contredit Corneille et Voiture.

Corneille[182] est avec Descartes l'expression la plus haute de la littérature de la première moitié du xviie siècle. Ses qualités comme ses défauts étaient dans la plus parfaite harmonie avec son temps. De là des succès que personne depuis n'a égalés. Sous Louis XIV, quelle pièce de Racine a jamais eu celui du Cid en 1636[183]? Il faut lire les auteurs du temps pour se faire une idée de l'enthousiasme qui saisit Paris et la France entière. Ce furent de véritables transports:

Tout Paris pour Chimène a les yeux de Rodrigue.

Rien de plus vrai. C'est qu'alors il n'y avait pas un jeune gentilhomme qui ne prétendît être un Rodrigue, pas une femme de bon ton qui n'eût dans le cœur ou qui n'affectât les sentiments de Chimène. Plus on étudie cette pièce admirable, que Polyeucte seul a surpassée quelques années après, plus on y retrouve tous les traits de cette grande époque à jamais évanouie, l'héroïsme et la haute galanterie, ce point d'honneur qui sans doute faisait verser bien du sang, mais entretenait l'esprit guerrier, dans les hommes mûrs et dans les chefs de sérieux intérêts et d'énergiques passions, dans la jeunesse la lutte généreuse de l'amour et du devoir, qui un jour sera portée au dernier degré du pathétique dans Pauline et dans Sévère, partout une langue un peu rude, mais naïve et forte, toujours familière; en même temps, il est vrai, un goût mal sûr, s'égarant quelquefois à la poursuite de la grandeur, des délicatesses infinies et pleines de grâce mais un peu quintessenciées, et de subtiles analyses de la passion raisonnant sur elle-même. C'était là l'hôtel de Rambouillet. Il s'y reconnut et défendit le Cid contre le tout-puissant ministre[184]. C'est dans le noble salon que Corneille rencontra Balzac, et put s'entretenir avec lui de Rome et des Romains. Qu'on lise les discours sur les Romains adressés par Balzac à la marquise de Rambouillet[185], et l'on verra si les conversations de ce temps-là étaient futiles. Il n'y eut jamais en France un temps où la politique fût plus à l'ordre du jour. Tout le monde alors s'occupait des affaires publiques. Ce n'est ni Lucain ni Tacite qui ont appris à Corneille la langue politique de Cinna et de la première scène de la Mort de Pompée. La vraie école de Corneille a été le spectacle des grands événements contemporains, le commerce de Richelieu, de Mazarin, de Condé, les conversations qui se tenaient chaque jour dans les sociétés qu'il fréquentait, où les ambassadeurs, les hommes de guerre, les évêques, les conseillers d'État étaient mêlés aux gens de lettres. Corneille lisait ses pièces à l'hôtel de Rambouillet. Il brilla, il déclina avec lui; son chef-d'œuvre, le chef-d'œuvre aussi de la scène française, Polyeucte, parut[186] en 1643, c'est-à-dire dans les plus grands jours de l'hôtel de Rambouillet, ajoutons et de la France, car c'est en cette même année que l'un des plus jeunes disciples de l'illustre hôtel, l'admirateur le plus passionné de Corneille, le frère de Mlle de Bourbon, le duc d'Enghien, le cœur rempli, comme le Cid, d'un amour ardent et chaste, gagnait à vingt-deux ans une de ces batailles comme il y en a cinq ou six dans l'histoire, cette bataille de Rocroy où les desseins de Henri IV et de Richelieu furent justifiés par la victoire, et où la France succéda à l'Espagne dans la suprématie morale et militaire de l'Europe.

Voiture a été admiré de ses contemporains les plus spirituels et les plus difficiles. La Fontaine le met au nombre de ses maîtres[187]. Mme de Sévigné l'appelle un esprit «libre, badin, charmant[188].» Boileau dit assez que Voiture est, à ses yeux, le mets des délicats, lorsqu'il introduit un esprit vulgaire, une sorte de provincial demandant ce qu'on y trouve de si beau[189]. Avouons-le, nous ressemblons tous plus ou moins à ce provincial-là: nous avons peine aujourd'hui à retrouver les titres de la renommée de Voiture. On en peut donner plusieurs raisons, qui ne font tort ni à Voiture ni à nous.

De toutes nos facultés, l'esprit est celle qui se met le plus dans le commerce de la vie, mais qui laisse aussi le moins de trace. Une saillie, une repartie, ne se peuvent guère séparer de la manière dont elles sont dites. Les mots spirituels n'ont toute leur grâce que dans la bouche d'un homme d'esprit. Il n'en est pas ainsi des mots partis du cœur et des grandes pensées. Comme ils viennent du fond même de la nature humaine, qui ne change point, ils ont des perspectives infinies, et durent autant que le cœur et la raison. Mais l'esprit se joue à la surface; il brille et s'éteint en un moment. L'esprit est un improvisateur. L'effet d'une improvisation tient à mille choses qui, en disparaissant, emportent ce qui nous avait le plus charmés. Qu'est-ce, je vous prie, qu'une plaisanterie à deux siècles de distance?

Mme de Sévigné, dans sa passion pour celui qui avait été un des maîtres de sa jeunesse, s'écrie: «Tant pis pour ceux qui ne l'entendent pas!» Mais l'aimable marquise en parle bien à son aise; elle avait une connaissance intime des mœurs, des choses, des hommes, des femmes, des aventures, des petits accidents auxquels se rapportent les vers et la prose de Voiture. Le neveu de celui-ci, Martin Pinchesne, qui, un an ou deux après la mort de son oncle, publia ses œuvres, eut la sottise ou l'honnêteté d'effacer les dates de ces badinages et les noms de la plupart des personnes qui les avaient fait naître, en sorte que déjà au XVIIe siècle ceux qui n'avaient pas vécu avec Voiture auraient eu grand besoin d'un commentaire pour l'entendre. Tallemant avoue qu'il y a dans ses écrits bien des choses dont il n'a pu avoir l'éclaircissement. «Un jour, dit-il, si cela se peut sans offenser trop de gens, je les ferai imprimer avec des notes, et je mettrai au bout les autres pièces que j'aurai pu trouver de la société de l'hôtel de Rambouillet[190].»

En effet, pour bien goûter Voiture, il faudrait le voir en scène, il faut se le représenter sur le théâtre de ses succès, de 1620 à 1648, avec ces jolies femmes qui demandaient à être amusées, parmi ces jeunes gentilshommes qui, dans l'intervalle des batailles, se complaisaient dans les jouissances les plus raffinées de l'esprit. Voiture régnait à l'hôtel de Rambouillet. Corneille, timide et fier, négligé et plein de lui-même, était assez mal à l'aise dans tout ce grand monde: il écoutait presque toujours en silence, et ne causait guère qu'avec Balzac, son concitoyen dans la république romaine. Mais Voiture était la gaieté, la vie, l'âme de la maison. Il était toujours en train; sa verve inépuisable se mêlait à tout, animait tout, et tandis que Corneille mettait dans les plus légers badinages, et dans les comédies mêmes qu'il voulait faire les plus divertissantes, une vigueur dont il n'était pas maître, un ton et des mouvements tragiques qui lui échappaient malgré lui, Voiture, dans les choses les plus sérieuses, prodiguait la plaisanterie. Il est le côté enjoué de l'hôtel de Rambouillet, comme Corneille en est le côté sévère.

N'oublions pas que Voiture n'a presque rien écrit que par occasion, que la circonstance était sa muse favorite, et qu'elle lui dicta la plupart de ces petites pièces, improvisées ou faites à la hâte, qu'il n'a pas même pris la peine de recueillir. Il est donc ridicule d'y remarquer beaucoup de négligences. C'étaient, en très grande partie, des chansons qui devaient être véritablement chantées, et qui l'ont été. L'éditeur a quelquefois indiqué les airs, et nous les avons retrouvés presque tous dans un recueil curieux de la bibliothèque de l'Arsenal, intitulé Chansons notées.

Mais Voiture n'a pas seulement une facilité pleine d'agrément; il nous semble que dans ses pièces un peu plus étudiées, il a des idées, de la philosophie, de la sensibilité, quelquefois même de la passion. Mettons bien vite ce jugement à couvert sous l'autorité de Boileau, qui, dans sa lettre à Perrault[191], fait l'éloge de Voiture et particulièrement de ses élégies. A vrai dire, nous les préférons à toutes celles qui ont paru avant 1648, année de la mort de Voiture et de la fin ou du moins de la décadence de l'hôtel de Rambouillet, bien entendu en exceptant les élégies de Corneille, aujourd'hui trop oubliées, et dont quelques-unes ont des passages qui le peuvent disputer aux plus touchants de ses tragédies[192].

Nous prions qu'on veuille bien lire l'élégie à une coquette que Voiture appelle Bélise. N'y a-t-il donc ni élévation ni force dans les vers suivants:

Cette unique beauté dont vous êtes ornée

N'aura jamais pouvoir sur une âme bien née.

Votre empire est trop rude et ne sauroit durer,

Ou, s'il s'en trouve encor qui puissent l'endurer,

Avec tant de mépris et tant d'ingratitude,

Ce sont des cœurs mal faits nés à la servitude,

Ou de mauvais esprits qui des cieux en courroux

Ont eu pour châtiment d'être amoureux de vous.

De louange et d'honneur vainement affamée,

Vous ne pouvez aimer et voulez être aimée[193]! etc.

On ne peut méconnaître une sensibilité vraie, l'accent de la passion, ou, si l'on veut, du plaisir dans ces stances adressées à une Aminte qui nous est inconnue:

Lorsque avecque deux mots que vous daignâtes dire,

Vous sçùtes arrêter mes peines pour jamais,

Et qu'après m'avoir fait endurer le martyre,

Vous m'ouvrîtes les cieux et me mîtes en paix;

Mille attraits dont encor le souvenir me touche

Couvrirent à mes yeux votre extrême rigueur,

Tous les charmes d'amour furent sur votre bouche,

Et tous ses traits aussi passèrent dans mon cœur.

Vous prîtes tout à coup une beauté nouvelle,

Toute pleine d'éclat, de rayons et de feux.

Bons dieux! ah! que ce soir mes yeux vous virent belle,

Et que vos yeux ce soir me virent amoureux!

Voici, dans un genre tout différent, des vers que, trente ans plus tard, Saint-Évremont n'eût pas désavoués. Voiture écrit au duc d'Enghien au sortir d'une maladie qui avait pensé l'emporter après la campagne d'Allemagne de 1645:

Soyez, seigneur, bien revenu

De tous vos combats d'Allemagne,

Et du mal qui vous a tenu

Sur la fin de cette campagne,

Et qui fit penser à l'Espagne

Qu'enfin le ciel pour son secours

Étoit près de borner vos jours

Et cette valeur accomplie

Dont elle redoute le cours.

Mais dites-nous, je vous supplie,

La mort, qui, dans les champs de Mars,

Parmi les cris et les alarmes,

Les feux, les glaives et les dards,

Le bruit et la fureur des armes,

Vous parut avoir quelques charmes

Et vous sembla belle autrefois

A cheval et sous le harnois,

N'a-t-elle pas une autre mine

Lorsqu'à pas lents elle chemine

Vers un malade qui languit,

Et semble-t-elle pas bien laide,

Quand elle vient, tremblante et froide,

Prendre un homme dedans son lit? etc.

Il faut le reconnaître, pour être juste avec Voiture: il est le créateur d'une littérature particulière, la littérature de société, s'il est permis de s'exprimer ainsi; il a excellé dans la poésie badine et légère, dans le genre des petits vers, où depuis il a eu tant d'écoliers insipides, que Voltaire a porté jusqu'à la grandeur, et qui est la meilleure partie, le titre le plus vrai de sa gloire poétique. Voiture a été le Voltaire de l'hôtel de Rambouillet[194].

Nous finirons avec lui en rappelant à son honneur que, tout en suivant la cour, il n'avait pas les mœurs d'un courtisan. Voiture est le premier exemple de l'homme de lettres vivant parmi les grands seigneurs qui ait gardé son indépendance: il avait bien plutôt le ton et les manières passablement impertinentes de ses successeurs de la fin du XVIIIe siècle. Il était caustique et redouté. On prenait garde à s'attirer quelque épigramme de sa part, car cette épigramme était une flèche acérée et rapide qui faisait en quelques heures le tour de Paris et déchirait un homme à la fois en mille endroits différents. Le duc d'Enghien, qui aimait à rire et entendait fort bien la plaisanterie, parce qu'il avait lui-même beaucoup d'esprit, s'accommodait parfaitement de Voiture, en disant toutefois: «Il seroit insupportable, s'il étoit de notre condition.» D'ailleurs Voiture, devançant encore en cela ses disciples du XVIIIe siècle, avait tiré un excellent parti de ses succès de société. Il s'était fait nommer introducteur des ambassadeurs auprès de Son Altesse Royale Gaston, duc d'Orléans. Il avait un emploi de finances qu'il n'exerçait guère, mais dont il touchait le revenu. Il fut chargé de plus d'une mission importante, principalement auprès du comte-duc d'Olivarès. Il était fort bien fait dans sa petite personne et se mettait avec le meilleur goût[195]. Il était d'office le chevalier, l'amoureux, et, comme on disait alors, le mourant de toutes les belles dames, particulièrement de la jolie Mlle Paulet, que ses manières un peu hardies et ses cheveux d'un blond un peu vif avaient fait appeler la lionne de l'hôtel de Rambouillet[196].

Tel est le monde où, vers 1635 ou 1636, après le grand bal qui enleva Mlle de Bourbon aux Carmélites, la princesse de Condé conduisit sa fille avec son fils, le jeune duc d'Enghien. Ils n'y arrivaient pas sans préparation. L'hôtel de Condé était aussi le rendez-vous de la meilleure compagnie. Situé dans le vaste emplacement qui comprend aujourd'hui la rue de Condé, la rue, la place et le théâtre de l'Odéon jusqu'à la rue des Fossés-Monsieur-le-Prince, il était, dit Sauval[197], «bâti magnifiquement», et Mme la Princesse en faisait les honneurs avec une dignité presque royale, tempérée par la grâce et l'esprit. Lenet nous apprend que Mme la Princesse avait pris grand soin de former ses enfants aux belles manières: «Marguerite de Montmorency[198], qui avoit été la beauté, la bonne grâce et la majesté de son siècle, et qui l'a été proportionnément à son âge jusques à sa mort, avoit toujours un cercle de dames les plus qualifiées et les plus spirituelles de la cour. Là se trouvoit ce qu'il y a de plus galant, de plus honnête et de plus relevé par la naissance et par le mérite. Le jeune prince commença à s'y plaire; il s'y rendit autant assidu qu'il le put, et y prit les premières teintures de cette honnête et galante civilité qu'il a toujours eue, et qu'il conserve encore pour les dames... Mademoiselle de Bourbon, sa sœur, qui fut après la duchesse de Longueville, étoit pleine d'esprit et d'une rare beauté.» On conçoit donc aisément comment les deux jeunes gens furent reçus à l'hôtel de Rambouillet. Ils y jetèrent d'abord le plus grand éclat.

Mlle de Bourbon était la personne que nous avons décrite, avec ses beaux yeux bleus, ses blonds cheveux, sa riche taille, ses grâces nonchalantes et languissantes, toute faite aussi par la tournure de son esprit et de son caractère pour devenir une écolière accomplie de l'hôtel de Rambouillet. Il y avait en elle un fonds inné de fierté qui sommeillait dans la vie ordinaire, mais se réveillait promptement dans les occasions. Elle avait l'instinct du grand en toutes choses. Son esprit était de la trempe la plus fine, mais sa délicatesse tournait aisément à la subtilité. Tendre surtout, la galanterie platonique, qui était à l'ordre du jour dans la maison, la devait charmer sans lui faire peur, car son rang la protégeait, et les plaisirs des sens ne l'attirèrent jamais. Ce qui la touchait et finit par l'égarer, c'était, avec le besoin d'être aimée, le désir de paraître, de montrer, comme on disait alors, le pouvoir de son esprit et de ses yeux.

Son frère, le duc d'Enghien, avait sa hauteur, mais nullement sa délicatesse. Malgré tous les efforts de sa mère et l'exemple de sa sœur, le ton dégagé de l'homme de guerre domina toujours en lui, et il porta souvent la liberté de l'esprit et du langage jusqu'à la licence. Sans être beau, il était bien fait, et, quand il était un peu paré, il avait très bon air. Ses yeux ardents, son nez fortement aquilin, quelques dents un peu trop avancées, des cheveux abondants et presque toujours en désordre, lui donnaient un air d'aigle lorsqu'il s'animait[199]. Il avait l'esprit agréable, une gaieté qui n'éclatait jamais plus volontiers qu'au milieu des dangers, et qui ne l'abandonna pas en prison. Quoi qu'on en ait dit, il était plein de cœur. Il aimait ses amis; il n'en a jamais trahi un seul. Il en exigeait beaucoup, mais il leur donnait beaucoup. Il prodiguait leur sang, comme le sien, sur les champs de bataille; mais il les poussait et demandait pour eux encore plus que pour lui. Un autre, après Rocroy, eût été jaloux de Gassion, qu'on voulait faire passer pour avoir conseillé la manœuvre qui décida du sort de la journée[200]; lui, du champ de bataille, demanda pour Gassion le bâton de maréchal de France, et la charge de maréchal de camp pour Sirot qui, à la tête de la réserve, avait achevé la victoire. Lorsqu'au combat de la rue Saint-Antoine, échappé à grand'peine du carnage, harassé de fatigue, défait, couvert de sang, il arriva l'épée encore à la main chez Mademoiselle, son premier cri fut, avec un torrent de larmes: «Ah! Madame, vous voyez un homme qui a perdu tous ses amis!» A Bruxelles, quand il négocia sa rentrée en France, il mit dans les conditions de son traité tous ceux qui l'avaient suivi. Après cela il était prince, et se permettait tout en paroles. Il a fait des vers très spirituels, mais satiriques et quelque peu soldatesques[201]. Il aima une fois et à l'espagnole, selon toutes les règles de l'hôtel de Rambouillet. Tout à l'heure, nous ferons connaître l'objet de cette passion touchante qui honore à jamais le grand Condé; mais nous pouvons dire d'avance que l'héroïne était digne du héros.

Représentez-vous ces deux jeunes gens à l'hôtel de Rambouillet. Condé s'y amusait beaucoup et riait très volontiers avec Voiture et les beaux-esprits à sa suite; mais son homme était particulièrement Corneille. Celui-ci qui était pauvre, sans nul ordre, et avait toujours besoin d'argent, s'est plaint à Segrais, Normand comme lui, que le prince de Condé qui professait tant d'admiration pour ses ouvrages, ne lui avait jamais fait de grandes largesses[202]. Mais quelle pension, je vous prie, eût valu Condé assistant à la première représentation de Cinna et laissant éclater ses sanglots à ces incomparables vers:

Soyons amis, Cinna, c'est moi qui t'en convie, etc.

Disons aussi en passant que ce même Condé, qui était admirateur enthousiaste de Corneille, devint l'ami de Bossuet, et défendit toujours Molière. Il avait pu voir Bossuet presque enfant commencer sa carrière de prédicateur à l'hôtel de Rambouillet; il avait assisté, il avait pensé prendre part aux luttes brillantes de son doctorat; sur la fin de sa vie il recherchait sa conversation, et il a trouvé en lui l'historien, non-seulement le plus éloquent, mais le plus exact, le peintre le plus fidèle de Rocroy, surtout le plus digne interprète de ce grand cœur, principe immortel du bien et du beau en tout genre.

Mlle de Bourbon devint bien vite un des plus brillants ornements de l'hôtel de Rambouillet. Elle y rencontra la marquise de Sablé, belle encore, célèbre par son admiration pour les mœurs espagnoles et par ses amours avec Montmorency. Mme de Sablé guida les premiers pas de sa jeune amie, la suivit avec un intérêt fidèle dans toutes les vicissitudes de sa carrière, et vingt-cinq ans après elles se retrouvèrent ensemble à ce commun rendez-vous des nobles cœurs désabusés, la religion. Mais Mlle de Bourbon était alors au matin de la vie, et, sans songer aux orages qui l'attendaient, échappée des Carmélites elle s'abandonnait à tous les plaisirs qui venaient au-devant d'elle.

Comme son frère, elle admirait Corneille; mais elle avait un goût particulier pour Voiture, et ce goût-là ne la quitta jamais. Elle pensa, elle parla toujours de Voiture comme Mme de Sévigné. Et ce n'est pas seulement l'agrément de son esprit qui lui plaisait, elle était touchée sans doute de la sensibilité que nous y avons relevée, et qui met pour nous Voiture au-dessus de tous ses rivaux. Dans la fameuse querelle des deux sonnets sur Job et sur Uranie, qui partagèrent la cour et la ville, les salons et l'Académie, quand tout le monde était pour Benserade, Mme de Longueville, alors l'arbitre du goût et de la suprême élégance, prit en main la cause de Voiture et ramena l'opinion. On a fait un volume sur cette querelle: elle n'est pas épuisée, et nous la reprendrons plus tard à l'aide de pièces nouvelles qui, en faisant connaître pour la première fois les motifs de Mme de Longueville, nous révéleront la délicatesse de son esprit, qui tenait à celle de son cœur[203].

Mlle de Bourbon fit aussi connaissance à l'hôtel de Rambouillet avec Chapelain, instruit, modéré, discret, ami sincère de la bonne littérature, et qui eût pu devenir un écrivain du troisième, peut-être même du second ordre, ainsi que son ami Pélisson, si, comme le disait Boileau dont tous les traits d'esprit sont de sérieux jugements, il se fût contenté d'écrire en prose[204]. Mlle de Bourbon prit de l'estime pour Chapelain, et, quand elle fut mariée, elle lui fit donner une assez forte pension par M. de Longueville, pour travailler avec sécurité à cette fameuse Pucelle qui devait être l'Iliade de la France, qu'on applaudissait d'avance dans le cénacle de la rue Saint-Thomas-du-Louvre, et à laquelle la jeune admiratrice de Corneille et de Voiture avait déjà le bon goût de s'ennuyer.

Parmi les beaux esprits médiocres qu'elle rencontra dans l'illustre hôtel, était Godeau, petit abbé qu'on appelait dans la maison le nain de Julie, et qui, devenu évêque de Grasse et de Vence, a entretenu un commerce de lettres moitié dévotes, moitié galantes, tour à tour avec Mlle de Bourbon et avec Mme de Longueville[205]. Il y avait aussi Jacques Esprit, de l'Académie Française, qui joua toute sorte de rôles: d'abord homme de lettres et commensal du chancelier Séguier qui le mit à l'Académie, puis tout à coup prêtre de l'Oratoire, puis redevenu homme du monde et père de famille, qui ne devait pas être sans mérite, car il eut de son temps l'estime de fort bons juges; attaché plus tard à l'ambassade de Münster, un des pensionnaires de M. et de Mme de Longueville, précepteur de leurs neveux, les petits princes de Conti, tenant une assez grande place dans le salon de Mme de Sablé, consulté par La Rochefoucauld, passant même pour un des auteurs des Maximes, et qui aurait gardé peut-être cette réputation, si l'on n'avait eu l'imprudence d'en imprimer un ouvrage en 1678[206].

Nous nous ferions scrupule d'oublier à l'hôtel de Rambouillet Mlle de Scudéry. C'était[207] une personne d'un noble cœur et d'un talent véritable, écrivant trop vite peut-être et un peu longuement, mais avec une correction et une politesse qui n'étaient pas communes. Elle jouissait d'une grande considération et la méritait. Leibnitz a recherché l'honneur de sa correspondance. Elle faisait des vers fort goûtés de son temps, et qui nous paraissent encore très agréables. Ses romans sont si longs, et les épisodes s'y embarrassent tellement les uns dans les autres, qu'il est impossible de les lire en entier aujourd'hui; mais ceux qui oseront s'engager dans ce labyrinthe y rencontreront çà et là des portraits bien faits et très ressemblants, quoiqu'un peu flattés, d'originaux illustres, à peine déguisés sous des noms grecs, persans et romains; d'exactes descriptions des plus beaux lieux et des plus magnifiques palais de France et de Paris, transportés à Rome ou en Arménie; les grands sentiments alors à la mode, des tendresses d'un platonisme alambiqué, des conversations quelquefois un peu fades et toujours très raffinées, mais qui donnent une bien agréable idée de celles que Mlle de Scudéry tâchait d'imiter. Un jour, Mme de La Fayette abrégera ces peintures et ces discours, elle ôtera ces fadeurs et ces langueurs, elle adoucira ces subtilités; mais elle gardera le charme de ces mœurs héroïques et galantes, et les esprits délicats qui aujourd'hui encore font leurs délices de Zaïde et de la Princesse de Clèves, de la Bérénice de Racine, de la Psyché de Molière et de Corneille, ne liront pas sans plaisir certains chapitres du Grand Cyrus et de la Clélie. Georges Scudéry lui-même, insupportable par son amour-propre et son style de matamore, était un homme d'honneur, très sûr en amitié, et qui, dans les moments les plus difficiles, devant Mazarin, dont il dépendait, garda hautement sa fidélité à Condé et à sa sœur[208].

Nous avons dû citer ces divers personnages, parce qu'ils reparaîtront dans la vie de Mme de Longueville. Dès l'hôtel de Rambouillet, ils s'attachèrent à Mlle de Bourbon et commencèrent sa réputation, qui grandit rapidement d'année en année.

Mlle de Bourbon passait tous les hivers à Paris, à l'hôtel de Condé, au Louvre, au palais Cardinal, dans quelques hôtels de la Place Royale, surtout à l'hôtel de Rambouillet, parmi les bals, les concerts, les comédies, les conversations galantes, et partout elle brillait par les grâces de son esprit et de sa personne. L'été, d'autres plaisirs: elle allait à Fontainebleau avec la cour, ou chez sa mère, à Chantilly, ou à Ruel, chez le cardinal de Richelieu et la duchesse d'Aiguillon, ou bien à Liancourt, chez la duchesse de Liancourt, Jeanne de Schomberg, ou bien encore à La Barre, près Paris, chez la baronne Du Vigean, d'une naissance moins relevée, mais d'une très grande fortune, qui avait la plus aimable famille, deux fils qui furent tour à tour les camarades du duc d'Enghien, et deux filles recherchées par tout ce qu'il y avait de grands seigneurs jeunes et galants. Avant comme après son mariage, Mlle de Bourbon se partageait entre ces diverses résidences, qui rivalisaient entre elles de magnificence et d'agrément. Naturellement, c'était auprès de sa mère, à Chantilly, qu'elle était le plus souvent.

Il faut voir dans Du Cerceau[209] et dans Perelle[210] ce qu'était Chantilly au commencement et à la fin du XVIIe siècle. Ce vaste et beau domaine était depuis longtemps aux Montmorency, et il vint aux Condé par Mme la Princesse, grâce surtout aux victoires du duc d'Enghien[211]. Il rassemble donc les souvenirs des deux plus grandes familles militaires de l'ancienne France. Le connétable Anne et Louis de Bourbon y sont partout, et ces deux ombres couvriront et protégeront à jamais Chantilly, tant qu'il restera parmi nous quelque piété patriotique, quelque orgueil national. Les Montmorency ont transmis aux Condé le charmant château, un peu antérieur à la renaissance, que Du Cerceau a fait connaître dans tous ses détails. C'est le grand Condé, dans les dernières années de sa vie, qui, trouvant alentour les plus beaux bois, une vraie forêt, avec un grand canal semblable à une rivière, des eaux abondantes et de vastes jardins, en a tiré les merveilles que le burin de Perelle nous a conservées, et que Bossuet n'a pu s'empêcher de louer, ces fontaines, ces cascades, ces grottes, ces pavillons, «ces superbes allées, ces jets d'eau qui ne se taisaient ni jour ni nuit[212].» Ils se taisent aujourd'hui. Le mauvais goût du XVIIIe siècle et les révolutions ont dégradé Chantilly. Un prince digne de son nom avait entrepris de le rendre à sa beauté première. Il y voulait mettre toute la fortune que les malheurs de la maison de Condé lui avaient apportée, et celle qu'il tenait de sa propre maison. Le jeune capitaine avait rêvé de revenir un jour, après avoir étendu et assuré la domination française en Afrique, se reposer avec ses lieutenants dans la demeure sacrée des Montmorency et des Condé, restaurée et embellie de ses mains. La Providence en a disposé autrement, et Chantilly attend encore une main réparatrice. Mais revenons au Chantilly du XVIIe siècle avant l'époque de sa plus grande magnificence, entre la description de Du Cerceau et celle de Perelle.

C'était déjà un délicieux séjour. Mme la Princesse s'y plaisait beaucoup, et y passait avec ses enfants presque tous les étés. Elle emmenait avec elle une petite cour composée des amis de son fils et des amies de sa fille, avec quelques beaux esprits, et particulièrement Voiture, dont on ne pouvait se passer. A défaut de Voiture on avait sa monnaie, Montreuil ou Sarasin, attachés à la maison de Condé, et successivement secrétaires du prince de Conti. Ils avaient l'esprit fin et agréable, et Boileau, dans sa lettre à Perrault, nomme Sarasin après Voiture[213]. M. le Prince, peu sensible aux douceurs de la campagne, restait ordinairement à Paris pour y suivre ses affaires. Mme la Princesse ne haïssait pas les divertissements, et la jeunesse s'y livrait avec ardeur. On faisait la cour aux dames. Pendant la chaleur du jour, on s'amusait à lire des romans ou des poésies; le soir on faisait de longues promenades avec de longues conversations. On vivait à la manière de l'Astrée, en attendant les aventures du grand Cyrus. Même en 1650, pendant la captivité des princes et l'exil de Mme de Longueville, parmi les troubles de la guerre civile et le bruit des armes, Lenet nous raconte comment on passait le temps à Chantilly[214]: «Les promenades étoient les plus agréables du monde... Les soirées n'étoient pas moins divertissantes. On se retiroit dans l'appartement de la Princesse, où l'on jouoit à divers jeux. Il y avoit souvent de belles voix, et surtout des conversations agréables, et des récits d'intrigues de cour ou de galanterie, qui faisoient passer la vie avec autant de douceur qu'il étoit possible... Ces divertissements étoient troublés par les mauvaises nouvelles qu'on apportoit ou qu'on écrivoit. C'étoit un plaisir très grand de voir toutes ces jeunes dames tristes ou gaies, suivant les visites rares ou fréquentes qui leur venoient, et suivant la nature des lettres qu'elles recevoient; et, comme on savoit à peu près les affaires des unes et des autres, il étoit aisé d'y entrer assez avant pour s'en divertir. On voyoit à tous moments arriver des visites et des messages qui donnoient de grandes jalousies à celles qui n'en recevoient point, et tout cela nous attiroit des chansons, des sonnets et des élégies qui ne divertissoient pas moins les indifférents que les intéressés. On faisoit des bouts-rimés et des énigmes qui occupoient le temps aux heures perdues. On voyoit les unes et les autres se promener sur le bord des étangs, dans les allées du jardin ou du parc, sur la terrasse ou sur la pelouse, seules ou en troupe, suivant l'humeur où elles étoient, pendant que d'autres chantoient un air ou récitoient des vers, ou lisoient des romans sur un balcon, ou en se promenant ou couchées sur l'herbe. Jamais on n'a vu un si beau lieu, dans une si belle saison, rempli de meilleure ni de plus aimable compagnie.»

Mais avant 1650, avant la Fronde, qui divisa toute la société française, Chantilly était un séjour bien plus agréable encore. Jugez-en par cette lettre que Sarasin écrivait de Chantilly, au commencement de 1648, à Mlle de Rambouillet, devenue Mme de Montausier, qui venait de partir avec son mari pour leur gouvernement de Saintonge et d'Angoumois[215]:

Madame de Longueville: La Jeunesse de Madame de Longueville

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