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CHAPITRE II.
ОглавлениеPremiers symptômes de la révolution française. — Paoli, qui l’a prévue, s’en réjouit. — Situation de la Corse à cette époque. — Le pouvoir militaire veut empêcher l’organisation des milices. — Troubles occasionnés par cette résistance. — Plaintes des députés devant l’assemblée nationale. — Hommes influents du parti révolutionnaire. — Conduite du maréchal de camp Gaffori. — Irritation des partis. — Soupçons répandus sur l’ambition de Paoli. — Ses assurances d’attachement au nouvel ordre politique les dissipent entièrement. — Décret qui déclare la Corse partie intégrante du royaume. — Rappel des proscrits. — Assemblée de Bastia. — Débats dans le conseil municipal d’Ajaccio. — Députés envoyés auprès de Paoli pour hâter son retour. — Comité de l’Ile-Rousse. — Adresse au général exilé. — Sa lettre de Londres à Gentili. — Nouveaux débats dans l’assemblée nationale au sujet de la Corse. — Opinion du comte de Mirabeau. — Protestation de la république de Gênes contre les décrets de l’assemblée. — Après une vive discussion, le mémoire de Gênes est écarté par l’ordre du jour.
Du sein de sa paisible retraite, Paoli entendit bientôt les sourds mugissements de cette révolution immense, qui devait emporter dans son cours orageux la vieille société française du XVIIIe siècle, si polie mais si mal ordonnée. Il se disait, avec un secret mouvement de joyeuse vanité, que cette grande commotion politique aurait formulé en institutions durables, et réalisé sur un plus vaste plan les théories sociales, dont l’heureux essai avait suffi pour changer entièrement la face de son pays natal. Il en attendait surtout l’accomplissement du plus cher de ses rêves, l’égalité civile, le plus vrai comme le plus impérieux besoin de cette époque.
La Corse avait plus d’un motif pour saluer avec des transports d’alégresse, l’aurore d’une révolution si pure à son début, si terrible dans sa marche, si utile dans ses résultats.
Jusqu’à l’Assemblée Constituante, la mère patrie n’avait vu en elle, qu’une province conquise. Cette position que la Corse n’avait accepté qu’à regret, et ne subissait qu’avec une impatience visible, va cesser entièrement. Admise au partage des mêmes droits, associée à la gloire et aux périls de la France régénérée, bientôt on ne la verra plus regretter son ancienne individualité politique. Elle oubliera, dans l’enivrement d’une joie commune, tout ce qu’elle avait enduré de maux et d’outrages sous la monarchie renversée, pour ne plus se rappeler que de l’honneur et des avantages d’une franche association.
D’autres satisfactions étaient réservées à l’orgueil national. D’un côté, nous verrons ces insulaires, que Gènes traitait jadis avec tant de dédain, élevés, par le talent et le courage, dans l’ordre civil comme dans l’ordre militaire à des postes importants, entrer en vainqueurs dans ses murs, écraser du talon de leurs bottes cette insolente aristocratie qui avait prétendu dicter des lois à leurs ancêtres; de l’autre, elle applaudira avec toute la France à cette série de victoires éclatantes qui portèrent si loin la terreur de ses armes. On l’entendra se féliciter, au milieu de la consternation des rois et de la joie des peuples aspirant à la liberté, d’être le berceau de ce génie extraordinaire qui, après avoir sauvé sa patrie adoptive des périls d’une coalition formidable, la sauva en même temps des horreurs de l’anarchie, laissant encore, après sa chute, le monde rempli de ses œuvres, l’esprit humain de son image, et les cours de l’Europe de l’effroi de son nom.
Ces changements survenus dans les rapports et les sentiments, entre la Corse et la France, réjouirent beaucoup plus qu’ils n’étonnèrent l’illustre exilé. Bientôt sa conduite, pendant la durée de son généralat, allait recevoir une approbation éclatante. Le retour de l’opinion détrompée, il l’attendait avec la sécurité d’une conscience pure; il ne fit rien pour l’amener. C’eût été, du reste, un soin superflu. Sachant sous l’empire de quelles idées le mouvement de 89 s’accomplissait, il n’avait plus à craindre ni la colère, ni les préventions des partis. Du moins le Tiers-État, c’est-à-dire la nation, ne pouvait manquer de venger, par d’éclatantes manifestations d’intérêt et d’estime, le doyen des républicains en Europe, la personnification vivante de la démocratie. Ce qui se passa quelque temps après, prouve qu’il ne s’était guère trompé sur les tendances de son époque et les dispositions bienveillantes de l’assemblée nationale à son égard. La convocation des États-généraux lui parut le renversement de l’ancien régime. «Je compris dès cet instant, écrivait-il à un de ses amis en Corse, qu’il ne pouvait plus y avoir qu’une seule puissance, le peuple. Dire que je pressentais également le rôle que plusieurs de nos compatriotes allaient jouer sur cette grande scène politique, ce serait m’exposer, peut-être, aux doutes d’une railleuse incrédulité. .Certes, je n’ai pas la prétention de voir, dans l’avenir, plus clair que les autres. Mais il me semblait que des hommes accoutumés aux agitations de la vie publique, entreprenants par ambition et fermes par caractère, avaient tout à gagner dans les hasards et les dangers d’une révolution.»
A l’exemple de la France, la Corse ne présentait plus que le spectacle d’un vaste collège électoral. Les députés des pièves convoqués à Bastia procédaient, à leur tour, à l’élecsion de ceux auxquels ils allaient donner le mandat de les représenter dans l’assemblée des États-généraux. Les partis se dessinèrent. Les débats furent vifs et animés. Les mandataires du Tiers-État, qui se sentaient déjà forts de l’appui de la majorité, prirent, en face des représentants du clergé et de la noblesse, l’attitude qui appartient aux élus des masses.
Mais avant d’exposer plus en détail les troubles qui sortirent du choc des partis et l’agitation des assemblées électorales, demandons-nous, quelle était alors la véritable situation du pays?
Le bruit de ce qui se passait de l’autre côté des mers, ce que l’on racontait de la prépondérance politique du Tiers-État, de l’exaltation du peuple parisien, de la direction toute démocratique que prenaient les travaux de l’Assemblée Constituante, de la formation des clubs, de tous les symptômes enfin d’une révolution imminente, avaient profondément réveillé dans la Corse ce que la domination française y laissait subsister encore d’idées républicaines. Les partisans de Paoli sentirent renaître leur enthousiasme pour la liberté, et cette haine vigoureuse endormie, mais non éteinte, contre ce qu’ils appelaient le despotisme militaire des Français. Dans ceux qui s’étaient franchement ralliés à la monarchie de Louis XV, ils ne virent plus que des adversaires politiques. Leur position rappelait celle des loyalistes de l’Amérique anglaise au commencement de l’insurrection contre la métropole. Soupçonnés comme ceux-là de complicité avec l’étranger, leur vue excitait les plus violentes clameurs. Irrités de cette injurieuse défiance, bien plus qu’ils n’en étaient effrayés, inférieurs en nombre et non pas en courage aux révolutionnaires, ils opposèrent bientôt l’injure à l’injure et la menace à la menace. Les dénominations de traîtres et de transfuges, qui semblaient oubliées, reparurent sans réserve dans des discours passionnés; elles annonçaient le réveil de ces haines menaçantes sur lesquelles vingt années avaient passé sans avoir eu le pouvoir de les anéantir. On préludait, par des paroles irritantes et des défis réciproques, aux luttes et aux collisions, dont le sanglant souvenir vit encore dans quelques localités.
La faute en était surtout à cette administration imprudente, à ces généraux organisateurs qui, pour consolider leur pouvoir éphémère avaient mis tous leurs soins à résusciter l’esprit d’une aristocratie bâtarde, à rassembler les débris épars de cette noblesse tour-à-tour orgueilleuse et timide, abolie et relevée, mélange bizarre de la caste des barons et des Caporali, tenant d’un côté au peuple, et de l’autre à des maisons féodales, et dont l’influence ne reposait presque plus que sur des parchemins usés par le temps. Il était impossible que l’approche d’une révolution, faite au nom et dans l’intérêt du peuple, sous l’empire des idées de liberté et d’égalité civile, ne fût pas le signal et l’occasion de manifestations haineuses entre des classes rivales. Cette réaction ne pouvait manquer d’éclater. Elle faillit diviser la Corse en deux camps ennemis.
Toutefois, il faut le dire, l’imprudente résistance de l’autorité militaire à l’entraînement de l’opinion, demandant de tous côtés l’organisation de la garde nationale, précipita l’explosion du mouvement révolutionnaire qui, jusqu’à cette époque, n’avait encore été marqué par aucun acte de violence. Vouloir empêcher par la force l’armement constitutionnel du pays, c’était lui faire essuyer le plus sensible des affronts, c’était le placer forcément dans une exception humiliante. On sait qu’aucune mesure ne l’avait plus vivement blessé dans ses goûts et ses instincts, que la défense du port d’armes. Il est peu de droits, dont il se montre plus jaloux. MM. Barrin et de Rully n’avaient pas assez de forces pour s’opposer à l’organisation de la milice civique. Persister dans cette vaine tentative, c’était troubler profondément la tranquillité publique.
Ce que l’on avait appréhendé arriva. Une collision sanglante eut lieu entre la population de Bastia et les troupes que commandait M. de Rully, homme d’un caractère violent et énergiquement prononcé contre toutes les réformes nouvelles. Sa conduite fut d’autant plus coupable que, sur d’autres points et notamment à Ajaccio, l’organisation de la garde nationale ne rencontrait aucun obstacle. — Pendant ce déplorable conflit (5 novembre 1789) deux soldats furent tués, deux autres blessés, et un capitaine des chasseurs ainsi que deux enfants reçurent dans les rues des coups de baïonnette. Cependant, quoique l’irritation du peuple fût extrême, l’intervention des gens de bien suffit pour ramener l’ordre au sein de la ville: c’est que le respect pour les magistrats municipaux, cette expression vivante de la cité, était alors dans les masses. La troupe fut consignée dans les casernes et l’organisation de la garde nationale s’acheva sans aucun trouble ultérieur.
Cette scène de désordre eut du retentissement jusqu’au sein de l’assemblée nationale. La responsabilité du sang répandu n’atteignit que l’autorité militaire. Le député du Tiers-État s’en plaignit avec amertume au ministre de la guerre; il s’éleva, avec ses collègues de l’assemblée, contre le régime exceptionnel que l’on semblait voulu maintenu dans tout ce qu’il avait de plus blessant pour le pays, alors que les autres départements de la France rentraient, sans obstacles, dans la plénitude de leurs droits. Montant ensuite à la tribune, le député Saliceti demanda que l’île fût déclarée partie intégrante du royaume et ses habitants admis à jouir des droits et des avantages que la constitution promettait à tous les Français indistinctement. — Nous reviendrons sur cette séance mémorable.
Les hommes les plus importants du parti révolutionnaire étaient Saliceti et Barthélemy Arena. Plus avancés dans les idées de réforme que ne l’était la majorité de leurs collègues, ils exerçaient sur les hommes de leur parti la double influence que donnent la fermeté du caractère et la puissance d’une conviction tenace. — Pendant la révolution on marque beaucoup plus par la force de l’âme, que par l’éminence du talent. — Saliceti tirait toute sa valeur personnelle de l’énergie de sa nature. C’est elle qui explique aussi son importance pendant les crises de l’État, son ascendant dans les conseils, le calme de son esprit au milieu des orages des assemblées politiques ou le tumulte de la rue. C’est par elle qu’on comprend parfaitement cette rare netteté dans les idées au sein du trouble le plus violent et de l’émotion la plus vive; de là aussi l’opinion avantageuse que l’Empereur en conservait à Sainte-Hélène où l’appréciation des événements et des hommes, dégagée de bienveillance et de haine, avait déjà toute l’autorité d’un jugement historique. Eh bien! n’a-t-il pas dit que, dans les conjonctures difficiles, Saliceti valait cent mille hommes? Barthélemy Arena ne le cédait à son collègue ni en fermeté de caractère, ni en exaltation républicaine. Nous avons lu de lui un mémoire sur les événements de la Corse à cette époque, qui nous a pleinement confirmé dans la haute idée que nous nous étions formée de l’étendue et de la variété de son instruction.
Que l’on juge par l’énergie des hommes marchant à la tète du mouvement révolutionnaire, de la vigueur d’impulsion qui lui fut imprimée. Ce n’était pas assez du Provincial et des régiments français, ce n’était pas assez de l’influence locale qu’opposait aux tendances du parti novateur le maréchal de camp Gaffori, pour fixer la Corse dans une voie rétrograde ou stationnaire. On l’essaya, mais l’on vit bientôt que la lave révolutionnaire, un instant contenue, débordait avec plus de force et renversait tout ce que l’on opposait d’obstacles à son passage.
Il en était de même dans le nouveau monde. Le ministre français Genêt, semant sur ses pas l’effervescence révolutionnaire depuis Charleston à Philadelphie, prêchait la haine des rois au nom de la fraternité républicaine. «Partout sur son passage, les sociétés démocratiques, lisons-nous dans la vie de Washington, nombreuses et ardentes, se réunissaient; l’invitaient, le haranguaient; les journaux portaient rapidement dans le pays le récit de ces fêtes, les nouvelles de France. La passion publique s’allumait.» — La propagande ne serait pas dans le système et les intérêts du gouvernement démocratique, que le contre-coup ne s’en ferait pas moins sentir dans les autres États, alors surtout que la nature et l’esprit des constitutions politiques sont à peu-près les mêmes. Or il était tout naturel qu’un peuple républicain par goût et par tradition, aussi passionné pour le principe électif que la Corse, reçût avec des mouvements de joie l’annonce d’une grande révolution, s’accomplissant au nom et dans l’intérêt des masses.
Le déployement des troupes irritait les populations sans les effrayer. L’autorité royale, partout impuissante et peu respectée, n’avait plus pour elle que l’appui des baïonnettes. Les mots de constitution, de liberté, de droits imprescriptibles étaient le texte et faisaient les frais de toutes les conversations, depuis un bout à l’autre de l’île. On sait que les Corses, dont la vie s’écoulait presque toujours au milieu des réunions électorales, ont appris, sous une constitution libre, à s’entretenir de ces sortes de matières. On les dirait autant de publicistes. Les journaux attendus avec impatience étaient commentés au gré des passions et des espérances des partis. Les Paolistes ne déguisaient ni leur joie ni leurs vœux. Comme ils n’avaient accepté qu’à regret le despotisme des généraux appartenant à un ordre de choses à demi renversé, ils voulaient être considérés comme autant de martyrs de la liberté. Identifiés avec le sort de Paoli, ils prétendaient que l’on dût reporter sur eux une partie de l’intérêt qui allait chercher cet illustre proscrit au-delà du détroit.
Les adhérents des Peretti, des Buttafoco et des Gaffori étaient menacés de toutes les fureurs d’une réaction prochaine. Leur règne était fini. «A vous maintenant les regrets, disaient les partisans de l’indépendance, à nous les espérances. Heureux sous le pouvoir absolu, comblés d’emplois et d’honneurs par la cour de Versailles, n’est-il pas juste que cette ère de liberté et de nivellement soit le terme de votre existence politique? Allez loin d’ici gémir, avec le gros des émigrés, sur la chûte du pouvoir royal. Le sol affranchi de la Corse n’a plus de place pour les esclaves. Dévoués à la France, quand elle nous opprimait, vous vous séparez d’elle, le jour où, élevés au rang de citoyens libres nous échappons au régime du sabre pour entrer dans toutes les franchises de la constitution. — Notre conduite est bien différente. Si nous avons combattu la France, tant qu’elle a prétendu nous régir despotiquement et en province conquise, aujourd’hui que nous n’avons plus à rougir des liens qui nous attachent à son sort, tout notre sang est prêt à couler pour elle.»
Blessé de ces reproches, le maréchal de camp Gaffori essaya de s’en défendre avec toute la chaleur d’une honorable susceptibilité. Des imputations de cette nature ne pouvaient manquer, disait-il, de le rendre suspect à ses concitoyens, de lui ravir ce qu’il prisait le plus dans ce monde, l’estime du pays. — Cependant il n’avait d’autre mission, que d’y maintenir l’ordre et la tranquillité. Ceux qui le connaissaient savaient bien qu’il n’eût point balancé à en décliner le triste honneur, sans la certitude où il était que cette mission pouvait se concilier parfaitement avec ses devoirs de citoyen. Témoins des excès et des réactions les plus sanglantes, dont le spectacle récent avait profondément affligé son âme pendant son voyage de la capitale à Toulon, c’était pour préserver la Corse de pareils malheurs qu’il était venu y prendre le commandement des forces royales. La transition d’une forme de gouvernement à l’autre, de la compression du despotisme, au relâchement de la liberté, lui semblait presque toujours marquée par des désordres. Ce danger était encore plus grave en Corse, par le motif que les haines y sont plus profondes et plus menaçantes que partout ailleurs. Armer les populations, c’était, à son avis, compromettre sérieusement la sûreté publique. — Dans un passage de sa justification, il s’exprimait ainsi: «Il est possible que je sois dans
» l’erreur, mais personne n’a le droit de soupçonner la pu-
» reté de mes intentions. Lorsque la nation assemblée pour-
» ra faire entendre librement sa voix, elle se souviendra sans
» doute, que l’indépendance nationale n’eut pas de plus éner-
» giques défenseurs de ceux-là mêmes que l’on poursuit
» aujourd’hui des appellations de traîtres, les signalant ainsi
» aux vengeances des patriotes. Leur sang a coulé pour la
» défense de sa nationalité menacée, et, à une époque où les
» hommes qui nous accusent de servir la cause du despotis-
» me recevaient le prix honteux de leur soumission à l’é-
» tranger, la persévérance de notre dévouement à la patrie
» croissait avec ses malheurs.» Il pouvait ajouter, qu’à l’affaire du Borgo peu de patriotes déployèrent plus de courage que le fils de Jean-Pierre Gaffori. Mais alors, il faut le dire, sa conduite semblait équivoque; il avait contre lui les apparences.
Ce langage révèle assez l’irritation des deux partis. C’est en se renvoyant ainsi les reproches et les provocations, soit par des écrits pleins d’amertume et d’agression, soit dans les discours qu’ils prononçaient au sein des assemblées électorales, qu’ils faisaient appréhender d’imminentes collisions.
Le parti français, demeuré fidèle à la cause de la royauté, trouvait un autre sujet de récrimination dans le passage d’Arena en Angleterre, au mois d’août 1789. Cette visite cachait, disait-on, une pensée politique. On était allé concerter avec Paoli les plans et les moyens d’un soulèvement général contre la France, dans le seul but de l’investir de nouveau de la suprême magistrature. Pour eux, la Constitution française n’était qu’un vain mot, l’égalité des droits, un voile pour déguiser la bassesse de leur dévouement envers l’ancien dictateur, dont le comte de Vaux avait délivré la Corse. On citait, pour démontrer la vérité de ces assertions, les événements de l’Ile-Rousse, d’où le fougueux Arena avait chassé les troupes du roi pour organiser à leur place et confier la garde de l’ordre public à une bande de paysans, dont le plus grand nombre, poursuivis par la justice, cherchaient l’impunité dans l’anarchie . On parlait, pour propager les alarmes, de l’arrestation des frères Fabiani, du péril que couraient, dans la Balagne, les personnes et les propriétés, de l’inquiétude et des craintes qui se répandaient de proche en proche dans toute l’étendue de l’île, de l’audace menaçante des partisans d’Arena et de Saliceti auxquels on prêtait des projets de vengeance et de réaction, qui, certes, étaient bien loin de leur cœur .
L’exagération de ces alarmes était évidente, non que la résistance prolongée ne pût entraîner le parti du progrès au-delà des bornes de la modération ou le jeter dans de déplorables violences; mais ce qui rassurait les amis de la paix publique, c’est que les excès et les déchirements de la guerre civile ne sont à craindre, que lorsque les opinions dissidentes ont un nombre à peu près égal de partisans. Alors, comme il y a balance dans les forces, il peut arriver qu’il y ait persévérance et acharnement dans la lutte. Il n’en était pas ainsi de la Corse. Les familles restées en dehors du mouvement régénérateur, formaient à peine le cinquième de la population.
Les députés des communes firent observer au cabinet que le peuple voyait avec une vive inquiétude, la concentration d’une force imposante dans la ville de Corte; que l’ordre public n’y étant nullement menacé, c’était uniquement pour y conserver le despotisme militaire que l’on cherchait à effrayer les esprits par cet appareil inusité. «Ce n’est pas sans une douleur, mêlée de la plus vive indignation, que l’on voit, disaient les députés du Tiers-État, mettre exclusivement les armes aux mains des hommes que, pendant la conquête, nous avons rencontrés dans les rangs de nos ennemis; ce qu’ils veulent avant tout, c’est de fermer à jamais le chemin de la patrie à ceux de nos compatriotes que la proscription força de demander un asile à la terre étrangère. On les représente agités par des ressentiments et résolus de marquer leur premier pas sur le sol natal par des actes d’une féroce vengeance. Le motif de ces méchantes insinuations est connu. On espère obtenir ainsi du cabinet, surpris et effrayé, des pouvoirs, non moins étendus que ceux, dont le général Sionville, si justement nommé le Néron de la Corse, avait fait un aussi épouvantable usage.»
La députation populaire, qu’indignaient ces calomnies, protesta énergiquement contre toute mesure contraire à la sûreté et aux droits des citoyens. La force armée n’était plus à la merci d’un chef emporté et capricieux. Placée, en quelque sorte, sous le contrôle et la direction du pouvoir municipal, elle ne devait plus effrayer que les ennemis de la nation. Il fallait qu’en Corse, aussi bien qu’ailleurs, ont pût trouver au besoin un officier municipal entre la poitrine du citoyen et la baïonnette du soldat. On repoussa surtout avec force, les soupçons jetés habilement dans l’esprit de M. de la Tour-Dupin, contre le général Paoli. Alléguer qu’il cherchait, pour ressaisir le pouvoir, à fomenter les désordres, c’était le calomnier avec plus d’acharnement que d’adresse. Que pouvait-il désirer de plus? Qui ne sait, encore une fois, que la constitution nouvelle était la complète réalisation de ses vues politiques? Quoi de plus heureux pour la Corse, livrée sans garantie au régime militaire, que de vivre paisiblement à l’abri de ses atteintes sous la sauvegarde de ce pacte sacré ?
Les assurances venues de Londres ne tardèrent point à détruire ces impressions défavorables. Paoli protestait, à son tour, avec noblesse contre tout ce que l’on avait pu élever de doutes injurieux sur la pureté de ses sentiments. Jamais il n’avait eu d’autre ambition que le bonheur de la Corse. Toujours sa personne s’était effacée devant ce grand intérêt. Son exil en était une preuve de plus. Si le cabinet de Versailles n’avait dû s’attendre, de sa part, qu’à des sentiments de haine, l’assemblée nationale avait droit à toute sa reconnaissance. Cette réponse franche et noble confondit ses accusateurs. Le ministère ne voulut point d’autre garantie que sa parole.
«On reconnut alors, dit un historien, que l’insurrection de l’île était dirigée bien moins contre le gouvernement et les troupes, que contre quelques ministres. » Toutefois les Corses réfugiés en témoignèrent du regret. Ces désordres affligèrent surtout le général Paoli. Il craignait tellement qu’on ne le soupçonnât d’y avoir pris une part quelconque, dans l’intention de les faire tourner au profit de l’Angleterre, que, pour dissiper toute espèce d’ombrage, il fut au moment de s’éloigner de la ville de Londres. C’est ainsi qu’il était prêt à sacrifier ses convenances personnelles à la paix de son pays, si jamais son retour pouvait être un obstacle à ce qu’il rencontrât, comme les autres parties de la France, une forme d’administration propre à assurer son bonheur, ce terme constant de tous ses vœux. Non content de cela, il envoya à Paris quelques-uns de ses compagnons d’exil, entr’autres le comte Celestini, avec mission de solliciter de l’assemblée nationale le régime politique sous lequel, pendant son généralat, la Corse marchait à grands pas dans la route du progrès, ainsi que le rappel de tous les exilés, conformément au désir exprimé par les électeurs insulaires. Bien que dépourvus de tout caractère officiel, ces envoyés furent accueillis avec bienveillance et écoutés avec intérêt. On vit même circuler un opuscule, ayant pour titre Coup d’œil sur la situation de la Corse, et que l’on attribua au général Paoli. On y rappelait que son ancienne organisation politique offrait l’image d’un gouvernement représentatif, et qu’elle pouvait se vanter à juste titre d’être entrée la première dans la voie des réformes. On faisait remarquer en outre, ses frappantes affinités avec la constitution actuelle du royaume. «Il serait bien singulier, disait la brochure, qu’après avoir, au prix de quarante ans de combats, devancé les autres peuples dans toutes les tentatives d’émancipation et de liberté, la Corse fût seule exclue des avantages de la constitution!» On se plaignait en son nom, de ce que le mauvais vouloir des chefs de l’administration paralysait tous les effets des décrets émanant de l’assemblée nationale, dès qu’ils étaient favorables au pays. La loi martiale était la seule dont on eût songé à assurer l’exécution.
L’assemblée nationale fut frappée de la justice de ces réclamations, appuyées d’un côté, par les députés du Tiers-État et surtout par Saliceti, et de l’autre, par le plus puissant des orateurs; elles amenèrent le décret du 30 novembre 1789, portant en substance que l’île de Corse devait faire partie intégrante de l’empire français, ses habitants être régis par la même constitution que le reste du royaume, et que dès ce moment on aurait supplié le roi d’y faire publier tous les décrets de l’assemblée nationale. Soit qu’ils eussent été dirigés par cet esprit d’opposition qui se produisait déjà, avec des formes assez acerbes, sur quelques bancs de l’assemblée, soit que les préventions contre la Corse n’eussent encore rien perdu de leur malveillance, des députés essayèrent de s’opposer à ce décret. Mais que pouvait cette injuste opposition, contre la patriotique insistance des députés insulaires et la puissante voix de Mirabeau? «Je me hâte d’autant plus vo-
» lontiers d’applaudir à cette proposition, s’écria avec une
» noble chaleur le représentant de la ville d’Aix, que ma par-
» ticipation comme militaire à l’odieuse conquête de la Corse,
» est le plus grand attentat qui ait souillé ma jeunesse.»
Il proposa par conséquent d’ajouter, que ceux d’entre les Corses qui, après avoir combattu pour la défense de la liberté, avaient été forcés, par la conquête, de chercher un refuge hors de l’île, sans avoir été accusés d’aucun crime légal, eussent eu, dès ce moment, la faculté d’y rentrer pour y exercer tous les droits de citoyens français. «Il faut, ajou-
» ta à son tour Barrère de Vienzac, que nous nous hâ-
» tions de décréter une proposition si honorable. De cette
» manière, Paoli deviendra un citoyen français. Un homme
» qui a défendu la liberté de sa patrie est digne d’une na-
» tion qui a su, avec tant de courage, secouer le joug de la
» servitude.» Le décret qui venait de déclarer la Corse
partie intégrante de la France, ainsi que le rappel de tous les proscrits, dont le tardif retour au sein de leur foyer n’était, du reste, qu’une faible récompense de leur dévouement à la liberté, étaient propres, suivant la remarque du grand Mirabeau, à honorer les premiers moments de la révolution française.
Ces résolutions de l’assemblée nationale répandirent la joie la plus vive dans toutes les communes de l’île. Le général Paoli en fut vivement touché. Plus que personne il devait être heureux et fier des résultats d’une séance où l’on avait si bien apprécié la pureté de son patriotisme et rendu la plus éclatante justice à la continuité de ses efforts pour assurer à sa patrie la gloire et les avantages d’un gouvernement indépendant et libre. C’est dans la lettre de remerciment qu’il adressa, le 11 décembre, au président de l’assemblée nationale, qu’il faut chercher l’expression des sentiments de bonheur et de reconnaissance, dont son âme fut saisie à la lecture de ce mémorable décret.
Sa présence manquait au bonheur de ses concitoyens. Vingt ans d’exil n’avaient pu affaiblir ni leur respect, ni leur sympathie. «On voudrait supprimer les distances pour rapprocher l’instant si désiré de son retour. Tant qu’il sera éloigné de sa patrie, les Corses exilés la reverront avec moins de plaisir. Sa vue seule est un gage de régénération et de liberté. Jusque là, les décrets de l’assemblée nationale ne réjouiraient qu’à demi cette population impatiente de se presser, émue et respectueuse, sur le passage de son ancien libérateur pourle saluer de ses joyeuses acclamations.» Ses vœux unanimes, l’assemblée générale de Bastia les comprit et les exprima dans une lettre rédigée au milieu des manifestations d’un patriotisme ardent et sincère et sous l’influence des honorables souvenirs que son nom seul réveillait dans toutes les âmes.
On vit avec regret que l’autre côté des monts n’avait presque point de représentants à la diète nationale de Bastia. Tant d’indifférence pour cette grande manifestation patriotique semblait un désavœu tacite de la pensée et des sentiments, sous l’influence desquels les députés cismontains s’étaient réunis et délibéraient avec l’accord le plus touchant. Tel n’en était pourtant pas le véritable motif. La diversité des opinions politiques y avait moins de part que la rivalité des intérêts locaux. Les députés de la partie ultramontaine ne pouvaient y tenir qu’une place secondaire: la majorité se trouvait de ce côté. Le moment était fort mal choisi pour soulever la plus irritante de toutes les questions, celle des suprématies locales. Quoi de plus déplorable que ces étroites jalousies, que ce conflit d’intérêts hostiles, dont nous ressentons encore les conséquences fâcheuses! Dans de pareils moments, où il n’est permis de rivaliser que de patriotisme, où tout autre sentiment que l’abnégation locale et personnelle devrait se cacher, n’est-il pas affligeant d’avoir à rappeler les débats animés, lès discours imprudents, où ce dualisme funeste entraîna la municipalité d’Ajaccio? La diète de Bastia, que cette froideur marquée affligea, sans la blesser, invita la future capitale du Liamone, à concourir, par ses mandataires, aux délibérations et aux travaux de la. prochaine assemblée d’Orezza. Cette démarche, faite dans un but de rapprochement et de fusion, n’en excita pas moins une vive discussion parmi les membres de son conseil municipal. Les plus exaltés allaient jusqu’à demander la séparation de l’île en deux provinces distinctes. «Il est temps, disaient-ils, de songer à nos intérêts. Tous les avantages ne sont-ils pas pour les habitants de la partie cismontaine? Il y a un régiment provincial; combien d’officiers y comptons-nous? Ce n’est pas la seule inégalité qui nous blesse. Il semblerait, en vérité, que nous ne sommes pas les enfants de la même patrie, que les citoyens sont d’un côté, et les parias de l’autre.
Ce fut envain que Joseph Bonaparte et Charles-André Pozzodiborgo employèrent tout ce qu’ils avaient d’influence pour apaiser les esprits irrités. L’effervescence était trop forte pour que la voix de la raison pût se faire entendre. Mais le soir, l’opinion des hommes sages et modérés l’emporta, grâce à la chaleureuse insistance des frères Bonaparte. Ils firent sentir aux opposants, que ces misérables querelles les déconsidéraient dans l’esprit du peuple français. L’aurore de la liberté semblait devoir être le terme de toutes ces dissensions intestines, l’époque heureuse d’une fusion générale. Passant ensuite à des considérations d’intérêt local et particulier, ils faisaient observer, que rester étranger à la réunion d’Orezza, c’était abandonner le soin et la défense de leurs droits. Notre devoir, disaient-ils, est d’assister assidument à ses travaux, pour y concourir s’ils sont utiles au pays, pour s’y opposer s’ils nous sont contraires. Le jeune Napoléon, arrivé tout récemment de France, convaincu que l’unité fait la force, opina dans le même sens que son frère. Les raisons décisives qu’il développa, pour amener les dissidents à se rallier à cette opinion, frappèrent tous les esprits. Elles avaient la sagesse d’un homme mûr et toute la chaleur d’une tête effervescente.
Une députation était nommée pour aller au-devant de l’illustre exilé. La Corse tout entière eût voulu lui servir de cortège. On comptait les jours, on mesurait les distances qui le séparaient des rivages de la Méditerranée. «Rappelé au commencement de la révolution, il traversa la France et fut accueilli avec honneur par l’Assemblée Constituante, par la garde nationale et par le roi. Son retour en Corse fut un véritable triomphe. Il devint de nouveau l’arbitre du pays. Napoléon, qui avait demandé qu’on élevât des statues à Paoli absent, sentit son enthousiasme s’accroître à l’arrivée de son héros.»
L’adresse où se peignent, en traits de feu, l’enthousiasme et l’amour de ses compatriotes, et qui pourtant n’était encore qu’une faible expression des sentiments que devait faire éclater quelque temps après son débarquement dans le port de Macinajo le toucha profondément. Dans l’affectueuse impatience de le voir, de mouiller, des larmes de la joie, cette main qui avait su poser avec tant d’habileté les fondements d’un État libre et indépendant, il fallait un premier épanchement à cette émotion si vraie, si générale. Il est d’ailleurs des désirs si pressants que les moindres délais les irritent: «Depuis le jour, où l’ambition des tyrans vous ra-
» vit à notre amour et aux besoins de la patrie, vous n’a-
» vez jamais cessé d’être présent à nos cœurs. Votre nom a
» été le premier cri de ralliement. Et aussitôt que la force
» ne les a plus comprimés, nous avons donné un libre cours
» à ces sentiments. C’est avec bonheur que nous avons en-
» tendu répéter ce nom chéri, par les échos de nos monta-
» gnes. Nous nous sommes dit que, de tous les droits que
» nous restitue la constitution française, le plus précieux
» était sans contredit la faculté de le pouvoir prononcer li-
» brement. Les députés du peuple corse que nous avons ap-
» pelés à l’honneur de vous reconduire au sein de la patrie,
» doivent présenter à l’assemblée nationale les hommages de
» la Corse, et lui garantir sa parfaite adhésion à ses décrets.
» Il n’est personne sur le globe qui, mieux que vous, puisse
» témoigner de nos principes.» C’est ainsi que s’exprimaient
ses concitoyens dans cette lettre qui, pour la noblesse et la chaleur des sentiments ne peut être comparable qu’au discours que le général Paoli prononça au couvent d’Orezza ( 10 septembre 1790), où il fut élevé à la présidence d’abord par acclamation, et ensuite confirmé à la presque unanimité des suffrages.
Le comité de l’Ile-Rousse s’unit à l’assemblée de Bastia dans la manifestation de ces vœux et de ces espérances. Nous ne résistons pas au plaisir de transcrire ici la fin de l’adresse qui fut votée, avec l’unanimité la plus touchante. Après avoir rappelé tous les avantages réels, dont ce pays avait été redevable à la sagesse de son administration, le comité de l’île-Rousse poursuivait ainsi: «Tous ces
» avantages nous furent enlevés et toutes nos espérances
» restèrent ensevelies sous les ruines de la patrie, succom-
» bant aux atteintes du pouvoir arbitraire. Mais n’em-
» poisonnons point, par le souvenir de nos calamités, les
» jours d’alégresse et de bonheur qui vont luire sur le pays,
» grâces à la nouvelle constitution. Toujours épris de la
» liberté, les Corses en trouveront les fruits plus doux encore
» dès qu’ils les partageront avec leur ancien chef, ce héros
» qui, après avoir offert le premier encens sur l’hôtel de la
» patrie, ouvrit devant nous la glorieuse carrière de l’indé-
» pendance. Toutes les communes organisées en milices na-
» tionales ont déposé, dans leurs procès-verbaux, l’ardent
» désir de vous voir revenir parmi nous; toutes vous in-
» vitent à reprendre vos premières fonctions. Notre ville
» qui fut une création du gouvernement national et n’a
» cessé de regarder votre excellence comme son premier
» fondateur, joint ses sollicitations à celles des autres com-
» munes, pour vous déterminer à accélérer votre retour,
» attendu avec la plus vive impatience. Nous sommes per-
» suadés que l’attrait de la patrie et l’amour du bien public
» seront des motifs suffisants pour vous porter à exaucer nos
» vœux.....»
On peut se figurer aisément ce qui se passait alors dans l’âme élevée de Paoli, tout ce qu’il dût ressentir de joie, et combien il devait désirer de rentrer au sein d’un pays où il était appelé avec un accord si touchant de regrets et de sympathies. Quoique accoutumé aux honneurs de la popularité, il n’en souriait pas moins à l’idée que son retour allait devenir une véritable ovation. Qu’on en juge par la lettre écrite de Londres le 8 décembre à M. Gentili, l’un des députés corses à l’assemblée nationale. «C’est 5 heures et je ne
» reçois aucune lettre de Paris, mais je relève des journaux
» que par un décret de l’assemblée, la Corse est comprise
» au nombre des provinces de la monarchie française. Par
» un décret postérieur, il est permis à tous nos compatriotes
» de retourner honorablement dans le sein de leur pays.
» J’apprends que ce décret a rencontré la plus vive opposi-
» tion de la part du parti que je suppose attaché à l’ancien
» système, et que l’on a fait les plus grands efforts pour éta-
» blir des exceptions. Si vous en avez l’occasion, veuillez,
» je vous prie, offrir, en mon nom, les plus sincères remer-
» ciments aux hommes généreux qui, sur la motion de notre
» rappel, ont soutenu avec tant de chaleur et d’énergie la
» justice de notre cause.»
Comme il avait lu dans les papiers publics, que le comte de Mirabeau et de Volney avaient plus particulièrement insisté sur la justice et l’opportunité de cette tardive réhabilitation, il engageait Gentili à leur faire une visite. «Je me
» flatte, ajoutait-il, que la nation montrera, par l’organe
» d’une députation spéciale, combien elle est reconnaissante
» envers cette auguste assemblée et protestera de son atta-
» chement à la constitution libre de la monarchie, ainsi que
» de sa ferme résolution de seconder entièrement les mesures
» de l’assemblée nationale. Pour ce qui me concerne, vous
» pouvez en toute sécurité, et de concert avec nos députés,
» lui donner l’assurance positive que ni moi, ni les person-
» nes qui me témoignent de la déférence, ne feront jamais
» rien qui puisse la contrarier. Dès que la patrie a obtenu
» la liberté, il ne lui reste plus rien à désirer. Si mon séjour
» dans ce pays pouvait donner de l’ombrage, je me retirerais
» de façon à ce que l’on n’entendît plus parler de moi. Je dois
» renoncer à l’espérance de revoir ma patrie, car il pour-
» rait se faire que ma présence y devînt un sujet de jalou-
» sies inutiles, et fournît aux mal intentionnés des pré-
» textes pour interpréter défavorablement mes pas et cha-
» cune de mes paroles. Ma reconnaissance pour l’accueil
» bienveillant que j’ai reçu en ce pays sera éternelle. Je ne
» servirai point contre les Anglais, pas plus que je ne me
» prêterai à aucune entreprise soit de leur côté, soit de la
» part de toute autre puissance, de nature à compromettre la
» liberté et la paix de notre île. Quelle que soit la main qui
» brise les fers de la patrie, je la baise avec plaisir et l’émo-
» tion la plus pure.» Il finissait par ces mots. «Nous a-
» vons eu assez de guerres et de malheurs. La paix et la li-
» berté auront bientôt cicatrisé ces plaies. Nous ne pouvons
» pas désirer davantage. Efforcez-vous donc de dissiper tous
» les soupçons: ma conduite ne démentira jamais vos assu-
» rances.»
Ne trouve-t-on pas dans ces paroles la révélation d’un vague pressentiment de l’avenir? Plût au ciel qu’il fût demeuré fidèle à cette profession de foi politique! Sa carrière se fût accomplie sans taches et aucun nuage ne ternirait la gloire de son nom!! Mais ne changeons pas l’ordre des évènements. Il entre dans notre plan de présenter, en son lieu, quelques observations sur la conduite qu’il tint, trois ans après, soit relativement à la France, soit dans ses relations avec l’Angleterre.
Nous avons vu que les décrets de l’assemblée avaient été précédés par de vifs débats. Il ne fallut rien moins que la puissante volonté de Saliceti et la chaleureuse insistance de Mirabeau, pour déterminer un vote favorable. Il était au sein de l’assemblée des députés, qui ne voulaient voir dans la Corse qu’une sorte de possession coloniale. Partant de cette idée, il était naturel qu’ils fussent peu disposés à l’assimiler à une province continentale du royaume. Les lois constitutionnelles n’étaient pas faites pour les insulaires. Dans leur pensée, il était plus politique de leur appliquer un régime spécial. Avec leurs mœurs, la liberté ne pouvait être que de la licence.
Cette opinion n’a rien qui nous étonne. N’est-elle pas encore dans l’esprit de bien des gens? Que d’efforts n’a-t-il pas fallu faire? Combien d’années n’a-t-il pas fallu attendre pour entrer en possession des garanties constitutionnelles, si souvent promises et si tardivement accordées?
L’opposition des députés d’Estourmel et Montlosier déplut infiniment à plusieurs de leurs collègues. M. Mougin de Roquefort, entr’autres, ne put contenir son indignation. «Il serait assez étrange, dit-il, que les restaurateurs de la liberté française refusassent de reconnaître les droits de ceux qui l’ont si courageusement soutenue», et il appuya de toutes ses forces la proposition du comte de Mirabeau. Irrité à son tour de tant de résistance, ce grand orateur lança, contre les opposants, un de ces traits incisifs d’un effet si sûr et si soudain. «Je n’aurais jamais cru, s’écria-t-il en désignant d’un geste énergique le côté droit de la chambre, que la parole liberté produsit dans cette enceinte le même effet que l’eau produit sur les hydrophobes.» Il persista à demander que sa proposition fut mise aux voix et pour vaincre les scrupules de quelques députés, il substitua aux mots crimes légaux, ceux de crimes déterminés par la loi.
Le nom de Paoli ayant été prononcé dans la discussion, un des députés corses, siégeant au banc de la droite, en conçut de l’humeur, au point que d’autres représentants en furent vivement choqués. L’un d’entr’eux, Dupont de Bigorre qui était bien loin de partager ces injustes antipathies à l’égard de Paoli, demanda que l’on mentionnât, dans le procès-verbal de la séance, les noms de certains députés, et il alla jusqu’à les qualifier de perturbateurs des délibérations de l’assemblée. L’amendement des députés Bousmard et de Gozon tendant à ce que l’on supprimât ces mots: Lesquels après avoir combattu pour la défense de la liberté, sur le motif qu’ils étaient injurieux à la mémoire du feu roi Louis XV, ne fut pas plus heureux que ne l’avait été la proposition de l’ajournement faite par les députés d’Estourmel et Montlosier. — On répondit que si la Corse avait été conquise par les armes de la monarchie, il fallait reconnaitre, que ce n’était pas le fait le plus glorieux de son histoire. Il était cent fois plus beau pour elle de proclamer, à la face de l’Europe, les principes et les vérités qui forment la sauve-garde des États. D’ailleurs, la France constitutionnelle n’était pas solidaire des fautes de l’ancien régime.
Peretti, député du clergé, demanda à son tour que les réfugiés corses fussent assujettis à l’obligation de prêter le serment de fidélité à la monarchie. «C’est inutile, répliqua
» Saliceti: le retour est une preuve suffisante de leur atta-
» chement à la France. Ils apprécient trop le titre de ci-
» toyens français, pour ne pas chercher à s’en rendre di-
» gnes.»
Tandis que les discours de l’assemblée et les manifestations de la Corse entière, resserraient de plus en plus les liens qui l’attachaient à la France; tandis que les vieilles rancunes s’effaçaient devant ces témoignages d’estime et de sympathie, la sérénissime république de Gênes protestait formellement contre ce qu’elle appelait une atteinte manifeste aux droits de souveraineté. Les temps étaient changés. Il lui fallait plus qu’un mémoire, pour ressaisir sa proie. La Corse qui avait bravé sa puissance se moqua de ces tardives protestations. Elle invoquait le traité de 1768 et la foi des conventions. «Il n’a jamais été dans l’intention de la r publique, portait le mémoire, de renoncer aux droits qui lui appartiennent sur le royaume de Corse. Aux termes de ce traité, elle ne devait rester ni libre, ni indépendante, ni passer sous la domination d’un autre souverain. La république en a pour garant l’engagement pris par sa Majesté très-chrétienne de ne s’en départir qu’avec le consentement des parties contractantes. Le silence qu’elle a gardé jusqu’ici est la preuve certaine qu’elle n’avait aucune inquiétude sur le sort de cette île, bien que les changements et les faits qui se sont passés depuis cette époque fussent de nature à la tirer de sa sécurité. Mais tout le monde vient d’apprendre, par la voie de la presse, qu’accédant aux vœux de la Corse, l’assemblée l’a déclarée partie intégrante de la monarchie française. En présence de cette déclaration solennelle, la république méconnaîtrait essentiellement ce qu’elle doit à elle-même et à ses peuples, si elle négligeait de faire observer respectueusement à sa Majesté, que ce décret de l’assemblée blesse, ou plutôt détruit, le traité de 1768.»
On voulait bien reconnaître, dans le mémoire, qu’il appartenait à l’assemblée nationale d’adopter, par rapport à la Corse, un mode d’administration mieux en harmonie avec les réformes introduites dans la nouvelle organisation de la France; mais on lui contestait le pouvoir de la déclarer partie intégrante de la monarchie, par la raison, que sa seigneurie s’était expressément réservé, dans l’acte de cession, l’exercice de la souveraineté. On ajoutait, que la république, pleine de confiance dans la justice et la bonne foi de sa Majesté, n’avait pas besoin de lui rappeler combien le respect des conventions diplomatiques importait à la sûreté et à la paix de la nation.
Le mémoire de Gênes reposait, en grande partie, sur de fausses allégations. Il fut extrêmement aisé à Saliceti d’y répondre péremptoirement: c’est ce qu’il fit avec quelques membres influents de l’assemblée avant toute communication officielle. C’était prévenir habilement les impressions défavorables. Il comptait plus particulièrement sur l’appui de la gauche. Cet appui ne manqua pas plus à notre cause, que l’éloquence de Mirabeau. Exposée froidement devant un conseil de publicistes, la solution eût été la même. En effet, que répondent les Génois quand on leur demande, comment et à quel titre ils prétendent s’arroger la souveraineté de l’île? Dira-t-on qu’Ademaro en fit la conquête pour le compte et l’intérêt de sa seigneurie? assertion plaisante! Ce grand capitaine eut la gloire de vaincre les Sarrazins dans des batailles navales: il est inexact d’alléguer qu’il les ait également chassés de la Corse. Et puis, supposons qu’il en fût ainsi: c’était à Charlemagne et non pas à la république que revenait de droit la souveraineté de la Corse. L’heureux lieutenant de l’Empereur d’occident gouvernait Gênes au nom de son souverain. Celui-ci avait trop de grandeur dans l’âme pour consentir jamais à ce qu’il mît sa puissante épée au service d’une petite république marchande.
On poursuit et l’on invoque le plus odieux de tous les titres, le moins admissible de tous dans ce grand débat, la prescription. Mais, sans s’arrêter à discuter la moralité de cette étrange raison, on se bornera à faire remarquer, que la prescription doit avoir pour point de départ un droit, un fait quelconque, capable de lui servir de base. Or c’est précisément ce qui manque aux Génois. Nous leur portons le défi de nous opposer rien de semblable. Disons-le donc, l’origine du pouvoir qu’ils voudraient revendiquer par le mensonge, après n’avoir pu le conserver par les armes, est dans la plus illégitime des usurpations. Il n’y aurait pas plus de motifs de contester la possession de la Corse à tous les princes qui l’ont momentanément occupée, soit par l’effort des armes, soit par l’effet des traités. Ainsi nous comptons parmi nos maîtres plus ou moins illégitimes un roi, six empereurs et quatorze papes. Tous ont cru pouvoir en disposer souverainement sans l’aveu des habitants, sans autre droit que celui du plus fort. Quelques uns ont même, sur la république, l’avantage de la priorité. Que dirait-elle cependant si le Saint-Siège, par exemple, exhumant on ne sait trop quelle antique cession, venait demander aux représentants de la France la restitution de ce qu’elle nommait jadis un apanage de l’église? Et pourquoi les Pisans ne la réclameraient-ils pas à leur tour? Certes, leurs prétentions ne seraient pas plus étranges que celles de la sérénissime république.
Ce fut par ces considérations, tantôt plaisantes et tantôt sérieuses que les députés de la Corse réduisirent à leur véritable valeur toutes celles qu’avaient subtilement développées dans leur mémoire les publicistes liguriens, «Je ne serais plus étonné, s’écria avec chaleur l’un des députés de Paris, un instant avant la séance, que le roi actuel d’Angleterre ne vînt, à l’exemple d’Edouard IV, demander son royaume de France par la voie de son ambassadeur.» La parité était parfaite. — Comme la députation de Varsovie, et avec autant de raison qu’elle, la députation Corse ne pouvait-elle pas dire devant l’assemblée nationale ce que le sénateur Wibicki disait à l’Empereur à Vilna: «Que les Po-
» lonais n’avaient été soumis ni par la paix, ni par la
» guerre, mais par la trahison; qu’ils étaient donc libres
» de droit devant Dieu et devant les hommes.» Ainsi le
mémoire de Gênes se trouvait combattu à l’avance dans ce qu’il pouvait présenter de plus spécieux. L’ordre du jour, on le verra tout-à-l’heure, n’était pas douteux.
Qu’aurait pensé de ces singulières prétentions l’ancien cabinet de Versailles? Qui avait-on voulu duper? A qui fallait-il adresser le reproche de mauvaise foi? Il est évident que le duc de Choiseul avait trompé tout ensemble la France et la république; la France, en faisant supposer une cession définitive et sans réserve de tous les droits de la république; et la république, en protestant toujours de son respect pour l’esprit et la lettre de ce traité.
Cette protestation, le roi la transmit à l’assemblée. Il serait difficile de se figurer le mouvement de surprise, dont elle fut saisie à la lecture d’un document aussi étrange. C’était une insulte à la raison du siècle et une atteinte à la dignité de ce corps politique. Ne dirait-on pas, s’écriaient de toute part les députés libéraux, que nos décrets doivent être soumis à la sanction du sénat de Gênes? Protester contr’eux, c’est supposer que nous avons excédé la mesure de notre mandat, c’est. dire implicitement, à la face de l’Europe, que nous avons pris des délibérations en dehors de la limite de nos pouvoirs. Or n’est-ce pas là un outrage manifeste à la représentation nationale?
Saliceti s’agitait sur son banc, et, passant bientôt de l’étonnement à l’indignation, il allait s’élancer à la tribune où cette colère patriotique lui aurait tenu lieu d’éloquence, lorsque Mirabeau, l’y devançant, fit observer à l’assemblée, qu’il ne fallait s’occuper d’une demande aussi absurde que pour la frapper à l’instant d’une désapprobation énergique: «Si, dans
» un moment de dépit, Louis XIV avait exigé que le doge
» parût en suppliant à la cour de Versailles, pourquoi la li-
» berté n’aurait-elle pas eu le pouvoir d’ordonner ce que fit
» alors le despotisme? Que l’on mande, dit l’orateur, à la
» barre de l’assemblée, le doge de Gènes pour y rendre
» compte de sa conduite.»
Il serait honteux, répétaient à leur tour ses collègues de la gauche, que l’on pût penser en Europe que le cabinet de Versailles ressentait plus vivement que nous, les outrages faits à l’honneur français. Et comment le sénat ligurien pouvait-il alléguer que, par le traité de 1769, il n’avait cédé à la France qu’un simple droit d’administration sur la Corse? A ce compte, le monarque français n’était plus que le ministre d’une république marchande! Voilà comment elle comprenait la dignité d’une grande nation! Etait-ce là le prix de tant de sang répandu? Il fallait donc que les Corses, renaissant à peine à la liberté et encore émus du décret qui leur conférait le titre de citoyens français, se résignassent à retourner à la chaîne. S’ils courbaient de nouveau la tète sous le joug de la tyrannie étrangère, que dirait l’Europe? Elle dirait que les outrageuses prétentions de cette superbe oligarchie, il est de son honneur de les repousser. Si le pacte d’alliance que les décrets ont scellé était impuissant pour protéger cette nouvelle fraction de Français, qui voudrait plus respecter les résolutions de l’assemblée? Cette ère de régénération n’aurait été qu’une lueur fugitive de liberté, qu’une amère dérision.
«Gardez-vous bien d’ajourner l’examen de cette deman-
» de, remarqua de nouveau le député Saliceti. Le devoir de
» l’assemblée est de l’écarter immédiatement et sans retour.
» Il ne convient pas de laisser les Corses dans une cruelle in-
» certitude sur leur sort.» Il se plaignit en outre avec raison de ce que le décret d’association à la monarchie n’avait pas encore été publié dans l’île, et cela sans autre motif, que les vaines réclamations de la république. Il n’était guère étonnant dès-lors qu’elle conservât l’espoir d’en obtenir la révocation. En attendant, la Corse, inquiète sur son avenir, se demandait si elle ne devait pas courir aux armes pour défendre sa liberté menacée. Gênes ne dissimulait ni ses projets ni ses espérances, tandis que les plus vives appréhensions se manifestaient parmi les patriotes.
Garat fut un des premiers à soutenir, de toute l’influence de sa parole grave et consciencieuse, la proposition de son ami Saliceti. «La Corse a été conquise par nos armes; elle est à nous; ses habitants veulent être français. D’ailleurs il serait temps de mettre un terme à cet horrible commerce d’hommes et de nations, qui déshonore l’humanité ! Aussi je pense qu’il n’y a pas lieu à délibérer.»
C’était aussi l’opinion de Barnave. Réduisant les débats à ses véritables termes, il fit remarquer, avec tout l’ascendant d’une raison supérieure, que le droit de disposer de la Corse n’appartenait qu’à ses habitants. «S’il est un vœu généralement exprimé dans les assemblées de ce peuple, c’est assurément leur incorporation à la France. Cet intérêt domine maintenant tous les autres; il fait taire tous les dissentiments d’opinion et de parti. Aussi je propose, dit l’orateur, de décréter sur-le-champ ce qui suit. «Attendu le
» vote émis par les habitants de l’île de Corse de faire par-
» tie intégrante de la monarchie française, l’assemblée na-
» tionale décrète qu’il n’y a pas lieu à délibérer sur la ré-
» clamation de la république de Gènes, et que le président
» se rendra auprès du roi pour le supplier de faire publier,
» sans délai, les décrets de l’assemblée nationale dans toute
» l’étendue de l’île et d’en assurer l’exécution.»
Sans s’opposer ouvertement à l’exécution provisoire de ces décrets, l’abbé Maury, moins par intérêt pour les Génois qu’en haine de la liberté dont le débordement rapide l’effrayait, suggérait un terme moyen, en proposant de demander des éclaircissements nécessaires à l’ambassadeur de Gênes, afin de mettre l’assemblée en état de statuer définitivement et en pleine connaissance de cause.
Le détour était assez habile. Laisser ainsi la question en suspend n’était-ce pas reconnaître implicitement que la demande de la république n’était pas entièrement destituée de droit et de raison?
Étonné de voir qu’elle osât revendiquer, par la voie diplomatique des droits de souveraineté sur un peuple, qu’elle n’avait pas eu le pouvoir de soumettre, un peuple qui demandait, par l’organe de ses mandataires, à accroître la grande famille française, M. d’Esprémenil n’était pas loin de soupçonner l’action d’une influence étrangère dans les secrets mouvements de la légation génoise, «Il pouvait bien se faire, disait-il, que Gênes fût poussée à cette démarche par le cabinet de l’une des puissances sourdement hostiles à la nation et jalouses de l’accroissement de sa prépondérance au dehors»
Cette idée frappa Robespierre. Il pensait aussi que la république obéissait à une impression étrangère. La preuve en était selon lui dans les obstacles mis à la publication des décrets dans l’île. Il était assez étrange qu’après un silence de huit mois et lorsque déjà la Corse avait envoyé des députés à l’assemblée nationale, la république s’avisât tout-à-coup de réclamer ses prétendus droits de souveraineté. Puis, revenant aux observations déjà présentées sur le danger de surseoir, il insista opiniâtrement pour que l’on passât outre sur cette réclamation tardive et mal fondée. L’ajourner, c’était lui donner la consistance qu’elle n’avait point. Plus il l’examinait et plus il la trouvait absurde. Il se plaignit, en même temps, de ce que les décrets de l’assemblée n’étaient qu’une lettre morte. La Corse en attendait encore les effets. Elle se demandait quelle était la main puissante qui pouvait paralyser ainsi la volonté de la représentation nationale. On comprenait sans peine sa surprise et ses doléances. La suspension des décrets les justifiait suffisamment. Bientôt ils se seraient demandés si les décrets de l’assemblée n’étaient pas une dérision ajoutée aux outrages et aux mépris, dont le gouvernement ligurien avait l’habitude de les accabler.
Cependant l’assemblée paraissait encore incertaine sur la résolution définitive à laquelle il convenait de s’arrêter. Pour fixer toutes ces hésitations, Mirabeau, reparut encore à la tribune et, répondant au duc de Châtelet qui, pour amener l’ajournement de la délibération, mettait en avant de mauvaises raisons diplomatiques, il fit observer, «qu’il n’était pas tout-à-fait impossible que Gênes n’eût, suivant le code des chancelleries, quelques droits sur la possession de l’île; mais alors ne fallait-il pas, qu’aux termes du traité, elle commençât par rembourser tout ce que la conquête de la Corse coûtait au trésor de la France? Toutefois je ne crois pas, poursuivit l’orateur, que l’on doive parler plus long-temps le langage de la diplomatie au sein de cette auguste assemblée. Oui, on a bien raison de proclamer que le principe sacré, le principe régulateur sur cette matière, c’est le vœu du peuple. Au reste, je ne pense pas que la ligue de Raguse, de St-Marin où d’autres puissances tout aussi formidables, doive nous inquiéter beaucoup. La république ligurienne ne me semble pas plus redoutable.» Se reportant ensuite à l’un des faits les plus glorieux de notre histoire, il rappela que son armée avait été jadis battue sur les côtes de l’île par douze insulaires et un nombre égal de femmes. «Je propose, disait-il en terminant, de décider promptement cette question si vague, si méprisable en principe, ou en prononçant un ajournement à jamais, ou dire qu’il n’y a pas lieu à délibérer.»
C’est ainsi que, mêlant habilement le sarcasme d’un homme d’esprit à la dialectique d’un puissant orateur, il arrêtait, par la crainte du ridicule, ceux qu’il n’avait pu entraîner par la force de la raison. Néanmoins la discussion durait toujours. Le respect des traités d’une part, et l’influence de la cour de l’autre, expliquent les fluctuations de la chambre. Tant d’indécision alarma les députés de la Corse.
Le comte Buttafoco, qui s’était déjà fortement prononcé contre la prorogation, quoique indéterminée, la repoussa de nouveau par des considérations non moins décisives. «Rappelez-vous, s’écria-t-il, que les Russes cherchent depuis long-temps à s’établir dans la Méditerranée. Vous comprenez, sans doute, que leur attention a dû se porter sur la Corse. Ses habitants que vous laisseriez incertains sur leur sort, ne pouvant être français, se livreraient à eux sans balancer, car, sachez-le bien, ces insulaires se donneront plutôt au diable qu’à la république de Gênes.» Par ces dernières paroles, le comte de Buttafoco faisait sans doute allusion à celles de Louis XI, la donnant pareillement au diable.
En vérité, on ne comprend guère cette dissidence de sentiments sur une question qui touchait de si près à la liberté des peuples. N’y avait-il pas de la folie, de la part de Gènes à penser que, vaincue par les armes, elle aurait ressaisi par les ruses de la diplomatie ce que le courage des Corses lui avait enlevé sans retour? Quelque temps après, l’affranchissement s’étendait jusqu’aux colonies françaises les plus éloignées . Eh quoi! était-ce lorsqu’il s’agissait de diviser en départements français l’île de St Domingue, la Guadeloupe, la Marie-Galande, la Désirade, et de leur accorder toutes les franchises de la loi constitutionnelle, que l’on aurait hésité à déclarer partie intégrante du royaume le peuple qui avait appris aux autres nations, comment on revendiquait les droits imprescriptibles du citoyen?
Enfin, les débats étant épuisés, le président mit la proposition aux voix. L’assemblée décréta de suite, à une très-grande majorité, n’y avoir pas lieu à délibérer sur le mémoire présenté par le plénipotentiaire de la sérénissime république de Gènes. Elle chargeait, en même temps, le pouvoir exécutif d’envoyer, sans délai, les décrets antérieurs dans l’île de Corse, et d’y prescrire les mesures nécessaires à leur exécution.
Tels furent les débats et les résultats de la mémorable séance où le sort de la Corse fut définitivement fixé.