Читать книгу Histoire de Pascal Paoli - A. Arrighi - Страница 6
CHAPITRE III.
ОглавлениеRetour des exilés. — Clément Paoli. — Mort de Sionville. — Protestation des gentilshommes de Sartene, contre le décret abolitif de la noblesse. — Troubles de Bastia. — Conduite imprudente et mort du colonel Rully. — Arrivée de Pascal Paoli à Paris. — Il est complimenté par le président de l’assemblée nationale. — Sa visite à la société des Amis de la constitution. — Discours de Robespierre. — Louis XVI le reçoit avec bonté. — Junte de Bastia. — Ses inquiétudes sur la conduite de Gaffori. — La franchise de ses explications. — Réconciliation d’Orezza. — Désappointement de quelques officiers du Provincial. — Sourdes menées pour soulever le peuple d’Ajaccio contre les frères Bonaparte. — Attitude ferme et noble du jeune Napoléon. -Élections municipales. — Belle conduite de l’Évêque Mgr. de Guernes. — Confédération lyonnaise. — Retour de Paoli en Corse.
Impatients de revoir leur patrie, les Corses exilés devancèrent la publication du décret, qui, avec le sol natal, leur rendait les droits de citoyens français. Clément Paoli y précéda son frère. Si les douleurs de l’exil avaient laissé des traces profondes sur tous les traits de son visage, elles n’en avaient point affaibli la mâle expression. Bien que le temps et les mœurs eussent changé, le sentiment de la nationalité n’en vivait pas moins avec toute sa force au fond de son âme. Il n’avait d’un vieillard que la gravité qui commande le respect et l’expérience qui instruit la jeunesse. Des centaines de patriotes accouraient de toute part embrasser l’ancien chef des milices nationales. La séparation avait été cruelle, mais les joies du retour le consolèrent bientôt des ennuis de cette longue expatriation. C’était en vain que, dans sa modestie, il voulait se dérober aux démonstrations d’estime et d’intérêt que tout autre, à sa place, eût recherchées avec empressement.
Comprenant qu’il n’avait plus de rôle à remplir dans l’ordre politique où la Corse allait entrer, il prit sans regret le chemin de Rostino. Une obscure et paisible retraite était désormais le seul poste qui convînt à sa position et à la dignité de son âge. Précurseur de son frère, il put juger, par l’accueil si touchant qu’il recevait sur son passage, tout ce que la Corse préparait d’hommages pour l’ancien fondateur de sa nationalité. Il se dit, avec un secret mouvement de satisfaction, que son arrivée devait être le plus beau jour de sa vie.
Nous verrons, en effet, qu’il ne s’était point mépris sur les dispositions de ses compatriotes, et que vingt années d’exil n’avaient rien ôté ni à la popularité de son nom, ni à la vivacité de l’enthousiasme que sa présence seule y avait excité. Oubliant les malheurs de sa patrie, sans se féliciter de ses destinées nouvelles, s’il parlait de la France, ce qui lui arrivait rarement, c’était sans rancune comme sans engouement. Il y avait cependant un Français qu’il détestait cordialement, c’était le maréchal-de-camp Sionville. Tout ce qu’il apprit de sa justice prévôtale, de son goût pour les exécutions militaires, de l’effroi qu’il se plaisait à répandre dans les communes, avait laissé dans son cœur une telle impression de haine et de mépris contre cet homme, qu’il n’en parlait jamais sans un vif saisissement d’indignation. Expression et instrument d’un régime qui n’était plus, cet officier général venait de mourir à Sartene chargé d’années et d’exécration. Il vécut assez pour assister à l’agonie du despotisme militaire. Quel sujet de chagrin pour cet homme que de voir tomber le pouvoir du sabre devant l’empire de la loi civile, et l’appareil des cours prévôtales devant l’organisation des tribunaux réguliers!
La milice civique allait opposer désormais une force nationale à la force passive et inintelligente de la garnison. C’était un triste moment pour les anciens camarades des Narbonne et des Marbœuf, que celui où, après avoir hardiment bravé leur autorité impuissante, on les accablait du souvenir des impitoyables rigueurs de ce régime où le ressentiment et le dégoût, si long-temps comprimés par la terreur, éclataient enfin dans tous les lieux et sous toutes les formes?
Au milieu de ces graves événements et d’une transformation sociale si marquée, un incident comique vint amuser les patriotes. Nous voulons parler de la protestation des gentilshommes de Sartene, contre le décret abolitif de la noblesse. On ne saurait dire si elle excita plus d’étonnement que d’hilarité. Les nobles signataires voulaient bien permettre à la révolution de poursuivre son cours, d’ébranler tout ce qu’elle ne détruisait point, et de ne s’arrêter qu’après le parfait nivellement des rangs, pourvu qu’elle ne touchât pas aux priviléges de leur ordre. «Je comprends, dit spirituellement un électeur d’Orezza; ils acceptent la révolution avec toutes ses conséquences, ils n’en excluent qu’une seule chose, l’égalité des conditions.»
La comparaison avec ce qui s’était passé au sein de l’assemblée nationale faisait ressortir davantage le côté risible de cette étrange protestation. N’y avait-il pas une sorte de folie à vouloir lutter ainsi contre la pente irrésistible de son siècle et de son pays? Était-ce à une poignée de soi-disant nobles, inconnus et isolés dans un coin de l’ile, en désaccord avec les instincts des masses et les tendances essentiellement démocratiques de l’époque, à arrêter le développement progressif de la liberté ? La haute noblesse de France s’était exécutée de bonne grâce, et celle de Sartene voulait conserver ses privilèges et ses droits! On serait tenté de croire qu’elle perdait, par ce retour à l’égalité commune, des juridictions seigneuriales, le droit exclusif de chasse, de garenne, de colombier, des redevances féodales, des centaines de serfs..... Il n’en était rien pourtant, car tous ces priviléges consistaient à prendre dans les actes publics et privés les qualifications de seigneurs et de nobles, sans qu’il en résultât ni suprématie pour eux, ni infériorité pour les autres.
Nous serions vraiment curieux de connaître la nature et l’importance des concessions contre lesquelles ils réclamaient avec tant d’insistance. Tout ce que nous savons c’est que dans les contrats authentiques comme dans les registres des paroisses, on voyait figurer trois classes de personnes, les nobles, les notables et les bergers . En vérité on ne conçoit pas que l’on dût regretter ces vaines distinctions, à l’égal des droits féodaux dont l’abandon spontané valut d’abord tant de popularité au vicomte de Noailles, au duc d’Aiguillon, à tous ceux enfin qui se laissèrent entraîner par cet élan généreux.
Mais ne nous arrêtons pas davantage aux puériles regrets qu’exprimaient, sur l’abolition de la noblesse, quelques gentilshommes de la Rocca. La majorité, il faut le dire, manifestait des idées plus conformes aux tendances du siècle, et là comme partout ailleurs les instincts révolutionnaires furent assez forts pour briser toutes les résistances rétrogrades.
Les patriotes de Bastia eurent, à leur tour, à combattre une opposition autrement sérieuse, c’était l’opposition armée du comte de Rully, colonel du régiment du Maine, dont la vue seule réveillait les plus tristes souvenirs. Cette conduite insensée ne pouvait manquer d’amener une collision sanglante entre ses soldats et la garde nationale de Bastia. Ses paroles étaient autant de défis insolents. Méprisant du regard ceux qu’il ne provoquait point par les injures, il ne craignait pas de dire publiquement que la ville de Bastia était indigne d’avoir une garnison française. On l’accuse de vouloir renouveler par son emportement les scènes de désordre du 5 novembre; mais on ne permettra plus que de paisibles citoyens soient égorgés sans défense. Armé de deux pistolets et traînant un long sabre à travers les rues de la cité, il annonça à ses troupes qu’il avait ordre du ministre de la guerre de les embarquer le lendemain. «J’ai apporté du bon plomb et de l’excellente poudre, nous allons voir, répétait-il à ses soldats, si les Bastiais seront assez forts pour nous dicter la loi.» Le commandant de la place veut le ramener à des sentiments de modération: son autorité est méconnue. La violence de son langage blesse la municipalité, exalte ses soldats et irrite la population. Son chef l’engage de nouveau à mettre plus de mesure dans sa conduite. A ces sages représentations, il répond par ces mots insolents: Je ne vous reconnais plus pour mon supérieur et ne vous estime pas même capable d’être général de capucins. Un moment après, se dirigeant vers la citadelle, un pistolet au poing, il rencontre un de ses officiers qu’il apostrophe grossièrement. Une altercation violente s’élève entr’eux. Le comte de Rully veut la terminer par un coup d’arme à feu, mais le plomb meurtrier qui était destiné pour l’officier alla blesser mortellement une dame au bas ventre .
Dès cet instant, l’exaspération des habitants ne connait plus de bornes; des vociférations de mort se font entendre et sur le passage des officiers et autour des casernes. Effrayé de cette attitude menaçante, le conseil de la commune prend, au milieu de l’agitation universelle des mesures énergiques pour garantir leur sûreté. Il veut placer leur vie sous la garde de la milice civique et du Provincial. Soins inutiles! La caserne des grenadiers est assiégée de toute part par les flots du peuple ameuté. L’attroupement ne doit se dissiper qu’après sa mort. Deux coups de fusil, partis du milieu de la foule, le renversèrent sans vie sur le seuil de la caserne. — Ce fut une lâcheté. Si son emportement avait pu exciter contre lui ce soulèvement populaire, la courageuse confiance avec laquelle il demanda à parlementer aurait dû détourner l’orage de sa tête. Aussi, le tragique dénouement de cette scène affligea–t–il sincèrement les patriotes. Le rassemblement s’écoula triste et silencieux. Il était aisé de voir que l’irritation l’avait entraîné plus loin qu’il ne voulait aller. — Un instant après, des démonstrations d’une autre nature rassurèrent entièrement les officiers de son régiment. Passant de la colère à la pitié, le peuple tout entier accompagna à sa dernière demeure les restes mortels d’un sergent décédé la veille à l’hôpital militaire. — Il est généreux le peuple, parcequ’il a la conscience de sa force. Ses emportements sont terribles, mais de courte durée, et d’ordinaire les excès de la multitude sont le crime des meneurs ambitieux qui s’agitent pour l’égarer.
Cette demi-expiation facilita beaucoup le rapprochement entre les habitants et la garnison. Elle comprit d’ailleurs que le malheureux colonel avait cédé trop facilement à sa haine violente contre les innovations politiques, dont un grand nombre d’officiers attendaient, au contraire, des chances certaines d’avancement. — Rien de plus triste que le récit de ces mêlées sanglantes entre l’armée et les citoyens. De quelque côté que le sang coule, c’est toujours du sang français. Ils sont bien coupables ceux qui les poussent ainsi les uns contre les autres et comptent avec joie le nombre des vaincus.
Maintenant, l’appareil de la guerre civile doit faire place à un spectacle plus doux; à des menaces succédèrent des accents d’amour, à des décharges de fusil, de bruyantes acclamations de joie. Pascal Paoli a touché le sol de la France. Les ministres du roi l’ont reçu avec distinction. L’ami du Washington américain fait les honneurs de la capitale au Washington de la Corse . L’assemblée nationale lui décerne, à son tour, les honneurs de la séance. Les milices civiques veulent saluer de leurs respectueuses acclamations le vétéran de la liberté en Europe. Le marquis de la Fayette parcourt à côté de lui les rangs de l’armée citoyenne. — Le jour où il fut admis à l’assemblée nationale, on remarqua avec plus de peine que de surprise, qu’il ne manquait à son cortège, que le comte Buttafoco et l’abbé Peretti.. Cette présentation eut un tel caractère de solennité et de grandeur que l’on nous saura gré d’en retracer, avec la couleur du temps, les circonstances les plus remarquables.
Si la noblesse de son maintien commandait le respect, la modestie de ses allures, au milieu de tant de sujets d’orgueil, lui valut la sympathie de ceux-là même qui ne partageaient point les convictions politiques de ses admirateurs. On n’avait point encore vu une pareille explosion d’enthousiasme. Les salves d’applaudissements retentirent long-temps après son entrée dans l’enceinte. La vive émotion des députés corses avait besoin de se faire jour. Aussitôt que le silence se rétablit, l’avocat Panattieri, se rendant, en quelque sorte, l’organe et le garant des sentiments de ses concitoyens, sut trouver de nobles accents pour exprimer la reconnaissance du pays. «Le despotisme, dit l’orateur, nous » avait opprimés sans avoir pu nous soumettre. Ce n’est » que devant la justice et la générosité de la France que » nous déposons les armes.» — Si dans le nom français ils détestaient le titre de maîtres, alors ils le bénissaient, parcequ’ils ne voyaient plus en eux, que des libérateurs et des frères. Pendant l’espace de quarante ans, ils avaient poursuivi la liberté à travers des torrents de sang sans avoir pu l’atteindre. En un seul jour la France comblait leurs vœux. Pouvait-on raindre qu’ils devinssent jamais rebelles et ingrats? Il terminait, en faisant remarquer, que ses compatriotes étaient heureux de voir que l’homme qui, au jour du malheur partagea leurs dangers, vînt embellir le triomphe de la liberté et accroître leur joie. — Le langage de Paoli répondit parfaitement à ce que l’on attendait de l’élévation de son caractère et de sa pensée. Nous le rapporterons en entier, ce discours si remarquable par sa noble simplicité.
«Ce jour est le plus beau, le plus heureux de ma vie. Je
» l’ai passé dans la poursuite de la liberté et j’en trouve ici
» la plus noble image. Il ne me reste donc plus rien à désirer.
» Après une absence de vingt ans, j’ignore si l’oppression
» à changé mes compatriotes; les changements n’ont pu être
» que funestes, car l’oppression ne fait qu’avilir. Mais en
» brisant leurs fers vous les avez rendus à leur antique vertu.
» Mon retour au sein de la patrie ne saurait vous faire
» douter de mes sentiments. Vous avez été généreux envers
» moi et je ne fus jamais esclave. Ma conduite passée que
» vous avez honoré de votre approbation est le meilleur ga-
» rant de ma conduite à venir. Ma vie entière, j’ose le dire,
» à été un serment non interrompu à la liberté. C’est tout
» comme je l’eusse déjà prêté à la constitution que vous for-
» mez; mais il me reste à le prêter à la nation qui m’adopte,
» et au monarque que je m’empresse de reconnaître.»
On remarque qu’il appuya avec dessein sur ces derniers mots dont la signification est celle-ci: alors nous étions esclaves, aujourd’hui nous sommes vos égaux, alors mon serment eût été un acte de vasselage, aujourd’hui il n’est plus qu’un engagement honorable . C’était faire sentir assez clairement qu’il ne répudiait aucun de ses antécédents; que sa conduite actuelle, bien loin d’être le désaveu de son passé, en était au contraire la justification la plus éclatante. On y vit, en effet, une haute et dernière protestation contre la violente agression de Louis XV. Ce n’était pas lui qui avait changé, c’était la France mieux représentée et plus juste qui changeait de sentiments et de politique. Dès ce jour, le serment que l’histoire enregistrait avec soin, pour le jeter plus tard comme un reproche à sa mémoire, ne semblait-il pas devoir le lier irrévocablement au sort d’une nation, qui réparait, en tant qu’il était en son pouvoir, les maux de la monarchie absolue, d’une nation qui ouvrait devant ses compatriotes le giron constitutionnel, se condamnait pour mieux les défendre, et qui, par l’organe du président de Bonnay, lui décernait, au milieu de ses représentants, les noms de héros et de martyr de la liberté ?.....
«Un peuple né pour l’indépendance, un peuple dont la
» France admira le courage, tant qu’elle eut à le combattre,
» et dont elle n’a réellement accompli la conquête que le
» jour où elle l’a rendu à la liberté, devait sentir mieux que
» toute autre partie de l’Europe, le prix d’une constitution
» qui, rétablissant l’homme dans tous ses droits, promettait
» aux citoyens autant de gloire que de prospérité.» Puis, s’adressant plus particulièrement au général Paoli, M. le marquis de Bonnay poursuivait à peu-près en ces termes: L’hommage que vous avez offert, en ce jour, à l’assemblée nationale est digne de l’un et de l’autre. Elle repose avec complaisance ses regards sur les députés d’une nation fière et généreuse et qui désormais doit n’en former plus qu’une seule avec la France. Elle se complait à distinguer parmi vous celui que le choix libre de ses compatriotes plaça, pendant longtemps, à votre tète, et que l’un des décrets, dont l’assemblée s’honore le plus, a naguère rendu à vos vœux. Elle aime à saluer en lui le héros et le martyr de la liberté. «Les Ro-
» mains, dit-il en terminant, allaient chercher des enfants
» au sein des familles étrangères. La France les trouve au
» sein d’une nation voisine: les enfants d’adoption, qu’elle
» appelle au partage de ses droits et de son nom, ne lui sont
» ni moins chers ni moins précieux que les autres. L’assem-
» blée nationale a reçu vos serments, et vous permet d’as-
» sister à la séance.» Le passage de cette allocution, où il nommait Paoli le héros et le martyr de la liberté, fut couvert d’applaudissements.
L’éclat de cette réception, la solennité de ces serments, les débris de la bastille dont la destruction avait si terriblement révélé toute la puissance du peuple, l’aspect animé des sociétés politiques, l’effervescence des masses si mobiles dans leurs passions, si redoutables dans leur colère et si généreuses dans les victoires, ce vague désir de rénovation sociale qui les poussait à démolir, pièce à pièce, tous les emblèmes matériels de l’ancien régime, fournissaient à chaque instant de graves sujets d’observation à son esprit calme et réfléchi. Plus d’un club sollicita l’honneur de sa visite. Mais il s’en défendit poliment, sans que l’on se doutât le moins du monde du véritable motif de ses refus. Outre qu’il n’aimait guère la verbeuse turbulence de ces sortes de réunions, son peu d’habitude de la langue française fortifiait davantage son éloignement pour tout ce qui ressemblait à un apprêt théâtral. Toutefois, il ne put résister à la pressante invitation du commandant de la garde nationale qui l’engagea à honorer de sa présence la société des Amis de la constitution. A son entrée, elle se leva tout entière en témoignage de considération, se tenant debout jusqu’à ce que l’illustre visiteur eût pris la place qui lui était destinée. Le fauteuil de la présidence était occupé par Maximilien Robespierre. «Oui, il
» fut un temps, s’écria avec l’emphase de l’époque l’ora-
» teur qui devint bientôt l’idole d’un parti et l’horreur de
» la France, il fut un temps où nous cherchâmes à oppri-
» mer la liberté dans son dernier asile..... Mais, non, ce
» crime appartient au despotisme. Le peuple français l’a ré-
» paré. Quelle magnifique expiation pour la Corse conquise
» et l’humanité offensée! Citoyen généreux, vous avez
» défendu la liberté à une époque où nous n’osions pas mè-
» me l’espérer. Vous avez souffert pour elle, vous triomphez
» avec elle, et votre triomphe est le nôtre. Unissons-nous
» pour la conserver à jamais, et que ses vils ennemis pâ-
» lissent d’effroi à la vue de cette confédération sainte.»
Paoli fut admis ensuite à présenter ses hommages au malheureux Louis XVI . Le ministre de la guerre, le duc de Biron et le député Saliceti lui servirent à la fois d’introducteurs et de cortège. Le duc de Biron, qui, pendant la guerre de l’indépendance, avait laissé en Corse les plus honorables souvenirs, se faisait remarquer parmi les plus enthousiastes admirateurs de Paoli. Panattieri d’abord, Rocca-Cesari et Saliceti ensuite, demandèrent, au nom de la Corse, et obtinrent du ministre de la guerre, que le brave général Biron y fût appelé au commandement de toutes les troupes.
L’illustre exilé reçut du monarque l’accueil du monde le plus gracieux. Il parut vivement touché de ses assurances de dévouement, et se félicita avec lui de l’esprit d’ordre qui régnait encore dans l’île et qu’avait à peine altéré le contre-coup des événements d’outre-mer. La conversation étant tombée, tout naturellement, sur le malaise et la sourde inquiétude dont la France était travaillée, se manifestant déjà sur plusieurs points du royaume par l’incendie des châteaux, des attroupements et des émeutes. «Je vois avec plaisir, dit le roi en se tournant vers le député Saliceti, que mes derniers enfants sont les plus sages et les plus fidèles.» Les députés eurent, un moment après, la haute faveur de l’accompagner dans la chapelle du château et d’entendre la messe à côté de Sa Majesté. En sortant du palais, Paoli parut comme absorbé dans une préoccupation douloureuse. Est-il vrai, comme on l’a allégué après le 10 août, que, sur la tournure que prenait le mouvement réformateur, il prophétisât à Louis XVI le sort de Charles 1er? Nous n’osons par l’affirmer. Ce qu’il y a de certain, c’est que le jour où il apprit la déchéance, on l’entendit s’écrier avec une visible douleur: voilà l’accomplissement de mes présages de Paris.
Voyons maintenant ce qui se passait en Corse.
La junte qui s’était organisée à Bastia avait un double but: imprimer une impulsion ferme et sûre au mouvement réformateur et empêcher que l’effervescence révolutionnaire — ne dégénérât en désordre. C’était là, il faut en convenir, une bien rude besogne. Trop de fermentation agitait les esprits pour qu’il fût facile de maintenir une parfaite tranquillité dans toutes les communes. D’ailleurs, les deux principes irréconciliables, l’ancien et le nouvel ordre politique, n’étaient-ils pas en présence? Le parti révolutionnaire se défiait du maréchal de camp Gaffori, au point de lui prêter ce qu’on appelait, dans le langage passionné de l’époque, des projets liberticides. On prétendait que les troupes sous ses ordres étaient dans une conspiration flagrante contre le nouveau système politique. On allait jusqu’à dire, qu’elles n’attendaient qu’un signal pour se précipiter, la baïonnette en avant, contre la junte de Bastia; que toutes les assurances contraires n’étaient que mensonges et déceptions; qu’il fallait, en présence d’un pareil danger, que les patriotes serrassent leurs rangs et se tinssent toujours prêts à combattre les partisans de la contre-révolution.
Ces soupçons et ces craintes., il faut le dire, parurent aux uns exagérés, à d’autres, injustes et mal fondés. Il est certain que Gaffori, abhorrait la guerre civile, plus encore qu’il n’aimait les anciennes institutions; il tenait à l’estime de ses concitoyens beaucoup plus qu’aux faveurs de la cour. C’est une justice que ne lui ont pas même refusée ses adversaires politiques. Il suffit, en effet, d’une démarche franche et loyale pour dissiper entièrement ces sinistres appréhensions.
Le docteur Marc-Antoine Ferrandi, envoyé auprès de lui pour sonder ses dispositions, eut bientôt la douce satisfaction de voir, qu’il y avait beaucoup plus de malveillance que de vérité dans les bruits alarmants répandus sur son compte. La junte en ressentit une véritable joie. Il y avait là des hommes qui voulaient le progrès sans réaction, et les changements dans les institutions sans lutte entre les personnes. Pour ne laisser plus aucun doute sur la pureté de ses intentions pacifiques, Gaffori se rendit immédiatement auprès de la réunion d’Orezza, avec la sécurité d’un homme, dont la conduite pouvait braver l’examen le plus sévère et jusqu’aux commentaires haineux de l’esprit de parti. L’assemblée fut touchée de cette honorable confiance. Le président l’en félicita au nom de ses collègues. A une allocution pacifique, Gaffori. répondit par des protestations de dévouement au roi et à la constitution. L’effusion des sentiments fut telle, que des larmes de joie succédèrent à ces paroles d’oubli et de réconciliation. Plus de nuages, plus de défiance. Gaffori renouvela l’engagement de n’user de l’influence de sa position, que pour coopérer franchement à la conservation de l’ordre dans l’île.
Tandis qu’au couvent d’Orezza tous les cœurs s’ouvraient ainsi à l’espérance et au bonheur, des sentiments d’une nature bien diverse agitaient, de l’autre côte des monts, quelques officiers désappointés du Provincial. Ils crièrent à la défection contre leur ancien colonel. A les entendre, les Français n’étaient plus en sûreté au milieu d’habitants que dominait une haine furibonde contre tous ceux qui avaient appartenu à l’armée royale. On accusait de ces sourdes machinations, les Coti, les Bonaparte et les Masseria. Ce sont eux, disaient ces hommes stationnaires chez lesquels il n’y a jamais de progressif que l’ambition, ce sont eux qui fomentent cette haine menaçante contre les Français d’outre mer.
Leurs clameurs s’élevaient plus particulièrement contre les frères Bonaparte. On parlait, surtout, d’une adresse incendiaire, véritable appel à l’insurrection, contre les étrangers dont il fallait purger la patrie. Rien de plus absurde qu’une pareille imputation. Les Bonaparte ennemis des Français!.... le conçoit-on? Par leurs goûts, leurs intérêts, leurs vues d’avenir, les souvenirs de l’enfance et du collège n’appartenaient-ils pas à la France? On se méprenait donc grossièrement, ou l’on faisait semblant de se méprendre, sur la nature et le but des discours qu’ils tenaient, soit dans les réunions privées, soit dans les réunions publiques. Tout ce qu’ils demandaient, le véritable motif de toutes les manifestations politiques auxquelles ils se livraient, c’était le concours sincère et général de tous les patriotes; c’était leur franche adhésion au mouvement de la réforme sociale.
Mais le peuple, séduit et entraîné par les tribuns du faubourg, en pensait autrement. Ce n’était pas sans un secret dépit, que quelques familles rivales de la maison Bonaparte, aussi riches qu’elle, et jalouses de leur ancienne suprématie, se voyaient surpasser en crédit et en influence. On ne lui pardonnait point de se séparer de l’aristocratie pour se ranger du côté du peuple; on lui reprochait d’avoir trop tôt oublié les bienfaits de l’ancienne monarchie et d’avoir attendu que la liberté fût en péril pour parler de liberté et de constitution. — S’inquiétant fort peu de toutes ces criailleries de parti, les Bonaparte n’en persévéraient pas moins dans les principes qu’ils venaient d’adopter. Dévoués sans partage à la cause de la révolution, ils attendaient avec une impatience visible le moment favorable où ils auraient pu la servir avec plus d’éclat pour eux et d’utilité pour elle.
En attendant, il leur fallut descendre dans les rues et sur les places où s’agitait la foule ameutée. Forts de la pureté de leurs intentions ils allèrent droit aux plus exaltés, en les sommant de produire en face du peuple, qu’ils acceptaient pour juge, l’es accusations et les preuves. «On nous soup-
» çonne de n’être pas assez Français! Une pareille calomnie
» est trop absurde, pour mériter une réponse sérieuse, s’é-
» cria le jeune Napoléon: je me propose de confondre le
» calomniateur dès qu’il ne se cachera plus dans l’ombre.
» Les tribunaux ont des châtiments pour punir ceux qui
» calomnient sans preuve: c’est à eux que nous demande-
» rons vengeance contre ces sourdes imputations. Mais s’il
» pouvait rester encore quelque doute dans vos esprits,
» nous vous dirions: formez immédiatement un jury com-
» posé de douze pères de famille; que l’accusateur se mon-
» tre, et si je ne parviens pas à le convaincre d’imposture,
» je vous livre ma vie. Il faut que justice soit faite, à l’in-
» stant, de l’un ou de l’autre.» Le fils de Charles Bonaparte domina la foule ameutée dans les rues d’Ajaccio, par l’ascendant de sa parole vigoureuse et facile, de même que plus tard, il exerça à la tête des armées sur les vieux guerriers de la république, sur ses légions et sur la France, le double, l’irrésistible empire de la victoire et du génie. Les meneurs du parti qui s’agitait sourdement pour dépopulariser ses frères, et le rendre suspect à la garde nationale mobilisée furent singulièrement étonnés d’avoir trouvé l’autorité du commandement et l’éloquence entraînante d’un orateur dans un officier subalterne, et à cet âge de la vie où l’on n’apprenait encore qu’à obéir et à se taire.
Si nous rapportons ces détails, remarque à ce sujet l’historien Renucci, c’est parcequ’ils révèlent de bonne heure le caractère énergique du jeune officier, que sa destinée devait mettre bientôt aux prises avec tout ce que les faubourgs de la capitale et les redoutables sections vomirent de bandes de terroristes contre la convention nationale.
Il est certain que, sans la courageuse résolution d’aller au devant de la foule irritée, l’audace des instigateurs occultes ne se fût point arrêtée à cette première tentative de soulèvement. Il ne fallait rien moins que la fermeté de son attitude et cette franchise de langage pour changer complètement l’opinion de ses concitoyens et se prémunir contre le danger de nouvelles insinuations.
Entraîné par la rapidité des évènements nous sommes forcés d’omettre ce qui concerne l’organisation du pouvoir municipal, l’esprit qui présida au choix des officiers de la commune et les luttes qui signalèrent cette importante opération. Si l’on excepte quelque localité, partout ailleurs les suffrages se réunirent en faveur des candidats constitutionnels. Tout-à-l’heure nous les retrouverons en majorité, à la fameuse assemblée électorale d’Orezza.
On sait, que dans les États représentatifs, le renouvellement des élections est aussi le renouvellement des combats entre les partis, une époque de crise et d’agitation. Effrayé par l’annonce des troubles et des hostilités qui menaçaient d’ensanglanter quelques communes de son diocèse, un vénérable prélat, Mgr. de Guernes, les parcourut, sans autre escorte que ses vertus épiscopales, sans autre but que le désir d’y prêcher la concorde et la fraternité. Il y réussit à merveille. C’était ainsi qu’autrefois, toutes les différences de religion, de secte, toutes les haines de parti cessaient, comme par enchantement, à l’aspect de l’archevêque de Cambrai. Les visites pastorales du vénérable évêque, pouvaient être appelées, comme celles de Fénélon, la trève de Dieu. Les populations d’Orezza, d’Alesani, de Serra et de Verde, parmi lesquelles se manifestaient déjà de graves symptômes de désordre, continuèrent avec calme les opérations qu’avaient interrompues la crainte et la violence. A sa vue les ressentiments s’apaisaient. Il suffisait d’une-seule de ses paroles pour consoler d’un échec électoral. C’est en y répandant le baume de la charité qu’il cicatrisait les blessures faites à l’amour-propre des candidats. Pouvait-il désirer une plus douce récompense de cet apostolat pacifique?
De l’autre côté des mers, les têtes s’échauffaient encore davantage. L’enthousiasme qui, d’abord, ne s’était manifesté que dans les rangs de la milice nationale, avait fini par gagner toutes les classes du peuple.
La garde civique de Lyon fut l’une des premières à concevoir l’idée d’une grande confédération entre toutes celles du royaume. Il y avait dans cette idée, avec la prévision d’une guerre européenne, la menace d’une levée générale pour la défense du territoire, si jamais il venait à être envahi. L’adresse envoyée aux gardes nationaux de la Corse n’arriva à Bastia que le 17 mai. Comme cette grande réunion était fixée au 30 de ce mois, un intervalle aussi court ne permettait point de répondre d’une manière convenable à cette manifestation patriotique. Pressé par le temps et ne pouvant rassembler un nombre suffisant d’officiers, pour représenter la garde nationale des autres parties de l’île, le colonel Petriconi proposa de choisir à la hâte des députés parmi les officiers de la garde civique de Bastia. Le choix tomba immédiatement sur J. B. Galeazzini, J. B. Guasco, X. Giordani et J. B. Luigi, capitaines; J. M. Santelli et L. C. Russeau, lieutenants. Jamais députés ne reçurent de la confiance de leur commettants un mandat plus étendu. Le serment de fidélité à la constitution et à la liberté devait être prêté franchement et sans restriction aucune. On les autorisait à entrer résolument dans cette confédération et à s’allier à toutes celles qui auraient pu se former dans d’autres villes du royaume. Cette députation civique devait représenter, en même temps, les autres gardes nationaux de l’île et prendre également en leur nom l’engagement solennel, en face de l’autel de la patrie, de répandre jusqu’à la dernière goutte de sang pour le maintien de la constitution et la défense des droits, dont elle était le palladium. On choisit J. B. Galeazzini pour être l’organe de ces sentiments. Plus que tout autre il méritait cet honneur autant par la droiture de son caractère que par la fermeté de ses convictions. C’était l’homme de la situation. Nul encore n’avait été entouré d’une plus grande popularité. On savait qu’invariable dans sa ligne politique, dévoué sans arrière pensée à la cause de la révolution, adversaire irréconciliable des partisans de l’ancien despotisme, il avait trop d’élévation dans l’âme pour ne pas placer l’estime de ses concitoyens au-dessus de la fortune.
Fidèles à leur mandat, les députés adhérèrent sans réserve à tous les actes de la confédération lyonnaise. Ils revinrent l’esprit frappé et l’âme émue de cet imposant spectacle. En ce moment la Corse aussi présentait, dans un grand nombre de localités, l’image d’un camp armé. Animés d’une pensée commune, les milices civiques établissaient entr’elles des rapports et s’unissaient par les mêmes serments. Celles de Corte, des pièves de Talcini, Vallerustie, Giovellina, Caccia, Niolo, Venaco, Rostino, Rogna et Bozio formèrent une association armée. On le conçoit; les éléments en étaient préparés d’avance. Sur cette terre de commune, il a toujours suffi de frapper du pied pour en faire sortir des milliers de patriotes. Les mots de liberté y ont enfanté des prodiges de valeur. A cette époque, comme au jour le plus périlleux de l’insurrection nationale, ce vieux cri de ralliement y conservait encore tout son magique pouvoir. — La garde nationale de Grenoble accepta avec plaisir l’offre de se confédérer. C’était un lien de plus entre la Corse et la France; c’était abaisser, en tant qu’il dépendait d’elle, la barrière de la Méditerranée.
De l’autre côté des monts, le pays de Sampiero ne resta pas en arrière de ces démonstrations patriotiques: il eût menti aux souvenirs et aux traditions dont il a si bien le droit de s’enorgueillir. Là aussi, les honneurs de la popularité étaient allés chercher ce qu’il y avait de plus pur, de plus prononcé parmi les patriotes, le docteur Costa qui avait embrassé avec ardeur Je parti de la révolution. Par la décision et la ténacité de ses opinions, il offrait plus de garantie que tous ces prétendus révolutionnaires qui, quatre ans après, se dégradèrent par un servile dévouement envers les agents subalternes de Sa Majesté britannique. — Il était alors atteint d’une maladie grave; mais aussitôt que le rétablissement de ses forces le lui permit, il rassembla plus de cinq-cents hommes, qui, à sa voix, marchèrent pleins d’ardeur et d’enthousiasme dans la direction d’Ajaccio. A leur approche, la garde nationale de cette ville et une partie de la population allèrent au-devant de ces braves montagnards pour les complimenter sur cet élan patriotique. C’est au milieu de ces transports qu’ils firent leur entrée dans la ville. Les cris de vive la nation, vive la liberté, vive Paoli faisaient retentir les échos d’alentour. Leur chef reçut, avec les félicitations du corps municipal, une bannière tricolore, en témoignage de considération et comme le symbole de cette alliance patriotique. Il appartenait en effet aux compatriotes de Sampiero de donner les premiers cet exemple de dévouement à la France et à la liberté. Par là, ils rappelaient ces temps de gloire et de malheur où, laissant aux femmes et aux enfants la garde des troupeaux, la vaillante population de Bastelica se précipitait tout entière sur les pas du colonel des Corses.
Cette époque est marquée à chaque instant par l’ivresse et les émotions populaires. L’arrivée de Pascal Paoli devait y mettre le comble. La nouvelle de son débarquement sur les côtes du Cap-Corse se répandit avec la rapidité de l’éclair. On aurait dit, à voir l’empressement des populations, que la Corse entière allait se langer, émue et respectueuse, sur le passage de l’illustre exilé. Son premier mouvement, en touchant le sol natal, fut de le baiser avec transport. Colomb éprouva moins de joie à l’aspect du nouveau monde. L’exclamation que Virgile met dans la bouche d’Acathe à la vue des rivages enchantés de l’Italie, était loin d’égaler les cris de joie qu’arracha à l’âme émue de Paoli l’approche du Macinajo. «O ma patrie, s’écria-t-il les larmes aux yeux, je t’ai laissée esclave et je te retrouve libre.» — Cette scène n’est pas moins touchante, que les adieux de Fontainebleau et le baiser théâtral de l’aigle, tant il est vrai que les grands hommes se ressemblent jusque dans la manifestation passionnée de leurs sentiments!
Est-il maintenant nécessaire de peindre tout ce que la vue du fondateur de la liberté nationale répandit de joie parmi ses concitoyens, tous les honneurs qui marquaient chacun de ses pas, tout ce qu’il versa de larmes de tendresse? Qui ne sait que chacune de ses haltes fut un triomphe, que le bruit des mousqueteries et le son des cloches se mêlèrent constamment aux acclamations des villages et des campagnes? — En essayant de retracer les détails de cette marche triomphale qu’offririons-nous à nos lecteurs? Le faible, le stérile écho de ceux qui nous ont précédé. Demandez-le plutôt aux personnes qui en furent les témoins. Jamais on ne verra rien de pareil. Cicéron au retour de son exil, Aristide après son rappel, ne furent pas plus fêtés que Paoli. A Rome la faction de Clodius était encore menaçante; à Athènes, bien de ceux qui avaient voté pour l’ostracisme du Juste, gardaient encore leurs rancunes; en Corse, où l’hôte de l’Angleterre n’avait plus d’ennemis, du moins ostensibles, les patriotes n’eussent point toléré que l’on troublât cette joie générale.
La ville d’Ajaccio avait devancé ces démonstrations populaires par l’envoi d’une députation à Marseille, dont Joseph Bonaparte faisait partie. C’était lui qui, dans la Corse ultramontaine, représentait en première ligne le parti de la révolution. Sou frère, le jeune Napoléon, se montrait fier alors de grossir le cortège de Paoli. Le temps et les évènements n’avaient point encore refroidi son admiration. Paoli, de son côté, fut peut-être le premier à démêler le général de l’armée d’Italie, sous le modeste uniforme d’un officier d’artillerie. Ne pourrait-on pas expliquer par la prévision de cette grande destinée, le plaisir qu’il trouvait à s’entretenir des heures entières avec l’élève de Brienne, et les heureux pronostics qu’il formait sur son avenir? Qui n’a pas entendu parler de ces mots prophétiques. «Va mon fils, un jour tu seras un homme de Plutarque.» Tant il avait été ébloui par les premiers éclairs de son génie. «J’ai été fort étonné de trouver dans un jeune homme de cet âge la maturité du jugement qui, par une exception de sa nature privilégiée, semble avoir devancé l’expérience des années et cette grandeur dans les vues auxquelles on reconnaît les hommes supérieurs. Votre frère l’officier en sait plus, sur la guerre, à vingt-deux ans, que n’en savaient nos anciens généraux de l’indépendance à cinquante. Giafferi et Ceccaldi eussent appris de lui comment on résiste à des troupes étrangères dans un pays aussi heureusement disposé pour la guerre offensive. Je me suis permis une prophétie sur son avenir, disait Paoli le 18 novembre 1790, au couvent d’Orezza à son frère Joseph, électeur de cette mémorable assemblée: on la trouvera encore fort hasardée; mais je ne doute pas que le temps, en la confirmant, ne prouve que j’ai deviné juste.»
Les assemblées primaires allaient s’occuper de l’un des actes les plus importants de la souveraineté, c’était l’organisation de l’administration départementale. Choisi pour la tenue de cette assemblée électorale, le couvent d’Orezza vit successivement arriver, au jour indiqué (9 septembre 1790), quatre-cent-dix-neuf députés représentant les anciennes pièves, divisées en neuf districts, savoir: Bastia, Oletta, Ile-Rousse, La Porta d’Ampugnani, Corte, Cervione, Ajaccio, Vico et Tallano. Les importantes délibérations de cette assemblée formeront la matière du chapitre suivant.