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II
OLIVA LA MESTIV

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Table des matières

Lorsqu’on a longtemps habité Paris et vécu de sa vie, il est bien difficile de n’en pas subir un peu les goûts, et de se défendre entièrement de ses habitudes.

Le caractère général du Parisien est d’être curieux, avide d’anecdotes, friand de tous les incidents qui amusent ou seulement qui distraient. Ne pas s’ennuyer est, à Paris, une manière d’être heureux; et beaucoup de personnes, même parmi celles qui ont de l’esprit et du monde, estiment que leur journée n’a pas été perdue lorsqu’elles peuvent détailler, le soir, la liste des femmes compromises ou enlevées, les coups d’épée donnés ou reçus à cette occasion, les diamants ou les mobiliers achetés, depuis la veille, à d’intéressantes demoiselles, par des hommes mûrs ou de jeunes étourdis en rupture de tutelle.

J’étais donc sorti de chez la comtesse Merlin avec ma petite fièvre d’émotion et de curiosité, tout comme les autres. Les cinq petits papiers, arrivés immaculés de Pondichéry, sous tant de cachets, révélaient sans conteste un roman intime en pleine péripétie et dans lequel, au moment où la destinée d’une femme imprudente allait s’accomplir, une influence nouvelle et protectrice, intervenue à propos, adroitement et avec succès, venait de remettre tout en question.

Il était naturel de croire que la lutte des deux génies allait recommencer; et en admettant, concession énorme, que l’un de ces deux génies pût être considéré comme bon, il devenait intéressant de rechercher comment le mauvais allait prendre sa revanche.

Pénétrer ce mystère n’était pas chose facile. J’y rêvais malgré moi en me retirant, et je dois à la vérité de confesser que, le lendemain matin, au lieu de me mettre à travailler, j’y rêvais encore.

Aller voir mes amis de Grandfay et de Moraines, qui étaient du Jockey-Club, et qui pouvaient en savoir plus long que d’autres sur le pari, fut la première idée qui se présenta. Néanmoins, je ne tardai pas à me dire que vouloir pénétrer par ruse ou de force dans la vie d’une pauvre femme, que je connaissais peut-être, et qui pouvait avoir été injustement soupçonnée, constituait une action qui, pour être sans peur, n’était absolument pas sans reproche. Mais, je l’ai déjà dit: j’étais devenu un peu Parisien; à Rome, j’aurais jadis trouvé, comme les autres, du plaisir à voir couler le sang: à Paris, j’accueillais assez volontiers l’idée de voir couler des larmes.

Je me décidai, et j’allai chez Philippe de Grandfay. Créole et gourmet, de Grandfay recevait d’un ami de la Vera-Cruz ce fameux cacao du district de Soconusco, réservé pour le chocolat des anciens empereurs du Mexique. Une tasse de soconusco me parut donc un prétexte suffisamment habile pour masquer mon indiscrétion; et, moitié satisfait de ma ruse, moitié mécontent de moi-même, je me dirigeai vers la rue Caumartin, où il demeurait.

Lorsque j’eus sonné, et que la porte s’ouvrit, deux exclamations de surprise se croisèrent simultanément sur le seuil.

–Monsieur le délégué!

–Oliva!

M. le délégué, c’était moi.

Oliva, c’était une belle fille de couleur de la Martinique, que j’avais connue à Fort-Royal, lorsque je fus nommé délégué des colonies.

–Ma belle enfant, lui dis-je, M. de Grandfay est certainement chez lui, à ce que je suppose du moins.

–Non; monsieur, répondit-elle, il chasse à Saint-Germain, et il ne rentrera que ce soir.

Je restai un peu désappointé, après ce court dialogue, et j’attirais déjà vers moi la porte, dont j’avais machinalement pris le bouton, lorsque je jetai à la jeune fille, en manière d’adieu familier et courtois, ces mots réunis au hasard:

–Ma chère Oliva, dites à M. de Grandfay tout mon regret de ne l’avoir pas rencontré. Je reviendrai demain. Ce me sera d’ailleurs une occasion et un plaisir de vous revoir, car je m’étonne qu’étant venu souvent ici, depuis un an, je ne vous aie jamais aperçue.

–C’est tout naturel, monsieur, j’étais dans l’Inde, et j’arrive de Pondichéry.

–Vous venez de Pondichéry! m’écriai-je avec une surprise mal contenue.

–Oui, monsieur; le Gustave, qui m’y avait apportée, m’a ramenée à Nantes, et je ne suis ici que depuis deux jours.

Ces mots: «j’arrive de Pondichéry» m’avaient frappé en pleine poitrine, comme la décharge d’une pile électrique. Je me sentais les deux pieds sur le nœud de mon drame, et je me cramponnai énergiquement au bouton de la porte, cherchant une phrase qui pût servir d’ouverture à une invitation à rester.

Faute de choix et de mieux, je m’arrêtai à la suivante:

–Eh bien! ma chère Oliva, si vous êtes allée dans l’Inde pour y prendre un chargement de beauté, je dois déclarer que vous n’êtes pas rentrée sur lest au port d’armement.

Cette galanterie de courtier maritime produisit l’effet désiré.

–Mais entrez donc, monsieur le délégué, me dit gracieusement Oliva, et causons un peu, si vous le voulez bien, des bonnes heures que nous avons passées et des bons gâteaux que nous avons mangés à Fort-Royal, chez votre ami M. de Montéran.

Je ne me le fis pas dire deux fois. Je cherchai du regard dans le salon le fauteuil le plus large et le plus solide, et j’y jetai l’ancre, comme sur une rade hospitalière, bien résolu à ne pas déraper au premier coup de vent.

Oliva était gaie et comme animée par les souvenirs que ma présence réveillait dans son esprit et dans son cœur; et je ne me croyais pas assez maladroit pour ne pas l’amener à me donner d’elle-même des éclaircissements sur le mystère qui obsédait ma pensée. Elle m’en donna en effet, qui me mirent sur la voie du secret voilé par le pari de la veille; mais, avant de les révéler, il me paraît convenable et nécessaire de présenter à mes lecteurs la belle mestive.

Oliva était en effet une mestive, c’est-à-dire la fille d’un blanc et d’une mulâtresse; lorsque je la connus, elle avait dix-sept ans, et sa naissance se perdait dans la nuit des hypothèses. Sa beauté, déjà merveilleuse, était acceptée comme telle par toutes les filles de couleur de Saint-Pierre et de Fort-Royal, qui sont pourtant pour la plupart des types exquis d’élégance et de bonne grâce.

J’avais reçu l’hospitalité à Fort-Royal, chez un homme aimable, épicurien spirituel, fonctionnaire estimé, M. de Montéran. Déjà sur la courbe descendante de l’âge, guéri des enthousiasmes réels ou factices, et garçon désillusionné et fatigué, il regardait passer les joies et les tristesses du monde, sans en être ranimé ou assombri. C’était un volcan assoupi, non éteint, et n’ayant conservé des anciennes éruptions que les formes capricieuses et bizarres qu’elles impriment au cratère. Ainsi, il ne vivait comme personne, mais personne ne s’étonnait ou ne le blàmait de sa vie.

Tous les jours, après midi, les douze ou quinze plus belles filles de couleur de Fort-Royal arrivaient deux à deux, et en corps, dans son salon, rappelant, sauf la composition et le but, ces théories de vierges athéniennes qui allaient, tous les ans, à Délos, pour y consulter l’oracle. Chez M. de Montéran, la théorie bigarrée venait manger des gâteaux, boire du punch, et dépenser une heure ou deux en rieuses causeries. C’est dans ces fantasques et poétiques agapes que je vis et que je remarquai Oliva.

Elle portait le costume traditionnel des filles de couleur des colonies françaises, la jupe à grands dessins et à queue traînante, le corsage en batiste sans manches et la coiffure en madras.

Le madras d’Oliva affectait la forme pyramidale des mitres persanes, adoptée à la Martinique, et qui la distingue de la forme plus horizontale, préférée à la Guadeloupe, et du turban indien, porté à Bourbon.

Sa jupe, dont les grands et capricieux dessins imitaient les lampas de nos aïeules, traînait à deux mètres par delà ses talons, lorsque ses larges plis n’étaient pas retenus et relevés en festons sur son bras gauche.

Le corsage des filles de couleur résume toutes les coquettes séductions de la toilette créole, avec ses larges boutons niellés aux épaules, et ses broches finement ciselées, réunissant et fixant les plis de la guipure transparente, complice des regards indiscrets.

Celui d’Oliva, en fine batiste découpée et brodée à jour, et fixé sur le devant par une agrafe d’or, luttait avec une énergie désespérée contre les révoltes obstinées et chaque jour croissantes de sa poitrine virginale.

Grande, mince, flexible dans ses mouvements, avec des mains de fée et des pieds furtifs, chaussés de brodequins verts à gaufrures d’argent, elle laissait échapper un regard à la fois puissant et doux, de ses yeux voilés de longs cils, et son visage avait cette teinte mate de l’argent dépoli, signe ordinaire des volontés énergiques.

En sortant de chez M. de Montéran, les folles visiteuses emportaient ce qui restait de gâteaux, pour leurs petits convives de la Savane.

La Savane est la grande place de Fort-Royal, ayant à peu près la moitié de l’étendue du jardin des Tuileries, et aboutissant à la mer.

Elle est plantée de sabliers et de tamarins, aux branches étalées, dont les longues siliques pendantes rendent, la nuit, un son triste et doux, lorsqu’elles s’entre-choquent au souffle de la brise du large.

Autour de la tige de quelques-uns s’enroulent des lianes et des vanilles presque toujours fleuries, et dont les corolles ouvertes attirent les colibris et les froufrous, qui les fouillent, sans se poser, de leurs becs aussi fins que des aiguilles.

Sous l’ombrage errent quelques hoccos mélancoliques, l’oiseau le plus gros et le plus beau de la Guyane, et qui semblent regretter les grands bois du Sinnamari ou de l’Oyapock.

Les hôtes les plus bruyants des tamarins de la Savane, c’étaient des perroquets et des kakatoès, qu’y avaient lâchés des capitaines de navires. Les jeunes filles de couleur les avaient habitués aux débris de leurs agapes, et ils les attendaient régulièrement à leur sortie. Un vieux kakatoès, qui paraissait le chef de la bande, montait la garde et donnait le signal. Sur un cri perçant qu’il poussait, un nuage tournoyant de plumes blanches, bleues, noires, jaunes, roses, s’abattait de toutes parts sur les jeunes filles rieuses, qui défendaient avec peine leurs madras contre les coups d’aile, en distribuant leurs gâteaux, dont les hoccos cueillaient les miettes.

A leur tête marchait Oliva, un perroquet de l’Amazone sur chaque épaule, tous deux gazouillant à son oreille les mots de tendresse qu’elle leur avait appris, et accompagnée de deux hoccos favoris, qui picotaient les sucres de coco et les pains doux suspendus à ses mains effilées.

Telle était Oliva, lorsque je la connus à Fort-Royal; mais il convient d’ajouter à ce qui précède les événements qui l’avaient préparée à un rôle important dans le drame de la veille.

C’était l’usage des planteurs, à l’époque où se passaient les faits, objet de ce récit, d’attacher deux ou trois jeunes esclaves à la personne de leurs enfants, dès l’âge de deux ou trois années, avec la mission de jouer avec eux, quand ils étaient petits, et de les servir, quand ils étaient grands.

Cette intimité dans l’enfance créait les dévouements inaltérables de l’âge mur; et les jeunes maîtres atteignaient rarement leur majorité sans affranchir ces serviteurs, qui restaient volontairement attachés à la famille.’

Mademoiselle de Saint-Vincent, jusqu’au moment où elle épousa l’amiral comte du Guénic, avait ainsi trois ou quatre servantes, qui formaient son escadron volant, entretenu avec coquetterie, et qui, gardes de nuit et de jour, après l’avoir invariablement suivie dans ses courses, dormaient sur des nattes, par terre, au pied et autour de son lit.

Oliva était l’une de ces fidèles compagnes, la plus intelligente et la favorite. Elle avait appris à écrire, chose rare alors parmi les filles de couleur, pour être en correspondance avec sa jeune maîtresse, pendant les trois années qu’elle passa au Sacré-Cœur de Paris; et, au retour de mademoiselle de Saint-Vincent, l’union de ces jeunes esprits et de ces jeunes cœurs devint plus intime que jamais.

Pourquoi Oliva ne suivit-elle pas sa maîtresse à Paris, lorsque le comte du Guénic, ayant atteint le terme de son commandement, fut appelé au conseil d’amirauté? On avait vu la jeune comtesse fort attristée de cette séparation, et l’on savait qu’Oliva avait pleuré beaucoup et longtemps, mais les explications qui circulaient à ce sujet ne s’accordaient pas.

Les uns disaient que l’amiral, très-épris de sa jeune femme, comme tous les vieillards, n’avait voulu auprès d’elle d’autre surveillant que lui-même. D’autres prétendaient, et cette version était la plus accréditée, que la mère d’Oliva, mamzelle Chouchoute, tenant un petit magasin de mercerie et d’objets de toilette féminine, enivrée de l’admiration que suscitait déjà la beauté de sa fille, avait le projet, encore inavoué, de faire de cet éclat naissant le pavillon sous lequel elle abriterait sa boutique et ses vieux jours.

Mamzelle Chouchoute, en fille de couleur avisée, avait récemment liquidé ses petites affaires de jeunesse, quitté les sentiers pour la grande route, fermé son cœur, ouvert sa boutique, et fait sa première communion à trente-cinq ans. Elle était ainsi en règle avec la société et avec elle-même, et on la citait comme un modèle dans son quartier.

Oliva était donc restée à Fort-Royal, fort remarquée, fort entourée, fort recherchée des filles de couleur dont elle était la reine par la grâce, et l’honneur par la dignité.

Indépendamment des jeunes créoles, qui ne dédaignaient pas de fréquenter le magasin de mamzelle Chouchoute, et qui faisaient prospérer son commerce, trois jeunes gens, particulièrement distingués, s’y donnaient fréquemment rendez-vous. C’étaient Philippe de Grandfay et Albert de Moraines, sous-lieutenants au1er régiment d’infanterie de marine, en garnison à Fort-Royal, et Raymond de Nolivos, substitut du procureur du roi à Saint-Pierre.

Oliva se trouvait naturellement le centre d’attraction lui attirait ces jeunes gens; mais chacun d’eux tendait vers elle par l’effet d’une gravitation spéciale. De Grandfay l’admirait, de Moraines l’aimait, de Nolivos la convoitait.

Elle vécut longtemps en contact avec ces sentiments divers, sans les comprendre, comme les yeux des petits enfants voient vaguement les choses, sans les distinguer.

Lorsque les révélations de la seizième année lui eurent appris ce qui vibrait dans le cœur des autres, en lui expliquant ce qui vibrait dans le sien, elle inclina doucement sa vie vers Philippe de Grandfay, comme les fleurs inclinent leur calice vers le soleil, et elle l’aima avec toutes les naïvetés, toutes les exubérances, toutes les compromissions d’une jeune âme, donnée pour toujours, car les témérités inconscientes de l’innocence peut vent ressembler quelquefois aux audaces calculées du vice.

De Grandfay était un esprit délicat et un cœur élevé il était défendu contre les séductions vulgaires par la gravité naturelle de son caractère, et plus encore peut-être par une vision, souvenir ou espoir, dont alors avait seul le secret, qui absorbait et qui préservait sa vie.

Les lueurs qui s’élevaient en feux follets du cœur d’Oliva. l’amusèrent d’abord, l’intéressèrent ensuite puis, comme il arrive toujours à ceux qui se chauffent de trop près à ces foyers, il s’y brûla. Et comme, avec les sentiments dont la jeune fille ne lui ménageait par l’expression, vouloir c’était pouvoir, il voulut.

Mais alors et tout à coup se révéla dans Oliva une résis tance mystérieuse, que de Grandfay n’avait ni prévues ni redoutée, et qui se manifesta par de timides réticences et d’affectueuses dilations. Il s’en étonna d’abord, s’erita ensuite; et le sentiment de la jalousie, toujours prompt à naître, lui fit soupçonner dans de Moraines ou de Nolivos les causes secrètes d’une sorte de rivalité réelle, sans rivaux apparents.

Comme il se débattait, soucieux et chagrin, au milieu de ces incertitudes, il reçut un matin le billet suivant, qui lui apprenait la vérité:

«Mon cher Philippe,

«Ne soyez plus fâché contre moi; je vais vous dire ce que j’avais–hier au soir sur les lèvres, au moment où vous m’avez quittée sans me dire adieu.

« Ce sera dans quinze jours Pâques, et je vais faire sa première communion. Je l’ai promis à ma marraine.

«Depuis que je vais à l’église, j’y entends des choses qui me remplissent d’épouvante et de chagrin. Je ne voudrais ni cesser d’être honnête, ni cesser de vous aimer.

«Est-ce possible?

«En attendant que j’éclaircisse ce mystère, je prie Dieu de me défendre contre vous, et je sens bien qu’il est seul assez puissant pour le faire.

«Ne m’aiderez-vous pas dans ma tâche, mon cher Philippe? Au lieu de la parure que vous me destiniez, donnez-moi ma robe blanche. Alors, je serai forte, car je me sentirai revêtue de votre affection et de votre honneur.

«OLIVA.»

M. de Grandfay fut bouleversé par cette lettre. L’idée de disputer à Dieu sa plus belle fiancée du jour de Pâques lui parut un sacrilége, et il la repoussa avec horreur. Sans même se demander comment il guérirait cette nouvelle plaie de son âme, il fit venir de Saint-Pierre la plus belle robe de communiante, et il l’envoya à Oliva, en s’abstenant de la visiter.

Il assista simplement, avec la plupart des officiers, à la cérémonie du jour de Pâques; Oliva passa devant lui, son cierge à la main, belle de calme et de modestie, et il fut heureux, pour elle et pour lui, du courage qu’elle eut de ne pas s’apercevoir de sa présence.

Quelques jours plus tard, Oliva et M. de Grandfay se revirent, portant l’un et l’autre dans le regard, en s’abordant, le témoignage de leur mutuelle et noble affection.

Le1er régiment d’infanterie de marine ayant été relevé, M. de Grandfay et M. de Moraines revinrent à Cherbourg, puis à Paris. M. de Grandfay s’y fixa, et M. de Moraines, parti le premier, alla voyager en Italie. Ils avaient l’un et l’autre quitté le service.

Ils furent suivis de près par M. de Nolivos, qui allait occuper à Pondichéry le poste de procureur du roi, auquel il venait d’être nommé; et il s’arrêta naturellement, en passant, chez l’amirale du Guénic, dont il avait l’honneur d’être cousin germain.

Oliva, cédant à l’affection et aux instances de sa marraine, quitta aussi la Martinique, et, en l’absence momentanée de l’amirale, qui était dans ses terres de Bretagne, au moment où elle arriva à Paris, elle s’installa chez la douairière de Grandfay, créole également, mais originaire de Saint-Domingue.

C’est là qu’était venue la surprendre l’aventure que je brûlais de connaître, et que nos causeries de Fort-Royal et mes relations avec M. de Grandfay comme avec l’amirale, l’avaient disposée à me raconter. Son habitude de la langue créole ne l’avait pas empêchée de contracter, auprès de l’amirale, l’usage du français qu’elle parlait très-purement; et je ne rendrais que très-imparfaitement les faits, les idées et les sentiments qu’elle m’exposa, si je ne m’astreignais à conserver aussi fidèlement que possible l’ordre, les détails et les termes du récit qu’elle voulut bien me faire.

–Il y a dix mois environ, dit-elle, peu de temps après mon arrivée de la Martinique, M. de Grandfay m’appela dans son cabinet; il était soucieux et sombre. Après quelques moments de silence, il m’interrogea brusquement.

–Oliva, me. dit-il, aimez-vous toujours votre marraine?

-–Si je l’aime? oh! oui, et toute journée qui retarde son retour à Paris est un siècle pour mon impatience.

–Sentez-vous pour elle dans votre cœur toute la tendresse, et, sur toute chose, y sentez-vous bien entier le dévouement d’autrefois?

–Vous m’effrayez, monsieur, m’écriai-je; qu’y a-t-il donc? court-elle un danger? parlez, je vous en supplie.

–Oliva, me dit-il, en me regardant fixement, madame du Guénic est perdue, car elle ne survivra pas à la perte de son honneur.

–Perdue, ma marraine? son honneur compromis? c’est une calomnie, monsieur, une calomnie infâme. Louise est pure comme les anges; mais de quoi s’agit-il, mon Dieu! que se passe-t-il? qui donc l’accuse? que lui reproche-t-on? que faut-il faire pour la sauver?

–Je ne sais encore qu’une chose, Oliva, c’est que l’honneur de votre marraine est en jeu. Est-ce une calomnie? J’en suis persuadé sincèrement; mais la calomnie tue, aussi bien que la vérité. Il faut courir au plus pressé et détruire la machination qui la menace.

Je vous ai appelée pour m’aider à percer le mystère dans lequel je marche à tâtons. Causons à cœur ouvert. Je n’ai pas l’honneur de connaître l’amirale, mais elle est ma compatriote; je la sais digne de tous les respects; elle a le mien, et je ne puis pas assister impassible à l’écroulement d’une situation aussi honorable que la sienne.

Voyons, parlez-moi sincèrement; vous avez eu les confidences de votre marraine; dites-moi toute la vérité, –il s’agit de vie ou de mort!

J’étais muette, pétrifiée, en larmes. Je ne puis répondre qu’une chose:

–Oui, je vous dirai tout!

–Eh bien! continua-t-il, mademoiselle de Saint-Vincent a-t-elle eu, quelle qu’elle soit, une intrigue avant son mariage?

–Oui!

–A-t-elle écrit des lettres?

–Oui!

–Combien?

Cinq.

–A qui? Soyez franche jusqu’au bout, il le faut.

–A un officier de vos amis, à M. de Moraines.

M. de Grandfay prit sa tête dans ses mains, et marcha dans son cabinet en s’écriant:

–C’est bien cela! c’est bien cela! pauvre femme! J’avais deviné cette infamie.

Puis, se rapprochant, il ajouta:

–Connaissez-vous ces lettres?

–Oui, je les ai toutes lues, et c’est moi qui les ai remises.

–Vous souvenez-vous du contenu?

–Parfaitement. Louise rentrait de Paris; elle avait eu pour amie, au Sacré-Cœur, une jeune Italienne, belle, intelligente, la tête un peu exaltée. Elles s’écrivirent longtemps. Cette jeune Italienne quitta le couvent en même temps que Louise, et pour se marier. Elle lui avait dit qu’à Rome, et surtout à Florence, c’était l’usage des jeunes femmes nouvellement mariées de prendre un cavalier servant, qui devenait intime dans la maison, et les accompagnait au spectacle, au bal, à l’église, dans le monde, où les mœurs admettaient qu’il prit publiquement la place du mari. Elle annonça son mariage à Louise, et lui écrivit qu’en souvenir de leur liaison, elle ajournait le choix de son cavalier servant jusqu’à ce qu’elle eût rencontré un Français jeune, beau et aimable.

Ces idées avaient paru d’abord fort étranges à Louise; mais l’honnêteté de sa compagne était si certaine, et l’usage des grandes familles italiennes emportait avec lui une telle autorité, que, son inexpérience aidant, elle finit par les admettre.

Vous savez que Louise était orpheline de mère; ce fut donc sous les auspices de son père, vieillard un peu frivole, qu’elle fit son entrée dans le monde. Elle y rencontra M. de Moraines, qui lui fit la cour. Elle avait seize ans. M. de Moraines lui adressa des vers, que je commis la faute de remettre. Après les vers, vinrent des billets. De la part de M. de Moraines, cela pouvait être sérieux; de la part de Louise, ce n’était que légèreté inconsciente et enfantillage. Je vous l’ai dit, elle n’avait plus sa mère.

Ce qui peint fidèlement l’état du cœur de Louise, c’est que pendant les pourparlers qui précédèrent son mariage, elle ne cessa pas ses rapports ordinaires du monde avec M. de Moraines. C’est même alors que, le voyant chagrin et désespéré, elle lui écrivit le dernier billet, où elle lui disait que s’il restait, pendant trois ans, fidèle à son souvenir et à ce qu’il nommait sa passion, elle le choisirait pour son cavalier servant. Voilà tout; et, ni en paroles, ni en écrits, ni en actions, il n’y en a pas davantage.

–Hélas! s’écria M. de Grandfay, il n’y en a que trop! Après un moment de silence, il reprit:

–Ainsi, il y a cinq lettres, dont la dernière contient la promesse de prendre M. de Moraines pour cavalier servant, au bout de trois années; et ces cinq lettres sont entre ses mains?

–Non; ce n’est pas lui qui les a.

–Et qui donc?

–C’est M. de Nolivos, cousin germain de ma marraine.–

–M. de Nolivos, procureur du roi à Pondichéry? s’écria-t-il, au comble de l’étonnement; mais comment en est-il devenu dépositaire?

–Voici. M. de Nolivos a reçu en dépôt de M. de Moraines un pli cacheté, scellé, dont il ignore le contenu. Il a donc les lettres, mais il n’en soupçonne même pas l’existence.

Louise, dont le cœur est droit et l’âme honnête, ne tarda pas à regretter l’engagement qu’elle avait pris. Elle me chargea de voir M. de Moraines, et de réclamer ses lettres. Toutes mes instances furent vaines. Un entretien fut demandé. C’était un soir. Nous revenions de chez le gouverneur. Louise était entre M. de Moraines et moi. Je portais le falot, et j’éclairais le chemin devant les pas de Louise, selon la précaution d’usage, afin qu’elle me marchât pas sur quelque serpent. Je vois encore la pâleur de ses traits, lorsque, s’adressant à M. de Moraines, elle fit appel à son honneur de gentilhomme et d’officier.

Voici la réponse de M. de Moraines:

–Un homme que vous avez daigné distinguer ne saurait manquer à l’honneur et il n’y manquera pas. Vous m’avez fait une promesse dont je ne puis demander l’accomplissement que dans trois années. Au bout de ce temps, je viendrai, vos lettres à la main, vous demander si je dois être le plus heureux ou le plus malheureux des hommes, également prêt et résolu à m’incliner respectueusement devant votre décision, quelle qu’elle soit. En attendant, vos lettres resteront scellées, ignorées de tous, comme un dépôt sacré, entre les mains d’un membre de votre famille, jusqu’au jour où vous prononcerez sur mon sort.

Là-dessus, M. de Moraines salua et s’éloigna.

Après avoir marché un instant, pensif et absorbé, M. de Grandfay reprit de nouveau:

–Ma pauvre Oliva, tu ne peux pas mesurer, comme moi, l’étendue du danger que court ta marraine. Il y va de l’opinion du monde sur elle, c’est-à-dire de sa considération et de son honneur; et, pour une femme comme madame du Guénic, l’honneur, c’est la vie. Les choses étant ce qu’elles sont, j’ai beau réfléchir, je ne vois qu’une seule personne au monde qui puisse la sauver; et cette personne, c’est toi. Veux-tu te dévouer?

–Si je veux me dévouer pour ma marraine, pour ma bienfaitrice, pour l’ange et l’idole de ma vie? Oh! Philippe, vous n’en doutez pas, je l’espère!

–Alors, écoute. Les cinq lettres, dis-tu, sont entre les mains de Nolivos. Eh bien! ces lettres, il les faut, et il les faut à tout prix!

–Oh! monsieur, le prix d’un tel dépôt à prendre par moi, dans les mains de M. de Nolivos, je le sais d’avance, et vous aussi!

–Sans doute, ma pauvre Oliva; mais la vie a ses fatalités. Tu ne doutes pas qu’en te parlant ainsi, je n’aie l’âme navrée. C’est pour les grands périls que sont faits les grands dévouements, et celui que court ta marraine est effroyable. La question se pose ainsi: seule tu peux la sauver; le veux-tu? oh! je sais bien ce que je te propose; le cœur m’en saigne, tu le sais; mais la destinée se dresse inexorable; ton sacrifice ou le sien! Eh bien! ma pauvre enfant, sonde ton âme; mesure ta répugnance; lutte avec cette fatalité; marchande avec le vice et tâche d’obtenir du rabais!

–Philippe, m’écriai-je avec exaltation, devant une question ainsi posée, ma raison se révolte, mais mon cœur ne délibère pas.

Là où un homme de votre droiture et de votre courage trouve un grand danger pour ma marraine, il doit y en avoir un; je ne le discute ni ne le mesure, je le brave! Vous êtes ma caution et mon guide: on ne s’écarte pas du chemin de l’honneur en vous suivant. Arrêtez mon passage pour Pondichéry; donnez-moi mes instructions; je pars demain.

Après une pause émue, Oliva me raconta rapidement son voyage à bord du Gustave, sa relâche à Bourbon, où deux familles auxquelles M. de Grandfay l’avait confiée descendirent, et lui donnèrent des lettres pour leurs parents de Pondichéry.

A mesure qu’elle abordait les parties délicates et douloureuses de son récit, sa voix s’altérait. Elle n’eut plus que des paroles heurtées et entrecoupées, lorsqu’elle parla des ruses, des mensonges, des faiblesses auxquels elle dut s’abaisser, pour gagner la confiance absolue de M. de Nolivos, imiter son écriture, dérober son cachet, substituer du papier blanc aux lettres fatales.

Enfin, lorsqu’elle arriva à la réussite, suivie d’un prompt départ pour l’Europe, elle avait la gorge serrée, la tête baissée, le visage caché dans ses mains, et des sanglots mal contenus soulevaient sa poitrine.

Après un moment de silence, elle leva sur moi ses yeux inondés de larmes, saisit mon bras d’une main crispée, et me dit avec exaltation:

–Monsieur, ma mère, qui est née à Saint-Domingue, m’a raconté qu’un jour sa jeune maîtresse, mademoiselle d’Esparbès, apprit que le chevalier de Sérignac, son fiancé, venait d’être blessé et fait prisonnier au terrible et sanglant combat de la ravine à Couleuvres.

Elle n’hésita pas; elle alla trouver Dessalines, et lui demanda la vie de son fiancé. Elle l’obtint. au prix qu’il convint au nègre vainqueur d’exiger. Le soir, deux fidèles serviteurs recevaient M. de Sérignac dans une embarcation, et allaient le déposer le lendemain à Kingstown, sur la côte la plus rapprochée de la Jamaïque.

Plus tard, après la soumission de Toussaint Louverture, beaucoup de blancs purent quitter librement Saint-Domingue. Mademoiselle d’Esparbès et les siens se hâtèrent de partir, se dirigeant sur la Jamaïque, où se trouvait le chevalier.

Au moment où la goëlette qui les portait manœuvrait pour jeter l’ancre devant Kingstown, mademoiselle d’Esparbès se plaça debout sur le gaillard d’avant, espérant que M. de Sérignac serait sur le rivage. Elle ne s’était pas trompée; son fiancé était là, qui l’attendait. Dès qu’il la reconnut, il la salua du chapeau et lui tendit les bras. Mademoiselle d’Esparbès, immobile, l’enveloppa d’un long regard de tendresse, et lui envoya deux baisers du bout de ses mains amaigries; puis, comme elle se sentait ou se croyait indigne de lui, elle fit semblant de glisser, tomba dans la mer, et se noya.

Eh bien! monsieur, lorsque le Gustave est entré dans la Loire, je me suis souvenue de mademoiselle d’Esparhès, et j’ai eu la pensée de finir comme elle.

Mais je me suis souvenue aussi de mon devoir. J’avais à remettre à M. de Grandfay un dépôt sacré, et je suis arrivée jusqu’à lui.

En me revoyant si triste et si pâle, il a eu pitié de moi, il m’a prise dans ses bras, ce qu’il n’avait jamais fait, et il m’a embrassée en pleurant.

–Ma pauvre et chère Oliva, m’a-t-il dit, je n’avais jamais douté de ton dévouement et de ton courage; désormais, ma maison est la tienne, et, s’il plaît à Dieu et à toi, nous y vivrons comme deux inséparables amis.

Vivre sous son toit avait toujours été mon rêve; mais y vivre séparés par un abîme que ma volonté même se refuserait à franchir. Oh! tenez, monsieur, je crois que ma première pensée était la bonne, et qu’il valait encore mieux, n’ayant plus d’espoir et ne voulant plus avoir de souvenir, reposer dans la paix de la mort, au fond de la Loire!

Et vous, ma marraine, à qui je dois tout, je crois que j’ai acquitté ma dette; et, puisqu’il fallait une victime pour les imprudences communes de notre jeunesse, Dieu a été juste en permettant que ce fût moi.

–Ma chère Oliva, lui dis-je, vous êtes un brave et noble cœur, et l’affection de madame du Guénic pour vous sera grande, si elle s’élève, comme il n’en faut pas douter, au niveau de votre dévouement.

–Elle ne le connaîtra jamais, monsieur, Dieu m’en préserve! elle voudrait savoir à quelle impulsion j’ai obéi, et le respect de M. de Grandfay pour ma marraine est trop grand pour vouloir lui laisser soupçonner qu’un étranger a pénétré dans les secrets de sa vie, même pour en préserver le repos et la pureté.

D’ailleurs, quels dangers réels a pu courir son honneur? je l’ignore. Tout ce que je sais, c’est que les anges ne sont pas plus irréprochables: M. de Grandfay m’a parlé de péril imminent à conjurer, je l’ai cru. Il est trop maître de lui pour avoir tremblé devant des fictions. J’aurais pris dans un brasier les lettres qu’il m’a demandées, je les ai prises dans ma honte. A lui donc, à lui seul, outre sa conscience et Dieu, le secret de ses desseins, et le sentiment d’honneur qui les lui a inspirés.

Quant à moi, mes pensées, mon désespoir m’appartiennent, et j’ai pu vous les confier. Vos relations avec l’amiral, votre liaison avec M. de Grandfay, nos bons souvenirs de Fort-Royal vous ont mis comme de moitié dans mes joies et dans mes peines; et vous resterez mon témoin dans ma lutte contre des haines mystérieuses et redoutables, d’où je sors heureuse, quoique toute meurtrie.

Après ce long entretien, Oliva était brisée d’émotion, et je me sentais moi-même profondément troublé. Je pris congé de cette noble fille, dont je n’avais jusqu’alors admiré que la beauté, et en qui je venais de découvrir, d’une manière si imprévue, les plus hautes et les plus exquises qualités de l’âme.

Le Secret du chevalier de Médrane

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