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III
TOUTES POUR UNE

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Table des matières

Le récit d’Oliva avait jeté une vive lumière sur e drame mystérieux que contenait le pari jugé chez la comtesse Merlin. La femme dont l’honneur avait servi d’enjeu, c’était la jeune comtesse du Guénic. L’homme qui n’avait pas reculé devant l’idée de la perdre m’était également connu, c’était M. de Moraines; et le libérateur discret, caché dans l’ombre, qui avait tout conjuré, c’était M. de Grandfay, secondé par le dévouement héroïque de la belle mestive.

Toute cette partie du drame était donc désormais complétement éclairée; mais une autre, la plus intime, et par conséquent la plus importante, restait dans les ténèbres. Je connaissais les acteurs qui agissaient, mais j’ignorais les mobiles qui les faisaient agir.

Par quels événements M. Albert de Moraines, si vivement épris de mademoiselle de Saint-Vincent, et qui avait reçu d’elle l’engagement écrit de devenir son cavalier servant, après son mariage, avait-il pu être conduit à changer son attachement en une haine tellement violente, qu’elle lui avait ôté même le vulgaire respect qu’un homme de son éducation et de son rang conserve, dans tous les cas, à une femme digne d’avoir été sincèrement aimée?

D’un autre côté, quel motif avait donc pu inspirer la conduite de M. Philippe de Grandfay qui, sans même connaître personnellement, nous le savons par son propre aveu, madame du Guénic, s’était fait le gardien secret et vigilant de son honneur, avait surveillé son ami de Moraines, avait pénétré ses desseins, deviné l’objet de son pari, et n’avait pas hésité, pour le faire échouer, à sacrifier, un peu brutalement peut-être, l’honneur et probablement la paix intérieure d’Oliva, si jeune, si belle, si honnête, et, il ne l’ignorait pas, éprise pour lui d’un amour sans limites, sinon sans espoir?

C’étaient là deux mystères, constituant la portée morale de l’action intime dont je ne saisissais encore que les aspects superficiels et les ressorts extérieurs. D’un autre côté, autour du drame principal, se tenaient deux personnages encore muets, la contessine Accaiolo, amie intime de madame du Guénic, et le chevalier de Médrane, ami intime de la contessine. Etaient-ils aussi étrangers à la lutte que les apparences pouvaient porter à le croire, on bien y jouaient-ils un rôle par suite de quelque active participation, encore dissimulée?

Je me demandais donc si je réussirais à pénétrer ces secrets, ignorés d’Oliva elle-même, trop délicats pour être indiscrètement poursuivis, trop importants pour être légèrement révélés; et je n’osais me répondre.

Au milieu de ces perplexités naturelles, nées d’une curiosité fortement éveillée par les confidences d’Oliva, j’étais dans mon cabinet, le lendemain matin, vers onze heures, corrigeant les épreuves d’une nouvelle édition de Danaé, lorsqu’on me remit une carte de visite, sur laquelle je lus:

LE CHEVALIER DE MÉDRANE.

–Priez d’entrer, dis-je aussitôt; et je posai ma plume.

Mes lecteurs ont déjà une idée générale de la personne et du caractère du chevalier, qui avait rendu, avec tant d’autorité, la décision soumise à sa probité et à son honneur; mais je n’ai encore parlé de lui que sur ouï-dire. Son nom avait fait naître en moi le vif désir de le connaître plus intimement, et de pénétrer, s’il se pouvait, le mystère de sa personnalité et de sa vie.

Je reçus debout le petit vieillard, non sans chercher avidement sur son visage des traits restés dans mon souvenir, pour avoir frappé vivement mon enfance; et, après lui avoir indiqué de la main un fauteuil, où il s’assit lentement, je lui demandai avec déférence s’il voulait bien me faire connaître le motif qui me valait l’honneur de sa visite.

–Monsieur, me dit-il, c’est un amateur de choses littéraires qui vient faire appel à l’expérience d’un lettré. J’ai lu de vous, dans la Revue de Paris et dans la Presse, des études sur le style en général et sur certains styles en particulier, qui m’ont frappé et intéressé.

Vous avez dit du style en général qu’il variait, non-seulement de siècle à siècle, mais encore d’écrivain à écrivain, dans le même siècle; vous avez été encore beaucoup plus loin, vous avez soutenu qu’il y avait un style des nobles et un style des bourgeois; et vous avez ajouté qu’un critique exercé était en état de discerner, à la simple lecture, une page écrite par un gentilhomme, d’une page écrite par un roturier.

Me permettez-vous de vous demander d’abord, monsieur, si j’analyse exactement votre doctrine au sujet du style et des styles?

–Parfaitement, monsieur le chevalier.

–Monsieur, reprit-il, j’admets, sans difficulté, votre doctrine sur la variation du style de siècle à siècle. Cette variation se retrouve dans l’architecture et dans les vêtements; et il est aisé de comprendre que la maison, l’habit et la phrase, qui sont comme trois enveloppes concentriques et superposées de la personnalité et de la fantaisie humaines, se modifient en même temps.

Mais j’ai de la peine à admettre que l’esprit d’un noble et celui d’un bourgeois, que nous supposons lettrés l’un et l’autre, aient des moules différents dans lesquels ils jettent leurs idées; et je me demande si, ayant étudié les mêmes modèles, dans les mêmes écoles, sous les mêmes maîtres, il est logique de supposer qu’ils écriront néanmoins d’une manière différente.

Soit dit sans vous blesser, vous le pensez bien, monsieur, voudriez-vous bien m’expliquer si ces doctrines sont le résultat d’une conviction réfléchie, ou de simples jeux de votre esprit?

–Monsieur le chevalier, il y a, vous le savez, des personnes qui, sur la vue d’une estampe ou d’un tableau, reconnaissent sans hésiter le burin du graveur ou la brosse du peintre. Je n’ai pas étudié assez longtemps et d’assez près les toiles ou les estampes, pour distinguer les uns des autres les styles gravés ou les styles peints; mais j’étudie depuis bien des années les styles écrits; et j’ai remarqué qu’ils sont toujours, et beaucoup plus que Buffon ne l’a supposé, l’expression la plus fidèle de la personnalité physique et morale de l’écrivain.

On n’écrit pas seulement comme on pense; on écrit encore comme on parle, comme on marche, comme on s’habille. L’homme correctement vêtu a un style net, et l’homme qui bredouille a une phrase confuse et une écriture illisible.

Les rapports entre la personnalité et le style vont même encore plus loin. Les styles ont leur sexe et leur tempérament. Il y a le style de l’homme et le style de la femme. Monsieur le chevalier sait bien, non-seulement qu’entre l’écriture masculine et l’écriture féminine toute confusion est impossible; mais, s’il veut bien ouvrir ses tiroirs et consulter ses souvenirs, il avouera qu’entre la lettre d’une blonde et la lettre d’une brune, il y a la différence de la couleur des cheveux et de l’énergie des caractères.

En hasardant cette dernière phrase, j’avais l’œil sur la figure du chevalier; car c’était comme une sonde que je venais de jeter dans l’inconnu de ses habitudes morales.

Un imperceptible sourire plissa à peine la commissure de ses lèvres, et je vis clairement, à l’immobilité de sa physionomie, d’abord que ses pèlerinages au pays de Tendre n’avaient dû être ni longs, ni fréquents; ensuite, qu’il serait inutile d’attendre de lui des confidences à ce sujet.

Ce vieillard à l’aspect calme, noble, résolu, se révélait à moi comme fait d’une pièce. Je ne démêlais dans son attitude, dans son regard, dans sa parole, ni oscillations, ni doutes. Tout en lui semblait ramené à une stricte unité; et, tel qu’il se présentait à moi, il n’avait dû avoir dans sa vie qu’un principe et qu’un but: une affection, à moins que ce ne fût une haine.

–Monsieur, reprit-il après un moment de silence, les explications que vous venez de me donner rendent vos doctrines plausibles; cependant, j’avouerai que, pour les rendre certaines à mes yeux, il faudrait peut-être la sanction de l’expérience. Me permettriez-vous de vous soumettre deux petits papiers manuscrits, et de vous demander votre appréciation sur leur date et sur leur contenu?

–Très-volontiers, monsieur le chevalier; et je tendis la main pour prendre les deux petits papiers qu’il m’annonçait.

Il y eut alors de la part du chevalier un nouveau silence, qui me parut être une hésitation et presque un regret. Cependant, il ouvrit lentement l’habit bleu à boutons de métal qu’il portait, et il retira de sa poche de côté un petit portefeuille en chagrin, à fermoirs d’or.

Après en avoir fait jouer le ressort, il y prit un pli soigneusement fermé, dans lequel se trouvait une nouvelle enveloppe en satin blanc. Le chevalier en releva les bords avec délicatesse, et mit à nu deux morceaux d’un papier fort, jauni, plié en quatre et usé aux jointures; il me les présenta, et je les dépliai avec le ménagement et le respect dus à des reliques, car je sentis bien que c’étaient des reliques pour ce croyant mystitique et passionné, dont le regard suivait avec inquiétude le trésor qu’il venait de mettre en mes mains.

Après un examen attentif, minutieux et prolongé, je levai les yeux sur le chevalier, dont le regard anxieux me dévorait.

–Monsieur le chevalier, lui dis-je, ces deux papiers, sans date, sans adresse, sans signature, et dans lesquels la pensée de l’auteur reste volontairement vague, sont, à n’en pouvoir douter un instant, deux lettres d’amour; elles ont été adressées, vers la fin du dernier siècle, par une très-grande dame, à un homme inférieur à elle par son rang et par sa situation.

La figure du chevalier s’épanouit, à ces mots, par l’effet d’un premier mouvement de surprise et de satisfaction intérieures; mais il le réprima bientôt, comme s’il avait craint de trahir un secret confié à son honneur.

–Monsieur, me dit-il, je crois que vous n’êtes pas très-loin de la vérité; mais auriez-vous la bonté de me faire connaître les motifs sur lesquels se fonde votre opinion?

–Monsieur le chevalier, les voici:

Pour l’écriture, il n’y a pas de difficulté. La main d’une femme y est clairement accusée.

Pour la date, c’est plus délicat, mais ce n’est pas moins certain. La forme des caractères, l’orthographe de quelques verbes, le choix de certaines expressions rappellent des usages de l’ancienne cour, dont les autographes de madame de Pompadour, de madame du Barry et de la reine Marie-Antoinette portent les traces nombreuses et reconnaissables.

Quant à la personne, auteur de ces deux lettres, son rang est révélé par la réserve affectée qu’elle met dans ses paroles. A un égal, la femme qui a écrit ces deux billets eût avoué son amour; à un inférieur, il suffisait de le laisser supposer. Venant d’une telle bouche et tombant d’une telle hauteur, les assurances qu’elle permet de deviner, plus qu’elle ne les donne, suffisaient à éblouir et à combler celui à qui elle les adressait. Je le répète, monsieur le chevalier, l’auteur des deux lettres était une très-grande dame.

En rendant au chevalier les deux billets repliés avec soin, j’aperçus dans les yeux du vieillard deux larmes furtives. Il ne les dissimula pas, me tendit la main en silence et pressa la mienne cordialement.

Après avoir remis son trésor dans le portefeuille de chagrin, il se leva pour prendre congé; et voyant qu’en accueillant de nouveau sa main tendue, je paraissais considérer attentivement une belle bague chevalière passée à l’annulaire, et dont le chaton offrait les caractères d’une pierre antique, il l’ôta de son doigt, et me la donna à considérer.

Elle était d’un ovale un peu allongé, enveloppée d’un cordonnet de perles fines, très-délicatement serties. Au centre, était dessiné, en creux, un pied de réglisse, avec cette devise circulaire:

DULCE MEUM TERRA TEGIT.

C’est-à-dire «la terre couvre ma douceur;» et plus bas, sur une seule ligne droite, je lus ces mots:

TOUTES POUR UNE.

–Vous connaissez ces devises, me dit-il?

–Oui, monsieur le chevalier, au moins la première. C’est la devise de Marie Stuart, qu’elle composa elle-même après la mort de François II, son mari. Elle peint bien les sentiments naturels d’une veuve de dix-sept ans, pour un mari mort à seize. C’était de la douceur, en attendant de l’amour.

Quant à la seconde devise, je crois, si ma mémoire est fidèle, que c’est celle que le premier duc de Guise fit graver sur les murs de son château de Joinville, en l’honneur de sa femme, Antoinette de Bourbon. Il me semble même avoir lu quelque part qu’avant de renoncer à toutes les femmes pour une, qui était la sienne, il avait eu quelques petits mémoires à régler avec ses vassales.

–C’est bien cela, répondit le chevalier en souriant.

Je remis le bijou, qui était un cachet, au vieillard ému et charmé. Je l’accompagnai jusqu’à la porte de mon appartement, sans avoir essayé, crainte d’indiscrétion d’éclaircir les doutes de mon esprit sur sa mystérieuse identité.

Voilà donc encore un secret qui venait s’imposer à mes recherches; et ce secret, c’était le mot de l’éternelle énigme du cœur de l’homme: l’amour d’une femme!

Ce vieillard, déjà si avancé vers la mort, avait aussi le sien. Il venait de le laisser comprendre, en me montrant deux devises où se peignait l’état de son âme. Celle du duc de Guise disait qu’il avait laissé toutes les femmes pour une; et celle de Marie Stuart ajoutait que cette femme aimée uniquement était morte.

Il était d’ailleurs visible qu’il puisait dans cette flamme intérieure, brûlante en lui, invisible aux autres, l’énergie de ses longues et vertes années. Il avait fait son existence comme les anciens Romains faisaient leurs maisons, sans jours sur la rue. Tout autour régnait l’obscurité; au dedans étaient la lumière et la vie.

En me donnant à lire ses deux lettres, visiblement usées par ses lèvres, il m’avait permis de comprendre qu’elles étaient le souvenir impérissable d’une femme aimée; mais lorsqu’il me laissait deviner son rang, il était bien sûr que je ne devinerais pas son nom. Il m’avait montré le temple et caché l’idole; et il m’eût certainement laissé ignorer jusqu’à son bonheur, s’il lui avait fallu me le dire.

C’est au milieu de ces révélations que Philippe de Grandfay entra chez moi.

–Ah çà! me dit-il en me tendant la main, vous avez donc repassé hier, avec Oliva, la folle légende des filles e couleur de Fort-Royal, et des excentriques agapes de Montéran; mais, comme vous ne pouviez pas vous attendre à trouver Oliva chez moi, puisqu’elle ne fait que d’arriver, j’ai supposé que vous aviez peut-être besoin de me voir, et je viens vous dire: Me voilà; qu’y a-t-il?

–Il est vrai, mon cher de Grandfay, que j’avais hier l’indiscret désir de savoir ce qui peut être su de l’étrange pari dont j’ai été témoin, comme vous, chez madame Merlin; et j’y joins aujourd’hui la prière de m’expliquer ce sphinx de bonne façon, qui a nom le chevalier de Médrane, lequel du reste m’a fait une visite ce matin, sous prétexte de littérature et de style.

–Ah! vous voudriez pénétrer ce mystère froid, poli, réservé, correctement tenu et ganté, qui avait été choisi par le Tlub pour juge du pari de l’autre soir? Eh bien! mon cher, sachez que deux ou trois générations ont eu la même envie que vous, et n’ont pu la satisfaire.

Quel est l’âge du chevalier? nul ne le sait; il peut avoir quatre-vingts ans, cent ans; il peut être un Rose-Croix, et remonter à1378, comme Rosenkreutz, le fondateur de l’ordre; ceux qui le connaissent assurent qu’il a toujours eu le même âge.

Son nom, qui est porté par une grande famille de la Navarre espagnole, appartient aussi, vous le savez, à une branche française du Midi.

Sa vie est irréprochable; ses relations du monde sont limitées, mais choisies; il sait beaucoup et bien; il affecte un grand respect pour l’honneur des femmes, et il le défend comme un homme qui aurait eu des raisons sérieuses d’y croire.

Le chevalier de Médrane vit six mois à Paris et six mois on ne sait où; à l’entrée de l’hiver, il disparait. C’est le pari engagé qui l’a retenu. Ses malles doivent être bouclées, et, si vous voulez lui rendre sa visite, hâtez-vous.

L’Italie paraît l’attirer; on l’y a rencontré souvent, visitant toutes les contrées, ne se fixant dans aucune.

On l’a vu à Palerme, à Sorrente, à Misène, à Capoue, à Pise, à Viterbe, à Sienne. Il fuit ce qui attire les autres, les grandes villes, les musées, les galeries privées; médiocrement préoccupé des artistes, quoiqu’il aime les arts, et des meilleurs salons, quoiqu’il soit sociable et gentilhomme. Ce qu’il a, dit-on, fouillé de cloîtres, visité de cryptes, ne se compte pas. Qu’y cherche-t-il? on l’ignore. C’est un inconnu, attiré par quelque autre.

Son attraction du moment, en Italie, paraît être un mamelon de la Toscane, sur la rive droite du Tibre, en face de Corrèse, et en vue du Monte Tresto, qui est, comme vous savez, le Soracte des classiques. Les indiscrétions enfantines d’une petite bergère, qui gardait des moutons aux environs du Cimino, et qu’il en a ramenée, ont révélé l’acquisition qu’il y aurait faite d’un tombeau étrusque. La contessine Accaiolo, qui lui a cédé le tombeau et confié la petite pecoraia, pourrait peut-être vous en dire plus long à son sujet.

Au demeurant, le chevalier est respecté de tous, et il est, comme on dit, homme d’honneur jusqu’au bout des ongles. Sa parole est sûre, et sa discrétion sans bornes. Il y a présomption de vérité dans ce qu’il pense, certitude dans ce qu’il dit. Ces qualités lui ont donné, au Club, une autorité absolue en toute matière d’honneur. Il y est juge nés des paris délicats.

Quant au pari de l’autre soir, il rentre, par la forme, dans la catégorie de tous ceux qui s’y font, et cette forme n’est un mystère pour personne.

On les inscrit sur un registre spécial, et ils sont à peu près tous proposés et tenus conformément à la formule que vous avez entendu lire l’autre soir:

Parié tant. que telle chose arrivera ou n’arrivera pas.

Au-dessous, le partner écrit: Tenu.

On est libre de signer ou de ne pas signer; mais celui qui ne signe pas se fait connaître, s’il le faut, au juge du pari, nommé d’avance.

Depuis que je fais partie du Club, je n’y ai vu que deux paris particulièrement délicats: celui de l’autre soir, et un autre, jugé l’année dernière.

Il avait été parié deux cents louis qu’une femme, récemment mariée, donnerait un coup de canif au contrat, dans les six mois qui suivraient la noce. Le piquant de l’aventure, c’est que le pari était tenu, disait-on, par le mari, et qu’il le perdit.

Comme toujours, en ces sortes de cas, le chevalier de Médrane était juge. A l’époque marquée, il remit au mari une quittance ainsi conçue:

«Reçu de M. le comte de la somme de quatre mille francs, pour un pari qu’il a perdu en cautionnant, pendant six mois, la fidélité conjugale de madame X.»

On dit que le comte montra le reçu à sa femme, en riant aux éclats; mais sa gaieté opéra d’une façon si contraire sur les nerfs de la comtesse, qu’il en devint rêveur et soucieux.

En somme, le chevalier est, quant aux choses de sa vie qu’il, cache, une énigme dont lui seul est en état de dire le mot. Pour toutes celles que l’on peut voir, c’est un gentilhomme accompli. Cependant, je ne lui savais pas des goûts et des préoccupations littéraires; et vous m’étonnez en m’apprenant qu’il est venu vous consulter sur le style, à moins qu’il ne songe à écrire ses mémoires.

–Je ne le pense pas, dis-je à de Grandfay. Notre entretien à ce sujet a été tout à fait spécial, et s’est borné à la question de savoir si un écrit porte en lui-même et dans son style des indications de nature à révéler sa date et la personnalité de son auteur.

Là-dessus, de Grandfay prit congé de moi, en m’annonçant l’envoi prochain d’un manuscrit dont il m’avait déjà parlé, et sur lequel il désirait avoir mes conseils.

–Soyez-moi sévère, ajouta-t-il: c’est mon début à la Revue des Deux-Mondes. Je sais qu’Eugène Sue a reçu de vous le même bon office, et je tiens de lui qu’il s’en est bien trouvé; encore, pour lui, ne s’agissait-il que de correction dans le style; pour moi, c’est bien différent. J’ai tenté une esquisse de souffrance et de joie intimes, et une étude du cœur, à un point de vue qui m’est personnel. Je désire votre sentiment sur le tout.

On peut être tenté de voir dans mon étude une autobiographie, et je ne veux pas être un sujet de railleries pour le Club, où l’on professe sur les engagements du cœur des théories fort différentes des miennes. J’accepte le reproche d’étrangeté pour les sentiments que j’exprime, parce qu’en effet ils ne sont pas communs; mais je voudrais avoir l’esprit en repos sur la langue et sur le style qui m’ont servi à les exprimer. Or, ce repos, c’est à vos bons conseils que je le demande.

De Grandfay me quitta sur ces mots.

C’était un esprit d’élite, réfléchi, original, orné. Je le croyais en état de réussir dans tout ce qu’il tenterait; et je me promettais un véritable régal de la lecture d’une étude sur le cœur, tracée par une telle main.

Mérimée avait fait rire de l’amour; Balzac en avait fait rougir; tel que je connaissais de Grandfay, j’avais la confiance qu’il en pourrait faire pleurer.

Il était quatre heures; je m’habillai avec le projet d’aller faire une courte visite à l’amirale du Guénic, une plus longue à la contessine; et s’il me restait du temps disponible, j’avais la pensée d’aller enfin éclaircir mes doutes sur l’identité du chevalier de Médrane.

L’amirale, qui demeurait rue de la Ville-l’Evêque, en face de la modeste maison de M. Guizot, ne recevait pas. On me la dit même très-souffrante. La contessine Accaiolo occupait, assez près de là, rue de Duras, un petit hôtel égayé par un jardin.

La contessine Laura Accaiolo avait cette beauté puissante et correcte dont la force race des Toscanes et des Romaines offre de si splendides modèles. Suivant l’usage de son pays, elle portait dans le monde le titre de contessina, ou de petite comtesse, ce qui voulait dire que la comtesse douairière, mère de son mari, vivait encore.

Comme beaucoup d’Italiennes appartenant aux grandes familles, la contessine était lettrée, écrivait bien sa langue et faisait des vers italiens qui avaient de l’agrément. Les trois années qu’elle avait passées au Sacré-Cœur, à Paris, l’avaient mise en état de parler le français sans trop d’accent; mais elle n’était pas encore parvenue, à son grand regret, à l’écrire avec la correction, la tenue et la netteté qu’exige notre langue.

Elle paraissait en proie à une sorte de fièvre du travail, et s’occupait avec ardeur d’une traduction de la Divine Comédie.

C’est un fait curieux, quoique naturel, que les Italiens et les Espagnols apprennent assez vite et assez bien écrire en français. Fiorentino et Donoso Cortès en sont Il preuve. L’Allemand Henri Heine, un homme de tan d’esprit, ne put y parvenir, et il eut toujours besoir d’un traducteur pour les articles qu’il livra à nos revues Hamilton, l’auteur des Mémoires du chevalier de Gramont, est, à ma connaissance, le seul Anglais qui se soi bien rendu maître de notre langue, parce qu’il avait et le temps de l’apprendre aux cours de Versailles et de Saint-Germain, pendant l’exil des Stuarts.

La contessine, qui avait passé son enfance à Florence et dans le val d’Arno, avait sur Fiorentino, qui venait de publier une traduction de Dante, mais qui était Napolitain, l’avantage d’être familière avec les anciens et divers patois de la Toscane, auxquels Dante a beaucoup emprunté.

Sûre de son texte, elle n’avait besoin d’être guidée que pour en faire passer les beautés dans notre langue. et elle voulait bien me demander le concours que, deux années auparavant, j’avais donné à Fiorentino.

Cette collaboration m’avait naturellement créé des rapports à demi familiers et charmants avec ma belle colière, expansive et démonstrative comme la plupart des Italiennes. J’espérais que ce caractère et ces relations m’ouvriraient peut-être un jour nouveau sur les parties encore obscures du roman qui me préoccupait, et dans lequel je la supposais intéressée.

Lui ayant dit que je venais de déposer ma carte chez l’amirale, son amie, qu’on m’avait assuré être souffrante: –«C’est vrai, répondit-elle avec vivacité, et très-souffrante.»

–Cette folle de Louise, continua-t-elle, n’a-t-elle pas eu la bonté de s’émouvoir jusqu’à la fièvre, de ce pari de l’autre soir? Que pouvaient lui faire, je vous le demande, des lettres venues de Pondichéry, eussent-elles été aussi remplies qu’elles étaient vides?

Mais j’ai eu beau lui dire de réserver sa sympathie pour les douleurs réelles, que la vie ne nous ménage guère; elle a donné des pleurs à l’héroïne inconnue et persécutée, objet du pari de l’autre soir, comme elle en eût donné à une victime de théâtre. Je vais aller la voir, et tâcher de lui faire entendre raison.

J’avais bien compris, dès les premiers mots de la contessine, que son amie lui avait laissé ignorer son engagement avec M. de Moraines; et je pâlis à l’idée de l’angoisse que la pauvre femme avait dû éprouver, durant la terrible épreuve du pari, supportée par elle avec tant de calme extérieur.

En ce moment, la porte s’ouvrit; et Oliva, qui avait repris son service auprès de l’amirale, vint de sa part apporter de ses nouvelles. Un mieux soudain, dont le docteur faisait honneur à des globules d’éther, venait de se déclarer depuis une heure, et elle faisait prier la contessine de venir diner et passer la soirée avec elle.

J’avais deviné, sans hésiter, le véritable remède qui avait guéri l’amirale;–c’était la sécurité.

M’étant approché d’Oliva, pendant que la contessine passait, pour un instant, dans son cabinet, nous échangeàmes rapidement ces mots, à voix basse:

–Lui a-t-on restitué ses cinq lettres?

–Oui, monsieur; elle les a reçues par la poste, en paquet cacheté, sans savoir d’où elles lui viennent.

–C’est égal, dit la contessine en rentrant, je vais la sermonner de la bonne manière. Si vous saviez, monsieur, la peur qu’elle m’a faite avec son évanouissement et sa fièvre, aussitôt après sa rentrée à l’hôtel du Guénic! Le pauvre amiral en perdait la tête, et je n’étais pas beaucoup plus rassurée que lui.

Eh bien! c’est une raison de plus de réaliser un vieux projet et de nous en aller loin de Paris. Nous avons choisi le Roussillon, où, à l’aide de la température printanière de la côte, l’amiral va essayer l’influence de la brise de mer, et même tenter quelques bains à Canet ou à Port-Vendres.

Nous avions, ajouta-t-elle, l’espoir d’y respirer en liberté, et absolument seules, l’air embaumé des Albères; mais ne voilà-t-il pas que nous sommes menacées d’une invasion de jeunes désœuvrés, qui veulent tàter de l’ennui de province, après avoir succombé sous l’ennui de Paris!

Tenez, dit-elle, en me tendant le Figaro, voyez ce que raconte le journal de ce matin. Je le pris de sa main, et je lus ce qui suit:

«On s’occupe déjà de villégiature, pour réparer l’effet désastreux des bals. Les provisions de beauté et de fraîcheur vont s’épuisant chaque semaine, et les maris sont déjà invités à préparer un budget, pour en opérer le renouvellement, en quelque pays que ce puisse être; mais la Suisse, Dieppe et Trouville auront cette année un rival redoutable: c’est le Roussillon.

«Le succès extraordinaire et mérité obtenu, dans les soirées du faubourg Saint-Honoré et de la Chaussée-d’Antin, par une étrangère splendidement belle, lui a attiré tous les regards et tous les hommages. On s’est naturellement demandé en quel pays on avait d’aussi beaux yeux et un teint aussi pur, sans parler de la distinction; on a su que cette reine de la saison appartient à une ancienne famille catalane, et qu’elle habile, en Roussillon, quelque ancienne commanderie de Templiers, nommée le Mas-Deu.

«Depuis huit jours, toutes les jeunes femmes raffolent du Roussillon; on a enlevé la dernière édition du Guide-Joanne sur ce pays, et loué ce qu’il y a d’habitable à Castel-Roussillon, à Canet, à Elne, à Argelès, à Collioure et à Port-Vendres.

«Et comme partout où l’on porte du miel il y vient des mouches, une colonie de jeunes gens, parmi lesquels figurent plusieurs lionceaux du foyer de l’Opéra et du Jockey, vient d’expédier, dit-on, des courriers, pour retenir même les cabanes des pêcheurs.»

–N’est-ce pas insupportable? s’écria la contessine avec humeur, et dire que nous ne pourrons pas éviter cette cohue! Les médecins ont ordonné l’air et les bains de cette côte à l’amiral, et nous avons déjà loué une maison à Canet; qu’on nous y laissàt au moins deux mois tranquilles! Louise en a besoin autant que son mari, et j’en ai besoin moi-même pour revoir mon cinquième chant.

Vous verrez cela, ajouta-t-elle, en me tendant la main.

Elle sortit, et j’allai rendre visite au chevalier de Médrane.

Il habitait rue Laffitte, numéro13, le petit appartement qu’avait occupé Cerutti, en1791, lorsque, à l’apogée de sa réputation, il prononça l’oraison funèbre de Mirabeau. La rue, qui portait le nom du comte d’Artois, prit alors le nom de Cerutti, qu’elle conserva jusqu’en 1814. La Restauration le lui ôta, pour lui rendre celui du comte d’Artois; mais elle le perdit de nouveau en 1830, pour prendre celui du banquier Laffitte,

L’appartement du chevalier, correctement tenu, avait une propreté extrême, mais une élégance un peu fanée. Meubles, tentures, guéridon, bureau, tout y rappelait le goût du temps de Louis XV. La pendule et les flambeaux garnissant la cheminée du salon, qui était aussi son cabinet, étaient en belle porcelaine de Saxe, complétés par des vide-poches en vieux Sèvres, élégamment montés.

M. de Médrane m’accueillit avec une courtoisie à demi familière, et me parla de mes travaux en homme qui a lu et retenu. Je le trouvai plus ouvert et plus communicatif que je ne l’avais espéré. En me voyant considérer attentivement les pièces les plus remarquables de son mobilier, il me dit avec un sourire:

–Ce sont les témoins et les discrets confidents de ma jeunesse. Ces vieux Saxe et ces vieux Sèvres me servent depuis que je servais moi-même le roi Louis XV, dans les mousquetaires gris du marquis de Lachèze.

Je ne fus pas maître d’un mouvement de surprise, et je lui dis:

–Monsieur le chevalier, j’ai l’esprit et la mémoire obsédés par un doute que je vous demande la permission de dissiper: n’ai-je pas eu l’honneur de vous voir, chez mon père, vers1811?

–Oh! non, me répondit-il en souriant; vous me confondez avec le chevalier de Médrane de Mauhic, mon cousin, avec lequel je vécus, en effet, déguisé dans les bois, et chez les bons paysans de votre pays, lorsque le frère ainé du chevalier, chef de la famille, périt à Auch, sur l’échafaud, avec la meilleure noblesse du département.

J’eus l’occasion de connaître alors M. votre père, gentilhomme verrier, spirituel et instruit, mis en réquisition par le comité de salut public, sous prétexte de chimie, pour fabriquer du salpêtre. On lui avait donné, pour chauffer ses fournaux, les saints, les vierges et les anges dorés des églises d’Auch; et j’estime qu’il a dû se faire, avec les plus beaux, bien des protecteurs dans le ciel; car, en fait de milice céleste, il ne mit au feu que les séraphins écloppés et les vierges hors de service. Le lendemain du9thermidor, il céda au vœu de habitants, en jetant ses drogues dans le Gers; et poisson y fut empoisonné, depuis la Treille jusqu’à Layrac.

Mais tout cela remonte, comme vous voyez, à uni époque bien antérieure à la vôtre. J’étais accouru dans l’Armagnac pour essayer de venger la mort de M. de Médrane, mon oncle; je voulais tuer le misérable Dartigoyte notaire de Mugron et député des Landes, qui fut le bourreau de ces contrées; mais l’occasion ne se présenta pas et je rejoignis l’armée, où j’étais déjà un vétéran.

Et, comme je me récriais, il reprit:

–Ah! c’est que nous nous battions jeunes, de mor temps! Une mousquetade reçue, en Corse, à seize ans, dans le dernier combat de Paoli contre les troupes françaises du comte de Vaux, me fit admettre à la compagnie grise, en1770, à dix-huit ans, grâce à l’appui du comte de Flamarens, grand louvetier, mon compatriote et le vôtre.

Puis, emporté par ses souvenirs, il ajouta:

–Nous n’étions pas plus braves qu’aujourd’hui; oh non, mais nous étions, je crois, mieux élevés pour notre destination. A l’Académie royale, on ne demandait pas à un gentilhomme s’il était maître ès arts, ou, comme vous dites, bachelier: être bien fait, alerte, brave, entreprenant, c’était le premier titre à l’admission. On apprenait à monter à cheval, à danser, à dessiner, à parer et à donner un coup d’épée; et lorsque, à ce point de vue, on sortait des mains de Teillagory et de ses prévôts, on pouvait hardiment se risquer sur le pré. Cette éducation jeune et militaire, une fois acquise, on la complétait par la conquête d’une ou de deux jolies femmes, et la cour faisait le reste pour ceux qui n’étaient pas tués.

Le jour où j’entrais à l’Académie, la comtesse du Barry entrait à Versailles. Elle avait vingt-sept ans, et elle était, foi de mousquetaire, une très-belle fille, avec des façons fort distinguées, quoi qu’on en ait dit.

En1775, les mousquetaires ayant été licenciés, les bontés du vicomte de Vergennes me firent entrer dans sa compagnie des gardes de la porte.

Quand vint la grande débâcle, j’accompagnai Mesdames de France à Rome et à Naples, et, en attendant une éclaircie, je passai près d’une année dans un village de l’Apennin, près des sources de la rivière de Corrèse: mais j’étais soldat; d’augustes volontés me commandèrent de garder mon épée, et je servis mon pays, comme j’avais servi mon roi.

Néanmoins l’Italie m’attirait; j’y avais la pensée unique de ma vie. J’y errai longtemps, de province en province. Je m’arrêtai enfin dans un village de la Sabine. J’avais fixé près de là mon dernier gîte, et j’y reviens tous les ans, jusqu’à ce que j’y reste.

Merci de votre visite d’aujourd’hui; vous ne m’auriez pas trouvé demain.

Comme il disait ces paroles, une belle fillette de quinze à seize ans, costumée en contadine du val d’Arno, entra familièrement chez le chevalier. Elle était grande, élancée, grêle des membres, avec le regard fin et vif, la figure un peu émaciée, comme si elle était pâlie par une pensée lardente et précoce.

–De quelle province êtes-vous, ragazzina mia? lui demandai-je.

Io so di Sicna, signore, me répondit-elle, avec un petit air de fierté provocante.

–Et pourquoi dites-vous so, au lieu de sono, comme tous les Italiens qui parlent correctement?

–Oh! prenez garde, dit le chevalier de Médrane, en riant. Vous ne serez pas le plus fort sur ce terrain, qui est le sien. Elle préfère la langue de Sienne à celle de Florence. 1

Noi, Sanesi, parlamo come la santa, dit l’enfant.

–Vous le voyez, ajouta le chevalier, c’est une puriste. Beppa prétend que sainte Catherine de Sienne parlait un italien bien plus pur que celui de la Crusca.

E di certo, Excellenza, dit Beppa avec fermeté.

–C’est une réformatrice de la langue italienne, continua le chevalier en souriant, et elle joint, quand il le faut, l’exemple au précepte. Beppa fait des vers fort gracieux, et même en improvise, comme le plus habile poëte qu’il y ait de Sienne à Pistoie.

Flattée du témoignage de son maître, la jeune pecoraia voulut lui lire un storncllo qu’elle venait de composer.

–Demain, ma chère Beppa, lui dit le chevalier avec douceur.

Ma, poichè andate via dimane, Excellenza!

–C’est vrai, Beppa, je pars demain; mais tu me diras ton stornello avant que je parte, et tu le répéteras à la contessine Laura, quand je serai parti. <

Je laisse Beppa à ces dames, ajouta le chevalier. Elles se rendent aux bains de Canet, où elles espèrent trouver un peu d’isolement et de repos, dont madame du Guénic paraît avoir besoin.

Viendrez-vous en Italie? me demanda-t-il, en me tendant la main en signe d’adieu.

–Peut-être.

–Eh bien! alors, nous nous rencontrerons, où? je n’en sais rien; mais, en Italie, on se rencontre toujours.

Là-dessus, je pris congé du chevalier, qui était devenu une connaissance, sans cesser d’être une énigme.

Le Secret du chevalier de Médrane

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