Читать книгу Une course à Chamounix : conte fantastique - Adolphe Pictet - Страница 3
ОглавлениеProjet de voyage. Défiances et perplexités du major. Contradictions de la rumeur publique au sujet d’un mystérieux personnage. Rêve inquiétant et résignation philosophique.
NOUS partons pour Chamounix, major; venez avec nous. Notre ami George sera de la partie; nous l’attendons d’un jour à l’autre.
— Qui est George, s’il vous plaît?
— Un excellent garçon, major; un aimable et gai compagnon de voyage que nous aimons de tout notre cœur. Vous aurez du plaisir à faire sa connaissance.
— Mais encore, qui est-il? d’où vient-il? que fait-il?
— Ma foi, dit Franz, vous m’en demandez trop; ce serait une longue histoire. Les faits et gestes de George ont eu le privilége d’occuper singulièrement l’imagination du public, et, si vous n’en avez pas ouï parler, c’est que vous vivez habituellement je ne sais où, occupé de je ne sais quoi. Quant à moi, je laisse dire, et je m’en tiens à son individualité que j’estime et que j’aime. Fiez-vous à moi sous ce rapport; et ne vous ôtez pas le plaisir de l’inattendu par des questions prématurées.
— Vous piquez vivement ma curiosité, mon cher Franz; et si je puis m’arracher à mes occupations, à mes devoirs...
— Allons, major, s’écria la gracieuse et spirituelle Arabella, soyez étourdi une fois en votre vie. Laissez là votre bagage poudreux de science et de vieux bouquins, et suivez-nous les yeux fermés; vous n’aurez pas à vous en repentir. C’est une chose arrêtée, n’est-ce pas? Demain, nous prenons les devants, Franz et moi; j’écrirai à George qu’il vous donne avis de son passage à Genève, et vous ferez bonne connaissance en venant nous rejoindre à Chamounix.
Le major consentit. Il secoua cordialement la main de Franz, s’inclina devant Arabella, et sortit en leur souhaitant un bon voyage.
Comme il descendait lentement l’escalier, en réfléchissant à cette partie si brusquement engagée, il crut entendre un bruit lointain d’éclats de rire. Il s’arrêta pour écouter, et reconnut très distinctement la voix mâle de Franz et la voix argentine d’Arabella, unies dans un duo de gaîté malicieuse. Puis, après un moment de silence, l’exclamation de: Gare au major! vint frapper son oreille intriguée. Cela ne laissa pas de lui donner à penser.—Que diable cela veut-il dire? et quel est donc ce George que l’on entoure de tant de mystérieuses réticences? Gare au major! Serais-je menacé de quelque mystification? Au surplus nous verrons bien; j’aurai soin de me tenir sur mes gardes.
Comme le major tout préoccupé courait dans la rue, il donna tête baissée contre un de ses amis qu’il faillit renverser. — Hé, doucement! à qui en avez vous donc, major? —Connaissez-vous un nommé George? — Parbleu, il n’est question que de lui dans toute la ville. George est un célèbre romancier, que l’on attend d’un jour à l’autre avec M. de Balzac. — Je n’en crois rien, dit un jeune homme qui passait; j’ai vu de mes yeux ce George dont on parle tant. C’est une manière de paysan avec une blouse crottée, un feutre usé, des souliers à gros clous et une boite de fer blanc derrière le dos. On assure qu’il voyage en Suisse pour le compte des herboristes de Paris. —Que nous contez vous là ? reprit le premier interlocuteur. Je l’ai vu aussi, moi, dans une loge aux Italiens. Il portait une redingote de velours noir, une cravate bleu de ciel, et maniait fort agréablement une jolie badine.
— Mais quel est son pays? demanda le major.— On le croit Italien, dit l’un. — Non, Français, dit l’autre. — A moins qu’il ne soit Hollandais, reprit le premier; car il ajoute quelquefois au nom de George celui de Piffoëls.
Étourdi de ces contradictions, le major s’enfuit en se bouchant les oreilles.
Il arriva dans un salon, et s’adressant à un homme d’un extérieur grave, qu’il conduisit dans l’embrasure d’une fenêtre: — Mon cher ami, lui dit-il, vous avez toute ma confiance. Dites moi donc, je vous prie, ce que vous savez d’un nommé George, sur lequel il court les bruits les plus contradictoires.
— La question que vous faites là est embarrassante, répondit l’interrogé en prenant un air diplomatique. Ce George est, dit-on, un émissaire du grand comité révolutionnaire européen; c’est un homme fort dangereux, habile à prendre toutes sortes de masques. On assure même qu’il se déguise quelquefois en femme pour mieux ourdir les trames perfides dont les fils luisent confiés.
— Mais, dit le major, n’a-t-il pas fait des romans?
— Des romans, si l’on veut, reprit l’autre d’un air fin; mais en y regardant de près, on voit bientôt que ces prétendus romans ne sont que de dangereux brûlots lancés contre l’édifice social. On veut ébranler l’ordre politique en sapant les bases de l’ordre moral. Tout cela fait partie d’un vaste complot dont ce George est un des instruments les plus actifs et les plus puissants. Aussi notre police a-t-elle été dûment avertie de sa prochaine arrivée, et nous aurons l’œil sur lui.
— J’ai entendu que ce vieux radoteur vous parlait de George, dit un jeune élégant en s’avançant un lorgnon à la main. Je suis sûr qu’il ne vous a débité que des sottises à ce sujet. Que vous a-t-il raconté d’elle?
— D’elle! s’écria le major, — d’elle?... mais, George...
— Est une femme, dit en riant le dandy. D’où diable sortez vous, mon cher, pour être d’une ignorance aussi crasse? Une femme charmante, ma foi, qui écrit des romans délicieux; la peinture la plus naïve du cœur humain, tout ce qu’il y a de plus pastoral...
— Allons, dit le major, il est décidé que la tête m’en tournera. Il faut pourtant que je tire la chose au clair.
«Madame, avez-vous lu les romans de George? — Non, monsieur, dit la dame d’un ton sec, et en tournant le dos au major d’un air de pruderie offensée.» Celui-ci remarqua que trois demoiselles, entendant la question, avaient rougi jusqu’au blanc des yeux.
«Ce serait bien le diable!» s’écria-t-il. Il saisit son chapeau et courut au premier cabinet littéraire.—Les romans de George, demanda-t-il impétueusement à une bonne vieille dame en lunettes, assise au comptoir.
— George! répéta la bonne femme, en ôtant ses lunettes, et en regardant le major avec des yeux indignés; George! Sachez, monsieur, que je ne tiens pas de ces livres-là.
Le major rentra chez lui dans un état de cruelle perplexité.
Il eut beaucoup de peine à s’endormir, et lorsqu’enfin le sommeil eut clos ses paupières, il ne rêva que du mystérieux George. Il le vit sous toutes les formes possibles, mais toujours hostile et moqueur. Tantôt c’était un bel esprit qui, armé d’une sarbacane, faisait pleuvoir sur lui des sarcasmes aigus sous forme de petites flèches empoisonnées; tantôt un gros rustre de paysan qui lui marchait sur le pied et s’éloignait en ricanant; tantôt un sombre conspirateur au regard menaçant et la main sur le poignard; et tantôt un écolier malin qui lui donnait un croc en jambe, et fuyait en tirant la langue. Enfin George lui apparut comme une belle dame en costume de voyage. Il s’approcha d’elle respectueusement, et lui adressa quelques compliments sur le bonheur de l’accompagner. Elle l’écouta d’un air bienveillant, et lui tendit la main; mais comme le major la portait à ses lèvres, il reçut inopinément le soufflet le plus sec que jamais femme ait appliqué sur une joue.
A l’aube du jour, le major se leva et courut droit chez son ami Franz, pour lui arracher une explication positive et détaillée; mais Franz venait de partir avec Arabella. Il revint chez lui, et se mit à compulser le Dictionnaire de Feller, la Biographie des hommes vivants, la Biographie universelle, etc., etc.; mais nulle part il n’était question de George ni de Piffoëls.
— Au diable! dit-il enfin, je suis bien fou de me casser la tête à chercher le mot de cette énigme: laissons arriver le véritable George et nous verrons bien!
Sur quoi le major, se remettant paisiblement à ses occupations ordinaires, lut un chapitre du Mahâbharata, joua une fugue de Bach, planta un carré de choux, et fit deux fusées à la congrève.