Читать книгу Une course à Chamounix : conte fantastique - Adolphe Pictet - Страница 9
Arrivée à Chamounix. Le libre des voyageurs et la famille Piffoëlls. Nouvelles surprises bu major. Discussion sur l’art, et méthode remarquable de démonstration par un récit en action. L’Océan, les palmiers et les monstres marins dans l’auberge de l’Anion.
ОглавлениеLES jours suivants, le major fit de profondes réflexions sur les curieux incidents de son entrevue avec George. Après y avoir appliqué tous les procédés de l’analyse et de la synthèse, il en vint à cette conclusion: que nous connaissons fort mal encore les limites qui séparent la réalité de l’illusion, le fond de l’apparence, le merveilleux du naturel. Il se présentait une belle occasion d’approfondir cette obscure question: il résolut d’en profiter.
Il partit donc pour Chamounix, et il descendit le même soir à l’hôtel de l’Union, où il devait trouver ses amis.
«Le livre des voyageurs! cria-t-il brusquement au garçon. — Je suis curieux de voir, se dit-il, quels titres et qualités se donne cet énigmatique personnage.
Il reconnut d’abord les grandes et impétueuses pattes de mouche de son ami Franz, musicien-philosophe, né au Parnasse, venant du Doute, allant à la Vérité. Puis, plus bas, il reconnut l’écriture du billet qu’il avait reçu, et il lut ce qui suit:
Noms des voyageurs. Famille Piffoëls.
Date de leurs titres. Toujours.
Délivrés par qui. Par l’opinion publique.
«Me voilà bien avancé !» dit le major.
— Monsieur vient-il pour les arrêter? dit l’aubergiste en s’approchant respectueusement.
— Arrêter qui?
— Mais cette famille de bohémiens à longs cheveux et en blouses, qui fait là-haut un sabbat d’enfer, qui se moque du roi, de la loi et des maîtres d’hôtel. C’est à ne pas s’entendre. Tous mes voyageurs déguerpissent.
— Combien sont-ils?
—Quatre, cinq, que sais-je?... des hommes, des femmes.... ça va, ça vient.... ça se transforme... Il y a aussi deux enfants.
—De carton? dit le major.—Les avez vous bien examinés? ajouta-t-il en tirant l’aubergiste à part; êtes-vous sûr que ce ne soient pas des automates?
Le brave homme ouvrit de grands yeux.
— Je ne sais pas, répliqua-t-il, si ce sont des tomates; mais quant à être de carton, ils font trop de bruit pour cela.
— Où sont-ils logés?
— Au numéro 13.
Le major monta précipitamment, et entra tout droit dans la chambre désignée.
—Eh! voici notre cher compagnon de voyage, s’écria Franz en s’élançant à sa rencontre. Soyez le bien venu! voilà un homme de parole!
Le major, sans répondre un seul mot, se laissait secouer amicalement la main. Ses yeux qu’il avait portés rapidement autour de la chambre s’étaient arrêtés sur un tableau qu’il contemplait avec étonnement.
Aux deux extrémités d’un sofa placé devant le feu de la cheminée, mollement appuyées sur des piles de coussins, deux nobles figures de femmes se dessinaient comme un groupe statuaire d’une harmonieuse symétrie. Toutefois cette symétrie ne s’étendait qu’à la disposition générale des lignes et des contours, car les détails offraient bientôt à un œil attentif tous les caractères d’une antithèse complète et brillante. Des deux parts il y avait union de force et de grâce; mais ici la grâce prédominait sur la force, tandis que là elle semblait jetée comme un voile léger sur un principe de puissance qu’elle modérait à peine. Des deux parts, intelligence et poésie; mais ici plus de réflexion et d’esprit, là plus de spontanéité et de génie. Le calme fier de ces deux physionomies semblait chez l’une le fruit de la lutte intérieure et de la victoire de l’âme; chez l’autre un don de la nature, et la simple expression d’une force innée qui a la conscience d’elle-même.
Le contraste éclatait jusque dans les détails du costume, disposé d’une part avec le goût le plus exercé, et de l’autre avec toute l’indépendance d’une imagination capricieuse. L’art se montrait dans l’arrangement de ces boucles de blonds cheveux, qui descendaient en touffes élégantes et dorées, tandis que les masses lisses et compactes de cette noire chevelure témoignaient d’un superbe dédain pour les ressources de la coquetterie féminine. Enfin, ce qui complétait l’opposition, c’est qu’Arabella, la première de ces deux femmes, gracieusement inclinée sur le sofa, tenait à la main un flacon d’eau de senteur; tandis que George, (le major l’avait reconnu au premier coup d’œil) dans une pose plus hardie, fumait tranquillement une longue pipe turque.
Le major resta quelques instants immobile sous le coup de l’étonnement. Il était arrivé par de subtiles inductions à se persuader que George était un homme, et voici qu’il la trouvait décidément femme, sœur et compagne d’Arabella.
— Il paraît, dit celle-ci en riant, que notre ami le major marche de surprise en surprise. Eh bien! vous ne nous dites rien? Ne reconnaissez-vous donc pas cette dame? Avez-vous oublié votre entrevue à l’hôtel du Léman?
— Je gagerais, s’écria Franz, qu’il est encore sous l’influence des cigarres de datura.
—Les cigarres de datura! répéta le major, comme si une lumière subite eût éclairé son esprit perplexe; je crois, en effet, que c’est là la cause de quelques illusions singulières qui ont dû me faire paraître bien ridicule à vos yeux.
— Mais pas trop, major, je vous assure, dit George d’un air malicieux; seulement, vous aviez l’air un peu ébahi, et en partant vous vous êtes fait une querelle avec ma fille qui vous veut un mal de mort. Solange, venez donc ici, et faites votre paix avec le major.
La petite fille aux blonds cheveux s’avança en faisant une jolie moue; elle leva vers le major deux yeux déjà rayonnants de génie, et lui dit d’un ton décidé :
— Vous m’avez gâté ma poupée en voulant m’embrasser; je ne vous aime pas.
— Votre poupée! ma chère petite, dit le major en lui pinçant la joue pour s’assurer qu’il n’était pas dupe d’une nouvelle illusion. Je vois en effet que je me suis trompé. C’est singulier, je vous ai prise vous-même pour votre poupée.
Un éclat de rire général accueillit cette naïve confession. Le major promit de remplacer le joujou perdu, et la meilleure harmonie s’établit entre tous les membres de la caravane.
Une conversation s’engagea vive, rapide, vagabonde, effleurant tout et n’approfondissant rien. On en vint enfin à parler de l’art, mot sublime devenu banal par l’abus qu’on en a fait.
— Voyons, dit Franz, tâchons une bonne fois de donner un sens à ce mot protée. Nous aurons bien du malheur si nous n’arrivons à rien, en réunissant les idées d’un poète, d’un artiste et d’un universel.
— Pas d’injures! s’écria le major; les injures sont interdites. Si vous m’appelez universel, je vous appellerai croque-note, je vous en préviens.
— Comment donc! mais c’est là l’épithète...
— De l’ironie la plus sanglante, Franz; un brevet d’universalité n’est et ne peut être qu’un brevet d’universelle médiocrité : vivent les hommes spéciaux!
— Ne tombons pas d’un extrême dans l’autre, dit Arabella; les hommes spéciaux sont comme les puits artésiens, profonds, mais étroits.
— S’ils sont vraiment profonds, dit le major, la source vive en jaillit. Qu’importe leur diamètre.
— Mais le génie? dit Arabella.
— Le génie, c’est autre chose; le génie est nécessairement spécial et universel tout à la fois; c’est le fleuve puissant qui s’élance du sein de l’abîme pour se répandre sur de vastes contrées.
George fit un signe muet d’assentiment.
— Revenons à notre sujet, dit Franz. Qu’est-ce que l’art? voyons votre définition.
— Je m’en garderai bien, répliqua le major. Une définition est une livrée que l’on endosse, et sous la gêne de laquelle il faut marcher pendant tout le cours de la discussion.
— Je ne serai pas si prudent, et je dirai hardiment que l’art est un langage.
— C’est un peu vague, dit le major.
— Je m’explique. Le langage est une manifestation d’idées sous une forme sensible; l’art peut-il être autre chose? Seulement l’art doit chercher dans le beau ses moyens d’expression, car c’est là son domaine. Je compléterai donc ma définition en disant que l’art est le langage du beau.
— Mais, objecta le major, la nature ne nous parle-t-elle pas aussi cette langue du beau; et si cela est, que devient votre définition? Car la nature et l’art ont toujours été opposés l’un à l’autre, comme deux puissances rivales, ou comme le modèle à la copie.
— Vous verrez, dit Arabella, que nous allons en revenir à cette conclusion rebattue, que l’art est l’imitation de la nature.
— Rebattue, en effet, et fausse de tout point, s’écria Franz. Comment l’appliquerez-vous à la musique, par exemple? par quel artifice de raisonnement rattacherez-vous Beethoven au rossignol?
— Cela paraît difficile, dit le major; toutefois le principe de l’imitation de la nature me semble avoir son utilité et sa vérité. Il est utile, en ce qu’il donne à l’art une base réelle, en ce qu’il empêche l’artiste de s’égarer dans les espaces indéfinis de l’idéal; il est vrai, quand il s’applique à la nature, considérée, non pas dans ses résultats, mais dans ses forces vivantes et productives.
George, qui avait écouté jusque-là silencieusement, en laissant monter de temps à autre une bouffée floconneuse, éloigna de ses lèvres l’ambre poli, et dit d’un ton ferme et calme:
— Subtilités que tout cela! vous vous trompez, mes maîtres: l’art est une création.
— D’accord, dit le major, avec la restriction...
— Sans restriction aucune, interrompit George: l’art crée aussi réellement et aussi complétement que la puissance qui a tout fait sortir du néant.
— Vous n’entendez pas cependant que les productions de l’art aient la même réalité que les êtres naturels.
— J’affirme au moins que l’art peut porter l’illusion jusqu’au point où il devient impossible de la distinguer du réel; et qui sait si la vérité des êtres naturels est autre chose qu’une illusion de ce genre? Mais vous avez l’air incrédule, major; eh bien! écoutez le récit d’un rêve que j’ai fait la nuit dernière.
George commença son récit, et après les premières phrases destinées à servir d’introduction, il s’opéra une singulière révolution dans l’esprit du major. Il avait écouté attentivement les paroles qui sortaient de la bouche du conteur; mais bientôt ces paroles, au lieu d’arriver à son oreille sous forme de sons, lui parurent prendre un corps et se manifester comme images à l’organe de la vue. D’abord une vapeur diaphane et brillante sembla s’étendre peu-à-peu sur tous les objets environnants. Le sofa, la chambre, Arabella, Franz, disparurent sous ce voile bleuâtre. George seul restait en vue, planant, à ce qu’il semblait, au milieu de l’espace. Bientôt le major s’aperçut que ce qu’il avait pris pour une vapeur transparente, n’était autre chose que la voûte azurée du ciel, au-dessous de laquelle l’Océan étendait à perte de vue sa surface étincelante des feux de l’aurore. Le soleil se leva soudainement, comme si l’œil de la nature se fût ouvert par un réveil subit.
George parlait toujours, et ses paroles, se corporifiant aussitôt, descendaient sur la mer comme une magnifique cascade de formes végétales, élégantes et majestueuses. Arrivées à la surface de la mer, ces formes se groupaient aussitôt de la manière la plus pittoresque; et on vit s’élever du sein des eaux comme un immense et merveilleux bouquet. Des palmiers gigantesques balançaient mollement leurs panaches inclinés au-dessus des masses compactes d’une verdure admirable de fraîcheur. Des lianes à feuillage bizarre s’élançaient de toutes parts, et, couvertes de fleurs bigarrées, formaient d’inextricables contours comme de longs serpents entrelacés. Du milieu de ces masses touffues, d’autres fleurs, magnifiques de formes et de couleurs, mais inconnues aux botanistes, étalaient avec complaisance leurs superbes corolles. Au sommet de ce trône brillant, George, assis dans le calice azuré d’un immense lotus, tenait une lyre d’or, et semblait régner en maître sur ce monde de sa création.
Le major, dans un étonnement indicible, contemplait ce tableau, et cherchait à s’expliquer de quelque manière comment s’était opéré ce prodige, lorsqu’il vit George, cédant au sommeil, se pencher en arrière, la tête renversée sur le bord du lotus. La lyre s’échappa de ses mains, et tomba au fond du calice en rendant un son plaintif. Au même instant, du fond de l’abîme transparent comme une masse de cristal, s’élevèrent ainsi qu’une sombre nuée d’orage, une foule de monstres, hideux enfants du chaos. Bientôt l’île fleurie fut entièrement entourée de leurs groupes effroyables. D’énormes serpents, pelotonnés ensemble, soulevaient leurs têtes au-dessus des eaux, et lançaient des regards venimeux sur le brillant lotus. D’immenses polypes, agitant leurs bras noirs, enveloppaient les tiges des palmiers, et s’efforçaient d’entraîner l’île au fond de la mer. Des poulpes aux yeux de feu appliquaient leurs horribles tentacules sur les fleurs délicates et les mettaient en pièces. L’agitation causée par les efforts réunis de ces monstres gigantesque souleva les flots comme la tempête la plus violente. Des vapeurs pestilentielles se déroulèrent en masses ténébreuses, et le soleil obscurci ne laissa plus voir qu’un disque sanglant: au zénith seul le ciel brillait toujours d’un azur sans tache.
Cependant l’île balancée par les vagues furieuses, cédant aux puissances ennemies qui l’attaquaient, menaçait à chaque instant de s’engloutir dans l’abîme. Déjà les bras sombres des polypes, gagnant de proche en proche, allaient atteindre le calice élégant du lotus, lorsque soudain George se réveilla, et, mesurant le danger d’un regard superbe, saisit la lyre d’or, et en fit retentir les cordes harmonieuses. Alors on vit le trône merveilleux s’élever lentement au-dessus des flots, et monter comme un navire aérien vers le zénith azuré. Les monstres attachés de toutes parts, redoublant d’effort et de rage, furent soulevés un instant, et montrèrent leurs formes repoussantes à la lumière du jour épouvanté. Mais forcés enfin à lâcher prise, ils retombèrent dans l’océan comme une horrible avalanche, et allèrent cacher dans les entrailles de la nuit leur honte et leur impuissante fureur. La mer reprit peu à peu son calme, le soleil brilla de nouveau d’un éclat pur, et les nobles harmonies de la lyre d’or s’étendirent librement dans l’espace infini.
En ce moment-là, le major eut la sensation d’un voile qui s’abaissait sur ce tableau, comme le rideau d’un théâtre. Il se frotta les yeux, et revit distinctement et la chambre d’auberge, et le sofa et ses compagnons de voyage.
— Eh bien! dit Franz, que vous semble de ce récit? Ne croirait-on pas avoir assisté à toute la scène, tant la description en était vive?
— Ne croirait-on pas!.... la description!.... mais je viens de voir tout cela de mes propres yeux, s’écria le major.
Tout le monde se regarda d’un air étonné ; et le major, revenant tout-à-fait à lui, ne comprit point comment il avait pu s’abuser d’une façon aussi étrange. Il lui parut évident que ce qu’il avait pris pour le ciel n’était que le papier bleu de la chambre. Le sofa, avec son indienne à grandes fleurs et ses coussins sur lesquels George était assis, avait remplacé l’île enchantée. Le visage souriant d’Arabella, entouré de bloucles blondes, se trouvait exactement à la place où le major avait vu le soleil; et l’onduleuse chevelure de Franz, qui s’était assis à terre aux pieds de George, ne ressemblait pas mal aux serpents entrelacés et aux bras flexibles des monstres marins.
—Vous êtes, monsieur le major, dit George après un moment de silence, vous êtes le plus grand et le plus habile flatteur que j’aie rencontré de ma vie. Sur un simple récit que je fais, vous feignez de tomber en extase et d’avoir des visions. Cela n’est pas bien, et j’exige de vous plus de franchise, si vous voulez que nous restions en bonne intelligence.
— Mais, dit le major, je vous jure mes grands dieux....
— Assez, assez! pas un mot de plus! Vous ne me persuaderiez pas, ajouta-t-elle en se levant pour prendre son bougeoir. Demain, si le temps est beau, nous irons au Montanvers et à la mer de glace; là, major, vous pourrez avoir des visions tout à votre aise. Franz, chargez-vous de retenir les mulets.
En disant ces mots, George prit Arabella par la main et se dirigea vers la porte. En passant devant le major, elle le salua d’un léger signe de tête, accompagné d’un coup-d’œil et d’un sourire qui lui parurent renfermer une expression bien prononcée de malice sarcastique.