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CHAPITRE II

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Table des matières

Le soir du départ était arrivé. Avertie, après avoir installé son sac en «première classe», parcourait le long couloir du train à la recherche de son amie, quand elle avisa dans un compartiment, sorte d'antre noir, tous rideaux tirés, une forme vague, immobile et entourée de nombreux paquets. C'était Floche.

—Ah! vous voilà, enfin! dit celle-ci à voix basse, en parlant du nez pour ajouter au mystère. Vous voyez, j'ai tout retenu et éteint. Comme ça, les gens ont peur; ils ne comprennent pas ce qui se passe; ils prennent les paquets pour un malade et ne montent pas dans votre compartiment.

—Fort bien, mais vous êtes en seconde.

—Oui, je sais. Après vous avoir quittée chez Cook, l'autre jour, j'ai beaucoup réfléchi et fait déclasser mon billet. C'était trop absurde de dépenser, pour les coussins de velours, presque le double du prix des mêmes coussins en reps! Alors, j'ai pris le reps.

—Bien. Et moi, vous m'avez laissée pour compte au velours! Parfait, ce voyage prévu à deux, qu'on décide ensuite de faire séparément!

—Non, non, j'ai pensé à tout. Je sais bien qu'après votre premier moment de rage, de fureur, vous serez enchantée de faire comme moi. Après tout, c'était une folie que ces 1re classe! Vous n'allez pas me faire croire que vous êtes bâtie autrement que moi et que vous ne supporterez pas deux jours en seconde, y compris la première nuit?... Et ce sera moi, encore, qui vous aurai mis cent francs dans votre poche!

Avertie abasourdie («Quel toupet!» marmottait-elle) ne se prononçait pas. Mais le hasard donna raison à Floche; les premières se trouvèrent bondées et les secondes à peu près vides. Le transbordement se fit rapidement et Floche triompha.

Capuchon d'auto sur la tête, coussin à vent dans le dos, droite comme une idole, la Comtesse Floche s'endormit. Avertie, grâce à de nombreux oreillers, en fit autant.

***

Bâle. 6 heures du matin.

Träger, Gepäck?

Ja wohl.

—Buffet?

Ja wohl.

D'un pas alerte, toutes deux descendent et se précipitent vers le déjeuner. Mais le «n° 18» ne suit pas. À côté des valises, la courroie rejetée sur sa blouse bleue, il a l'air d'un pot de faïence de Delft ou d'un vieux hibou.

—Eh bien! qu'attendez-vous? lui crie Avertie. Schnell!!! Schnell!!!

Nein.

—Quoi, Nein?

Kann nicht das tragen, zu viel! dit-il avec placidité, en montrant d'un signe de tête le tas des sacs jaunes.

—Appelez un camarade.

Nein, zu viel.

Avertie commence à s'échauffer. Le vieux hibou évidemment «ne veut rien savoir». Pourquoi aussi l'a-t-elle choisi tassé, et hors d'âge pour porter leurs valises? Décidément, c'est comme pour les fiacres, elle n'a pas l'œil.

Mais Floche s'en va déjeuner, tandis qu'Avertie essaye de réveiller l'énergie du vieux hibou, en promettant des sommes folles pour lui mettre un peu de cœur au ventre. À la fin, elle le menace même de ne rien donner du tout... Le vieux la plante là et s'en va.

—Ça, pour le coup, ça ne s'est jamais vu! s'écrie Avertie.

Le temps presse, cependant. Elle n'a plus que six minutes pour transborder les sacs. Sans se décourager, forte de son droit, elle demande à droite et à gauche; malheureusement, dès que les hommes d'équipe aperçoivent les nombreuses «peaux de truie», c'est comme un sort, ils hochent la tête et s'en vont d'un air mystérieux.

Il faut pourtant en finir; la sueur lui perlant au front, après des démarches d'une politesse toute XVIIIe auprès du chef de gare, Avertie apprend qu'un arrêté, daté du matin même, défend à tout porteur de se charger des «valises, colis et autres bagages à main» dépassant 0,80 x 0,50, sous peine d'être mis à pied!

Tandis que Floche, au buffet, trouvait les petits déjeuners suisses bons mais chers, on annonça le départ du train. Soudain Avertie, en bombe, tomba sur la dernière bouchée de Floche qu'elle insulta, bouscula, mais sans lui conter rien de sa déconvenue si déshonorante pour une jeune vaniteuse de son expérience des voyages. Elle la poussa enfin jusqu'aux colis, lui mit dans une main un des sacs, dans l'autre la poignée de la trop célèbre valise et à elles deux, à bras tendus et jarrets vacillants, elles enlevèrent leurs bagages devant les voyageurs, le chef de gare et les Träger ahuris.

Floche, sous le joug, se lamentait à tue tête.

—Dieu! les voyages! Ma chère, comme j'avais raison, quel martyre! Et comme je serais plus confortablement, 1, rue Gauthier-Villars!... Mais, tout de même, vous faites des progrès. Je n'eusse jamais osé vous prier d'économiser le Trinkgeld du Träger!

Une fois affalée dans le train, retrouvant, sans doute, une petite croûte parfumée aux coins de ses gencives, elle ajouta avec conviction:

—Ce petit déjeuner suisse m'a fait du bien. Cela repose après une nuit de chemin de fer. Et puis, c'était du thé de Ceylan, heureusement... moi qui ne peux supporter le thé de Chine!... le beurre, pas mauvais... J'ai mangé trois pains noirs avec des petites crottes dessus.

S'était-elle seulement aperçue, cette bonne Floche, qu'elle s'adressait à l'estomac creux d'Avertie?...

Changement de train pour le rapide Lucerne-Saint-Gothard. Avertie tombe avec son amie dans le compartiment des fumeurs: velours rouge, bagages, gentlemen anglais.

—Cette Suisse, comme elle m'ennuie, se dit Avertie. Heureusement que le printemps l'arrange un peu avec ce jaune pâle aux aiguilles des mélèzes et l'épanouissement des arbres fruitiers sur les versants. Mais qu'elle est grise et dure... comme une poire froide d'hiver!

Floche, qui se tenait dans le couloir, l'appela:

—Aimez-vous la Suisse? je ne l'aime pas, moi. C'est trop ratissé.

—Oh! je sais, répondit Avertie, que vous avez un faible pour les lieux communs.

—Des lieux communs? mais, chère amie, vous ne comprenez pas; je vous dis, au contraire, que je n'aime pas la Suisse.

—J'ai bien entendu, affirma en souriant Avertie.

—J'ai donc dit une bêtise?

—Non. Moi, c'est son ciel qui me déplaît... une calotte... une calotte...

—De Suisse!

—Charmant! incomparable!

Décidément, Floche aimait les lieux communs.

Dans le wagon des fumeurs, on se serait cru en Angleterre. Avertie en éprouvait du plaisir. Elle avait toujours eu un goût pour ces indigènes naturellement distingués. Quand elle émettait de tels jugements, elle ne pensait jamais qu'aux hommes, bien entendu. Pourtant, son affreux voisin devait être Berlinois; à sa tête de courtier en fromages, elle avait reconnu cela de suite. Bavarde, elle lui adressa la parole en allemand.

Lui, répondit en français. Ainsi furent-ils fixés tous les deux.

Mais plus loin, le Homespun et le Heather Mixture triomphaient sur les banquettes, mélangés à cette odeur de tabac opiacé qui grisait toujours un peu la jeune femme.

Un vieux, propret, plein de santé, rouge et luisant comme les premières cerises et qu'Avertie, à vue, couronna Baronnet, tenait, dans sa petite bouche vierge et un peu ridicule, une courte pipe de bruyère. Le visage encadré de fins favoris, blancs comme du sucre, et tondus en bordure de buis bien nette, une rose rouge à la boutonnière, il avait l'air d'être chez soi, à l'aise. À côté de lui, un grand garçon, son fils; même corps, mais trente ans de moins... et quel teint! quelles dents! Ah! qu'Avertie se reconnut bien! De suite, elle pensa au baiser que lui donnerait cette bouche ferme et un peu épaisse, dessinée en arc pur, comme celle du David de Michel-Ange. Elle sentit presque, par autosuggestion, l'appui de ces lèvres sur sa bouche mince et elle éprouva une sorte d'émoi.

Son regard descendit le long des jambes du jeune homme; elles étaient fortes, musclées, sèches sous la mince étoffe.

«Il est beau, songea-t-elle, et combien peu il s'en doute! Son gilet écossais l'occupe uniquement et, dans le geste las qu'il vient de faire, n'a-t-il pas précisé ainsi la pose du Mars de Botticelli?»

L'Anglais s'était aperçu qu'on l'observait. Sous son arcade naturellement tragique, sortait un regard long, direct, appuyé. Avertie, satisfaite d'être remarquée, le soutint, beaucoup moins par coquetterie que par admiration.

—Ce regard! c'est un événement, se dit-elle, et ce corps! Il doit être beau, nu, dans cette pose de magnifique flemme sensuelle!

Elle pensa aux recommandations du B.-A, sourit d'accumuler déjà dès le départ, avant même l'Italie, et se parlant à elle-même:—Décidément, on ne s'ennuie pas en voyage quand on a des sens...

Le paysage se déroulait. «Petits sapins, et volets verts, chantonna-t-elle, savez-vous où je vous préfère? Dans les bergeries des arbres de Noël, en mousse de bois peinturlurée!» Elle conclut dans un soupir: «Désirer, désirer, c'est le seul condiment à la fadeur de la vie, et puis, aussi, un soleil nouveau quand il sort des nuages.»

***

À Lucerne, Dick Strathmore—elle avait lu ce nom sur sa valise—descendit avec sa famille. Il prit congé d'Avertie dans une bouffée de pipe qui voila son intense regard. Elle en fut soudain abattue comme lorsque le soleil disparaît alors qu'on compte sur lui pour le reste de la journée.

«Vraiment, j'avais déjà du goût pour ce jeune mâle, se dit-elle. Sa bouche semblait un vrai canapé. Est-il assez bien mis! Et quelle allure dans ses foulées! Au revoir, Dick!»

Par la portière, elle s'était penchée pour le suivre plus longtemps. Entendit-il son au revoir? Sur le quai, il se retourna, leva les yeux vers Avertie, la regarda, puis referma lentement les paupières comme devant une lueur trop éclatante.

Ce geste l'émut. Signifiait-il quelque chose, après tout? La fumée de sa pipe? La poussière de charbon? L'avait-il vue seulement?

Mais, au fond, elle savait bien que ses yeux s'étaient fermés sur la belle image, involontaire hommage à sa beauté, peut-être.

Floche la tira de sa rêverie—le train filait au bord de l'eau.

—Est-ce beau, ce lac, Luzerna! Luzerna! Italia! chantonnait-elle sur l'air de Sorrente de Boccace. J'aimerais bien avoir des cartes postales pour les enfants. Ne pourriez-vous en acheter au prochain arrêt?

Avertie, complaisante et qui collectionnait pour elle-même, descendit à la première station, fit un choix, paya, apporta.

—Mais que c'est cher! l'accueillit Floche. Et pour des endroits qu'on a si mal vus, en passant, dont on n'a même pas pu lire les noms: Küsachak! qu'est-ce que cela, Küsachak? Pour une station, c'est ridicule! Ces noms suisses m'ahurissent, et puis c'est trop coûteux les voyages... mon avarice me reprend... Oh! que je souffre!

Ces exagérations amusaient Avertie. Elle demanda:

—Irez-vous déjeuner?

—Moi? mais je n'ai pas faim du tout!

—Pardon... est-ce l'enchaînement de vos idées qui vous amène à ne pas déjeuner?

—Vous dites? Enchaînement de mes idées? Ah! je comprends! Mon avarice? Au reste, je n'ai pas honte de vous l'avouer, maigrir et tondre sur un œuf sont deux préoccupations qui ne me quittent jamais.

—Enchantée de l'apprendre; vous ferez dorénavant les commissions.

—Vous n'y pensez pas! Et mon petit sac que je ne peux quitter!

—Quoi! un sac? quel sac? (elle cherche le Carlin de l'œil).

—Oui, celui-ci, ce tout petit! Ne me grondez pas... j'y ai mis mon argent, et seulement les deux lettres que je possède d'Altmar.

—Vous m'agacez. Vous n'êtes qu'une folle!

—Pas tant que cela, pas tant que cela! Croyez-vous que je ne sais pas qu'Altmar est riche? Je le cultive surtout pour ses cadeaux, ses automobiles, ses loges, ses billets de théâtre et de courses. Car, pour ce qui est des «mélanges de salive»... voyez-vous, j'en ai soupé!

Et Floche regarda tristement le Seeligberg et le lac des Quatre-Cantons, comme quelqu'un qui n'aura plus jamais de soupe. Ensuite, elle finit par se pâmer avec l'exagération qu'elle apportait à tout, à propos de l'eau, des reflets, des tons, du monument de Schiller... et s'adressant au pseudo-Berlinois:

—Monsieur, savez-vous si c'est le tombeau de Schiller?

—Non, Madame, c'est seulement son cœur qui est là.

—Ah! son cœur qui est là! Le cœur d'un si grand homme, d'un tel poète!... Ils l'ont arraché, son cœur, de son corps mort, les cruels! Et ils l'ont fourré là, dans cette énorme pierre froide au bord du lac. Ce pauvre cœur! Quelle poétique invention, Monsieur! Il n'y a que les Allemands pour avoir une telle sensibilité. Ah! l'amour, l'amour! Certainement, Altmar me lâchera... je suis d'une nature si peu attachante. Je suis joliment malheureuse, allez.

—Ce pauvre Altmar, reprit Avertie, vous lui faites du tort puisqu'il n'a pas encore eu l'idée de vous aimer.

—Mais rien que ça, c'est affreux, et ça suffit pour empoisonner mon voyage!

Le lac était froid, gris et sec de ton à cette heure matinale, dans une petite brume commune.

Avertie attendait, comme au théâtre, l'apothéose finale, les beautés du Gothard qu'elle escomptait pour la remettre de bonne humeur; mais quand elle les eut, là, sous les yeux, dans leur sévérité verte, crue et pierreuse, étroites et profondes, telles les âmes de Port-Royal—sauf toutefois la couleur verte—elle ne put les aimer. Cela l'ennuyait, l'ennuyait prodigieusement, autant que de la mauvaise peinture.

—Etes-vous assez dénigrante, ma chère! disait Floche d'un ton de reproche. Ces neiges éternelles, ces pics grandioses, cette nature bouleversée, cette prodigieuse création de voie ferrée, ces «sept révolutions du tracé», cela ne vous chambarde donc pas?... Et quand on pense que c'est nous, les humains, qui avons trouvé le truc pour terrasser ces monstres, les rendre utiles... l'histoire de la souris qui creuse un fromage, quoi! C'est splendide! Et ces gorges...

—Oh! ces gorges... Quand on pense aux beaux seins des femmes et qu'on compare!

—Vous dites? Et ces cascades?

—Ouatt! les cascades? des «pissevaches» tout le temps.

—Des pisse... quoi?

—Je dis des pissevaches. En Suisse, vous savez bien, toutes les cascades sont des pissevaches.

—Non, je ne comprends pas bien, mais vous avez de l'esprit d'à propos... En effet, ce sont tout à fait des vaches vues par derrière, mes pauvres cascades... ces bonnes vaches qui donnent de si bon lait, du si bon beurre, du si bon miel!

—Oh! du miel surtout, Floche!

Le Voluptueux Voyage

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