Читать книгу Le Voluptueux Voyage - Aimery de comte de Comminges - Страница 6
CHAPITRE III
ОглавлениеLe déjeuner que Floche avait, par économie, refusé de manger se servait pendant la montée serpentine du Gothard, tandis que, béats, les touristes épataient leurs nez contre les vitres sales.
Seuls, Avertie et un couple amoureux se désintéressaient du paysage. Le couple, comme tous ceux du même genre, s'entre-mangeait des yeux au-dessus de l'omelette aux fines herbes et du veau marengo. La femme, américaine, très fraîche sans être très jeune, avait la poitrine libre sous une étoffe légère. Quand elle faisait effort pour rompre son pain trop cuit, ses seins en cloches remuaient.
«Voilà bien ce qu'ils préfèrent, les hommes!» soupira Avertie en caressant du plat de la main sa petite poitrine de Fellah. Dieu! que tout ce monde-là mange de façon commune et même ce gentil gosse de 13 ans!» pensa-t-elle encore!
Elle eût souhaité à l'enfant une vilaine figure, tant ses vilaines manières offensaient sa beauté. Quand elle se leva, tandis qu'il s'empressait poliment pour l'aider à remettre son manteau, elle dit à demi voix:—Merci beaucoup, mon petit monsieur, et, puisque vous êtes si poli, écoutez une vieille dame: lorsqu'on a, comme vous, une jolie figure, il faut avoir les ongles propres et ne pas manger avec ses doigts.» Et elle partit.
Dans le compartiment, Floche attendait Göschenen, la station du tunnel. On y arrivait.
—Quoi! s'écria-t-elle Göschenen! Le tunnel déjà! Et même pas cinq minutes d'arrêt pour se préparer à passer sous ce terrible amas de rochers et de glace!... Mes sels! où sont mes sels de lavande?
Elle fouilla nerveusement le sac jaune.—Aurai-je le temps seulement de les sortir?... J'ai peut-être le cœur malade, qu'est-ce qu'on sait, après tous les malheurs que j'ai eus! J'ai lu dans un journal que l'air de ce tunnel était si lourd, si oppressant, si méphitique... Ah! mon Dieu! nous voilà déjà dans le trou et je ne trouve pas mes sels, quelle fatalité! Ah si... enfin!
Et au moment où elle les portait à son nez, le jour réapparaissait.
Un soleil printanier éclatait, enflammant les glaciers du versant italien; il répandait de l'argent liquide sur les pics froids, assis en rond comme des juges.
Ils étaient beaux et peu sympathiques. Avertie, intimidée, détourna les yeux; elle finissait par se croire coupable.
Mais le train, à toute vitesse, l'emporta loin de ces monstres. Lointains, couronnés de légers nuages, ils lui parurent plus accessibles. Floche, elle, prenait activement des notes:—«Je dis: Versant français—côté ingénieurs. Versant italien: nature et poésie!!»
Et quand, par-dessus son épaule, Avertie lut ces lignes: «Nature et poésie», elle se trouva une toute petite chose à côté de la simple Floche. Ces mots roulèrent plusieurs fois dans sa bouche avec la saveur d'un bonbon acidulé. «Nature et poésie!» que dire de plus? Rien que ce nom Bellinzona, n'est-ce pas déjà une romance? Et cette langue si sensuelle, faite surtout de consonnes pour être plus douce dans la bouche et aux oreilles! Et ce temps de printemps étourdissant, quelle bénédiction! C'était donc tout cela l'Italie?
Déjà des rosés aux murs des villages. Avertie ajusta son face-à-main. De quelle espèce? Multiflora! Maniaque, elle ne pouvait voir une plante sans l'affubler d'une désignation classique de catalogue. Sa passion pour la nature et la botanique l'obsédait; elle écrasait ses amies de son savoir en citant les titres ronflants, colorés, barbares, latins, dont elle affublait les plantes. Elle plaignait tout le monde, et Floche aujourd'hui, de ne pas goûter l'intimité des herbes qu'on appelle par leurs noms.
À Chiasso, le bruit se répandit que le train allait stopper. C'était la frontière, la douane italienne et la grève des Ferrovieri. Quelques militaires traînaient déjà dans la gare pour en témoigner. Floche se lamentait. Les douaniers, moustachus, clamèrent en sonores paroles la visite des bagages. Clefs en mains, Avertie descendait, lorsqu'elle s'entendit appeler doucement par son nom de jeune fille... Étrange sensation qui lui donna, en un instant, dix ans de moins. Elle se retourna et se trouva en présence de deux jeunes femmes à l'air affable et étranger.
—Mais oui, Josepha, c'est elle! et les voix s'éteignirent dans des embrassades.
—Comment, Altesses! par quel curieux hasard nous retrouvons-nous à Chiasso?
Les princesses expliquèrent leur voyage vers un oncle mourant. Elles parlaient d'Edouard, de Guillaume, d'Humbert et de François-Joseph, tous têtes couronnées, comme Avertie eût parlé de ses frères et cousins; c'était étrange, cette familiarité dynastique et prénominale sur le quai de Chiasso.
Jamais ces trois jeunes femmes ne s'étaient revues depuis le couvent, où Avertie avait été leur respectueuse et assez flattée petite amie.
Elle se rappelait les dimanches passés chez la Reine exilée, à Passy, où les Princesses montraient avec orgueil, dans le pavillon isolé du roi leur père, les drapeaux nombreux jadis enlevés aux régiments de l'usurpateur, fanés, salis, troués de balles, tachés de sang, même. Avertie en avait la chair de poule tant elle se croyait dans le merveilleux épique. Puis c'était encore une suite de cadres où, sous verre, s'alignaient des pièces de monnaies de toutes grandeurs et percées également au milieu d'un coup de pistolet. Le Roi, tireur émérite, avait collectionné ces petites gloires à côté des grandes. Son immense portrait, qui centrait la salle, le représentait en uniforme de général, don Juan bellâtre, et un peu épais. Avertie, enfant, l'eût souhaité plus mince, plus théâtral encore, plus Prince de Légende. Mais l'uniforme brillant, les trophées ensanglantés, les damas somptueux tendus aux murs en faisaient, pour son imagination de neuf ans, un héros tout de même assez fabuleux.
Dans ces temps-là, les journées de congé, passées à Passy, commençaient toujours par des parties de cache-cache. Puis on allait dans la chambre des Princesses, grande pièce blanche et nue, dont l'odeur acre et fade de renfermé, si particulière aux chambres d'enfants, soulevait parfois le cœur d'Avertie. Trois petits lits en fer, laqués blanc, s'alignaient le long du mur et une grosse couronne royale aux fleurs de lys d'or leur servait de baldaquin.
Rien qu'en regardant ses anciennes compagnes, tous ses souvenirs se précisèrent nettement. Doña Josepha, dans l'amabilité du sourire, faisait renaître ses enfantines fossettes, tandis que Doña Alicia s'intéressait avec grâce à la vie d'Avertie. Leurs délicieuses manières étaient comparables à une œuvre d'art; on y goûtait un plaisir de beauté et d'harmonie. Ces infantes, pourtant, étaient simples, gaies, un peu naïves comme presque toutes les Princesses; et Avertie pensa à ces beaux fruits qu'on empêche de mûrir librement dans les serres, en de petits sacs étroits et bien clos. C'est ainsi que l'étiquette avait dû contraindre ces femmes.
Cependant l'homme des douanes, fonctionnaire assagi par le protocole, s'approcha avec déférence du groupe princier, et, englobant Avertie dans la «suite», prit le numéro de ses bagages, de ceux de Floche et, après avoir baisé les mains de tout le monde, annonça qu'on n'ouvrirait point les colis.
Le temps pressait. Avertie s'inclina, respectueusement elle aussi, vers les mains supra-patriciennes couvertes de grosses pierres précieuses et rentra dans son wagon.
Floche, qui, derrière sa vitre, avait tout surveillé, ne revenait pas de cette aventure.
—Que vous avez de belles connaissances, ma chère! Moi qui les avais prises pour de bonnes Allemandes. Ah! on est honorée de voyager avec vous! D'ailleurs, de ces trois femmes, c'est vous seule qui sembliez l'Altesse!
Avertie méprisa un peu son amie pour cette flagornerie, mais... elle se regarda dans la glace.
Tout s'arrange, dit le sage. Le train partit, malgré la grève, et les deux amies, heureuses d'avoir échappé à un gros ennui, longèrent le bleu lac de Côme bras dessus, bras dessous, le nez à la vitre du couloir.
—Il est vraiment italien, mon Como! affirmait Floche, dont quelques étés s'étaient passés jadis au bord de ce lac. Mais que l'ingéniosité utilitaire des hommes l'a donc dépoétisé! Voyez-moi ces bâtisses crayeuses, à l'infini... et pourquoi y fiche, je vous le demande? Y manger, y dormir, y faire des saletés! Comme si, au milieu d'une si belle nature, il ne vaudrait pas mille fois mieux être nus ainsi qu'Adam et Ève, pour vivre d'amour, de racines et d'œufs à la coque!... (Avertie se mit à rire.)—Vous! vous n'êtes ni sérieuse ni poétique... et cela m'étonne beaucoup de votre part, car vous êtes très sympathique!
Avertie fut heureuse de se savoir sympathique, mais surtout de rester si distante malgré une telle intimité!
Elles approchaient de Milan et leur impatience d'arriver rendait ces dernières heures monotones et pénibles. D'ailleurs, la Lombardie qu'elles traversaient, couverte de vignes uniformément vertes—et verts aussi les mûriers trapus—ajoutait au soporifisme. Pourtant l'enthousiasme classique de Floche força l'attention de son amie. Par complaisance, celle-ci regarda, se leva, se rassit, se releva pour regarder encore, tant de fois qu'elle en prit une mine fatiguée.
—Vous êtes malade, chère amie? Dieu! que je suis contente. Je vous aime tellement plus à vous voir des défaillances. «Ils» m'avaient tant dit que vous seriez un turc, que vous me feriez trotter en cercle, que vous seriez de fer, inexorable dès sept heures du matin! Et voilà que c'est moi le turc, moi la vaillante inexorable! Ah! vous m'êtes charmante et bien sympathique, décidément! Tenez, voici mon coussin, mon châle et mes sels de lavande...
Au rythme assourdissant du tarara-bomn di-é-... des plates-formes, le train entra en gare.
Les Pèlerines étaient à Milan.
Comme elles donnaient leurs tickets, elles aperçurent un costume beige, un chapeau «Panama», un nez pointu sous l'ombre de la visière.
—Le Peintre! le Peintre à Milan, ma chérie, quelle joie!
Floche gloussait comme un naufragé qui aperçoit une bouée. C'était en effet le Peintre.
—Nous vous emmenons! lui dirent-elles... Mais quel hasard?...
—Je savais que vous partiez et je suis venu. Renvoyez-moi si vous n'avez pas de cœur.
—Vous renvoyer! Mais puisqu'on vous dit qu'on vous emmène au contraire! Prenez nos paquets, bags, hold all, couvertures!
Dès lors, elles aussi, voyagèrent les mains vides, en Altesses. Avertie trouva un repos délicieux à se sentir libérée de tout souci matériel et à se garder entière pour les joies qu'elle s'était promises. Le Peintre servirait de fourrier et de chasseur.