Читать книгу Émancipées - Albert Cim - Страница 4
II
ОглавлениеOnze convives étaient déjà réunis dans l’étrange petite salle basse, en partie tapissée de rocailles et presque semblable à une grotte, où, chaque premier mardi du mois, se rassemblaient les Sages ou Disciples de Salomon.
«Ah! voilà Magimier! exclama Roger de Nantel, le secrétaire-trésorier de la confrérie. On n’attendait plus que vous, mon cher!
—Excusez-moi ...
—Rouyer est absent de Paris; je l’ai vu la veille de son départ, et il m’a prévenu qu’il ne serait pas des nôtres ce soir ... A table, messieurs, à table!
—Vous savez que je suis un fidèle, reprit Magimier; moi, comme nous tous, du reste. Oui, c’est agréable, c’est gentil, nos dîners, poursuivit-il en dépliant sa serviette. Pas besoin d’avertir si l’on vient, de s’excuser si l’on ne vient pas ... Liberté pleine et entière pour tous!
—Ajoutez que le menu est généralement bon, dit un autre des Sages, assis en face de Magimier, Armand de Sambligny, chef de bureau au ministère des Finances.
—Et que, quand il ne l’est pas, nous ne sommes point obligés de nous taire, repartit le mordant chroniqueur Adrien de Chantolle, et savons très bien faire part de nos griefs à notre amphitryon, cet excellent Margery, et l’inviter à nous mieux traiter.
—Voilà l’agrément de nos agapes! conclut Nantel.
—Le double agrément, rectifia Magimier: menu soigné et complète indépendance.
—Tandis que, dans le monde, il faut se laisser empoisonner sans protester, maugréa Chantolle.
—Et se laisser de même, sans crier, meurtrir les côtes, écraser les orteils ou étouffer en silence, avec la stupide manie qu’ont tant de maîtresses de maison d’inviter trois fois plus de convives que leur salle à manger n’en peut contenir, remarqua Hector Jourd’huy, ex-capitaine devenu chef de bureau au Crédit International, et l’un des plus fervents affiliés salomoniens.
—Nous, au moins, ici, nous avons de la place! fit le maître des requêtes Courcelles d’Amblaincourt.
—Et si nous n’en avions pas, nous nous en ferions donner, ajouta Xavier Ferrero, gros commissionnaire exportateur.
—Ce qui ne serait pas difficile! exclama l’ingénieur Lesparre.
—Aussi, vous le constatez tous sans doute de votre côté, messieurs, interjeta Nantel, les dîners de corporations, les dîners de sociétés, ont de plus en plus de succès.
—Les dîners entre hommes, c’est cela! repartit Ernest de Brizeaux, sénateur d’Indre-et-Var. Pas de femmes, mes très chers!
—Ah non! Pas de femmes! acquiescèrent simultanément Jourd’huy, Magimier et le président de tribunal Herbeville.
—Moi, en dehors de notre banquet mensuel, je ne mange plus qu’à mon cercle, disait pendant ce temps Chantolle à son voisin de table, le peintre Ravida. Nous y avons une excellente cuisine et à très bon compte; la cave est particulièrement bien montée ...
—Quel cercle?
—Aux Coudées-Franches. Sambligny me fait quelquefois l’amitié de venir ...
—On y est admirablement, en effet!
—J’ai été si souvent floué et intoxiqué par de prétendues grandes dames, ces râleuses de premier ordre, acheteuses de bas morceaux et débitantes de crus frelatés ...
—Floué comme nous tous! interrompit Ravida.
—Nous y avons tous passé, tous nous connaissons ces traquenards, ajouta Sambligny.
— ... Que je m’abstiens énergiquement! acheva Chantolle. Chat échaudé ...
—Voyez-vous, mes amis, continuait de son côté le sénateur Brizeaux, c’est là le premier mérite et le principal attrait de nos réunions: pas de femmes! Nous n’avons pas à nous contraindre, à tourner sept fois notre langue dans notre bouche avant de parler: toutes les gauloiseries qui nous viennent à l’esprit, nous pouvons les débiter hardiment ...
—Et pourvu que ces gauloiseries soient spirituelles ...
—Plus elles sont salées même, mieux ça vaut, lança Magimier.
—Avec des femmes, conclut Brizeaux, il n’y aurait plus moyen!
—Plus moyen d’être grossiers! reprit d’un ton narquois un des plus jeunes Sages, l’ex-normalien et critique du Libéral, Séverin Veyssières.
—Grossiers, mais oui! riposta Magimier.
—D’être ce qu’il nous plaît! ce que bon nous semble! répliquèrent en même temps Nantel et Brizeaux.
—D’ailleurs presque tous les banquets d’associations excluent les femmes, reprit Ravida, ce qui prouve bien ...
—Évidemment, c’est bien la preuve!
—Voyez le Bon Bock, la Marmite, les Têtes de Bois, l’Alouette, les Uns, tant d’autres! Ce n’est qu’entre hommes ...
—Ce ne serait pas possible avec des femmes!
—Nous nous servons à notre guise, dit Magimier. Nous n’avons pas de voisines à soigner ...
—C’est vrai!
— ... A qui nous serions tenus de débiter des fadaises ...
—Dont nous aurions le devoir de surveiller les verres ...
—Un tas d’embêtements!
—Sans compter que nous pouvons fumer au milieu du repas, si le cœur nous en dit ...
—Même la pipe! acheva Ravida.
—Touchante union des sexes! exclama Veyssières en souriant. Quelle galanterie, tudieu, messeigneurs!
—Oh! la galanterie! Ces dames elles-mêmes nous en dispensent: ça les humilie! affirma Nantel.
—C’est vieux jeu! dit Lesparre.
—Remisée au cabinet des antiques, la galanterie! repartit Brizeaux. Les femmes sont nos égales: est-ce qu’on fait de la galanterie entre hommes, entre égaux? Vous le premier, Veyssières, vous êtes trop intelligent, trop occupé aussi, j’en suis certain, pour vous amuser jamais à baguenauder auprès des femmes, à roucouler à leurs pieds, soupirer langoureusement vers elles ... Allons donc! Ne vous faites pas passer pour ce que vous n’êtes pas!
—Tu es un «Sage», mon fils! clama gaiement Chantolle, qui avait prêté l’oreille au discours de Brizeaux. Un «Sage», et non un serin! Ne l’oublie pas!
—Je n’ai garde de méconnaître nos principes, répliqua Veyssières. Je constate seulement, et uniquement par curiosité d’artiste et de philosophe, que de plus en plus l’homme s’éloigne de la femme, vit séparé d’elle ...
—Il ne s’en trouve pas plus mal.
—Au contraire! C’est à bon escient ...
—Si encore on nous faisait d’autres femmes! Mais celles d’aujourd’hui ...
—Ah! oui, vrai! s’écrièrent en chœur Ravida et d’Amblaincourt.
—Et quand même ce seraient d’autres! Le mariage sera toujours le plus grand luxe qu’un homme puisse se permettre.
—Vous voulez dire, Nantel, la plus grande sottise qu’il puisse commettre! compléta Jourd’huy.
—Bienheureux ceux qui ne le savent que par l’expérience d’autrui! songea aussitôt Armand de Sambligny, qui était, avec Ernest de Brizeaux, le seul Salomonien engagé dans les chaînes de l’hyménée.
—Quel malheur tout de même, soupira l’humoristique Chantolle, que la nature n’ait créé que deux sexes!
—Ah! très bien!
—Si elle avait eu le bon esprit d’en fabriquer une dizaine, voyez donc combien les combinaisons, au lieu d’être si restreintes et chétives, offriraient de la variété, seraient commodes, agréables, appropriées à tous les goûts ...
—Quel rêve!
— ... Combien les agréments de la vie eussent été multipliés! Ah! mes amis! Le Père Éternel aurait bien dû me consulter!
—Dix sexes, Chantolle!
—Au moins!
—Comme vous y allez, mon bon! exclama Brizeaux. Il n’y en a que deux; ils sont en état de guerre perpétuel ...
—C’est pour cela, c’est à cause de cet état de guerre, qui semble aller toujours en augmentant ...
—Le fait est, dit Lesparre, qu’on se marie de moins en moins ...
—Et qu’on a diantrement raison! achevèrent simultanément Sambligny et Brizeaux.
—En tout cas, comme vous le constaterez tout à l’heure, lorsque je vous rendrai compte de l’état de notre Société et que vous en verrez le bilan, les femmes libres, les irrégulières abondent de plus en plus. De plus en plus nous avons du choix, et à un taux de plus en plus faible. Ne nous plaignons donc pas ...
—Dieu m’en préserve, mon cher Nantel, éminent secrétaire et illustrissime trésorier! répliqua Chantolle. Mais je serais encore plus content si je pouvais choisir ailleurs, dans mes dix sexes!
—Gourmand!
—Du reste, la remarque est générale, continua Nantel. L’époque est très propice aux sociétés comme la nôtre, et les principes de Salomon ...
—Qui sont ceux de la Sagesse! proclama Magimier.
— ... ont de plus en plus d’adeptes.»
Cette société, placée sous le patronage du glorieux fils de David, richissime possesseur de femmes et esclave d’aucune, judicieux appréciateur du sexe et prince de Sapience, se composait de treize affiliés, ses treize fondateurs, et jusqu’à présent n’admettait pas d’adhérents nouveaux. Tous se connaissaient de longue date, s’étaient éprouvés, avaient entre eux de vieux liens de cordiale et franche camaraderie. Tous étaient des hommes d’âge mûr, instruits et expérimentés, et appartenaient par leur situation de fortune, leurs professions ou leurs fonctions, à la classe qualifiée de dirigeante.
Ainsi que les autres confréries de même nom florissant à Paris, l’association salomonienne qui comprenait les écrivains Veyssières et Chantolle, le peintre Ravida, l’avocat Nantel, les bureaucrates Sambligny et Jourd’huy, le député Magimier, le sénateur Brizeaux, les ingénieurs Rouyer et Lesparre, le maître des requêtes Courcelles d’Amblaincourt, le président de tribunal Herbeville, et le négociant commissionnaire exportateur Ferrero,—avait pour but de satisfaire au meilleur taux et le mieux possible les charnels besoins de l’humaine nature, de concilier, en d’autres termes, la polygamie et l’économie.
Ces Salomoniens ou Sages avaient inscrit, en tête de leur programme et au-dessus de leurs statuts, des maximes du genre de celles-ci, puisées toutes chez de clairvoyants moralistes ou de profonds et puissants esprits, ou encore dans la Sagesse même des nations, aux sources les plus hautes et les plus sûres:
Il n’y a qu’une chose de bonne en amour, le physique: le moral n’en vaut rien.
(Buffon.)
Le bonheur n’est que dans l’inconstance. L’art de prolonger nos jouissances consiste à en varier les causes.
(Bichat.)
Changement de corbillon Fait trouver le pain bon.
Règle générale: en amour, il y aura toujours et fatalement désaccord et contradiction entre l’homme et la femme: celle-ci s’attache par la possession, tandis que, par elle, celui-ci se détache et se dégoûte; l’une cherche le bonheur et l’idéal dans l’amour; l’autre, tout simplement le plaisir. Or, comme le plaisir se trouve plus aisément que le bonheur, l’homme a toutes chances de mieux réussir et d’être plus heureux que la femme.
(Hugues Le Roux.)
L’important, c’est de n’aimer que corporellement la femme.
(Huysmans.)
Les femmes ne font le tourment que de ceux qui les aiment.
Les femmes sont faites pour commercer avec nos faiblesses, avec notre folie, mais non avec notre raison.
(Chamfort.)
Le Seigneur dit à la femme: «Tu enfanteras dans la douleur; tu seras sous la puissance de l’homme, et il te dominera.»
(Genèse, III, 16.)
L’homme n’a pas été créé pour la femme, mais la femme pour l’homme.
(Saint Paul.)
La nature a fait les femmes nos esclaves, et ce n’est que par nos travers d’esprit qu’elles osent prétendre à être nos souveraines. Pour une qui nous inspire quelque chose de bon, il en est tant qui nous font faire des sottises!
(Napoléon Ier.)
N’ayez jamais de maîtresse ni de maison de campagne: il y a toujours des imbéciles qui se chargent d’en avoir pour vous.
(Balzac.)
Il n’y a qu’une inégalité entre les femmes, celle de la beauté.
(Alphonse Karr.)
En amour, il n’y a que les commencements qui soient charmants. Je ne m’étonne pas qu’on trouve du plaisir à recommencer souvent.
(Le prince de Ligne.)
Louis XVI plaisantait un jour le marquis de Caraccioli, ambassadeur napolitain, qui devint depuis vice-roi de Sicile, sur ce qu’à son âge il faisait encore l’amour:
«On vous a trompé, Sire, je vous assure; je ne fais point l’amour: je l’achète tout fait.»
Il n’y a que les imbéciles qui ont le temps de faire la cour aux femmes: les hommes sérieux et sensés sont toujours pressés.
L’amour est une science qui s’apprend tout comme le piano et la flûte, la voltige ou l’équitation. Les Grecs, nos maîtres en tout, l’avaient si bien compris, qu’ils avaient leurs lycées de filles, bien supérieurs aux nôtres.
Outil qui a servi N’en est que plus poli.
Le gourmet en femmes sait apprécier certaines créatures réputées abjectes, comme le gourmet en comestibles connaît la valeur de certaines chairs faisandées et de tels fromages faits.
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La conversation, à mesure que le repas s’avançait, s’animait de plus en plus entre nos douze Sages.
«Vraiment, Rouyer a mal fait de s’absenter, disait Roger de Nantel; il vous aurait conté l’aventure survenue à un certain bonhomme de Montmartre, un de ses amis, un vieux rentier de soixante-dix-sept ans, qui sacrifiait encore à Vénus. Toutes les semaines il changeait de maîtresse, et à son âge ...
—J’te crois!
—Ça devait se ralentir.
—Il paraît que ça marchait encore, poursuivit Nantel. Tant il y a qu’un beau soir, une de ses infantes est morte subitement chez lui. Il a dû aviser le commissaire de police, qui est aussitôt venu faire son enquête, et à qui il n’a pu fournir aucun renseignement. «Je l’appelais Amandine, elle me répondait, et cela me suffisait.»—Si vous entendiez Rouyer débiter cela!—«Mais où habite-t-elle, monsieur? Son adresse? insistait le commissaire.—Je ne m’en préoccupais nullement; je l’avais rencontrée au café ... Je ne garde jamais une maîtresse plus de huit jours; celle-ci allait finir sa semaine, quand ce malheur est arrivé.—Tous les huit jours vous changez?...—J’ai beaucoup souffert par les femmes dans ma jeunesse, monsieur le commissaire; jusqu’à trente ans, elles n’ont cessé de me mentir et me tromper, me martyriser à qui mieux mieux ... J’ai même failli deux fois me jeter à l’eau, tant j’étais torturé et désespéré ... J’ai préféré me résoudre à ne plus m’attacher à aucune, à varier mes connaissances le plus possible ... Cela m’a paru moins dur. Je me suis toujours très bien trouvé de mon système jusqu’à ce soir ... Cette pauvre fille!—Alors vous ne savez rien à son sujet?—Rien du tout, monsieur le commissaire. Je ne les interroge jamais, ces jeunes personnes; je ne me permettrais pas ... Je ne leur demande rien de leur existence, rien de leur passé: à quoi bon?
Qu’importe le flacon, pourvu qu’on ait l’ivresse!
C’est mon poète favori qui a écrit cela.»
—Tête du commissaire!
—Et je ne sais même pas, acheva Nantel, s’il ne lui a pas débité la tirade de Bouilhet:
Tu n’as jamais été, dans tes jours les plus rares, Qu’un banal instrument sous mon archet vainqueur. Et comme un air qui sonne au bois creux des guitares, J’ai fait chanter mon rêve au vide de ton cœur!
—Un bon type, le vieux rentier! exclama Veyssières.
—Eh mon Dieu! repartit Chantolle, combien d’autres l’imitent, s’efforcent de l’imiter plutôt, car à soixante-dix-sept ans! Il ne faut cependant pas prétendre sans cesse que la polygamie n’existe que chez les Orientaux, voyons!
—Ah! oui, cette blague!
—Elle a régné de tout temps et en tout pays; et jamais elle n’a été plus pratiquée qu’aujourd’hui, plus répandue que chez les peuples dits civilisés, à Paris comme à Londres, à Bruxelles comme à Vienne, à Barcelone ...
—Et à New-York donc!
—Seulement les Orientaux, les musulmans, pour mieux spécifier, continua Chantolle, se sont appliqués à la régler et l’endiguer. Nous, plus hypocrites ou plus roublards, nous n’en pipons mot dans nos codes, mais nous lui donnons droit de cité et carte blanche ... Car, notez bien, les musulmans qui possèdent quatre femmes sont engagés vis-à-vis d’elles, sont tenus de les abriter, les nourrir, les entretenir; ils répondent d’elles. Nous ...
—C’est bien plus commode!
—Elle a du bon, la polygamie,—la polygamie telle que nous l’entendons du moins: elle est bien supérieure à celle des Turcs, remarqua Brizeaux. Elle supprime la jalousie d’abord, forcément ...
—Et la remplace par l’émulation, acheva Magimier.
—C’est cela! C’est bien cela!
—Je ne connais pas de sentiment plus étroit, plus mesquin, plus bête, plus idiot que la jalousie! s’écria Jourd’huy avec une sorte d’emportement, de méprisante irritation. Que des collégiens l’éprouvent, que leurs tendres petits cœurs se brisent et saignent ... au figuré: passe encore! Mais des hommes, des hommes qui ont pratiqué la vie, pratiqué la femme ... Oh non! non!
—Charlemagne, que notre sainte Église a canonisé, était polygame.
—Et Henri IV donc!
—Et Louis XIV, et Louis XV, et Napoléon Ier! Mais tout homme vraiment homme et qui n’a pas les pieds gelés est, comme le coq, naturellement et essentiellement polygame. On a beau faire ...
—Pardi!
—Tenez, reprit Chantolle, supposez le bonhomme de tout à l’heure, ce vieillard de soixante-dix-sept ans, dont nous parlait Nantel. Qu’il ose, avec ses lunettes, ses rides, ses dents fausses et son crâne en genou,—il y a toute présomption qu’il possède ces désavantages et désagréments,—qu’il ose faire la cour à une femme, à une femme du monde, et tente d’obtenir ce qu’on nomme ses faveurs: elle se moquera de lui ...
—Elle aura bien raison!
— ... Lui rira au nez, lui infligera les plus humiliants affronts. Tandis que ces bonnes filles qu’il rencontrait au café ...
—Avec elles, pas de cérémonies!
—Ça allait tout seul.
— ... Si, par derrière, elles se gaussaient des séniles faiblesses de cet obstiné paillard, en tête-à-tête elles le laissaient faire, lui facilitaient même la besogne, moyennant le prix convenu.
—C’était leur métier.
—C’est cela, c’était leur métier! Vous avez dit le mot, Sambligny. Et il n’y a rien de tel que les professionnelles! déclara Chantolle.
—Assurément, fit Magimier. Lorsque j’ai besoin d’une paire de bottines, je m’adresse à un cordonnier; si j’ai une molaire à me faire extirper, j’implore l’aide d’un dentiste. De même ...
—Toujours des spécialistes, quoi!
—Évidemment!
—C’est du reste ce que nous faisons.
—Je voyais dernièrement une nouvelle classification féminine, qui a trait justement à ce que nous disons là et confirme tout à fait nos principes, annonça d’Amblaincourt. Elle est due à un jeune écrivain, d’une psychologie très subtile, comme on dit, très goûté, M. Paul Adam. Les femmes, ainsi que les cochers de fiacre, se divisent en deux catégories, selon lui: femmes d’amour ou professionnelles, et amoureuses de contrebande, amoureuses occasionnelles,—comme il y a cochers patentés et maraudeurs.
—Très joli!
—Ne prenez jamais les maraudeurs: ils ignorent le métier, ne battent pas leurs coussins, ne nettoient pas leur véhicule, et vous font, pour comble, payer plus cher que le tarif.
—Et vous querellent, vous font des scènes, par-dessus le marché!
—Il y a une catégorie que vous oubliez, d’Amblaincourt, dit Herbeville, celle des femmes qui ne sont ni professionnelles ni maraudeuses, les femmes chastes, honnêtes, vertueuses ... Il y en a, et plus qu’on ne croit.
—Beaucoup, certainement!
—Personne ne conteste ...
—Mais nous n’avons pas à nous occuper de celles-là! riposta avec conviction Léopold Magimier. Elles ne comptent pas pour nous. C’est comme si ce n’étaient pas des femmes, du moment qu’on ne peut pas ...
—Très vrai, Magimier!
—Je suis et nous sommes tous, n’est-ce pas? comme ce capitaine de vaisseau qui ne croisait jamais devant les ports où il ne lui était pas loisible de débarquer ...
—C’est évident!
—A quoi bon?
—Nous avons suffisamment d’escales, suffisamment de femmes ...
—Et nous en trouverons toujours, de celles-là, de ces bonnes, faciles, accommodantes et charmantes personnes! s’écria Jourd’huy. Nous en trouverons toujours, à discrétion et indiscrétion ...
—Oui, je vous le garantis, j’en réponds, moi, votre fondé de pouvoir! protesta Nantel en riant.
— ... Comme en ont trouvé nos pères, nos grands-pères, nos arrière-grands-pères, comme on en a trouvé de tout temps ...
—Et comme on en trouve aujourd’hui plus que jamais.
—Du train que nous y allons ...
—Avec toutes ces déclassées et inclassées ...
—Les femmes ne sont pas chères!
—Au surplus, pas d’inquiétude à avoir, affirma Veyssières. Si, par hasard, par impossible, elles le devenaient, chères, si la denrée arrivait à se raréfier chez nous, immédiatement on aurait recours à l’importation ...
—A propos, interrompit Ravida, j’ai rencontré l’autre jour Drouin, l’explorateur. Vous le connaissez, Lesparre? Il était ingénieur des mines ...
—Nous sommes camarades de promotion.
—Je le connais aussi très bien, dit Chantolle.
—Moi également, ajouta Ferrero.
—Il m’a emmené déjeuner chez lui, reprit Ravida. Il habite à Neuilly, avec deux magnifiques Circassiennes, dont il a fait emplette à son retour de Khiva: une grande et forte brune, et une blonde mince, une blonde merveilleuse!
—Il en a une santé, celui-là, pour aller s’approvisionner de femmes à l’étranger! murmura Jourd’huy.
—Je comprends cela, moi, repartit Brizeaux. Les Circassiennes, c’est l’idéal des femmes: belles, bien faites, splendidement taillées, grasses, fermes, et voluptueuses avec cela!
—Et soumises, dociles, obéissantes ... L’idéal tout à fait!
—Laissez-moi donc continuer, dit Ravida. Je n’ai pas terminé l’histoire de Drouin ... Une sienne cousine s’est mis en tête récemment de le conjoindre à une riche héritière. «Tu ne peux pas rester célibataire jusqu’à la fin de tes jours, mon ami!—Pourquoi donc pas, ma cousine?—Mais, mon cher enfant, il faut se créer un intérieur ...—J’en ai un.— ... Une famille.—Des embêtements? Merci bien! J’ai tout ce qu’il me faut à domicile.—Comment, ce qu’il te faut?—Certainement.» Il a eu l’aplomb de l’inviter et de lui présenter ses deux bayadères ... «Trouvez-moi donc de pareilles beautés autour de vous, cousine! Quelle plastique, hein? Et pas besoin de les mener dans le monde, celles-là! Pas de frais de toilette ni de représentation avec elles! Tout avantage! Tout bénéfice!—Mais, mon pauvre ami, encore une fois, ça n’a qu’un moment, ces distractions-là! se récriait la chère dame. Ce n’est pas sérieux!—Comment, pas sérieux?—Ce ne sont pas des femmes, cela!—Pas des femmes? Mais regardez donc ...—Ce sont des sauvages!—Par le temps qui court, c’est ce qu’il y a de mieux, cousine. Ces sauvages-là, voyez-vous, c’est préférable à toutes vos raffinées, vos esthètes, vos savantasses, vos émancipées, toutes vos femmes supérieures et fin de siècle.—Mais, mon enfant, ce ne sont pas des compagnes que tu as là! Il n’y a pas d’échanges de pensées, pas de conversations possibles avec ces malheureuses ...—D’abord, cousine, désabusez-vous: elles ne sont pas du tout malheureuses, mes belles sauvagesses; rien ne leur manque, et il suffit qu’elles expriment un désir pour qu’il soit réalisé. Il est vrai que leurs désirs sont forcément restreints par leur ignorance, mais cela n’en vaut que mieux pour elles d’abord et pour moi ensuite. Elles n’éprouvent pas le besoin par exemple, d’étudier l’algèbre ni la paléontologie, de pétitionner pour obtenir le vote intégral ni de pérorer dans les réunions publiques. Quant à converser avec elles, je vous avoue qu’en effet cela nous est assez difficile: je ne baragouine que quelques phrases de leur idiome, et elles n’entendent pas un mot de français. Mais, ma chère cousine, je ne les ai pas emmenées avec moi pour discourir et faire assaut d’éloquence. Lorsqu’il me prend fantaisie de deviser et de discuter, j’ai mes amis ... J’ai mes livres pour me récréer et m’instruire ...—Mais, mon pauvre garçon ...—Tenez, cousine, une supposition, une preuve! Dites à un homme de choisir entre deux jolies filles, dont l’une sera aveugle, mais causera admirablement, parlera comme un ange, et dont l’autre sera muette, mais aura de beaux yeux, des yeux ravissants. Ce sont les yeux qui l’emporteront sur la langue, c’est la muette que cet homme choisira, que tout homme prendra ...»
—Oui! Oui! En effet! Très juste! cria-t-on de part et d’autre.
—N’est-ce pas? C’est d’une vérité limpide! poursuivit Ravida. «Alors, lui objecta sa cousine, les femmes ne te servent uniquement qu’à assouvir?...—Qu’à assouvir ... oui, cousine.—Et le sentiment, et l’affection, la confiance, qu’en fais-tu?—Pardon! Ne confondons pas les choses, cousine. Je n’ai pas besoin de tout cela en amour.—Comment! Tu n’as pas besoin de te confier à celle que tu aimes, de l’estimer, de croire à sa tendresse, à sa fidélité?—Mais du tout, pas le moins du monde! C’est bon pour les écoliers d’être si ambitieux. Moi qui ai roulé ma bosse à peu près partout, je suis bien moins exigeant, bien plus modeste. Je ne demande à mes compagnes que de la beauté, de la grâce et de la douceur: je les tiens quittes du reste, d’esprit, de science, de diplômes, même d’amour, de confiance, de fidélité ...—C’est monstrueux, ce que tu oses avouer là!—Nullement! C’est très sensé, très réfléchi.—Tu n’es qu’un grossier personnage!—Mais un heureux mortel, un très heureux mortel, cousine, et c’est là le point capital. Je suis de plus en plus enchanté de mon système et de mon régime, dont je viens de vous faire toucher du doigt les multiples agréments, et je désire instamment conserver l’un et l’autre, m’en tenir à mes deux sauvagesses ... A moins que, pour vous être agréable, je ne leur en adjoigne une troisième? Je la choisirai rousse, celle-là. Qu’en dites-vous, cousine?»
—Elle a dû être quelque peu interloquée, la bonne femme! conclut Magimier.
—Pour un aussi intrépide voyageur, un gaillard qui a planté le piquet sous toutes les latitudes, Drouin est encore très modéré, repartit Lesparre. Les habitants de je ne sais plus quelle île de l’Océanie,—une île qu’il a jadis visitée, et c’est lui-même qui m’a conté l’histoire,—vont bien plus loin que lui. Chaque maman là-bas, lorsqu’elle se pique de faire dignement les choses, donne comme étrennes à son fils aîné, arrivé à l’âge de puberté, une vierge aussi dodue qu’innocente. Le soir même le mariage est consommé, mais pour être rompu le lendemain matin, pas plus tard. Oui, le lendemain, on apprête la jeune femme en civet, on la fait cuire en daube ou à la broche, et on la sert, poétiquement entourée de cresson ou de persil, à son époux, dans un festin auquel sont conviés tous les parents et amis ...
—Ils aiment vraiment les femmes dans ce pays-là! exclama Brizeaux.
—Les bienfaits du féminisme y sont cependant totalement ignorés ...
—C’est ce qu’on peut appeler «dîner avec les membres de sa famille».
—O Chantolle!
—A l’amende, Chantolle!
—A l’amende!
—Remarquez que Drouin ne les mange pas, ses Circassiennes.
—Il aurait tort.
—Il aurait encore bien plus tort de prêter l’oreille aux perfides invites de sa cousine, de se mettre la corde au cou ...
—Certes!
—Le mariage est tellement en baisse!
—Les femmes elles-mêmes n’en veulent plus, remarqua Veyssières.
—L’union libre, voilà l’avenir! proclama d’Amblaincourt.
—Nous l’avons devancé, nous! Nous la pratiquons, l’union libre!
—C’est si commode!
—Tandis que le conjungo ... une vieille balançoire!
—Un traquenard surtout, une flibusterie! s’écria le chef de bureau Sambligny. «Voudriez-vous bien me dire quel intérêt un homme a à se marier?» C’est la question que je pose toujours à mes employés, lorsqu’ils viennent—Oh! ça n’arrive pas souvent!—m’annoncer leurs projets d’hyménée. Aucun intérêt, même avec une femme riche. Quatre-vingt-dix-neuf fois sur cent, celle-ci, l’union célébrée, entend dépenser le double ou le triple de ce qu’elle a apporté. Alors? Tu es encore roulé, mon bonhomme! Tu as oublié que «célibat» vient de cœlum habitare, c’est-à-dire que le célibataire habite le ciel, est dans un paradis ...
—Très bien! Parfait!
— ... Une duperie, vous dis-je, une filouterie!
—Le fait est, observa Chantolle, que si l’homme n’avait pas à redouter les infirmités et les maladies ... C’est ce que prétendait Napoléon Ier, qui n’était pas une baderne et avait sur le sexe des idées ...
—D’une sagesse!
—D’une profondeur!
—Oui, continuait Chantolle, ne se marier que pour se procurer une garde-malade ...
—Et encore! Pourquoi? interrompit Magimier. Pourquoi voulez-vous?... Vous avez des infirmières de profession, qui ont étudié la partie, la connaissent ... Moi, je suis pour les professionnels encore un coup, sabre de bois!
—D’autant plus que vos jeunes filles d’aujourd’hui sont bien dressées à soigner les malades, ah oui! parlons-en! se récria Nantel.
—Elles ne savent même pas préparer une tasse de tisane! dit Ferrero.
—Si vous comptez sur elles!
—Combien de femmes qui laissent leurs maris en plant ...
—Maris et enfants!
—Vous avez du reste d’excellentes maisons de santé, repartit Brizeaux. Moi, je suis comme Magimier, je suis pour les professionnels.
—Vos jeunes filles d’à présent, poursuivait Nantel, elles sont toutes élevées comme si elles étaient millionnaires; aucune, même dans la plus humble bourgeoisie, ne veut plus s’occuper de ménage, de couture, de cuisine surtout.
—Il leur faut des bonnes, à toutes! compléta Herbeville.
—C’est très vrai.
—Toutes prétendent se faire servir, se reconnaissent incapables de se servir elles-mêmes, s’en font gloire. Quelle est donc celle qui, une fois mariée, consentirait à laver sa vaisselle? Une artiste, qui a, sur le piano, un talent si distingué, ou expose des pastels à chaque salon! Elle irait salir ses fines menottes, les gâter, les profaner! Une doctoresse, pour qui la chimie organique et la zoologie comparée n’ont plus de secrets! Et ne dites pas qu’on peut s’occuper à la fois de ménage et de science: on ne sert pas deux maîtres; c’est l’un ou l’autre.
—Ce sera l’autre, dit Veyssières; elles feront de la science ...
—En attendant, elles ne font plus d’enfants, objecta Chantolle.
—Elles n’en veulent plus: ça les gêne.
—Et de même, continua Chantolle, que les mariages diminuent chez nous, notre natalité demeure à peu près stationnaire, pour ne pas dire qu’elle baisse d’année en année. Voilà le point grave, car, avant tout, il faut exister ...
—Ohé! les races latines!!
—L’Allemagne s’est bien gardée et se garde bien de lancer comme nous ses femmes dans la vie publique, de les détourner de la vie de famille, de les implanter dans les administrations, de faire d’elles d’économiques gratte-papier, des fonctionnaires au rabais. Les Allemands veulent des épouses et des mères; ils veulent des enfants, et chaque année leur population s’accroît de sept à huit cent mille âmes, voire davantage. Nous, nous ne bougeons pas; nous n’avons aucun excédent, ou si peu que rien[1] . Aussi, conclut Chantolle, l’Allemagne n’a pas besoin de nous déclarer la guerre pour nous battre: elle remporte sur nous chaque année—chaque jour!—une victoire considérable[2] .
—Ne sont-ce pas ces dames de la Ligue de l’Affranchissement qui ont naguère recommandé l’avortement? repartit d’Amblaincourt.
—Mais oui! L’avortement légal! corrobora Nantel.
—Je me souviens! fit Lesparre.
—Riche idée!
—Doux pays!
—Bismarck l’a dit, observa Veyssières: «Laissons la France mijoter dans son jus: avant un demi-siècle elle sera réduite à rien, comparativement à l’Allemagne.»
—Réduite à rien! Voilà la conséquence ...
—Des femmes qui décrètent qu’elles se feront avorter!
—Voilà ce que vous devriez dire à la Chambre, Magimier!
—Je n’ai pas de temps à perdre, mon petit Veyssières.
—Il préfère plaider la cause des «Émancipées» ...
—Des «Infécondes»!
—Vieux farceur!
—Ne me reprochez pas cela ...
—C’est comme vous, Brizeaux, est-ce qu’au Sénat?...
—Messieurs! cria Nantel en frappant sur son verre. Pas de personnalités, et pas de politique, je vous en prie! Vous savez que nos statuts interdisent ces discussions.
—Et puis il y en a bien assez sans nous, en France, qui s’occupent de politique, ajouta Lesparre.
—C’est le malheur!
—Tout le monde s’en mêle, tout le monde veut gouverner le pays, riposta d’Amblaincourt. Les plus ignares citoilliens sont précisément ceux qui tranchent le plus vite les plus ardus problèmes d’économie sociale, qui vous résolvent en une seconde la question des salaires et des rapports du capital avec le travail. Il n’y a pas de balayeur des rues ou de cocher de fiacre,—sans vouloir médire en rien de ces honorables corporations,—qui n’ait son plan tout prêt pour alléger nos impôts, augmenter nos revenus, faire manœuvrer notre armée et nous restituer dans quarante-huit heures l’Alsace et la Lorraine; pas un qui ne soit tout disposé à donner des leçons de tactique à tous nos généraux ...
—C’est pitoyable! interrompit Sambligny.
—Et c’est comme cela. Tel qui ne sait rien de rien, qui n’a jamais lu un livre, qui ne se doute même pas qu’il existe une langue française, une littérature française, veut pérorer ...
—Gouverner la France!
—Pourquoi pas? C’est un gouvernant. Avec le suffrage universel ...
—Il a sa part de souveraineté ...
—Une belle jambe!
—Ça ne lit et ça n’a jamais lu que son journal, une feuille de chou ...
—Voyons, voyons, quittons la politique! insista derechef Nantel. Vous me reprocheriez ensuite, et je me reprocherais moi-même tout le premier, de vous avoir laissés enfreindre un des principaux articles de notre règlement ... Il est temps d’ailleurs que j’aborde mon compte rendu ... Silence, messieurs, voyons! répéta Nantel en heurtant encore et vivement son couteau sur les flancs de son verre. Veuillez m’écouter.