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III
ОглавлениеRoger de Nantel, qui, à défaut de président,—les Salomoniens se passaient fort bien de ce personnage,—joignait à ses fonctions bisannuelles de secrétaire-trésorier de l’Association celles d’organisateur des banquets et de questeur, commençait son exposé, quand Magimier l’interrompit, pour se plaindre du bruit qui se faisait dans une salle contiguë. Ce bruit n’avait pas gêné nos convives, et ils ne s’en étaient même pas aperçus, tant que la conversation avait été générale. Maintenant qu’ils se taisaient pour ouïr un seul d’entre eux, on n’entendait plus que le brouhaha voisin.
«Nantel! Ce n’est pas à nous qu’il fallait imposer silence, c’est à ces braillards ... C’est un repas de noce qui se donne là?
—Ah! repas de noce est bon! s’écria Veyssières.
—Superbe! lança un autre.
—Ah! délicieux! Oui, un repas de noce!
—Et quelle nopce, mes enfants!
—Qu’y a-t-il de si risible là-dedans? Je ne comprends pas ... murmura Magimier interloqué.
—C’est sans doute parce que vous êtes arrivé en retard, mon cher député, répliqua Nantel. J’ai omis de vous dire ce que je venais de raconter, ce que Margery m’avait appris ... qu’il y avait un dîner de femmes à côté du nôtre: les «Émancipées» donnent un banquet ...
—Voilà la noce!
—Quelle heureuse union!
—Hyménée! Hyménée!
—Mais vous auriez dû les inviter à se joindre à nous! s’écria Magimier. Ç’aurait été drôle, et la fête eût été complète.
—Mon bon ami, si j’avais fait cela, vous n’auriez pas trouvé assez de pavés pour me lapider, repartit Nantel. Vous aimez la jeunesse, la fraîcheur, la verdurette ... Ça laisse à désirer de ce côté-là.
—Qu’y a-t-il parmi ces femmes? demanda Chantolle.
—J’ai aperçu, dit Nantel, la grosse Bombardier ...
—Ah! ma voisine! fit Magimier.
— ... Elvire Potarlot ...
—Naturellement!
—La présidente de la Ligue de l’Émancipation!
—La plus enragée ...
—Puis, continua Nantel, Nina Magloire, Stéphanie Lauxerrois ...
—Celle qui signe Saint-Germain?
— ... Katia Mordasz ...
—La fameuse nihiliste!
—Ah! Katia est de la partie! dit Veyssières.
— ... Rose d’York, George Luce! la marquise de Maulmont ...
—Ah! la marquise qui va s’encanailler ...
—Il m’a semblé reconnaître au vestiaire Mme Latournette, interrompit Brizeaux.
—Moi, je me suis rencontré dans les couloirs avec Zénobie Cherpillon, dit Jourd’huy.
—Veinard!
—Polisson, va!
—Ah! Jourd’huy, mon ami, quelles délices, hein? Riche affaire!
—Taisez-vous donc, blagueurs! Elle est maigre comme un clou.
—Mais aussi quel décolletage! glapit Ravida. Je me suis croisé avec elle ...
—Oui, décolletée jusqu’à l’ombilic! riposta Jourd’huy. Et avec cela des lunettes, des lunettes bleues!
—Comme si les bas ne suffisaient point!
—Tableau charmant!
—Vision ineffable!
—N’est-ce pas Zénobie Cherpillon qui s’est emparée de ce mot et le répète à satiété: «Mesdames, il n’y a que le nu qui habille bien?»
—Non, Ravida, vous n’y êtes pas, mon bon, répliqua Chantolle. C’est la grosse Bombardier qui répète cela. N’est-ce pas, Magimier?
—Je n’en sais rien du tout, moi!
—Cette discrétion vous honore, très cher; mais c’est bien Mme Bombardier qui s’est attribué ce mot. Malgré ses tendances viriles et ses visées émancipatrices, elle est demeurée femme, Mme Angélique Bombardier, femme et coquette; elle n’abdique pas ... «Restons jolies, mesdames, restons jolies!» C’est encore un de ses mots.
—J’aime mieux cela, dit Sambligny.
—Moi également; ça me raccommode avec elle, ajouta Herbeville.
—J’ai encore aperçu René d’Escars, c’est-à-dire Adélaïde Tabourin, reprit Nantel; Estelle de Bals aussi ...
—Tout l’état-major de l’Émancipation, quoi!
— ... Guillemine de Chastaing ...
—La présidente des «Infécondes»!
—La reine des bréhaignes! s’écria Chantolle. Qui n’est, fichtre, pas mal! ajouta-t-il avec un énergique et éloquent clappement de langue. Elle n’a guère plus de trente-cinq ans, et, ma foi, s’il ne dépendait que de votre serviteur ...
—Chut! Chut! Taisez-vous, Chantolle! firent à la fois Veyssières et Sambligny. Écoutons!
—Si l’on pouvait entendre leurs toasts!...»
Des lambeaux de phrases arrivaient assez distinctement, en effet, aux oreilles des Salomoniens.
«On ne saurait trop répudier, citoyennes ...»
«Citoyennes!» C’est Elvire Potarlot qui parle, chuchota Veyssières.
—Elle-même, répondit Chantolle. Aussi nous en avons pour un bout de temps ...
—Chut! Chut! Écoutez donc!»
«...De lâches accusations ... d’odieuses menaces sans cesse proférées contre nous, des menaces comme celle-ci, que Fabre d’Olivet a osé lancer: «Si les femmes d’Europe ne se conduisent pas avec sagesse, le sort des femmes d’Asie les attend ...»
—Oh! Oh!
—Vous vous indignez et vous avez raison, citoyennes, bientôt électrices de notre libre et chère France ... Et cet autre, cet historien prétendu national, ce perfide insulteur de notre sexe, ce cynique Michelet, qui nous a traitées de «malades perpétuelles», qui déclare sans rougir que «l’homme doit nourrir la femme» ...
—Oh! Oh! Jamais!
—C’est humiliant ...
— ... Vous ne voulez être les obligées ni les esclaves de personne, de l’homme surtout, et, encore une fois, citoyennes, vous avez raison: la femme doit se suffire à elle-même ...
—Bravo! Oui! Oui!
— ... Aussi quand nous voyons un publiciste comme M. Francisque Sarcey se joindre à l’insulteur Michelet, affirmer après lui que «les femmes, avec leurs larges hanches ...»—Nous les modifierons, nos hanches, messieurs, s’il ne faut que cela!—«les femmes sont faites pour mettre des enfants au monde, demeurer sédentaires à la maison ...
—Oh! Oh!
— ... «Prendre soin du ménage ...»
—Et celles qui n’en ont pas?
—Comme vous le dites très bien, citoyennes: Et celles qui n’ont pas de ménage, pas de famille? «Ce qui m’étonne, continue M. Sarcey,—que je continue, moi, à vous citer—ce qui m’étonne, c’est que les hommes qui se disent progressistes et pionniers de l’avenir, au lieu de plaindre les femmes, qu’une mauvaise organisation de la société oblige à sortir de leurs attributions, les en louent comme d’une conquête.»
—Et c’en est une!
—On veut nous ramener au foyer, toujours!
—C’est-à-dire aux carrières!...
—A l’esclavage!
—A l’esclavage, c’est cela!
—Mais nous ne nous laisserons pas ainsi refouler sous le joug, citoyennes! Au besoin, nous proclamerons la grève ... Car l’homme—jusqu’où ne va pas son audace!—l’homme prétend que nous n’avons pas les mêmes titres que lui pour occuper les emplois publics. Oui! Écoutez encore un chroniqueur en renom, M. Edmond Lepelletier. Il s’apitoye sur notre sort, celui-là, il daigne nous honorer de sa compassion ... «Pauvres femmes! écrit-il dans le Radical, sous son pseudonyme Jean de Montmartre. Ah! combien vous devriez maudire le jour où il vous monta au cerveau cette fièvre d’orgueil de vouloir être des demoiselles, des institutrices, des employées de la Ville ou de l’État! Le meilleur moyen de réagir, d’améliorer votre destinée, serait de renoncer à ces funestes rêves d’emplois administratifs ...»
—Et de laisser la place libre à ces messieurs!
—Belle malice!
—Cousue de fil blanc!
—N’est-ce pas, citoyennes, c’est assez clair? «Je vous dirai, comme Jean-Jacques Rousseau aux femmes de son temps, conclut M. Lepelletier, retournez à la nature, retournez au ménage!»
—Ah! le ménage! Ça y est! Enfin!
—C’est leur tarte à la crème!
—Ils peuvent bien le faire eux-mêmes, le ménage, s’ils y tiennent tant!
—Nous cloîtrer dans la maison, citoyennes, nous y vouer aux plus obscures et aux plus viles tâches, voilà le but de ceux qu’on a longtemps appelés nos seigneurs et maîtres ...
—Oh! Oh!
— ... «Bonne femme et bonne poule ont toutes deux la patte cassée, afin de ne pouvoir courir.» C’est un de leurs proverbes ... Les femmes d’Égypte ne portaient pas de chaussures afin de s’accoutumer à rester au logis ... Et la matrone romaine, l’épouse modèle: «Elle a gardé la maison et filé la laine» ...
—Quelles sornettes!
—C’est rococo!
—Le monde a marché depuis ce temps!
—Nous avons changé tout cela!
— ... Ils ne cachent pas leur jeu, d’ailleurs; ils se vantent bien haut de leur dessein. Proudhon, l’infâme Proudhon, l’a dit: «S’il fallait choisir entre l’émancipation de la femme et sa réclusion, je préférerais la réclusion» ...
—Mais il n’a pas eu le choix!
—Il est franc, celui-là!
— ... Le foyer, citoyennes, le ménage, la famille: voilà l’ennemi! Pas d’illusion à se faire ... Un des esprits les plus nets et les plus lumineux de notre époque, M. Jules Bois, nous en avertit dans son Ève nouvelle: «Tant que le foyer existera, la femme sera esclave.» Et, avec sa clairvoyance et sa précision habituelles, il ajoute: «La ménagère est aussi fatale à son sexe que la prostituée» ...
—A la bonne heure!
—Bravo! Bravo!
—Voilà qui est parler!
— ... Et encore, citoyennes, les prostituées protestent à leur façon contre l’ordre établi, contre la tyrannie de l’homme; tandis que les ménagères, les femmes dites d’intérieur et les mères de famille ...
—Les pot-au-feu!
—Les poules couveuses!
— ... S’inclinent devant ce despotisme, subissent de plein gré ces affronts, cet odieux servage, et déshonorent notre sexe!...
—Bravo! Bravo!
—Bravo, Elvire!
— ... Mais, hélas! ils sont rares, citoyennes, ceux qui ont le courage, l’élévation et la lucidité d’esprit de M. Jules Bois! Nos adversaires sont nombreux et puissants: nous aurions tort de nous le dissimuler. L’un d’eux, l’académicien François Coppée, n’écrivait-il pas, hier encore, que «la femme de l’avenir nous apparaît comme une sorte de pédante abondamment pourvue de brevets et de parchemins scolaires ...»
—Oh! oh!
— ... «ne parlant jamais que de ses droits, égale et même plus volontiers supérieure à son compagnon de chaîne, si elle n’a pas carrément opté pour l’union libre et ses cyniques conséquences; bref, une créature assez répugnante et tout à fait insupportable ...»
—Oh! Oh!
—C’est lui qui est cynique!
—Répugnant!
— ... «Tandis que nous autres, affreux retardataires, reprend M. Coppée, nous croyons que la femme est, par sa nature même, encore plus épouse qu’amante, et encore plus mère qu’épouse; nous estimons qu’elle n’est point faite pour les études et les professions contentieuses; nous demeurons convaincus qu’elle n’a rien à gagner à mener une existence dissipée en occupations extérieures ...»
—Assez! Assez!
— ... Vous le voyez, citoyennes, toujours la maison, la vie de famille, ne pas sortir, être tenues en laisse comme des esclaves ou des bêtes ...
—C’est cela!
— ... Et on nous accuse d’être le fléau de la France, la cause de sa déchéance et de sa perdition! Écoutez ce que dit de nous, dans le journal le Soleil, M. Jean de Nivelle, alias Charles Canivet: «L’émancipation de la femme deviendra un agent très actif de la dépopulation: c’est fatal ...»
—Eh bien, après?
—Que nous importe!
— ... «Quelle singulière société que celle où l’on verrait la confusion complète des sexes! s’écrie avec désespoir M. Canivet. Une société où tout le monde, mâles et femelles, se mettraient à bavarder sur les affaires publiques, et où, par suite de ces délibérations prolongées, il n’y aurait plus personne pour soigner la cuisine, ravauder les bas et raccommoder les chaussettes!»
—Nous les ravauderons à tour de rôle avec ces messieurs!
—A tour de rôle, mais oui!
—Pourquoi toujours nous?
—Évidemment, citoyennes, et vous avez touché du doigt la plaie! Pourquoi toujours la femme astreinte seule à ces basses œuvres? Est-ce que l’homme n’use pas comme nous ses vêtements, ne mange et ne boit pas aussi bien que nous, ne salit pas tout comme nous son linge, sa vaisselle et sa chambre? Eh bien, est-ce qu’il ne pourrait pas comme nous et aussi bien que nous recoudre ses boutons, repriser ses chemises, préparer le dîner, savonner et repasser le linge, laver les assiettes et balayer le plancher?...
—Bravo!
— ... En quoi déchoirait-il de partager cette besogne avec nous, de s’occuper, avec nous et comme nous, des soins à donner aux enfants, aux nouveau-nés; de leur entretien, leur élevage, leur nettoyage? Eh bien, en réponse à d’aussi raisonnables et équitables propositions, voilà qu’un singulier démocrate, un étrange et faux socialiste, qui signe «Le Solitaire», demande que «des Écoles d’allaitement pour hommes soient fondées» ...
—Oh! oh!
—Il est facile de se moquer ...
—Ce n’est pas répondre ...
—Tout le fardeau retombe sur nous: grossesse, accouchement, allaitement ...
— ... Et, encore une fois, pourquoi toujours nous, citoyennes? Pourquoi toujours la femme ployée sous le faix, enchaînée au logis, humiliée, domestiquée, asservie, réduite à l’état d’animal ou de chose? Nous maintenir dans ce servage, dans cette géhenne et cet abrutissement, voilà le vœu, l’unique vœu de ces messieurs! Leur audace, je vous le disais il y a un instant, leur audace ne connaît pas de bornes. Écoutez les menaces de l’un d’eux, de M. Paul Dollfus, de l’Événement: «L’égalité des sexes engendrera la bataille, et, naturellement, la victoire sera du côté du biceps ...»
—Nous en avons autant qu’eux, du biceps!
—Nous le leur prouverons, s’il le faut!
— ... Permettez-moi de continuer, citoyennes. «L’homme ayant vu ce qu’a produit l’égalité, fruit de la liberté, prendra ses précautions; il réintégrera les vaincues dans le gynécée, d’où elles n’auraient jamais dû sortir ...»
—Oh! oh!
— ... «Et, pour leur ôter à jamais toute idée d’égalité, on les mettra plusieurs dans le même, dans le même gynécée. Le féminisme aura ainsi trouvé son remède, son vrai remède: la polygamie. Une bonne cure de polygamie ...»
—«Mais parfait! superbe! exclama Ravida. C’est tout à fait ce que nous disons!
—Ce que nous pratiquons!
—Silence! Silence! Chut! grondèrent Sambligny, Veyssières et d’autres Sages. Écoutons donc!»
«...M. Paul Dollfus se fait l’écho, vous le remarquerez, citoyennes, de ce misérable Fabre d’Olivet, dont je vous parlais il y a un instant, et de bien d’autres ... La polygamie, oui, voilà ce dont on nous menace ... Mais si nous devons honnir de pareilles doctrines, vouer à l’opprobre et à l’exécration les lâches qui osent les émettre, que ne devons-nous pas dire des femmes qui se rangent parmi nos adversaires, des femmes qui trahissent leur propre cause, la cause sacrée des opprimées et des victimes? Car il y en a, citoyennes, il en existe, de ces félonnes! N’est-ce pas une femme qui signe Jean de Bourgogne et a eu le cynisme d’écrire, dans les Matinées Espagnoles, une revue dirigée par une femme cependant, par la célèbre madame Ratazzi ou de Rute: «En admettant que l’élément féminin s’impose jamais au Palais-Bourbon, il faudra, de toute nécessité, apporter certaines modifications au règlement, imposer diverses conditions à ces dames ... Il sera bon de ne pas les laisser souvent seules: elles se mangeraient!»
—Oh! Oh!
— ... Si c’est là l’opinion que nous avons de nous-mêmes, comment voulez-vous, citoyennes, que les hommes nous aient en estime et nous jugent dignes de prendre place à leurs côtés? «N’oublions pas que nous sommes et resterons le sexe faible! s’écrie une autre, Mme Sorgue, dans la Revue de France. La femme, comme l’a dit un de ses vrais amis, Michelet, est une malade ...»
—Oh! Oh!
—Drôle d’ami!
—«...une malade; oui, hélas! UNE MALADE ...»
—L’éternelle blessée!
—Ah! oui, l’éternelle blessée!
—Et «douze fois impure», n’oublions pas!
—C’est vrai! Douze fois!
—Pas une de moins!
—«... UNE MALADE. Les charges écrasantes de la maternité lui constituent une psychologie spéciale, qui fait d’elle, surtout et avant tout, une instinctive, une impulsive, une sensitive, une ...»
—Une pauvre machine détraquée!
—Une déséquilibrée!
— ... Si les femmes parlent d’elles-mêmes en ces termes ...
—C’est une honte! Cette madame Sorgue ...
—C’est elle qui est insensée!
—Folle à lier!
— ... Et Mme Séverine, citoyennes, elle, dont la plume féconde ...»
«Les voilà qui vont bêcher Séverine à présent! murmura Chantolle.
—Presque toutes la jalousent et l’exècrent, comme jadis elles abominaient George Sand, répliqua Veyssières. Si vous voulez entendre dire du mal des femmes, ce sont les femmes qu’il faut écouter ...
—Silence donc, Veyssières! Écoutez vous-même ...»
«...Elle n’en fait pas mystère, Mme Séverine; elle vous l’avoue sans vergogne, dans une de ses récentes chroniques du Journal: «Je suis de celles qui préfèrent, qui auraient préféré, pour la femme, seulement le titre de compagne; le rôle d’ombre doux et câlin, volontiers effacé, derrière le maître à tous redoutable, par soi seule asservi ...» Le MAÎTRE, elle le reconnaît ...
—Oh! Oh!
— ... Elle trouve «doux, bon et juste d’être aimée, protégée ...»
—Protégée!
—Oh! Oh!
— ... Juste d’être protégée!...
—Oh! Oh!
— ... Du reste, citoyennes, j’ai l’intention de vous demander de vouloir bien confirmer le blâme lancé parla Ligue de l’Affranchissement des Femmes, sur la proposition de nos éminentes sœurs d’armes, Mmes d’Estoc et Astié de Valsayre, contre Mme Séverine, pour avoir refusé de se battre en duel avec M. Mermeix, qu’elle avait outragé dans le Gil Blas, sous son pseudonyme de Jacqueline ...
—C’est vrai! Oui! Oui!
— ... Ce blâme a été rédigé en ces termes par le comité de la Ligue de l’Affranchissement: «Toute femme qui ne prend pas la responsabilité de ses actes et accepte qu’un homme se batte à sa place commet un acte d’infériorité. Tel est le cas de Mme Séverine dans l’incident qui a occupé toute la presse[3] .» Comment pouvons-nous, en effet, affirmer, d’un côté, que nous sommes les égales de l’homme, et, de l’autre, exciper d’une prétendue infériorité et nous dérober vis-à-vis de lui? Il y a là une contradiction et aussi une couardise que je vous laisse le soin de qualifier, citoyennes. Remarquez d’ailleurs que l’ex-directrice du Cri du Peuple est coutumière du fait, qu’elle aussi ressasse que «la femme doit être épouse et mère avant tout» ...
—Le refrain de la ballade!
— ... qu’elle s’était déjà pareillement dérobée, au mois d’août 1885, lorsque le comité de la Fédération républicaine socialiste la sollicitait de poser sa candidature électorale. «Je suis restée trop femme, écrivait-elle alors, pour n’être pas de beaucoup au-dessous d’une tâche qu’une citoyenne plus virile accomplira certes mieux que moi ...» On ne pouvait se moquer de nous plus perfidement ...
—Certes!
—C’est évident!
— ... Et elle se déclarait «vraiment indigne d’appartenir au sexe auquel nous devons Mme Astié de Valsayre» ...
—Oh! Oh!
—Conspuons Séverine!
—A bas Séverine! A bas Séverine!»
«Ça t’apprendra, Séverine! murmura Chantolle. Voilà ce qu’on gagne à refuser de se rendre ridicule!»
Surexcitée, emballée, infatigable, Elvire Potarlot continuait, d’une voix fluette, une voix de castrat, mais suraiguë, très perçante, et qui arrivait distinctement aux oreilles des Salomoniens:
«Il n’y a pas à s’illusionner, citoyennes, et il faut avoir le courage de le dire, de le proclamer bien haut: tant que l’homme et la femme, accomplissant tous deux et simultanément le même acte, aboutiront à des résultats essentiellement différents, tant que le mâle, égoïste, sensuel et cynique, ne recueillera que du plaisir là où sa compagne risque tous les embarras et les dangers de la conception, c’est-à-dire une griève maladie, de longues et cruelles souffrances, et la mort même ... non, citoyennes, il n’y aura pas d’égalité possible entre l’homme et la femme, parce qu’il n’y aura pas de justice pour celle-ci ...»
«Ah çà! Est-ce qu’elle aurait la prétention, d’intervertir les rôles? insinua Sambligny. Est-ce qu’elle songerait à mettre le cœur à droite, la tête aux pieds, et l’homme enceinte?
—C’est que ces dames en sont là, mon bon, répliqua Chantolle. Avec leur manie égalitaire, elles ne doutent plus de rien ...
—Chut! Chut!»
«...Oh! je n’ignore pas, citoyennes, combien ces idées peuvent vous sembler prématurées, chimériques même! C’est un rêve, direz-vous. Mais Platon, le divin Platon, le plus grand des philosophes, l’a fait, ce rêve; c’est le sien, c’est l’identification de l’homme et de la femme sous le nom d’androgyne, et je n’ai pas à m’attribuer l’honneur de cette découverte. Une de nos plus célèbres devancières, la vaillante et victorieuse adversaire des Proudhon, des Michelet, des Auguste Comte, tous ces piètres penseurs et pitoyables républicains, la sagace et savante auteur de La Femme affranchie, Mme Jenny d’Héricourt, nous en avertit d’ailleurs et dans un superbe langage: «L’homme n’est qu’une femme enlaidie sous tous les rapports ...»
—Bravo!
—Très bien!
—«...La femme seule renferme et développe le germe humain; elle est créatrice et conservatrice de la race ... Seule dépositaire du germe humain, elle l’est également de tous les germes intellectuels et moraux; elle est l’inspiratrice de toute science, de toute découverte, de toute justice; la mère de toute vertu.» La femme est tout, en un mot, pour Mme d’Héricourt; l’homme n’est rien, ne sert à rien,—pas même, citoyennes, pas même à féconder celle qu’il nomme sa femelle. «Il n’est pas bien sûr, déclare cette géniale dialecticienne, il n’est pas bien sûr que le concours de l’homme soit nécessaire pour l’œuvre de la reproduction; c’est un moyen qu’a choisi la nature; mais la science humaine parviendra, nous l’espérons, à délivrer la femme de cette sujétion insupportable[4] .» Tel est aussi mon plus ferme, mon plus constant espoir, citoyennes. Et j’ai la joie de le voir partagé et soutenu par les plus judicieux et les plus profonds esprits de notre siècle. Résumant les travaux des premières doctoresses anglaises et américaines, M. Jules Bois ne nous a-t-il pas appris que c’est la brutalité de l’homme, un coup de poing donné par l’homme sur le ventre de la femme,—un coup de griffe donné aussi sans doute en même temps par tous les mâles sur les flancs de toutes les femelles,—qui a provoqué le tribut de la menstruation; mais qu’un jour luira, la science nous autorise à le croire, où ce tribut cessera d’être payé[5] ? Voilà, citoyennes, ce qui me soutient et me console, ce qui doit nous réconforter toutes; voilà l’étoile qui me guide, le noble but de libération où toutes nous devons tendre ...
—Bravo!
— ... Quant à moi, je ne me lasserai pas de lutter ...
—Bravo, Elvire!
—Vive Elvire! Bravo!
— ... Je ne me lasserai pas de lutter contre cette ancienne moitié de nous-même, devenue notre exploiteur, notre tyran ... Dans quelques semaines, citoyennes, nous fêterons l’arrivée parmi nous de Mrs Simpson, la digne successeur de Victoria Voodhal, fondatrice de la Société de l’amour libre ... Nous n’en sommes pas là encore, nous, infortunées femmes de France! Nous n’osons, nous ne pouvons réclamer que la liberté du divorce,—le divorce par consentement mutuel, ou, plus simplement encore et selon le postulat des plus autorisées d’entre nous, le divorce par la volonté d’un seul des époux ...
—Bravo!
— ... De même que, pour se marier, on n’est point tenu de faire connaître les motifs qui vous poussent à prononcer le oui décisif et solennel, de même, pour se démarier, pour divorcer, nul ne devrait être contraint d’invoquer et de révéler les causes de sa désunion ...
—Bravo!
— ... C’est clair comme le jour. Et c’est par ce vœu, ce vœu aussi légitime que modeste, que je terminerai, citoyennes, c’est la suppression de cet arbitraire, l’anéantissement de cette anomalie et de cette tyrannie, que je vous propose d’acclamer; c’est à la liberté, à la liberté pleine et entière du divorce, que je vous convie de boire!»
«Mais rien ne nous empêche de nous y associer, à ce vœu si modeste, observa Ravida.
—Au contraire!
—Comme ça se rencontre!
—A la liberté du divorce! Au divorce par consentement mutuel!
—Par consentement d’un seul même! J’te crois, que j’y bois! murmura Sambligny. Ah! fichtre!
—Qui donc prétendait que nous n’étions pas d’accord avec ces dames?
—Selon moi, expliquait durant ce temps Lesparre à Herbeville, le divorce ne deviendra une chose juste, admissible et pratique, que le jour où l’homme pourra renvoyer sa femme dans le même état qu’il l’a prise, c’est-à-dire vierge ...
—En supposant que ...
—Bien entendu! en supposant que ... Actuellement, elle n’a plus la même valeur lorsqu’on la rend: c’est comme une marchandise qui aurait subi un déchet ...»
Cependant l’ovation «prolongée» qui avait suivi le discours de Mme Elvire Potarlot venait de prendre fin, et une autre voix maudissait à son tour, dans la salle voisine, le barbare despotisme du sexe laid.
«...Avec le plus astucieux acharnement, il s’est appliqué à nous confiner, nous emprisonner ... le fardeau de la maternité, le soin des enfants ... les répugnantes corvées du ménage ...»
«Vous devez reconnaître cette voix, Magimier? lança Chantolle. C’est celle de votre séduisante voisine Angélique, Mme Bombardier!
—Vous croyez?
—Oui, je crois, mon ami, et vous en êtes sûr, vous!
—Silence donc, Chantolle! Écoutons!»
Il était d’autant plus nécessaire de ne faire aucun bruit que la nouvelle oratrice, au lieu de la voix suraiguë d’Elvire Potarlot, ne possédait qu’un ton de fausset, une sorte de glapissement aigrelet, nasillard et pleurard, de portée restreinte.
«Durant des siècles et des siècles, la pauvre opprimée ... déclarée indigne de gérer les affaires publiques ... n’ayant que des devoirs et aucun droit, traitée en mineure, en irresponsable ... piétinée, écrasée par ses bourreaux ...
—A bas les hommes!
—A bas! Oh! oh!
— ... Ménagère ou courtisane, servante ou prostituée, voilà ce que l’homme a fait de la femme, voilà, mesdames ...»
«Ah! ce n’est plus citoyennes!» chuchota Veyssières.
«...Comme il la comprend et la veut ... toujours à son service ... pour ses besoins et son agrément ...
—Guerre aux hommes!
—A bas! A bas!
— ... Même aujourd’hui, après tant d’efforts ... les salaires attribués à la femme, dans les ateliers, les administrations, partout, sont des plus chétifs, absolument dérisoires ... C’est afin toujours de la tenir asservie, de pouvoir faire d’elle, en toute occasion, selon son caprice ...
—Oui! C’est cela!
—Bravo! Bravo!
—A bas les hommes!
— ... Mais leur règne, le règne de ces oppresseurs, de ces exploiteurs et persécuteurs ... oui, mesdames, touche à sa fin ... Fini!... L’aube a lui ...
—Bravo!
—Ah! Ah! Ah!
—Bravo! Bravo!
— ... Et je lève mon verre en l’honneur de cette libération, je bois ... je bois ... et à l’émancipation complète et prochaine de la femme!»
«Mais nous aussi! Nous idem! Mais de tout cœur! s’écrièrent en pouffant de rire et en applaudissant les disciples de Salomon.
—Nous ne désirons que ça!
—Demandons-leur donc, insinua Veyssières, si l’émancipation de la femme ne signifie pas sa prostitution, quelle différence ...
—Taisons-nous! Pcht! Pcht! En voici une autre!»
Celle-là avait la voix plus grêle encore que celle de Mme Angélique Bombardier, et on ne percevait que des lambeaux de phrases:
«...La citadelle du mariage ... la saper sans relâche, la démolir ... Car l’homme veut une domestique, non une compagne, une bonne à tout faire, une esclave ...»
«Qui donc tient le crachoir? demanda irrévérencieusement Jourd’huy.
—Je ne sais pas, fit Veyssières avec un haussement d’épaules. Peut-être Mme Cherpillon ...
—Non ... plutôt Mme Magloire, répliqua Brizeaux.
—Silence! Silence! Chut!»
«...La femme qui se marie se donne un maître, elle s’avilit ...
—Bravo! C’est cela!
— ... Elle s’avilit ... Comparaître devant l’écharpe d’un maire et l’étole d’un prêtre ... Jurer soumission et obéissance ...
—Oh! Oh! Obéir! Oh!
—A bas les hommes!
— ... Un maître, un tyran ... Tant que vous maintiendrez le foyer, la famille, l’union légale ... rien de fait ... Aussi cette forteresse ... Delenda Carthago!... Cette union, c’est l’asservissement ... Je bois à la suppression du mariage!»
«Et moi donc! soupira Sambligny. Ne vous mariez pas! c’est ce que je dis toujours à mon personnel ...
—Nous aussi, nous buvons ... Nous tous! Mais comment donc! Mais enchantés!... clamèrent en s’esclaffant les Salomoniens.
—Comme nous marchons bien de conserve avec ces dames! ajouta Roger de Nantel. On jurerait que nous nous sommes donné le mot, que nous faisons campagne ensemble!
—Eh oui!
—Tout ce qu’elles réclament, c’est également ce que nous voulons, ce que nous avons déjà, nous, ce que nous mettons en pratique, observa Ferrero.
—Et on parle de la guerre des sexes! s’écria Chantolle.
—Mais jamais plus délicieuse harmonie, plus touchant accord ...
—Plus intime union n’a régné ...
—Taisons-nous, Ravida! Pcht! Pcht!»
Une voix douce, argentine et musicale, lente, caressante et dolente, avait succédé aux maigres et imperceptibles tremolos de la précédente oratrice.
«Celle-là, c’est Mme de Chastaing, annonça Veyssières.
—C’est donc au nom des «Infécondes» ...
—Chut! Chut! Du silence!»
«...Nous aussi, nous sommes des vôtres, mesdames! Et comment n’en serions-nous pas? N’est-ce pas la Ligue de l’Affranchissement des Femmes, qui, par la voix si autorisée de son secrétaire, Mme Astié de Valsayre, et par celle de ses non moins éminentes déléguées, Mmes Charrière et Louvet, a le mieux formulé nos principes et résumé notre programme? «L’état social actuel donne à la femme le droit de l’avortement, et il y a, en conséquence, lieu d’acquitter toutes les accusées,—toutes les accusées d’infanticide,—qui sont des victimes, et non des coupables[6] .» Voilà parler, mesdames! Et ces mêmes fortes et grandes paroles, je les retrouve ailleurs encore, dans les bouches les plus éloquentes, les plus écoutées ... L’amour, comme le constate si ingénument et si sincèrement Mlle de Bovet, dans ses Confessions, n’est qu’une chose «assez insipide et passablement malpropre», répulsive à toute créature d’élite, qui ne peut convenir qu’aux êtres inférieurs, «à ma chienne Lola, surnommée Montès, à cause de sa légèreté de mœurs ...»
«Dis donc, toi! N’en dégoûte pas les autres! grommela Jourd’huy.
—Si c’est ainsi qu’elles apprécient l’amour ...
—Nous ne risquons rien, nous, de ...
—Ah! je t’en ficherai, des créatures d’élite!
—Plutôt les gotons et les souillons!
—Elle ne doit ni boire ni manger, celle-là, pour ne pas ressembler à sa chienne!
—Ni marcher, ni dormir, ni respirer ...
—Écoutez donc! Pchtt!»
«...La fécondité, si appréciée chez les femelles des animaux, est, chez les femmes, un malheur redouté. Voilà un fait général, certain, indéniable ... L’homme, toujours égoïste et toujours privilégié, ne s’inquiète nullement des grossesses. «Ce n’est pas lui qui écope», selon la familière expression de la plus spirituelle de nos romancières. Mais la femme, elle, victime de l’implacable fatalité ... Ah! mesdames, comme je comprends bien cette tristesse qui pèse sur le sort de la femme! Le rire est le propre de l’homme,—de l’homme, toujours sans idéal, toujours matériel, terre à terre, rampant et grossier ...
—Bravo! A bas les hommes!
— ... Laissons-le-leur, ce rire, indice de leur infériorité, et dont l’absence fait notre éloge, à nous, et nous honore ... Le Christ n’a jamais ri ... Le rire est partout preuve de bassesse ... Aussi est-ce avec une exultante fierté que nous constatons, mesdames, que les femmes écrivains ne tombent jamais dans le comique, qu’aucune d’elles ne s’abaisse à ce point ... Elles ignorent le rire: quel plus bel éloge peut-on leur décerner?... Toujours grave, digne, sérieuse, distinguée, chaste, moralisatrice, la femme laisse à son rival, à l’homme, les obscénités et immondices d’un Rabelais ou d’un Montaigne, d’un Brantôme ou d’un Saint-Simon, de La Fontaine et de Diderot, de Molière et de Voltaire, ces deux vils insulteurs du sexe de Jeanne d’Arc ...
—Bravo! Bravo!
— ...Notre littérature, à nous, toujours respectueuse des lois du bon ton et de la bienséance, est indemne de toutes ces souillures ...»
«As-tu fini! exclama Chantolle en haussant les épaules. Elle nous bassine, cette Philaminte, épouse de Chrysale ...
—Une raseuse!»
«...Ah! c’est que, pour nous, mesdames, la vie n’est pas chose risible et plaisante! Un dur chemin, semé d’ornières et de fondrières ...»
«Si tu crois, ma pauvre biche, murmura Ravida, que tes jérémiades vont changer quelque chose à ce chemin!
—Prends-le donc comme il est, et fiche-nous la paix!» ajouta Jourd’huy.
«...La femme, à qui la nature a traîtreusement assigné le rôle maternel, qui n’enfante que dans la douleur, est toute désignée ... Nous seules, mesdames ... connaissons par expérience ... tout ce qu’il y a d’amertume et de deuil dans l’existence ...»
«Assez! Assez! s’écrièrent simultanément Magimier, Lesparre et Ferrero.
—Oh! oui, assez! répétèrent de tous côtés les Salomoniens.
—Laissons ces dames, lasses d’enfanter, dit Sambligny, et qui voudraient que ce fût notre tour ...
—Pour rétablir l’équilibre!
—Ah! elle est bonne, celle-là!
—C’est toujours nous qui avons la meilleure part ...
—Et elles, toujours une araignée dans le plafond!
—Veyssières! fit Chantolle. Vous avez vu ce que dit à ce propos Edmond de Goncourt dans un des derniers volumes de son Journal? «C’est bien restreint le nombre des femmes qui ne méritent pas d’être enfermées dans une maison de fous.»
—Ce que confirme l’ancien proverbe: «La plus sage est la moins folle», riposta Ravida.
—Et ce que confirme surtout la médecine, ajouta Jourd’huy: l’hystérie est tellement répandue ...
—Fichtre oui! dit Nantel.
—Toutes, des névrosées!
—Des malades! Elles ont beau protester: c’est Michelet qui a raison! conclut Sambligny.
—Moi, les femmes, je ne m’occupe que de leur plastique, pas d’autre chose, déclarait pendant ce temps Magimier à son voisin Lesparre.
—Il y en a si peu de belles! soupira celui-ci.
—Savez-vous ce que devrait faire le gouvernement, Lesparre? interjeta Chantolle de son ton gouailleur. Il devrait réaliser le vœu de Théophile Gautier: forcer toute femme atteinte et convaincue de beauté notoire à se montrer au moins trois fois par semaine sur son balcon, pour que le peuple ne perde pas tout à fait le sentiment de la forme et de l’élégance. Voilà qui vaudrait mieux que de prêcher à la foule des turlutaines et des mensonges, comme la liberté et l’égalité ...
—Et aux femmes la concurrence avec l’homme!
—La haine du mâle!
—La révolte contre le maître!
—Contre la nature!
—Eh bien, non, mes bons amis, ce n’est pas cela que devrait faire le gouvernement! s’écria Jourd’huy. Il y a mieux que cela! Car, en effet, je reconnais avec vous que le nombre des belles femmes est bien insuffisant ...
—Oh oui!
— ... Et que si l’on pouvait l’augmenter ... Ce qu’il faudrait, c’est fonder des maisons d’éducation où les jeunes filles seraient admises dès l’enfance, et où l’on s’occuperait de les façonner, de les embellir, de les assouplir, de les engraisser; où on les initierait à tous les jeux et à tous les perfectionnements de l’amour ...
—Comme à Corinthe!
—A Milet, à Lesbos, dans toute l’ancienne Grèce.
—Ils s’y entendaient, ceux-là!
—Ah! les Grecs! Le premier des peuples! Toute notre civilisation vient d’eux ...
—Aucun ne les a surpassés ni dans les arts, ni en poésie, ni en beauté ...
—Mais encore aujourd’hui, au Japon, c’est ce qui a lieu, dit Lesparre. Outre les maisons de thé, il y a des collèges d’amour ...
—Très chic, les Japonais!
—S’entendant en plaisirs ...
—Ayant l’intelligence de la vie, de la volupté ...
—Possédant des goûts très raffinés ...
—Dans ces établissements, continuait Jourd’huy, les laides, les mal bâties, toutes celles que dame Nature a peu favorisées, ne seraient pas oubliées. Non, ne méprisons personne, sachons tirer parti de tous les éléments et de toutes les facultés. Les laides, on les mettrait à la cuisine, on leur enseignerait le blanchissage, le repassage, la couture ...
—La propreté!
—D’abord!
—Ce qui manque le plus à nos brillantes amazones!
—Il paraît!
—C’est par la crasse, selon le mot de Charles Mismer, qu’elles se distinguent ...
—Frédéric Soulié aussi l’a dit.
—Et Jules Janin: «Bas bleu, c’est-à-dire bas sale», écrivait-il ...
—Ce qui prouve ...
—Oui, la propreté avant tout!
—Voilà comment nous comprenons la femme, nous autres! exclama Ravida.
—Ah! tu veux te révolter, vile esclave!
—Ah! tu aspires à t’émanciper, citoyenne!
—Les Japonaises, quelles femmes! dégoisait de son côté l’ingénieur Lesparre. J’en ai tâté ... Ah! mes amis, je ne vous dis que ça! Une grâce, un charme, une souplesse, un enlacement, un brio, une science, une maestria, un doigté, un velouté ... Prodigieux! Incomparable!
—Assez, Lesparre!
—Arrêtez-vous!
—Vous nous faites ... monter l’eau à la bouche!
—Dites donc, Nantel, est-ce qu’il n’y aurait pas moyen de nous dénicher une de ces merveilles? Il doit bien y avoir quelques Japonaises dans Paris!
—J’appuie la motion de Sambligny, opina Herbeville.
—Moi aussi, déclara Ferrero.
—Nous tous l’appuyons.
—Vous entendez, Nantel?
—Je ne demande pas mieux, mes très chers: je ferai des démarches en conséquence ... Mais si vous vouliez bien maintenant me laisser parler? Que je vous dise où nous en sommes ... L’heure s’avance ...
—Nantel a la parole! annoncèrent Brizeaux et Ravida.
—Silence! Silence!
—La parole est à M. le secrétaire-trésorier! articula solennellement Veyssières.
—Avant tout, messieurs, j’ai à vous remettre la liste de nos clientes, la nouvelle liste, dit Nantel, qui tira de sa poche et commença à distribuer entre les convives de menus cahiers, composés de quelques feuilles, et faciles à dissimuler dans un carnet ou un porte-cartes. C’est moi-même, poursuivit-il, qui ai non seulement dressé, mais autographié cette liste, ainsi d’ailleurs que j’avais pris soin de le faire l’an passé. Il n’en existe pas d’autres exemplaires que ceux-ci, et vous n’avez aucune indiscrétion à redouter ...
—Nous vous voterons des félicitations, Nantel! interrompit Brizeaux.
—Une couronne civique! dit d’Amblaincourt.
—Nous vous élèverons une statue! renchérit Veyssières.
—Le plus tard possible, n’est-ce pas? reprit Nantel. Comme vous le constaterez, le nombre de nos associées—laissez-moi appeler ces dames de ce nom un peu ambitieux peut-être, et qu’elles ne justifient que passagèrement, mais qui n’en est que plus flatteur pour elles ... et pour nous;—le nombre de nos associées s’est accru de onze, et ce renfort est tout entier compris dans la première catégorie, celle du prix le moins élevé, la catégorie à cinq francs.»
La liste, qui était disposée par colonnes et sous forme de tableau, se trouvait effectivement divisée en catégories ou sections, au nombre de trois, et c’étaient les chiffres 5, 10 et 20 qui, inscrits en travers, au milieu d’une ligne, établissaient ces démarcations.
Dans la première colonne se lisait le nom des associées,—puisque associées il y a; dans la seconde, leur adresse; dans la troisième, les jours et heures auxquels elles étaient visibles; dans la quatrième, leur signalement et leurs particularités physiques et morales ou immorales.
Le livret débutait ainsi:
Morel | Rue de Provence, 151. | Tous les jours jusqu’à 4 h. (Les dimanches exceptés: cette exception est de règle générale et s’applique à tous les paragraphes suivants.) | Jeune, boulotte, blonde; jolies mains; belles dents (pas fausses); bonne fille; trop causeuse. |
Thiébault | Rue de Suresnes, 69. | Mercredis et samedis soir, à partir de 9 h. | Jeune, petite, mince, brune; très passionnée; pied d’enfant. |
Lucy | Rue Bleue, 92. | Tous les jours jusqu’à 5 h. | Jeune, blonde; forte poitrine; hanches accentuées;taille fine; beaucoup d’entrain et de bagou. |
Palmyre | Rue Pigalle, 41 bis. | Tous les jours de 2 h. à 7 h. | Négresse, mûre; taille et ampleur moyennes; bébête; lourdaude; grande fumeuse et buveuse d’absinthe. |
Duval | Rue Lavoisier, 52. | Tous les jours après-midi. | Trente ans; brune; très forte poitrine, mais taille épaisse; l’air toujours endormi (alcoolique??) |
Irma | Rue Baudin, 70. | Mardis et vendredis de 3 h. à 7 h. | Mûre, grande, svelte, brune; très gaie. |
Fanny | Rue Lamartine, 58. | Tous les jours jusqu’à 5 h. | Mûre, mince, élancée; très belle chevelure rousse (pas teinte). |
Etc. |
«Je me suis mis en relation, comme l’an dernier, avec Mme de Saint-Géran, l’excellente madame de Saint-Géran, de la rue Tronchet, expliquait Nantel; je suis allé voir aussi une certaine dame Cardinet ...
—Cardinal?
—Non, Chantolle. Cette personne n’a pas de filles, que je sache, de filles à elle, j’entends, et elle se nomme réellement et tout simplement Cardinet ... Ces honorables négociantes ou courtières ont naturellement tendance à vous faire prendre des articles très chers; elles les surfont et les exagèrent à plaisir; mais j’ai su résister à ces prétentions déraisonnables et je n’ai retenu que cinq des numéros qu’elles m’ont proposés: une petite brune, ayant de très beaux yeux noirs, Mme Peyrade, Clara Peyrade, 15 bis, rue de Maubeuge ...»
A ces mots, le député Magimier redressa la tête: ce nom et cette adresse avaient été prononcés tout à l’heure devant lui, sur la terrasse du café ... Oui, c’était bien cela: Clara Peyrade ... de grands yeux noirs ...
«Je la connais, cette recrue, fit-il. Elle a deux toquades: elle exècre les Américains, pour les avoir fréquentés de trop près, et elle traite tous les hommes de mufles.
—Ça nous est égal, pourvu que le physique nous plaise, riposta Herbeville.
—A part ses yeux, c’est l’insignifiance même, reprit Magimier.
—Si elle possède des talents ...
—Ça, je l’ignore; mais elle n’a rien d’attirant: elle est petite, pâle, maigrichonne ... Vous avez la rage, Nantel, de toujours nous fourrer des femmes maigres!»
Roger de Nantel de protester aussitôt:
«Je m’efforce de vous contenter tous! Et ce n’est pas facile, ah! sapristi, non! Peut-on dire ...
—Magimier a tort de se plaindre, insinua d’Amblaincourt. Nous vous savons tous gré, Nantel ...
—Ce sacré Magimier!
—Jamais content!
—Nous verrons, mon cher, quand ce sera votre tour de remplir les fonctions de secrétaire et de sergent recruteur! Ah! je vous y attends! Nous verrons comment vous vous en tirerez! Moi qui m’ingénie à en trouver pour tous les goûts, protestait Nantel, dans tous les quartiers, afin de vous épargner de trop longs dérangements ...
—Mais oui!
—Ainsi, vous m’avez demandé une rousse de plus; eh bien, il y en a deux ...
—Nul plus que moi ne rend justice à votre dévouement et à vos mérites, Nantel, interrompit Magimier; si je vous ai froissé, c’est malgré moi, croyez-le ...
—La rage de choisir des femmes maigres! D’abord, je n’ai aucune rage, mon cher, absolument aucune! Je tâche de m’inspirer de l’intérêt collectif, de concilier tous les désirs, toutes les exigences ... Comment les aimez-vous donc, les femmes? Comment vous les faut-il?
—Je suis pour les belles femmes, répliqua le député.
—Qu’appelez-vous belles femmes? Expliquez-vous!
—Le mot se comprend de lui-même, et tout le monde sait ce qu’on entend par «une belle femme», dit Magimier. C’est tout le contraire de ces petites sauterelles ... Une belle femme est grande, forte, grasse, bien portante ...
—La santé avant tout, effectivement, la santé et la jeunesse! opina le sénateur Brizeaux. Et de la gorge! Vous vous rappelez le mot de Louis XV à propos de la jeune Marie-Antoinette?
—Non. Allez-y! cria Chantolle.
—Lorsque le secrétaire d’ambassade Bouret vint annoncer à Louis XV l’arrivée à Strasbourg de l’archiduchesse Marie-Antoinette, qui allait devenir Mme la Dauphine, le roi lui demanda comment il avait trouvé cette princesse. «Sire, elle est charmante, répondit-il. Elle a de très beaux yeux, un teint d’une fraîcheur ...—Et la gorge?— ... Le front imposant, les sourcils ...—Et la gorge? A-t-elle de la gorge? interrompit de nouveau le roi.—Sire, je vous assure que je n’ai pas pris la liberté de porter mes regards jusque-là.—Vous êtes un sot, Bouret; c’est toujours par là qu’il faut commencer, c’est ce qu’il y a de plus important ...»
—Pas bête!
—Je suis heureux de me rencontrer avec un monarque doué d’une aussi profonde expérience, dit Magimier.
—Et aussi avec un de nos premiers écrivains, avec Jean-Jacques, qui avouait, à l’occasion de Mme d’Épinay, plate comme une planche à pain, qu’«une femme sans tetons ...»
—Oh! pas de gros mots, Chantolle! implora Ravida.
—Ce n’est pas moi qui parle, c’est ce malotru de Jean-Jacques: «Une femme sans tetons n’est pas une femme pour moi!»
—Parfait! Vive Jean-Jacques! cria Magimier.
—A la bonne heure!
—Moi, je suis comme Magimier: j’aime la chair, je n’en disconviens pas ...
—Moi aussi, mon cher sénateur, repartit Ravida. Malheureusement, les neuf dixièmes des femmes d’aujourd’hui ont l’air de ne pas avoir un brin de force, un souffle de vie. Ce n’est pas capitonné, ça manque d’ampleur et de relief, c’est chétif, anémié, maladif et malsain. Ça pose pour les délicates, les langoureuses, les vaporeuses, les éthérées, les esthètes, les intellectuelles ... As-tu fini! Comme vous le disiez il y a un instant, sénateur: la santé avant tout. Vivent les femmes bien portantes, riches de sein et solides au poste!
—Bravo, Ravida!
—Les femmes où tous les attributs du sexe sont copieusement accusés, ajouta Jourd’huy.
—Et se détachent en vigueur, selon une expression du métier, reprit le peintre Ravida.
—Le style, c’est l’homme; mais le corset, c’est la femme! glapit Sambligny.
—Le corset ... et la tournure! compléta Jourd’huy.
—Oui! et la tournure!
—Le mérite de la femme, sa vocation, si je puis m’exprimer ainsi ...
—Vous pouvez, Magimier!
— ... sa vocation, c’est d’être grasse!
—Très bien! Très bien!
—Tous les vrais mâles sentent cela, le comprennent ...
—Les petits seins des jouvencelles, ce ne sont que pommes vertes, a fort congrument noté je ne sais plus quel poète:
Et la grande Déesse aux yeux impurs, Cypris, n’aime que les fruits mûrs!
—C’est cela, Chantolle! Parfait!
—Et tenez, messieurs! poursuivit Chantolle. Il y a aussi une remarque de Balzac ... un mot bien typique: «Les femmes grasses, elles n’ont qu’à se montrer, elles triomphent!»
—Eh oui! Très vrai! Bravo!
—Vous entendez, Nantel? Faites bien votre profit de ce que nous disons, mon ami, insinua Magimier.
—Quant à moi, hasarda Veyssières, je ne déteste pas une élégante sveltesse, une certaine souplesse ...
—Mais, messieurs, revenons à notre liste! Consultez la liste! objecta Nantel. Voyez combien peu de clientes minces vous avez par rapport aux grasses. Et cependant, les minces se trouvent bien plus aisément ...
—Ce qui vous démontre clair comme le jour que les grasses—les grasses jeunes—doivent faire prime! déclara Sambligny.
—Cela est tellement vrai, messieurs, dit Brizeaux, que dernièrement, dans une enquête que j’étais chargé de faire à la Préfecture de police, on me montrait un relevé statistique et comparatif des habituées de cet établissement, classées en filles maigres, c’est-à-dire ne dépassant pas certain poids—soixante-dix kilos, pour préciser,—et en filles grasses, c’est-à-dire dont le poids est supérieur à ce chiffre: eh bien, on n’en compte que dix grasses pour cent maigres.
—Puisque les maigres sont bien plus nombreuses, interrompit Chantolle, il n’y a rien d’étonnant ...
—Pardon, attendez! reprit Brizeaux. Il y a une autre raison que celle du nombre. Si les femmes grasses échappent pour la plupart à la police des mœurs, si, pour la plupart, elles n’ont pas besoin de tant se démener et s’exposer, pour vivre, et de recourir ainsi à la basse et affichante prostitution, c’est évidemment qu’elles ont moins de peine à se procurer des amateurs, bien moins que les femmes maigres. Presque toujours, ainsi que me le racontait le chef du service des mœurs, M. Barlier, quand une femme grasse,—et pas trop vieille, bien entendu,—au lieu de vivre tranquillement chez elle, aux frais de ses amis et connaissances, a affaire à ladite police, c’est qu’elle possède une tare secrète: c’est une incorrigible alcoolique, par exemple, ou bien elle est tombée sous la coupe d’un souteneur brutal, tracassier et imbécile, qui l’exploite mal, au détriment de ses propres intérêts. Mais, en thèse générale et en résumé, une femme grasse ... non seulement ce que notre ami Magimier appelle «une belle femme», mais une femme grasse, simplement, une femme de poids, réussit bien mieux et bien plus lucrativement qu’une maigre à trafiquer d’elle,—une grosse femme, selon la remarque de Barlier, est toujours sûre de ne pas mourir de faim.
—Cela tient aussi, encore une fois, comme le disait tout à l’heure Nantel comme vous-même l’attestiez il y a une seconde, mon cher sénateur, à la surabondance des femmes maigres et chétives ...
—Et aussi, du même coup, Chantolle, au goût général des hommes, insista Brizeaux. On préfère non seulement ce qui est plus rare, mais ce qui est plus plantureux, ce qui atteste le mieux le sexe ...
—Les femmes qui, par leurs seins et leur croupe, sont plus femmes que les autres, acheva Sambligny.
—C’est cela! fit Brizeaux.
—C’est cela! C’est cela!
—Ces gredins d’hommes! Tous, si matériels, d’appétits si grossiers, recherchent la chair, se complaisent dans la basse sensualité ... N’est-ce pas, mon vieux Magimier? interpella Sambligny.
—Il y a certaines nuances, répondit Magimier. L’idéal, pour moi ...
—Vous avez un idéal? demanda Nantel.
—Magimier qui a un idéal!
—Ah! voyons l’idéal de Magimier! exclama Veyssières. Voyons l’idéal!
—Je le connais! s’écria Chantolle. C’est sa voisine et amie Angélique, l’opulente, protubérante et exubérante Bombardier, le mastodonte Angélique ...
—Il me les faut plus jeunes, Chantolle, de beaucoup plus jeunes. Mon idéal,—car j’ai un idéal, oui, comme nous en avons tous un en fait de femmes, un idéal qui n’est pas toujours le même, pas toujours immuable, pour chacun de nous, qui varie même diantrement dans le cours de l’existence ...
—Heureusement!
—C’est le plaisir!
— ... qui passe d’un extrême à un autre, vous fait, par exemple, désirer une femme brune quand vous en avez possédé trop de blondes, aspirer à une mauviette après une série de boulottes ...
—Convoiter une maigre en été, lorsque la chaleur vous accable, insinua Brizeaux; et, au contraire, par les temps de neige et de gel, une ample nappe de chair vive ...
—Diversité, c’est ma devise! chantonna Sambligny.
—Notre devise à tous! ajoutèrent Ferrero et d’Amblaincourt.
— ... Mon idéal d’aujourd’hui, poursuivit Magimier,—écoutez bien, Nantel, et réglez-vous là dessus dans vos enquêtes et pourchas de sergent recruteur, cher ami!—mon idéal actuel, c’est la femme grande et forte, jeune, n’ayant pas atteint la trentaine, à la peau blanche et satinée, au corsage plantureux, saillant et résistant, puissante des épaules et des hanches, mais dont la taille est restée mince, ronde et flexible ... un 8, tenez, mon bon! le chiffre 8 offre bien l’emblème de mon sujet.
—Pas mal! Pas mal! fit Sambligny en dodelinant de la tête.
—Pas mal! répétèrent Ravida et Brizeaux.
—Mais, messieurs, nous avons cela! Voyez votre liste, consultez le catalogue!
—Notez bien, poursuivait Magimier, je diffère essentiellement des Orientaux, moi. L’embonpoint, chez eux, est la caractéristique indispensable de la beauté. Ils ont, comme vous savez, tout un système d’engraissement à l’usage des femmes, et plus une fille est obèse, plus cher elle vaut ... Moi, ce n’est pas cela. L’obésité, je ne la veux qu’aux seins et aux hanches ...
—Le corset et la tournure! interrompit de nouveau Jourd’huy.
—Les femmes plus femmes que les autres, ainsi que je le disais, rappela Sambligny.
— ... Je tiens absolument à une taille fine et juvénile. Le chiffre 8, quoi, encore un coup! acheva Magimier.
—Moi, contait d’Amblaincourt à son voisin Herbeville, j’aime les hanches développées et les seins menus, le type de l’antique Dionysios, cher aux Grecs ...
—Je raffole des jolies mains, déclarait Veyssières, des mains mignonnes et potelées, aux doigts effilés ...
—Moi, ce sont les pieds.
—Moi également, Chantolle, je suis pour les pieds, répliqua Nantel. Un pied petit, bien cambré, finement et coquettement chaussé ...
—Rien d’éloquent comme ça! acheva Chantolle. Les pieds des femmes devraient intéresser tous les hommes, au dire du maître ès arts d’amour Casanova.
—C’était aussi l’avis de Restif, un autre fervent connaisseur, répliqua Nantel.
—Ah oui, certes! Restif surtout ... Pour lui, c’était le plus puissant attrait de la femme, c’était toute la femme. Et voyez, Nantel, voyez, poursuivit Chantolle, combien notre goût se justifie! Vous le trouvez mentionné dans les Livres Saints ... oui, mon petit, dans plusieurs endroits de la Bible. C’est par ses jolis pieds que Judith séduisit Holopherne: Et sandalia ejus rapuerunt oculos ...
—Moi, disait Herbeville, j’ai un faible pour les femmes très grandes, trop grandes, excessivement hautes et sveltes ...
—Les girafes? interrompit Veyssières. C’était la passion d’Ernest Feydeau ...
—J’adore les rousses! proclamait Jourd’huy. Une belle rousse, bien en chair, à la peau blanche comme neige, dure comme marbre, douce comme lait ... Soignez-nous cela, Nantel, soignez les rousses, mon bon ami!
—Des rousses, vous en avez deux de plus cette année, répondit Nantel; ça vous fait neuf d’inscrites au catalogue. Neuf rousses, c’est suffisant, il me semble, saperlipopette! et vous n’avez pas à vous plaindre ...
—Je ne me plains pas, Dieu m’en préserve! Au contraire, Nantel, je vous bénis, je vous glorifie, je vous déifie, je ...
—Messieurs, lorsque vous voudrez bien, je continuerai mon rapport, interrompit Nantel. Je vous disais que je n’avais retenu que cinq des numéros proposés par Mmes de Saint-Géran et Cardinet; les six autres ont été recrutés directement par moi. Ces onze nouvelles associées figurent toutes dans la même catégorie, celle des femmes à cinq francs. Il ne sert de rien, en effet, je pense que vous serez de cet avis, de payer plus cher pour avoir la même denrée. Nos associées à cinq francs valent absolument celles de dix francs, voire celles de vingt ...
—Il n’y a que l’enveloppe de changée, l’étui de la chrysalide, glissa Chantolle.
—L’étui, c’est cela, la toilette, l’appartement et le mobilier; quant à la chrysalide en elle-même, la femme intrinsèque, c’est la même, vous le savez tous. Il y a des femmes à un louis qui ne valent pas en beauté, en grâces, en attraits, celles à cent sous. Tout cela, en somme, se balance et s’équilibre ...
—Très bien!
—C’est vrai!
— ... Inutile donc, encore une fois, d’augmenter le nombre de nos associées les plus coûteuses, puisque celles du prix le plus modique leur sont équivalentes, sont identiques même. Néanmoins, comme il peut vous plaire aux uns ou aux autres de trouver par-ci par-là un peu plus de luxe, de confort, de fanfreluches, de fioritures et de garnitures, je crois qu’il est bon de maintenir nos catégories supérieures ...
—Peuh!
—Oh! ma foi!
—Si! Si!
—Pourquoi?
—Si, Nantel! Si! si!
—Oui! Mais oui!
— ... Laissons-les, oui! Je ne dis pas, continua le secrétaire de la confrérie, que, pour cette infime somme de cinq francs, vous allez trouver à converser avec des duchesses authentiques, des actrices en renom ou des demi-mondaines cotées sur le turf ... Non! S’il vous convient de vous payer de ces extras, c’est affaire à vous et en dehors de notre ordinaire; nous n’avons rien à y voir. Nous ne nous chargeons, nous, que de vous mettre en rapport—grâce au concours des complaisantes matrones susnommées, et conformément aux statuts de notre Association, aux principes de Salomon et de la Sagesse,—avec un certain nombre de jolies filles, le moins exigeantes possible, et capables de répondre à tous vos désirs, satisfaire tous vos goûts, réaliser tous vos idéals,—puisque idéal il y a ...
—Très bien, Nantel!
—Parfait!
—Bravo! Bravo!
— ... Eh bien, messieurs, elles deviennent de moins en moins exigeantes, les jolies filles; les prix baissent de plus en plus, et cela parce que la marchandise surabonde, vous ne l’ignorez point; parce que jamais autant de déclassées et de désœuvrées n’ont battu le pavé de Paris. Nul n’échappe—permettez-moi ces courtes considérations économico-philosophiques ...
—Nous permettons!
—Tant que vous voudrez, Nantel! Allez-y!
— ... Nul n’échappe à la grande loi de l’offre et de la demande, et, en aucun temps, les offres n’ont été aussi nombreuses: vous pouvez sur ce point vous en rapporter à Mmes de Saint-Géran, Cardinet et consorts. Toutes ces fillettes, même les plus pauvres, les plus misérables, à qui on a flanqué en veux-tu en voilà de l’instruction gratuite, intégrale et obligatoire, ont en horreur le ménage et tout travail manuel: ça les humilie, les avilit ... Vous avez entendu les oratrices de tout à l’heure ... Toutes aspirent à être des dames, de grandes dames—pourquoi pas?—et non, certes, des femmes à marmaille et à popote. Elles ne deviennent que des filles ...
—Ne faut pas trop le déplorer, cher ami, interrompit Chantolle.
—Nous aurions mauvaise grâce ...
—C’est pain bénit pour nous!
—Ne disons pas de mal des truffes!
— ... Je constate seulement, messieurs, rien de plus, et je m’arrête.
—Messieurs, je propose, comme conclusion, dit Veyssières, de porter un toast à notre excellent collègue Magimier, député féministe, apôtre de l’émancipation. Nous lui devons bien cela!
—Oui, vive Magimier! vive Magimier!
—Ah! vieux farceur de Magimier!
—Roublard!
—Vieille pratique!
—Messieurs, non ... Vous plaisantez!
—Pas du tout!
—Vive Magimier!
— ... Je fais ce que je peux, messieurs ...
—Bravo, Magimier! Courage! Hurrah! Hurrah!
—Mieux que toutes les Saint-Géran et toutes les procureuses de la terre, Magimier nous aide ...
—N’oublions pas non plus sa constante collaboratrice, sa tendre et chère Angélique ... cette sylphide! clama Chantolle. Je bois à la santé de Mme Angélique Bombardier, présidente du groupe parisien de la Revendication!
—Et moi, à celle d’Elvire Potarlot! repartit Veyssières. L’infatigable, l’admirable, l’incomparable et unique Elvire, présidente de la Ligue des Émancipées!
—Hurrah pour Elvire!
—Et Nina Magloire, la bouillante Nina ...
—Et Lauxerrois Saint-Germain ...
—Et Katia Mordasz, la nihiliste, l’anarchiste ...
—Messieurs, à Guillemine de Chastaing, la reine des Infécondes!
—A toutes! toutes!
—Et à leurs idées, à leur programme! A la suppression du mariage! A l’amour libre!
—A l’amour libre! Bravo!
—A l’émancipation complète et définitive ...
—Ah! oui, à l’émancipation! Elle mérite bien ...
—Messieurs, je lève mon verre en l’honneur des belles filles, moi, tout simplement, des belles et bonnes filles! annonça Magimier. Les autres, les laides et les bégueules, je m’en ...
—Aux belles filles! Aux braves et bonnes filles! répéta Ravida. Ah oui! Ça vaut mieux ...
—A nos associées, messieurs! dit Nantel. N’oublions donc pas nos associées! Ce serait de l’ingratitude! C’est un devoir ...
—Évidemment!
—Mais oui!
—A la santé de nos associées!
—De ces aimables complices!
—Ces clientes toujours si empressées, si dévouées ...
—Aux petits soins ...
—Tout ce personnel d’élite!
—A Nantel aussi! Pour le remercier!
—C’est bien le moins ...
—A Nantel! exclamèrent en chœur tous les Sages. A Nantel!
—A nos associées, messieurs! à elles seules!» riposta modestement M. le secrétaire-trésorier.
Et, pour se dérober à l’ovation dont il était l’objet, Roger de Nantel se leva de table et donna ainsi le signal du départ.