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VOYAGEURS SUPPLÉMENTAIRES.

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Andoche et Modéran dormaient encore profondément quand un balancement un peu fort de la Villa Beauséjour leur fit entrebâiller les paupières; le balancement berceur continua quelques secondes et s’atténua lentement.

«Tiens! nous partons, fit Modéran bâillant et s étirant les bras.

— Nous sommes partis, dit Andoche; vite! ne perdons rien du paysage. Et puis j’ai très faim, ce matin.»

Les deux jeunes gens furent habillés en moins de cinq minutes. M. Cabrol, debout aussi, se rasait dans sa chambre.

«Bonjour, bonjour! dit-il, mais qu’est-ce que c’est encore que ces aboiements? Arcachon s’éloigne et on les entend toujours. J’ai donc la berlue?

— Mais c’est toujours la voix de Phanor, dit Andoche. Et qu’est-ce qui gratte comme ça?»

Modéran avait déjà ouvert la porte. Un petit chien bondit, fit quelques tours en jappant autour des deux jeunes gens et voulut sauter dans les bras de M. Cabrol, qui, la bouche béante d’étonnement, les joues barbouillées de savon, brandissait son rasoir.

«A bas, Phanor, à bas! Tu vas me faire couper, disait M. Cabrol, à bas! Tu es bien gentil, mais d’où sors-tu?»

La porte s’ouvrit de nouveau.

«Bonjour, Monsieur. Vous avez bien dormi?»

Cette fois, Cabrol laissa tomber son rasoir.

«Mélanie! Mélanie ici!... mais comment?

— Eh bien, oui, Monsieur, je suis ici. Pas pu me faire à l’idée de rester à la maison toute seule, loin de Monsieur qui pouvait avoir besoin de moi... et des jeunes messieurs aussi... J’en perdais la tête d’inquiétude. Alors, au dernier moment, je suis restée dans l’aéro... au fond d’une armoire de la chambre d’amis... et pas toute seule, Monsieur.»

Phanor jappa en bondissant autour de Mélanie.

«Oui, oui, pas toute seule... oui, oui, Phanor!»

Mélanie, qui tenait serré sur sa poitrine une sorte de panier-valise, ouvrit les bras. Un miaulement sortit du panier et la tête d’un gros chat blanc se dégagea d’une couverture, des pattes s’allongèrent paresseusement.

«Babylas aussi! s’écria M. Cabrol, toute la maison, alors?

— Phanor et Babylas seraient morts d’ennui loin de Monsieur...

— Et mes collections?

— J’ai prévenu l’assurance! Avant tout, c’est Monsieur qui doit être soigné plutôt que les bibelots, des vieux débris de bois ou de pierre, qui ne peuvent pas tomber malades... ou s’abîmer plus qu’ils ne sont... Alors mon devoir...

— Nous sommes à 7 ou 800 mètres d’altitude, Mélanie, je ne veux pas vous renvoyer...

— Monsieur ne ferait pas ça...

— Non. Vous me tyrannisiez à la maison, soit, vous allez continuer ici... Allons, Phanor, à bas! Toi, Babylas, viens sur mes genoux.»

Le chat, ondulant son panache blanc, sauta sur les genoux de son maître, se mit en boule et ferma les yeux en faisant ronron, sans paraître se soucier des abois de Phanor, qui venait enfoncer le museau dans sa moelleuse toison.

«C’est bien, installez-vous là-haut, pas dans l’armoire, dans la chambre. Mais vos bagages?... Vous savez, j’attendrai que les travaux soient assez avancés pour que la région de Paris soit redevenue habitable... Nous resterons le temps qu’il faudra, huit ou dix ans peut-être!

— Mes bagages sont là.

— J’y suis! Tous ces paquets que je ne reconnaissais pas, un peu partout dans les armoires...»

Mélanie sourit.

C’était une femme un peu ample, une femme forte, au physique comme au moral. Son œil calme et la tranquille assurance de son visage replet montrait bien qu’aucun doute ne l’effleurait jamais sur l’excellence de sa direction et la légitimité de ses décisions.

M. Cabrol avait déjà pris son parti. Laissant Mélanie procéder à son installation, il emmena ses neveux sur le balcon d’avant. Chacun d’eux savourait sa pilule matinale d’extrait de banane au chocolat et pouvait consacrer toute son attention sur la route.

«Eh bien! Barlotin, dit M. Cabrol, une belle journée se prépare, hein? Beau lever de soleil... Il nous faut faire une bonne étape pour entrer demain dans la partie vraiment intéressante du trajet.»

Le pilote ouvrit un œil, il avait déjà sa petite pipe à la bouche et lança quelques volutes de fumée avant de la rentrer.

«Je connais bien la route, Monsieur, dit-il; en allant doucement, sans se gêner, on sera ce soir à mi-chemin entre Dakar et Panama. Je suis exactement l’itinéraire que vous m’avez donné, avec les crochets sur les points marqués. Ce sont d’ailleurs les points habituels des tournées sur la ligne Dakar-Amérique du Sud.

— Travaille-t-on, ce matin? demanda M. Cabrol à ses neveux.

— Oh! mon oncle, congé encore aujourd’hui, nous commencerons demain.

— Bon, moi aussi, alors.»

Andoche et Modéran s’installèrent à côté du pilote, de façon à prendre une leçon de direction. Pour être paré à toute éventualité, un jeune homme, aujourd’hui, doit connaître la manœuvre, très simplifiée d’ailleurs, de tout véhicule roulant ou planant, sur terre ou dans l’air: avionnette, hydroavionnette, auto-volante, ou autres. Ils n’avaient pas encore leurs brevets, mais comptaient les prendre avant quelques mois.

Et l’on n’entendit plus dans le poste d’avant que les mots... stabilisateur, tube, manette, radioéthérogoniomètre, radioloxodromogoniomètre...

M. Cabrol, qui se promenait de long en large, signala tout à coup, du ton d’un employé des grands dirigeables: «Tolède! droit devant! Alcazar! Puente d’Alcantara! Puente San Martino...»

Andoche et Modéran, la lorgnette à la main, se penchaient au balcon.

«Attention! ne tombez pas sur les ponts de Tolède de cette hauteur, vous les casseriez. A leur âge, ils ne doivent plus être très solides... Pilote, une spirale autour pour mieux voir.»

Dans les sierras, la grande restauration était commencée; elles étaient vieilles, ces montagnes; leur carcasse effritée, rôtie et usée, se dessinait d’en haut comme un long squelette aux côtes blanchies, aplati sur un terrain pelé. La Villa Beauséjour fila dessus en accélérant l’allure, attirée par un point brillant que le pilote avait signalé, du côté d’une autre sierra, neigeuse, celle-là !

«Grenade! L’Alhambra!»

Andoche et Modéran se penchèrent de nouveau.

«Qu’est-ce que c’est que ça, qui brille?

— Le pilote vous l’a dit, l’Alhambra!

— Mais c’est du verre! s’exclama Modéran après quelques minutes.

— Une boîte de verre, en effet, pour préserver ce vieil Alhambra de tout accident et prolonger sa vieillesse — l’Alhambra attire beaucoup de visiteurs. Vous voyez ces dirigeables de tous calibres qui tournent au-dessus de lui, — et ces visiteurs ne sont pas toujours très soigneux; ils laissent tomber des colis, des bouteilles, ou bien accrochent, en tournant autour, des morceaux d’architecture... Et puis il y avait les touristes indélicats qui la nuit descendaient dans les patios pour rapporter des petits souvenirs, des sculptures, des plaques de faïence ou autre chose... Avec le couvercle de verre épais dans une forte armature d’acier, on a paré à ces dangers.»

L’Aéro-Villa Beauséjour continuait sa route en prenant de l’altitude. L’Alhambra étincelait maintenant en arrière dans le lointain et se confondait avec les neiges de la sierra Nevada.

En avant, à la pointe extrême de l’Espagne, bien au-dessus du roc de Gibraltar, si fameux aux temps lointains, écroulé dans une guerre, le travail de réfection mondiale comportait l’élargissement du grand canal maritime de Cadix, creusé il y a quelques siècles pour doubler l’ancien détroit. Une grande ligne blanche zigzagante coupait la péninsule et s’en allait à Cadix rejoindre l’Atlantique.

«Nous avons bien marché avec la brise, dit M. Cabrol, beau temps, il ne nous gêne pas, le soleil de cette Afrique que vous voyez là-bas jaune et rose, sur notre gauche. Nous serons de bonne heure à l’atterrissage.»

Plus rien à voir que du bleu; on s’en fut déjeuner à la salle à manger en écoutant les Phonogazettes du Télé. Rien d’intéressant, des nouvelles des grands chantiers de reconstruction, des plaintes venant de tous côtés sur la gêne et les embarras inouïs apportés à la vie et aux affaires.

Puis ce fut la sieste dans de bons fauteuils, quelques heures de bon repos.

«Un petit concert? dit Modéran.

— Non, un peu de théâtre... Quoi? Pas quelque chose de triste ni de... ni de...

— Bon! je choisis», dit M. Cabrol.

Sur la plaque du Télé apparut une bande de clowns hilares et cabriolants, sautant les uns par-dessus les autres et clamant des drôleries.

Mélanie était accourue pour le cirque. Phanor sauta presque sur le Télé en aboyant devant les clowns et les animaux savants, — des ânes d’une intelligence remarquable et des oies qui suivirent. Babylas se risqua, un peu effarouché par le tapage, et vint se mettre en rond sur les genoux de son maître sans vouloir regarder ce qui se passait dans le Télé, accompagnant seulement les acteurs et les musiques d’un ronron de bien-être dédaigneux.

Au bout d’une demi-heure, Andoche et Modéran somnolaient. M. Cabrol arrêta le Télé et prit son carnet pour noter quelques idées qui lui étaient venues sur les civilisations lunatiques.

Une petite sonnerie les réveilla tous les trois. Le pilote signalait quelque chose.

«Bon! dit M. Cabrol en regardant la pendule, nous devons approcher.

— L’Archipel Caucasique en vue, Monsieur! cria le pilote dans le téléphone.

— Voilà ! voilà ! Debout, les enfants! nous arrivons...

— Déjà ! firent Andoche et Modéran en bâillant, on était si bien!

— Eh! il ne faut rien perdre, le Caucase, c’est du nouveau pour vous; moi, j’y suis déjà venu.»

Le Caucase en plein Atlantique? Oui, le Caucase, ou du moins à peu près. Le Caucase, c’est l’archipel construit il y a déjà une centaine d’années à mi-chemin entre Dakar et Panama, lors du grand travail d’amélioration du Caucase, une contrée encombrée par ses montagnes, un lacis embrouillé de défilés, de gorges serrées entre de formidables pics rocheux, qui gênaient considérablement les relations entre l’Europe et l’Asie Méridionale. On avait foré bien des tubes à travers ces blocs, mais c’était coûteux et dangereux; les inondations de pétrole, les éboulements de schistes au passage des trains rendaient précaire l’exploitation de ces tubes.

Un spéculateur de génie eut une bonne idée. Tous ces cailloux sont gênants, enlevons-les et nettoyons le Caucase, exploitons-le en carrière inépuisable de béton.

Et le travail commença. Les pics gênants furent attaqués avec les perforateurs et les concasseurs électriques, transformés en béton et pudding caillouteux, ou réservés en énormes blocs, que d’immenses bateaux de charge s’en allaient porter, non pas au plus près, mais par les canaux de mer Noire, Marmara, Méditerranée régularisée et Gibraltar, en plein Atlantique, sur des hauts fonds de la mer des Sargasses. La double opération réussit. On laissait là-bas un Caucase praticable et l’Archipel Caucasique sortait des flots.

Ici les constructeurs ont eu souci du pittoresque et l’ossature des îles a été très étudiée, très travaillée, en vue de faire de ces îles, livrées, aussitôt construites, aux ingénieurs, forestiers et paysagistes, quelque chose de bien.

Le résultat a été merveilleux: côtes dentelées, hérissées de beaux rochers en falaises, découpées en promontoires, frangées d’écume blanche, avec des plages de sables fins sous des bois admirables, — flore africaine et européenne, palmiers, pins parasols, chênes, oliviers, — ruisseaux dégringolant en cascades jusqu’à la mer ou chutes majestueuses, rivières descendant en cataractes d’un grand lac-réservoir aménagé au point le plus haut de chaque île; bref, tout ce qu’il fallait pour faire de ces îles un séjour de plaisance et de cures d’air fréquenté par l’aristocratie des six continents.

L’archipel, au milieu de l’Océan, sous un ardent soleil, mais rafraîchi par les courants de retour du Gulf-Stream et par les brises et les grands coups de vent du large, jouissait d’un climat délicieux.

Pas de gouverneur, un administrateur. Le promoteur de l’entreprise, possesseur d’une bonne moitié des actions, gouverna lui-même son archipel à la satisfaction de tous pendant un bon tiers de siècle et fonda une dynastie prospère.

Il y eut donc quelque part un peuple complètement heureux. La population sédentaire, habitant les villes et villages disséminés dans ce paradis, n’était pas très nombreuse; les premiers arrivants avaient été vraiment sélectionnés dans leurs pays d’origine, physiquement et moralement; ils offraient toute garantie comme travailleurs des champs et des villes, commerçants, intellectuels, magistrats. Tous gens d’ordre, protégés contre toute intrusion du dehors par une garde civique.

Dès que l’aéro-villa eut pris terre dans une anse charmante, superbement ombragée, M. Cabrol et ses neveux sautèrent sur le sable.

«Au bois, là-bas, au-dessus des rochers, vite! s’écria Andoche, nous verrons de là tout le développement de la côte.

— Du tout, dit M. Cabrol, la douane médicale d’abord. Nous devons passer l’examen d’admission; si nous sommes admis, nous pourrons, avec le certificat, nous promener tant que nous voudrons dans l’archipel.

— Où est-elle, cette douane?

— Le bâtiment là-haut, sous les grands arbres, répondit le pilote. Je connais, je suis venu déjà.

— Bon! dit Andoche se lançant à l’escalade.

— Veux-tu nous attendre? s’écria M. Cabrol. Et Mélanie, que nous oublions!... Elle doit venir aussi... Mélanie! Mélanie!

— Faut-il emmener aussi Phanor et Babylas?

— Ne plaisante pas, ces mesures rigoureuses ont préservé l’archipel de bien des maladies, elles empêchent la diffusion des épidémies.»

Mélanie, inquiète, accourait. A la suite du pilote, tous les locataires de l’Aéro-Beauséjour s’engagèrent dans le sentier, pittoresque, mais un peu rude. Les jeunes gens bientôt gagnèrent en avant, mais Mélanie, un peu forte, soufflait:

«Doucement! doucement!».

Il fallut dix bonnes minutes pour arriver en haut, devant la douane médicale, qui planait sur un horizon vraiment splendide.

«Vite! vite! dit M. Cabrol arrachant ses neveux à la contemplation pour entrer dans le bureau, l’examen, vivement! Pourvu que le docteur soit là ! Et silence! Pas de réclamations pour ne pas perdre de temps, obtempérons!»

Le docteur y était. L’examen ne fut pas long, sauf pour la gouvernante dont l’essoufflement exigea une auscultation plus stricte; mais, en une demi-heure, tous furent expédiés avec le permis.

Andoche, dédaignant les chemins frayés, bondissait de joie à travers la campagne. Mais on le rattrapa vite, planté dans la verdure devant un groupe d’arbres inconnus.

«Est-ce beau, tout ça! s’écria-t-il, la terre, les rochers, les arbres... Et quels arbres!

— Ce sont des figuiers banyans, cramponnés à leurs faisceaux de racines; ils sont encore jeunes, reviens. les voir dans une cinquantaine d’années.

— Je ne demande pas mieux! Et ceux-ci, fortement échevelés?

— Baobabs! Et ces cactus-cierges, groupés en candélabres de quinze mètres... et ces agaves pointant de partout.... Ne vous faites pas embrocher à toutes ces pointes! Voilà qui nous change des platanes maladifs de nos boulevards, rongés par toutes les exhalaisons chimiques de nos usines ou des véhicules industriels et les courants d’ondes de toutes sortes qui s’entrecroisent dans notre pauvre atmosphère!.... Respirons, respirons largement cet air non pollué.

— Ce pays me plaît! s’écria Modéran.

— A moi aussi!

— Un peu accidenté pour mes jambes, dit Mélanie; moi, je redescends à la villa. Je regarderai d’en bas.

— Surtout, dit M Cabrol, ne touchez à rien, Mélanie, nous ne sommes pas ancrés encore! N’entrez pas dans la logette; songez que si, par inadvertance, vous touchiez à quelque appareil, vous pourriez vous envoler avec la Villa.

— Pas de danger! Monsieur, dit le pilote; avant de partir, j’ai enrayé l’énergie intra-atomique, le moteur ne bougerait pas.... D’ailleurs, je redescends avec Mélanie, je connais le pays, et puis j’ai oublié ma pipe.

— Bon! cela me rassure, nous pouvons continuer, nous retrouverons la maison en bas.»

Les trois voyageurs reprirent leur marche pour grimper à travers les fougères arborescentes et les buissons touffus de fromagers, vers le sommet nettement découpé d’un promontoire rocheux, à la base duquel la mer battait en grosses vagues.

On passait sous des cèdres amenés du Caucase ou du Liban, sous des séquoyas de 120 mètres provenant du Congo, on filait entre les racines des banyans hindous voisinant sur ces rivages d’une si belle construction, aux paysages si admirablement composés.

«Je suis enchanté de la promenade et furieux en même temps, dit l’oncle.

— Comment cela?

— Voilà.... Vous trouvez ce pays superbissime, n’est-ce pas? construit supérieurement. Tenez, d’ailleurs, voici, bien caché dans ce fond pour ne pas détonner dans le paysage, un point de triangulation qui est en même temps une descente dans les dessous pour la surveillance et pour les travaux d’entretien intérieurs, allons-y.... Tenez, voyez-vous dans ce ravin les têtes de poutres en ciment armé affleurant, et, au-dessus, dans ces trous noirs, on entrevoit la carcasse, l’ossature des falaises géantes et de tout ce superbe promontoire empanaché de verdures.»

Andoche et Modéran dégringolaient au fond du ravin, à travers un lacis de broussailles.

«Attention aux bêtes! leur cria M. Cabrol, l’Archipel Caucasique n’a pas de bêtes nuisibles, on n’a importé que des animaux recommandés, de toute sécurité ; mais enfin, on ne peut pas savoir.»

En bas, M. Cabrol trouva les jeunes gens désappointés, assis sur un amas de pierres devant le poste de triangulation: une petite rotonde abritant un départ d’escalier fermé d’une grille.

«Rien, parbleu! la porte est fermée, vous voyez un puits noir; mais habituez vos yeux à l’obscurité, on distingue vaguement les énormes piliers de ciment armé qui portent tout le cap... Oh! c’est très bien combiné, travail parfait!»

Toujours précédé de ses neveux, M. Cabrol remontait en monologuant.

«Oui, parfait! L’Archipel Caucasique a bien tenu toutes les promesses de l’entreprise, réalisé tous ses plans. C’est incroyable, toute cette végétation en un demi-siècle, car le gros œuvre, la carcasse rocheuse a demandé un temps énorme avant d’être à point.»

L’enthousiasme de ses neveux le gagna dès que l’on fut arrivé à la crête et que l’on se fut allongé sur un tapis d’herbe suffisamment confortable, à l’ombre d’un cèdre, devant l’immense panorama développé en demi-cercle bleuâtre.

«Magnifique! Voyez donc ces criques vertes là-dessous, ces échancrures taillées dans le roc, ces contreforts rocheux qui semblent appuyer les massifs donjons accrochés au flanc de la montagne et creusés de grottes. Eh! très réussi, très réussi... Voyez-vous tous ces îlots au large dans le bleu? Des paysages fiers ou plantureux à droite et à gauche, partout! Et ces villages, là-bas, ce petit port juste au-dessous, ces grandes villas en chapelet le long des plages, avec une foule d’aéros de toutes sortes qui planent au-dessus, avions ou aéro-cottages, et ceux qui survolent la mer au large, se promenant doucement ou s’amusant à la pêche.

— Très sur-chic! superchic! dit Andoche.

— Délicieux! tout à fait délicieux! corrigea Modéran.

— Oui, superchic et délicieux! déclara M. Cabrol. Je suis ravi, archi-ravi et en même temps très furieux.

— Furieux? Pourquoi, mon oncle?

— C’est une œuvre d’art merveilleusement réussie, cet archipel fabriqué en plein Atlantique, ce magnifique morceau de continent ajouté à la création revue et corrigée, terre de plaisance et d’idéal combinée, fabriquée et agencée pour servir de cadre somptueux à une existence de rêve... Mais...

— Mais quoi, mon oncle? qu’allez-vous trouver à dire contre ces merveilles?

— Rien du tout, puisque vous me voyez plongé dans l’admiration.... Mais je suis furieux... attendez, furieux contre moi!... Ce fut une entreprise industrielle, au commencement, cet Archipel Caucasique si réussi, une grande entreprise montée par actions... Eh bien! j’avais hérité de mon grand-oncle une dizaine d’actions. Dans mon inexpérience de jeune homme, je ne devinai pas l’immense avenir de l’affaire et je liquidai ces actions un jour de hausse, avec un petit bénéfice, au lieu d’attendre l’ère des fabuleux dividendes!... Voilà, n’y pensons plus et promenons-nous.

— Et déjeuner? mon oncle.

— Oui, c’est une idée, nous avons déjà beaucoup marché. Que diriez-vous d’un petit déjeuner sur l’herbe?

— Tout de suite!

— Pas si vite, descendons sur la plage, nous humerons mieux la brise de mer et l’écume du flot.»

Juste au-dessous d’eux s’arrondissait une petite anse de sable bordée de cocotiers; nos trois promeneurs furent bientôt installés sous un cocotier, la tête à l’ombre, dans une atmosphère tiède et rafraîchie par le souffle caressant de la brise et le battement régulier de la vague, qui leur envoyait au visage de fines gouttelettes avec les senteurs des algues.

«Je suis homme de précaution; avant de quitter la villa, je me suis chargé des victuailles, dit M. Cabrol en tirant un étui de sa poche; voilà pour chacun une pilule dont vous me direz des nouvelles: salade de homard aux ananas, c’était tout indiqué pour le festin maritime; nous arroserons cela par une pilule de vin des Canaries.... Ce n’est pas tout, bien entendu, une troisième pilule de fin Moka!


Un chalet dans les airs

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