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I
RÊVES ET RÉALITÉS.

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Table des matières

Roseline de Valrange avait vingt ans, et c’était la plus charmante personne que l’on pût imaginer. Je vois ici le lecteur sourire, et j’entends son exclamation: Tous les héros de romans sont beaux comme le jour! Comprenons-nous bien: il y a la grande et la petite beauté; la grande, qui est celle de l’âme, et la petite, c’est-à-dire la beauté physique et vulgaire, qui réside dans l’harmonie des proportions. J’ajouterai que, d’après mon système et mon goût personnels, chacun est à même d’acquérir ces deux genres de beauté. Remplissez vos devoirs envers Dieu et les autres, vous jouirez de la grande beauté. Prenez maintenant tous les visages contemporains, depuis le régulier jusqu’au difforme, et donnez-leur de l’expression: vous verrez qu’un visage, quel qu’il soit, est véritablement beau lorsqu’il reflète une belle âme, ennoblie de sentiments généreux; tandis qu’un visage correct, mais qui ne dit rien, nous fatigue, nous semble insipide, comme ces modèles de dessin proposés à l’élève; et même, si les passions lui ont imprimé leur sceau méprisable, nous le trouvons repoussant. Nous pouvons donc tous, honnêtes gens que nous sommes, car je n’écris pas pour les autres, nous pouvons toujours nous rendre beaux par l’expression, en greffant la petite beauté sur la grande, ce qui nous deviendra doublement avantageux. Et qui ne voudrait user d’un moyen si sûr, si facile, et à la portée de tous?

J’entends bien quelques jeunes femmes s’écrier avec découragement: Ah! si l’on pouvait s’enlaidir à volonté, pour ne plus exciter la jalousie et ce qui s’ensuit, ce serait peut-être préférable!. Mais n’anticipons pas.

Ainsi, nés pour le ciel, nous sommes tous grands; vertueux, nous sommes tous beaux. Cela posé, je reviens à Mademoiselle de Valrange, dont l’âme était si bien logée de toutes manières. Elle seule l’ignorait, quoique fille d’Ève, ou n’y prenait pas garde; et elle avait raison: la femme qui se fait un mérite de ses avantages extérieurs annonce elle-même qu’elle n’en a pas de plus remarquables. Dieu et la nature, pour se faire pardonner, en quelque sorte, tous les sacrifices qu’ils devaient lui imposer plus tard, l’avaient enrichie de leurs dons éminents; et, grâce à leur favorable concours, Roseline possédait un esprit juste, élevé; un cœur loyal, ouvert; un âme noble et pure, un caractère ferme et dévoué. Le travail de l’éducation, en développant son intelligence, avait fixé sa volonté dans le bien, pendant que la religion l’éclairait de plus en plus sur ses devoirs et sur la manière de les remplir. Sans la connaissance et l’amour de Dieu, l’âme n’est, en effet, qu’une terre inculte. Aussi les plus précieuses vertus germent-elles promptement à l’ombre d’une solide piété.

Je sais bien qu’il existe des vertus de différentes sortes: il y a la vertu aimable et la vertu chagrine; la vertu patiente et la vertu revêche; la vertu consommée, qui s’ignore, et la vertu officielle ou pharisaïque, qui ambitionne d’être connue et sanctionnée par tout le monde. Il y a enfin, entre beaucoup d’autres, les vertus empanachées, qui visent à l’effet et se font publier à son de trompe: pitoya-– bles vertus de parade, elles dissimulent beaucoup de misères, tandis que les vertus réelles gardent, pour la vie privée, d’incomparables merveilles, seules dignes d’approbation.

Telles étaient celles de Roseline. On voyait en elle cette aimable modestie, indice d’une nature profonde et supérieure, avec cette ravissante fleur de simplicité qui distingue le vrai mérite; et l’on peut bien dire que ces deux qualités le distinguent essentiellement, puisqu’elles tendent à devenir chaque jour plus rares dans notre société. Jamais Mademoiselle de Valrange n’eut même le désir de se prévaloir de ses talents, de son instruction sérieuse et variée; jamais elle ne prit souci de se faire apprécier sous aucun rapport. C’est qu’elle avait lu, dans l’Imitation, que celui qui se connaît bien est peu de chose à ses propres yeux: en sorte que la louange ou le blâme ne doivent qu’effleurer la surface polie d’une âme saine, au lieu de troubler sa paix.

Pour achever la photographie morale de notre héroïne, disons qu’elle était gaie, spirituelle, bonne pour tous et accessible aux plus humbles. Aussi comme on l’aimait! Les âmes fortement trempées attirent les autres, parce qu’on trouve en elles un point d’appui, et presque toujours cette amabilité que saint François de Sales appelait la petite monnaie de la charité.

Je ne parlerai pas de son tact sûr, de son rare discernement, de son exquise délicatesse, cette qualité qui donne tant de charme à nos procédés, à nos rapports, mais qui nous procure en même temps bien des peines et de cruelles déceptions: car il n’appartient qu’aux grandes âmes de savoir découvrir et comprendre la délicatesse des sentiments, et ici bas les grandes âmes sont en minorité.

Toutefois, qu’un portrait si flatteur ne vous effraye pas. Rien n’étant parfait sous le soleil, je vous avouerai que Roseline avait un défaut, un bien petit défaut, suivant quelques-uns; mais, si petit qu’il fût, c’était un défaut. On pouvait lui reprocher un excès de candide franchise, qui partait d’un cœur trop ami des lignes droites: c’est-à-dire que, dans un premier mouvement, Roseline se sentait portée à exprimer ce qu’elle pensait, et comme elle le pensait. Or, toute vérité n’est pas bonne à dire: c’est la croyance universelle.

Bref, et malgré cette imperfection, Mademoiselle de Valrange semblait destinée à réaliser un jour l’idéal de la femme forte selon le cœur de Dieu; de cette femme admirable qui établit le bonheur à son foyer, possède la confiance de son mari et devient la gloire de ses enfants, la mère des pauvres et la consolatrice des affligés. Bientôt, peut-être, un mortel radieux pourrait dire en la montrant: L’Évàngile, c’est ma femme!

Roseline savait surtout beaucoup de choses, parce qu’elle avait déjà beaucoup souffert. M. de Valrange, son père, l’un de nos meilleurs officiers du génie, était mort subitement, lorsqu’il avait en perspective un brillant avenir. D’une faible santé, Madame de Valrange ne put survivre au coup qui brisait toutes ses joies; quelques mois après celui qu’elle avait uniquement aimé, elle mourut elle-même, en se demandant avec angoisses: Que deviendra notre petite fille? Mon Dieu! je la confie à votre Providence…

Cette prière suprême fut entendue par Madame de Vitry, amie d’enfance de la mourante, qui obtint de prendre chez elle l’intéressante orpheline, alors âgée de trois ans. C’était précisément l’âge de sa fille Marguerite. Elle leur fit partager les mêmes jeux, les mêmes petits travaux de la première éducation; puis elle les plaça, vers douze ans, dans un pensionnat religieux de Paris, où nous retrouvons Roseline à sa vingtième année. Mais, hélas! deux autres deuils l’ont encore éprouvée. Sa compagne d’enfance s’est éteinte à quinze ans; et trois ans après, la mort de sa seconde mère la laissait de nouveau seule au monde, au moment où elle avait le plus besoin de conseils et d’amitié.

Il ne lui restait que des cousins éloignés, qui ne s’inquiétaient guère de sa situation. Quant à son tuteur, l’ami intime de son père, il était consul aux Indes depuis plusieurs années, et leur correspondance était celle de deux personnes qui se souviennent à peine l’une de l’autre.

Dans son isolement, l’orpheline crut que Dieu l’avait sevrée de toutes les joies de la famille, pour lui inspirer la résolution de se consacrer à son service parmi les bonnes mères qui l’avaient élevée. A dix-neuf ans, elle demanda et obtint la permission d’entrer au noviciat. Mais elle ne tarda pas à se convaincre que Dieu et ses propres aspirations l’appe-– laient ailleurs. N’être pas dans sa vocation, c’est n’être pas à sa place; et tout être qui n’est pas à sa place, est en souffrance: le poisson, hors de l’eau, se débat et meurt. Il en eût été ainsi de Roseline. Surmontant ses regrets, elle quitta le noviciat, pour se retirer dans une petite chambre que ses maîtresses voulaient bien mettre à sa disposition, jusqu’au retour de son tuteur.

Trois mois devaient s’écouler encore, pendant lesquels le poids d’une complète solitude serait bien lourd à porter. Les religieuses, retenues par leurs occupations, ne pouvaient accorder à leur ancienne élève que de courts instants. La lecture et le travail se partagèrent donc les longues heures de Mademoiselle de Valrange, qui profitait de la belle saison pour s’installer, entre les repas, sous un riant bosquet situé au fond du jardin. Là, elle se laissait aller à ses réflexions, à ses craintes instinctives d’un monde qu’elle connaissait peu, et aussi à ses espérances d’avenir. Quelle imagination de vingt ans ne bâtit à sa façon des châteaux en Espagne tout resplendissants de lumière? Roseline se sentait au cœur un immense besoin d’aimer et d’être aimée: c’était comme un abîme qui en attirait un autre; et elle se demandait tout bas quel abîme saurait combler la plénitude du sien. Il lui semblait qu’elle était faite pour devenir une épouse dévouée, une bonne mère, si Dieu le permettait. En attendant, ses facultés restaient inertes, somnolentes, ou s’é tiolaient sans utilité, sans but; et cette solitude forcée, qui doublait les puissances de son âme en leur ôtant tout objet d’exercice, la torturait et l’écrasait.

Ah! la vie dans l’isolement, c’est bien une mort anticipée, la mort intellectuelle et morale.

Qui n’a senti parfois son cœur se serrer, comme si un cercle de fer l’étreignait? Quand ce pauvre cœur peut aller se confier à un autre cœur ami, bien vite il s’ouvre, se dilate, respire à l’aise et retrouve sa paix. Plus d’anxiétés! le cercle de fer se brise. Et si la peine résiste encore, du moins elle ne se fixe plus en nous avec toute la ténacité du désespoir.

D’ordinaire, chacun a son envieux et son ami. Inconnue, ignorée, Roseline n’avait ni l’un ni l’autre. Vivant à part, elle ne portait ombrage à personne, il est vrai; mais aussi elle n’avait pas d’amie dans le sein de laquelle elle pût épancher le trop-plein de son cœur, ce trop-plein formé de ses souvenirs, de ses regrets, de ses ennuis, de ses appréhensions et de ses désirs. Ce qui lui manquait surtout, c’était une mère capable de la consoler, de l’occuper, de la soutenir et de la guider dans la vie.

Pour l’enfant sans mère, le soleil a moins de chaleur et d’éclat, les fleurs sont moins parfumées, les larmes coulent plus amères, la douleur est plus aiguë; et, dès qu’elle le frappe, le cœur de l’orphelin reste triste et froid comme un nid dévasté.

Un jour que Mademoiselle de Valrange travaillait au jardin, on lui annonça que son tuteur l’attendait au parloir A cette nouvelle, un vif incarnat vint colorer ses joues pâles.–Enfin! se dit-elle, je vais revoir le seul être qui me rattache à la terre.

Sans le connaître, elle aimait son tuteur; et celui-ci, malgré ses longs voyages, s’était toujours occupé d’elle et de ses intérêts avec la sollicitude d’un père. Bientôt la reconnaissance, qui est l’épanouissement de l’amour, avait grandi dans son âme, et il lui tardait de savoir si M. Duplessis possédait réellement toutes les qualités qu’on lui attribuait. Comme le naufragé s’attache de toutes ses forces à la planche de salut que la Providence lui envoie, Roseline était prête à placer toutes ses affections dans un homme qui se montrerait digne de remplacer auprès d’elle le père, la mère et les amis que la mort lui avait prématurément enlevés. Quel bonheur, si elle pouvait les retrouver tous en lui!

Elle entra au parloir émue et joyeuse, avec ce doux sourire qui embellissait encore son visage du rayonnement de la vertu. Aussi produisit-elle une vive impression sur le tuteur, qui la considéra longtemps avec attendrissement et admiration; tandis qu’en retrouvant l’ami de son père, elle s’efforçait de rattacher au présent un passé trop tôt évanoui.

Il est bien juste qu’à notre tour nous fassions la connaissance d’un des principaux personnages de cette histoire.

Lucien Duplessis avait quarante-cinq ans; mais son teint animé, ses cheveux noirs, son regard limpide et sa vigueur physique pouvaient faire croire qu’un malicieux acte de naissance le vieillissait de dix ans. Grand, distingué, il portait sur son noble et beau visage, avec la finesse d’un homme d’esprit et la bonhomie d’un philosophe, la sincérité, cette enseigne d’une âme honnête. Impossible, d’ailleurs, d’en trouver une plus droite, et qui estimât davantage la vérité, la vertu. Éloquence, talents, sentiments élevés, cœur d’or, goûts simples, il avait tout ce qui constitue un mérite transcendant.

La bonté, cette précieuse faculté de l’âme humaine, qui nous fait ressembler à Dieu, dont elle est un des attributs, brillait particulièrement en Lucien; et, selon lui, être bon, c’était mettre son cœur, son intelligence et ses forces au service de tous, en contribuant à faire le plus de bien possible. Ainsi le penchant vers le bien ne lui suffisait pas; il lui fallait l’oubli de soi-même, le dévouement, l’indulgence, la douceur, le secours prompt, la sympathie pour les êtres souffrants, en un mot, tout ce qui aide et soutient, avec cette facilité de caractère qui maintient la concorde, et cette égalité d’humeur qui exige une conscience nette, l’habitude de la réflexion, et la force d’esprit nécessaire pour se mettre au-dessus des imprévus et des contrariétés quotidiennes. L’affabilité, sorte de supériorité qui sait se plier avec grâce, devenait chez lui bienveillance, autre expression de la bonté.

«Il en existe encore de ces cœurs francs, simples, honnêtes, ouverts aux plus vives impressions de la vertu, bons par nature, généreux sans songer au retour, heureux du bien qu’ils font, du bonheur qu’ils procurent; gais de la joie des autres, ils plaisent à tout le monde sans intention de briller; ils donnent des éloges sans projet d’être loués. Sans défiance, parce qu’ils sont sans méchanceté, ils aiment tous ceux qui paraissent les aimer; ils oublient le mal qu’on leur a fait, ne se souviennent que du bien qu’ils ont reçu, ne connaissent la haine que pour en avoir entendu parler, jugeant tous les cœurs d’après leur propre cœur, agissant avant de raisonner lorsqu’il faut rendre service, trompés cent fois, mille fois, toujours, et ne croyant jamais l’être .»

Telle était l’image fidèle de Lucien Duplessis. Jamais il ne voulut croire à la malice humaine. Mais la bonhomie, qui est une qualité du cœur, est quelquefois l’indice d’un défaut de caractère. Montrer au méchant combien l’on est bon, c’est l’inviter à en abuser. Il faudrait, tout en conservant sa bonté, savoir écarter avec adresse ceux qui cherchent à l’exploiter. Le tuteur de Roseline était incapable de comprendre leurs calculs. Aussi semblait-il prédes-– tiné à devenir perpétuellement la dupe de gens qui ne valaient rien, ou du moins pas grand’chose. Pour eux, il s’exposait à tout; il leur sacrifiait son repos, son propre bonheur; et l’un de ses amis disait même: Si quelque assassin le frappait, non seulement Lucien lui pardonnerait volontiers, mais encore il le défendrait, ne pouvant admettre que personne agisse avec une mauvaise intention.

Somme toute, M. Duplessis était un profond penseur, que sa droiture rendait trop crédule, et sa bonté trop faible. Il avait néanmoins plus de talents et de qualités qu’il ne lui en fallait pour se faire chérir, et pour que sa présence fût désirée partout.

En voyant la physionomie ouverte et expressive de l’ancien ami de son père, en écoutant sa voix douce et pénétrante, qui lui rappelait sa famille et ses premières années, Mademoiselle de Valrange trouva que c’était le meilleur des hommes. Et comment ne pas l’aimer? Tout plaisait en lui: son air, ses manières, sa haute intelligence, la simplicité de son grand esprit, la flamme contenue de ses regards. Enfin, Roseline se sentait attirée vers lui par l’effet d’une de ces magnétiques attractions que le cœur comprend et ne peut définir. Lucien devenait pour elle ce héros charmant que les jeunes filles voient en rêve, et avec lequel on se propose de recommencer l’idylle du paradis terrestre; mais sans doute elle eût dit avec Montaigne:

«Si on me presse de dire pourquoi je l’aime, je sens que cela ne se peut exprimer qu’en respondant: Parce que c’est luy, parce que c’est moy. Il y a au-delà de tout mon discours et de ce que j’en puis dire particulièrement, je ne sait quelle force inexplicable et fatale, médiatrice de cette union. Nous nous cherchions avant que de nous être vus, et par des rapports que nous voyons l’un de l’autre qui faisaient en notre affection plus d’effort que ne porte la raison des rapports. Et à notre première rencontre, nous nous trouvâmes si pris, si cognus, si obligez entre nous, que rien dès lors ne nous fut si proche que l’un à l’autre. Ayant si tard commencé, notre intelligence n’avait point à perdre temps, et n’avoit à se reigler au patron des amitiés régulières, auxquelles il faut tant de précautions de longue et préalable conversation.»

Peu à peu, un sentiment nouveau s’empara de Mademoiselle de Valrange, sans qu’elle s’en rendît compte; puis, un beau jour, elle aima son tuteur avec toute la force et toute la tendresse qui caractérisent un premier amour; et son plus ardent désir fut d’être aimée d’un cœur tel que le sien. De son côté, Lucien, qui, jusqu’à présent, comme un autre Faust, n’avait vécu que pour la science, c’est-à-dire ne s’était point senti vivre, s’apercevait qu’à chacune de ses visites au couvent, l’orpheline s’épanouissait comme un bouton de rose sous les rayons du soleil, et il s’en réjouissait dans sa bonté.

Ne sommes-nous pas, chrétiens, les enfants de l’amour? «Demeurez dans mon amour,» disait Jésus-Christ. «L’amour est la plénitude de la la loi.» Ainsi, vivre, c’est aimer. Abandonnant au vulgaire les caricatures plus ou moins grotesques et monstrueuses de l’amour profané, j’entends parler uniquement ici de cet amour qui prend sa source dans le cœur de Dieu même, pour faire communiquer les âmes pures entre elles par des affinités mystérieuses, je dirai même religieuses: car ce n’est pas tarir la source que de la sanctifier, et l’on ne s’aime bien qu’en Dieu.

Les sentiments profonds et durables que nous inspirons à d’autres sont des grâces de choix qu’il nous accorde, et dont nous devons nous montrer dignes; de même, le retour que nous y apportons relève la splendeur de notre âme, et renferme tout ce qu’il y a d’excellent en notre nature.

Dieu nous a si expressément créés pour l’amour, que nous ne nous sentons femmes ou hommes faits, que du moment où nous avons conscience d’être attachés à quelqu’un ou à quelque chose. Jusque-là, nous cherchons, nous sommes inquiets, agités. Quand nous avons trouvé ce qu’il nous faut, nous nous arrêtons, nous sommes contents. C’est que notre vie est fixée, nous tenons notre place dans l’harmonie universelle. Nous sommes faits pour ai mer, comme l’oiseau pour voler, l’eau pour couler, l’herbe pour croître. Et tous nous devons en venir là. L’homme de génie qui n’aimerait pas, serait condamné à la stérilité. «Si vous n’avez la charité, disait saint Paul, vous êtes comme un airain sonnant et une cymbale retentissante.»

Mais, nous ne saurions trop nous en convaincre, le bonheur ou le malheur de notre vie dépend de la manière dont nous plaçons nos affections. Jamais une affection fourvoyée n’a procuré le bonheur; au contraire, elle conduit de peine en peine, de mécompte en mécompte. Du reste, l’affection bien placée diffère de l’affection mal placée, autant que le vrai diffère du faux. Lorsque, après s’être trompé dans ses jugements sur une personne, on vient à rencontrer un cœur sincère et délicat, on voit clairement combien l’on s’en était imposé à soi-même.

Ajoutons que les créatures ne peuvent satisfaire entièrement nos aspirations et nos désirs, parce qu’elles nous dérobent encore plus qu’elles ne nous donnent: la capacité du cœur humain n’est pleine-ment remplie que par Dieu seul.

Depuis que Roseline connaissait Lucien, que de rêves d’or! Elle avait découvert une perle de la plus belle eau, et s’estimerait la plus heureuse femme du monde, si elle parvenait à la posséder. Être à Lucien, vivre à côté de Lucien, lui semblait l’idéal de la félicité humaine. Ils s’aimeraient loyalement et constamment bien entendu, c’est-à-dire d’un amour que le Sei. gneur sanctionne et bénit, par conséquent, d’un amour saint, sacré, divin. Le mariage est auguste et respectable, quand la sagesse, l’honnêteté, la pureté et l’amour surnaturel, perfectionnant l’amour naturel, font du foyer domestique un véritable sanctuaire gardé par les anges de la vertu et de la piété. Là règnent toujours l’ordre et la bonne intelligence, le bonheur et la paix, au lieu des orages qui troublent certains intérieurs, sans parler des passions qui les déshonorent, et font que le mariage est souvent païen, même parmi les chrétiens.

Et comment peut-on s’étonner qu’il y ait tant d’unions malheureuses? On les conclut aussi sèchement qu’une affaire, on les traite aussi légèrement qu’une partie de plaisir. L’intérêt, les convenances, des considérations humaines de tout genre les déterminent; et les calculs de la vanité, ayant trop d’empire sur l’esprit des familles, les empêchent de discerner une affection profonde d’une folie romanesque. Depuis longtemps on a oublié le vieux proverbe:

Il faut des époux assortis

Dans les liens du mariage.

Aujourd’hui, on a de grandes prétentions qui se traduisent en de petites réalités. On veut savoir surtout à quel chiffre se monte la dot d’une jeune personne, avant de s’occuper d’elle; et l’homme le plus épris renonce bien vite à l’idée de faire son bonheur, si en retour elle ne peut faire sa fortune. A l’ange sans dot dont il serait adoré, il préfère de beaucoup, faute de mieux, l’héritière laide ou sotte qui lui consacrera des sentiments négatifs. Félicitons alors la femme distinguée qu’il n’a pas été capable d’apprécier. Quelle triste existence elle aurait eue avec lui!

Le mariage ne devrait être que l’union de deux cœurs joints par la sympathie, et rendus heureux par le mérite et l’amour réciproques.

–Mais, direz-vous, s’il n’y avait d’unis que les gens qui s’aiment, ou ne verrait pas tant de mariages!

–Ni tant de mauvais ménages!

Quelques-uns se laissent séduire par de belles apparences, et ne s’informent nullement du caractère, des habitudes et des qualités morales de celle qui les possède. Autant de chances de bonheur en moins. Il ne suffit pas qu’une jeune fille reçoive une éducation brillante, encore faut-il que cette éducation soit solide. Et l’espoir de rencontrer un être digne d’amour, entrant comme un hasard surnuméraire dans ces unions frivoles; bientôt l’habitude, les illusions déçues, les misères dévoilées, sont pour les conjoints l’occasion de tortures morales qu’ils traînent partout avec eux, de même que le forçat traîne son boulet. Leur maison devient un bagne en miniature. Et si cette pénitence ne durait qu’un temps, passe encore! Mais ils sont condamnés à perpétuité, le mariage ayant été proclamé indissoluble par Jésus-Christ lui-même.

L’expérience, hélas! est un médecin qui n’arrive jamais qu’après la maladie. Toutes les réflexions que je viens d’émettre, d’autres peuvent les faire, et ils ne s’instruisent pas pour cela. Tant que chacun ne sera pas malheureux à son tour, l’intérêt, l’ambition ou la vanité se trouveront trop bien de certaines alliances, pour que la mode en passe. Il en est de cela comme de la mort: on ne s’inquiète pas plus d’elle, que si elle n’avait été créée que pour les autres.

Et voilà pourquoi, jusqu’à la fin du monde, il y aura toujours de mauvais ménages.

Il est évident que dans la famille la plus chrétienne il se rencontre des défauts, car elle est une réunion d’humains et non d’esprits célestes. Sachons donc compatir les uns aux autres, sinon le plus léger souffle deviendra une tempête désolante; au lieu que, par des concessions mutuelles, on arrive à n’avoir plus qu’un seul esprit, un seul cœur.

Quels que soient, du reste, les torts d’un mari, une femme adroite sent la nécessité de rendre, malgré tout, son intérieur agréable. Le contentement qu’elle y éprouve, la dédommage de bien des privations; et le mari le moins gracieux rougirait de manquer d’égards envers une femme qui jouit de la considération générale. Souvent, si elle parvient à l’intéresser, à l’amuser, il préfère sa société à toutes les autres.

En tout cas, une fois mariée, ce qu’on ne peut faire par amour, qu’on le fasse par dévouement. Le résultat sera le même, avec le mérite en plus. Si le Calvaire ne mène qu’au ciel, on peut s’en contenter.

Malheureusement, tous désirent la paix, et peu consentent à l’acheter au prix des sacrifices qu’elle demande.

«Celui qui a trouvé une femme vertueuse a trouvé un trésor, dit l’Écriture sainte; il a reçu du Seigneur une source de félicité.»

«Une belle femme plaît aux yeux, disait Napoléon dans le même sens, une bonne femme au cœur; l’une est un bijou, l’autre est un trésor.»

La mission de la femme chrétienne est admirable; mais il faut qu’elle connaisse l’étendue de ses devoirs, et qu’elle veuille les remplir avec exactitude. Et d’abord, l’amour se résout dans le dévouement. Se dévouer, c’est aimer. Celle qui n’est pas pour son mari une aide intelligente et sûre, perd son estime, qui faisait toute sa gloire; elle le fatigue, l’irrite et l’éloigné.

Il n’est pourtant pas difficile pour une honnête femme de ne chercher à plaire qu’à son mari, pas plus qu’il n’est difficile à un honnête homme de faire le bonheur de sa femme.

Ceux qui sont heureux en ménage me comprendront.

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Et quel auxiliaire pour un honnête homme, qu’une femme comme Roseline! Respect et amour mutuels, condescendance, prévenances, succession de doux ménagements et de tendres soins: c’est ainsi qu’elle comprenait le mariage. En acceptant la protection de M. Duplessis, elle se promettait d’être, de son côté, l’appui, le conseil et la consolation de cet ami si cher.

–Quel plaisir de passer notre vie ensemble, se disait-elle, quelle délicieuse union régnera toujours entre nous! Ce sera un long enchantement, une lune de miel perpétuelle. Je ferai tout ce qui lui sera agréable, j’éviterai tout ce qui le contrarie. Et je ne veux pas seulement qu’il soit fier de moi, je veux surtout lui être utile. Tout sera donc commun entre nous: travaux, soucis, joies et espérances. Nous ne nous cacherons rien, nous aurons l’un pour l’autre comme un cœur de cristal. Une entière fidélité empêchera que nos sentiments ne se fanent, ne s’altèrent, et leur conservera les mêmes attraits, en dépit des années. Nous aussi nous fonderons une famille, que nous élèverons dans la crainte de Dieu; et la famille n’est-elle pas, après la religion, ce qu’il y a de plus beau?

On s’étonnera peut-être que Mademoiselle de Valrange ait pu s’attacher ainsi à un homme qui avait vingt-cinq ans de plus qu’elle. La raison en est bien simple: ceux qu’on aime n’ont pas d’âge; ou plutôt, on a du cœur à tout âge; et dix ou vingt ans de plus ou de moins ne rendent ni plus insensible ni moins aimable. En épousant un jeune homme, on ne peut répondre de son caractère, et l’avenir avec lui est fort incertain. D’ailleurs, on n’a que l’âge qu’on paraît avoir; et si tous ceux qui sont destinés à s’aimer un jour ne viennent pas au monde vers la même époque, ce n’est pas leur faute! Réparons le temps perdu, en chérissant davantage ceux qui doivent partir un peu avant nous. Pourquoi tous les êtres qui s’aiment ne meurent-ils pas ensemble?

L’affection de Roseline était tout à fait désintéressée. Riche elle-même, elle ne s’inquiétait guère de ce que Lucien possédait. Celui qui aime n’éprouve-t-il pas toujours le désir de partager? D’après ce qu’elle avait vu et entendu chez Madame de Vitry, elle jugeait que la prospérité matérielle, tout en contribuant beaucoup au bonheur, est impuissante à le donner. Vanité veut dire vide. Le luxe, fils de l’orgueil, ne produit aucune vraie jouissance; il n’en donne que de fausses, de fugitives, qui dessèchent le cœur et le corrompent, en même temps que les plaisirs rendent l’âme insatiable et l’épuisent.

Comme tous les esprits judicieux, Mademoiselle de Valrange déplorait le rôle absurde qu’on fait jouer à l’argent dans notre société moderne. Pour elle, l’amour était l’or de la vie, et le principal besoin de sa nature. Aussi eût-elle facilement renoncé aux hôtels magnifiques, aux brillants équipages, à tout ce train d’un luxe inutile qui n’éblouit que les sots et ne peut suffire qu’à la médiocrité, pour être pauvre avec Lucien. Oui, elle se fût estimée plus heureuse avec lui dans une chaumière, qu’avec un autre dans un palais.

Lucien! ce nom avait sur les lèvres de l’orpheline un charme tout particulier; elle tressaillait de joie en le prononçant. Désormais, et par extension, tous les Luciens devenaient ses amis; elle préférait décidément les bruns aux blonds, les diplomates aux militaires. Ce que c’est que les illusions de l’amour! Si M. Duplessis avait été le plus laid des hommes, elle l’eût trouvé le plus beau, elle eût mal reçu celui qui aurait soutenu l’opinion contraire. Ainsi, quand on aime, on est attaché par mille petits fils: un nom, une couleur, une ressemblance, un air de famille, un son de voix; tous ces petits riens nous causent une impression ineffable, par les souvenirs qu’ils nous rappellent. C’est comme un parfum qui embaume notre cœur.

Bientôt, Mademoiselle de Valrange n’en doutait pas, son union avec l’ami de son père serait consacrée par le ciel, élevée par la religion à la dignité sublime d’un sacrement. Cette perspective lui faisait oublier toutes ses peines, comme le marin arrivé au port oublie les ennuis d’une longue traversée. Assurément le mariage ne détruit pas la douleur; mais quand on souffre à deux, ou supporte avec plus de courage et de patience les luttes et les adversités inhérentes à la vie. Appuyée sur Lucien, Roseline n’aurait plus ni craintes ni désirs. Ne devenait-il pas sa providence visible? Vivre de son cœur et pour son cœur lui suffisait: elle ne cherchait rien en dehors de lui. La seule chose qu’elle pût désormais redouter, c’était de le perdre. Et, en effet, quand nous tenons un bien terrestre, nous avons toujours peur qu’il ne nous échappe, parce que nous nous sentons créés pour d’autres biens éternels.

C’est ainsi que, sous son bosquet fleuri, notre héroïne se livrait à des rêves plus fleuris encore; mais la réalisation de ces rêves eût été le bonheur, et le bonheur est un fruit qui ne mûrit pas en ce monde. Dès que nous croyons le saisir, la branche qui le porte se redresse soudain et nous laisse désappointés; ou, trop souvent, nous plaçons nos espérances dans des biens que nous ne pourrons jamais atteindre, dans les attachements les moins propres à nous assurer quelque félicité. Pourquoi Dieu permet-il cela? Ah! c’est que souffrir est la principale affaire de notre existence, et c’est une des conditions de l’amour véritable, de cet amour voué généralement aux traverses de tout genre, avant de prendre son essor vers des sphères supérieures. La souffrance, qui a sauvé l’univers, est, bon gré mal gré, l’immortelle consécration de toute vraie grandeur; elle marque les âmes d’élite d’un cachet spécial qui leur permet de se reconnaître.

Elle donne aussi la mesure exacte de l’homme et de la femme; et Sénèque disait autrefois: «Je ne connais pas de plus beau spectacle que la vue de l’honnête homme luttant courageusement contre l’infortune». Les âmes nobles de tous les temps ont donc reconnu la dure nécessité de payer leur tribut à la souffrance; et, j’en conviens, il est surtout désagréable le moment où l’on paye, où il faut s’exécuter. Enfin, si l’on ne peut pas être heureux, on peut toujours mériter de l’être, et c’est une consolation.

M. Duplessis se disposait à partir pour la province, où l’appelait une mission du gouvernement. Il fit part de ses projets à sa pupille; mais celle-ci, l’interrompant aussitôt, s’écria:

–Comment! mon ami, vous voudriez m’abandonner à Paris? Ah! permettez-moi de vous suivre! Je ne pourrais plus me passer de votre présence. C’est déjà trop de ne pas vous voir tous les jours!

–Ma chère Roseline, ce que vous proposez-là est impraticable, répondit le tuteur en souriant

–Qu’à cela ne tienne! Marions-nous, et je vous suivrai partout sans regret.

–Ce sont là des combinaisons d’enfant, ma chère petite. Fixer votre sort quand vous n’avez pas vu le monde, et que vous ne le connaissez pas serait une imprudence dont un homme d’honneur ne saurait profiter. Qui m’assure que dans un an vos idées seront les mêmes, et que vous ne me préfère rez pas, avec raison, un mari plus jeune, plus riche et plus attrayant?

–Moi! Je vous dis que votre excès de prudence est superflu, et que vous regretterez trop tard de m’avoir fait attendre bien inutilement.

–Songez, mon enfant, que ma position est modeste, tandis que votre nom et votre fortune vous permettent de prétendre à de meilleurs partis. Si notre mariage avait lieu maintenant, le monde, qui dénature les intentions et tourne tout en mal, attaquerait ma loyauté, et raconterait à l’envi qu’il y a eu de ma part abus, pression, captation de mineure, que sais-je? pour conserver votre fortune entre mes mains. Et je veux, par une sage conduite, me mettre à l’abri des reproches qui me seraient adressés, soit par lui, soit par vous-même. Attendez votre majorité; vous verrez ensuite ce qui vous reste à faire.

Roseline aurait bien voulu qu’il ajoutât: Ensuite nous nous marierons… Mais la réserve de son tuteur l’intimidait; elle n’osa réclamer cette promesse, qui seule lui eût fait paraître plus acceptable la condition imposée. Il lui sembla toutefois que les regards de Lucien lui disaient: Soyez tranquille. je vous aime!

L’amour complet est patient, parce qu’il se sent éternel. Après un moment de silence, Roseline reprit avec un soupir de résignation:

–J’attendrai. Mais combien de jours passerez-vous à Châlons-sur-Loire?

–Quelques mois.

–Et je resterais à Paris pendant tout ce temps-là?

–Sans doute.

–Couvent pour couvent, ne pourriez-vous alors m’en trouver un à Châlons-sur-Loire, où je vivrais comme ici, où vous me continueriez ces bonnes visites qui me font tant de bien?

–Il existe, je le sais, à Châlons-sur-Loire, une maison de dames pensionnaires, dans laquelle s’est retirée la veuve d’un de mes anciens condisciples. J’irai voir cette dame, qui est d’un certain âge, et elle voudra bien peut-être vous servir de Mentor. Ensemble nous aviserons aux moyens de vous installer là-bas.

Huit jours plus tard, M. Duplessis écrivait qu’il avait trouvé, dans l’établissement en question, deux jolies chambres pour Roseline, et qu’il serait heureux de lui voir faire son entrée dans le monde sous les auspices de Madame Olympe Barnabas.

Roseline

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