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II
L’OBSERVATOIRE

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Table des matières

Dans le plus beau quartier de la ville de Châlons-sur-Loire, rue de l’Observatoire, no13, se trouvait une vaste maison, de confortable apparence, ornéede sculptures et surmontée d’un élégant belvédère de construction toute récente. Elle avait trois étages et treize fenêtres de façade, en tout cinquante et une fenêtres avec le rez-de-chaussée, sans compter la porte. Cette disposition régulière, monotone, lui donnait un peu l’aspect d’une caserne; et, disait-on, c’était bien une vraie caserne, la caserne des mauvaises langues. C’est là que, depuis dix ans, une excellente et respectable veuve, Madame des Lauriers, avait fondé un établissement de dames pensionnaires, veuves ou vieilles filles. Le colombier réunit promptement une quarantaine de dames, toutes fort honorables, et sur lesquelles on ne pouvait donner que les meilleurs renseignements. Mais une chose nuisait à cette maison, comme je l’ai déclaré plus haut: la langue de ses locataires. D’aucuns soutenaient que la rue de l’Observatoire avait été baptisée de ce nom en l’honneur de ces dames. –Plût à Dieu, ajoutaient-ils, qu’elles eussent été muettes ou aveugles!

Dans le fait, tous les gouvernements qui cherchent partout de bons ministres des affaires étrangères étaient sûrs d’en trouver là plus qu’ils n’en auraient voulu. Et c’était là aussi qu’il fallait prendre une partie des quatre-vingt-dix-neuf justes dont la piété réjouit moins le ciel que la conversion d’un seul pécheur.

Laissant de côté une dizaine de ces dames, trop distinguées pour ne pas se rendre indépendantes de leur milieu, je dirai que chez les autres l’indiscrétion et la curiosité étaient passées à l’état chronique. Presque toutes vivaient de pensions modestes; mais, si l’on avait augmenté à leur intention l’impôt des portes et fenêtres, cent fois elles eussent préféré se priver de nourriture pour conserver leurs deux croisées, l’une donnant sur la rue, l’autre sur les cours et les jardins du voisinage. Chacune pouvait ainsi se rendre compte de tout ce qui se passait au dehors; et si, grâce à leurs énormes télescopes, Leverrier, Laplace et autres astronomes aperçurent dans le firmament de nombreuses planètes, comment célébrer toutes les découvertes de ces dames, à qui des yeux féminins suftisaient? Du haut de l’Observatoire où leurs quarante demi-siècles contemplaient d’ordinaire les passants, rien n’échappait à leur vigilance: étoiles fixes, changeantes, périodiques, doubles, multiples, binaires, informes, errantes, filantes, flamboyantes, elles voyaient tout. Mieux que cela! elles voyaient même ce qui n’existait pas.

Caquet Bon-Bec alors de jaser au plus dru.

Elles savaient aussi tout ce qui se passait en ville, sur la place publique, dans l’intérieur des familles, etc. Pour elles, les plus petits incidents prenaient les proportions d’une affaire d’État; elles recueillaient indistinctement toutes les épaves des salons, tous les racontars, tous les petits scandales, tous les faits divers de la journée. Ah! sûrement ces dames n’avaient pas attendu l’invention du téléphone, pour gratifier leur acoustique de toutes les conversations du département. Fils électriques, câbles souterrains, tout était mis en œuvre pour contenter leur insatiable démangeaison de nouvelles. C’étaient des gazettes vivantes, parlantes; de vrais bureaux d’adresses; et, reporters consciencieux, elles s’informaient de tout, principalement de ce qui ne les regardait pas. Elles vous auraient dit qu’à tel bal madame une telle avait telle toilette; que certaine personne avait joué certain rôle dans certaine histoire; que monsieur X. Y. Z. était en train de se ruiner; que l’inoffensif baron Moutonneau rendait sa femme bien malheureuse: les domestiques prétendaient même tout bas qu’il la battait!

Je n’en finirais pas, s’il me fallait écrire les commentaires chaudement prolixes et tous les propos qui circulaient dans la salle à manger, au salon et dans les chambres de ces dames; et surtout, ce que je crains fort, je courrais risque de leur ressembler.

Les philosophes de tous les temps se sont beaucoup occupés de la langue. Sans parler de l’Écriture sainte, qui nous dénonce le serpent de l’Éden comme le grand maître et l’inspirateur de toutes les mauvaises langues passées, présentes et futures, le vieil Ésope disait que la langue est la meilleure et la pire des choses. Saint Jacques l’appelle un monde d’iniquités, et il déclare que celui qui ne pèche pas par la langue est un homme parfait. Avant lui, le prophète écrivait, en parlant de certains hommes: «Leur langue est un glaive acéré;» et saint Paul ajoutait: «Leurs lèvres distillent le venin de l’aspic, et leur bouche est remplie d’amertume et de fiel.»–«Un coup de verge fait une meurtrissure, disait le Sage, mais un coup de langue brise les os. Qui garde sa langue garde son âme. Que ta bouche soit donc la prison de ta langue,» conseille Denis.

Mais un sceptique a osé dire:

Qu’une femme parle sans langue,

Et fasse même une harangue,

Je le crois bien;

Qu’ayant une langue au contraire,

Une femme puisse se taire,

Je n’en crois rien!

Les dames de l’Observatoire n’entendaient pas du tout vivre en religieuses cloîtrées, et leur langue bénéficiait de leurs dispositions. Toutes se communiquaient donc à qui mieux mieux le résultat de leurs examens, de leurs explorations et de leurs études spéciales sur l’humanité, et surtout sur la féminité. Le Christ disait à ses apôtres: «Toutes les fois que vous vous réunirez pour prier en mon nom, je serai au milieu de vous.» On peut bien le dire aussi: Toutes les fois que de méchantes femmes se réunissent pour raisonner et déraisonner sur les affaires du prochain, le diable est au milieu d’elles, et c’est en son nom qu’elles agissent. Leur langue se glisse comme l’anguille, ou elle part comme la flèche empoisonnée qui pénètre dans le cœur, et d’un seul coup frappe et tue. Quand on passe sur cette langue tranchante comme un rasoir, qui vous tourne et vous retourne de tous côtés, on n’en sort qu’avec de cruelles meurtrissures.

Quelqu’un disait avec beaucoup de bon sens: «La langue est un organe par lequel les médecins reconnaissent les maladies du corps, et les philosophes celles de l’âme». Car, s’il y a des gens qui ne voient de bien presque nulle part, c’est sans doute parce qu’ils n’en voient presque pas en eux-mêmes. Le monde est plein de ces créatures malveillantes qui, tout en ayant pas mal de choses sur la conscience, se croient toutes les vertus et s’arrogent le droit de juger l’humanité entière.

Chacun vient à tour de rôle devant ces nouvelles assises: vivants, morts; jeunes, vieux; riches, pauvres; hommes, femmes, jolies femmes surtout, sont saisis et appréhendés, sinon au corps, du moins en effigie; et comme leur condamnation est décidée d’avance, en une minute ils sont conduits du tribunal à la guillotine. Les absents n’ont pas même d’avocat d’office, et leurs juges ou bourreaux ont aboli toutes les cours d’appel et de cassation: ils ne connaissent que la loi des suspects et les exécutions sommaires.

Ah! s’ils se mettaient à la place de ceux qu’ils critiquent, ils seraient plus indulgents et s’accorderaient volontiers le bénéfice des circonstances atténuantes. Mais il est si rare de bien penser des autres! Il faudrait toujours se figurer devant soi l’homme ou la femme dont on va parler; et le plus sage serait encore de ne jamais juger personne. N’ignore-t-on pas, d’ordinaire, les mobiles de nos faits et gestes, de nos résolutions? Pourquoi les contrôles sans connaissance de cause?–Pourquoi? Vous êtes naïf! Par pure méchanceté. Tout est possible à ces aréopages, tout! excepté ce qui est bon, juste, noble, délicat et honnête. David devait penser à eux, lorsqu’il écrivait: «Les pécheurs m’ont laissé la trace de leurs coups sur le dos». Sur le dos, c’est-à-dire qu’ils attaquent toujours lâchement, dans l’espoir qu’on ne verra pas d’où partent leurs coups: car les méchants sont à la fois des traîtres et des assassins.

Mais quel mathématicien serait assez habile pour calculer les ravages que font les méchants, quand ils ouvrent le réservoir de leurs paroles indiscrètes et amères? Pour les supporter avec patience, souvenons-nous que Moïse disait, il y a plus de trois mille ans: «Vous ne serez point calomniateurs, ni semeurs de rapports parmi le peuple». Ainsi, à cette époque, il y en avait déjà, et il y en aura bien longtemps encore après nous-mêmes. Prenons-en notre parti, nous n’y changerons rien; et bornons-nous à imiter David, lorsqu’il recommandait de haïr les méchants d’une haine parfaite.

Or, «il n’y a rien de plus bêtement méchant que l’habitant des petites villes, a dit une femme célèbre. Partout les bons esprits font l’exception, et dans les petites villes, surtout, la masse fait la loi». En général, quand on vit dans un petit milieu, tout est forcément petit: les idées, les caractères et les cœurs; et les petites passions se concentrent sur de petites misères, sur celui-ci, sur celle-là. L’éducation des petites villes produit beaucoup de petites personnalités et de petites choses inconnues ailleurs.

O vous que les hasards de la destinée font passer d’un chef-lieu de cent mille âmes à une localité qui en contient quinze cents, désiez-vous des petits esprits, des petites haines et des petits préjugés que vous rencontrerez à chaque pas!

Châlons-sur-Loire comptait à peine vingt mille habitants, parmi lesquels l’établissement de Madame des Lauriers était un véritable nid à bavar. dages, le modèle du genre, un muséum de langues premier choix, une calamité publique et privée, un choléra morbus, une peste noire pour le pays et les alentours. Que de germes de discorde, de graines de calomnie et de souffles pernicieux partaient de là pour aller porter la désolation dans les familles, pour aller ravir aux innocents l’honneur et la sécu rité!

D’où cela venait il? Du désœuvrement. Ces da. mes n’avaient rien à faire!…

On n’accoutume pas assez la femme à réfléchir, à se rendre compte des faits; on l’en juge incapable, et c’est une injustice. Si son intelligence, dit-on, a moins d’étendue que celle de l’homme, elle a plus de finesse et de perspicacité, et, par le cœur, elle arrive à saisir très bien ce que les hommes ne font qu’entrevoir. Celle qui fortifie son intelligence par l’étude de la philosophie, de la littérature, et par des occupations utiles, parvient à d’excellents résultats, dont son entourage profite.

Toutes les villes devraient être comme autant de centres de lumières, qui confieraient l’éducation de l’esprit national aux femmes chrétiennes dignes de ce titre. C’est à elles qu’appartiendrait le droit de relever le niveau des conversations, qui trop souvent dégénèrent en médisances, en futilités, en histoires de chevaux et de chiens. Celles qui ont un fonds d’idées et de connaissances trouvent toujours à dire des choses intéressantes, élevées; une vie sérieuse ne les rend pas moins aimables, et elles ont la satisfaction de voir leurs maris rester plus volontiers auprès d’elles.

Mais c’est le petit nombre; et, de ce côté-là, il y a certainement une lacune dans l’éducation des femmes. Puisse-t-on la combler un jour!car c’est surtout par les femmes que la France doit se régénérer.

«Si l’on faisait attention, dit Labruyère, à tout ce qui se dit de froid, de vain, de puéril dans les entretiens ordinaires, on aurait honte de parler et d’entendre, et on se condamnerait peut être à un silence perpétuel.» Sophocle venait probablement de faire la même réflexion, quand il proclamait que le silence est l’ornement des femmes. Un autre philosophe, Plutarque, disait à ses contemporains: «L’art de parler est la première connaissance que l’on donne aux enfants; il vaudrait mieux, selon moi, commencer par leur apprendre à se taire». Et n’écrivait-on pas dernièrement: «Une femme doit être comme une montre à répétition, et ne donner l’heure que quand on la lui demande»?

A qui ces critiques s’appliquent-elles? Aux femmes désœuvrées, à celles qui ont le don et le talent de parler pour ne rien dire; ou, si vous voulez, à celles qui passent leur vie à dire et à faire des riens. Dans ces conditions, elles s’ennuient et ennuient les autres; et, n’ayant pas de ressources en elles-mêmes, pour tuer le temps, qu’elles ne savent pas perdre toutes seules, elles battent le pavé ou tombent à bras raccourci sur le prochain. Leur langue est leur épée, et elles ne la laissent pas rouiller. C’est leur unique labeur. A-t-il au moins le pouvoir de les distraire? J’en doute.

Certes, on est coupable de s’ennuyer, quand il y a partout tant de bien à faire. En dehors de la famille, n’a-t-on pas les relations de bonne amitié, la visite des malheureux, les talents d’agrément, la lecture, le travail enfin, le travail, qui élève la nature humaine, et qui se présente à nous sous des formes indéfiniment variées? Mais que parlez-vous de travail à ces esprits vides, à ces inutiles, à ces incapables? Boire, manger, babiller, s’habiller, se déshabiller et dormir, résument le plus clair de leur existence; et voilà pourquoi un seul jour de la vie d’un sage vaut mieux que toute la vie d’un sot.

L’Église devrait bien ajouter aux litanies l’invocation suivante: Des femmes désœuvrées, délivrez-nous, Seigneur! Ce sont des fléaux pour la société, qui les réprouve tout autant que l’Évangile. Elles n’ont rien dans la tête, rien dans l’esprit, rien dans le cœur; et leurs journées infécondes sont une honte pour l’humanité. Qui ne vit que pour soi, vit pour bien peu de chose.

Ah! si du moins la langue du méchant désœuvré pouvait être aussi paresseuse que ses dix doigts, ce serait une compensation. Malheureusement, c’est une espèce de moulin à paroles qui ne chôme guère; et, du train dont elle y va, elle n’a pas à craindre de tomber en paralysie, lorsqu’elle réalise cette maxime: «Avez-vous vu un homme prompt à parler? Attendez de lui beaucoup de sottises».

Remarquons cependant que le mérite ne consiste pas à ne point parler; autrement les muets seraient les plus vertueux des hommes. Il consiste à parler comme il faut: où, quand, comment, et avec qui on le doit. Ainsi, les gens raisonnables parlent moins et mieux que les autres.

Telle était la maison qui attendait Mademoiselle de Valrange. On l’appelait, à Châlons-sur-Loire, la maison de verre, l’Observatoire ou le palais de cristal; peut être pour faire allusion aux nombreuses fenêtres rangées en bataille et au belvédère ad hoc, qui permettaient à ces dames de promener sans obstacle, du nord au sud et de l’est à l’ouest de la ville, leurs charitables regards.

Quoi qu’il en soit de l’étymologie, ce qu’il y a de certain, c’est qu’on aurait pu inscrire au-dessus de la porte ces mots imités du Dante: Vous qui entrez, laissez ici votre indépendance. Et pour notre héroïne: Laissez là le bonheur.

Mais, en mettant le pied dans cette maison, Roseline ne put pressentir tout ce qui l’y attendait. C’était un monde en petit, et elle devait d’abord l’expérimenter avant de le connaître.

Elle fut donc conduite dans sa chambre par Madame des Lauriers. Celle-ci lui remit ensuite une lettre de son tuteur, qui lui annonçait son départ pour une ville voisine, où ses affaires le retiendraient quelques jours.

Cette courte absence fut une déception pour Mademoiselle de Valrange, qui s’attendait à revoir Lucien le jour même; il fallut pourtant se résigner. Elle était en train de défaire ses malles, pour pro– céder à son installation, lorsqu’on frappa discrètement à la porte.

–Entrez! dit Roseline.

–C’est moi, chère Mademoiselle, Madame Olympe Barnabas, à qui M. Duplessis vous a recommandée.

Et, selon son habitude, elle tendit l’index de sa main droite, que l’orpheline serra poliment.

–Mais, reprit la visiteuse, je vois que vous êtes très occupée: je vous laisse, et je reviendrai vous prendre vers six heures, pour le dîner.

En achevant ces paroles, elle sortit majestueusement.

Mademoiselle de Valrange ne la retint pas. Elle se sentait instinctivement peu portée vers cette longue femme sèche, à la mine sévère et peu bienveillante. Madame Barnabas avait quarante-cinq ans, des cheveux noirs gros et rudes, un nez d’épervier, l’œil terne, le visage anguleux et parcheminé. Jamais on ne l’avait vue sourire, et il faut se défier de la vertu qui ne sourit jamais. Jamais non plus elle ne regardait les gens en face, même quand elle portait ses lunettes; elle lançait alors des regards obliques, tantôt au-dessus, tantôt au-dessous. Tout cela composait un ensemble plus repoussant qu’agréable.

Si mon croquis n’est pas beau, c’est qu’il ressemble exactement à l’original. Autant Roseline de Valrange personnifiait la grande et la petite beauté, autant Olympe Barnabas personnifiait la grande et la petite laideur.

Chez elle, en effet, le moral répondait au physique. Elle avait une âme vulgaire et un esprit étroit. Exigeante et dure envers les domestiques, intolérante et fière avec ses inférieurs, aigre-douce ou tracassière avec ses égaux, rampante et plate devant ceux de qui elle attendait quelque chose, elle montait ou descendait à volonté la gamme de son humeur versatile, dont les aspérités se faisaient plus ou moins palpables, de même que le limaçon montre ou cache ses cornes suivant son bon plaisir. Incapable de tenir ce qui s’appelle une conversation ordinaire, en dehors de la cuisine et des commérages, et n’étant ni intelligente, ni spirituelle, ni instruite, ni douée de moyens naturels, elle suppléait à tout cela par une forte dose de ruse et de finesse, j’entends non pas cette finesse qui est une qualité dans l’esprit, mais bien celle qui est un vice dans le caractère. Aussi était-elle promptement devenue, à l’Observatoire, l’âme de tous les complots; le prédent des assises, qui résumait les débats; le général de division, qui faisait marcher comme un seul homme l’état-major des méchantes langues. C’est elle qui avait fait construire le fameux belvédère, pour y amalgamer à loisir stratégie et réquisitoires, et pour plonger à son aise chez ses voisins. Tout le monde la détestait, même et surtout dans sa propre maison; mais elle avait le talent de se rendre si puissante et si redoutable, que ceux qui l’estimaient le moins, s’ils avaient besoin d’elle, étaient obligés de lui faire bon visage. Je parle de ceux qui la connaissaient. Quant à ceux qui ne la connaissaient pas et à qui elle voulait plaire, ils étaient facilement trompés-par son air béat, ses prévenances affectées, son langage plein d’onction; et, avec eux, elle se targuait de cette vertu officielle et empanachée qui leur faisait dire: Quelle bonne personne! Elle a vraiment bien du cœur, cette femme-là!

Soyons juste. Madame Barnabas avait des qualités: par exemple, elle excellait dans l’art de tirer parti des autres, pour son plus grand profit; elle savait se faire servir et soigner dans la perfection. Malheur à la femme de chambre qui laissait refroidir sa chaufferette, ou qui ne lui apportait pas son infusion à l’heure dite! Quelle mercuriale elle subissait! quelles menaces!

Peut-être le chagrin l’eût-il rendue meilleure; mais il la négligeait, comme le lapidaire néglige les cailloux. Elle ne versait que de fausses larmes, et se contentait de faire pleurer les autres. Feu Barnabas traversa son existence routinière sans y laisser de traces. Elle lui avait pourtant fait maudire assez son ombrageuse tyrannie; et si le spectre de cet infortuné pouvait revenir en ce monde, sans doute il nommerait son acariâtre épouse:

Tigre altéré de sang, furie impitoyable!

Va, reste au tombeau, Barnabas le martyr, ne révèle pas tes secrets domestiques. Dirais-tu que ta veuve réserve tous ses défauts pour la vie intime, sous prétexte de ne pas se gêner? L’empêcherais-tu d’écarteler son prochain, à chaque visite qu’elle fait ou qu’elle reçoit? Ah! si telle et telle personne voulaient raconter ce qu’elles savent de son caractère! Et si Olympe pouvait entendre ce que disent d’elle, in petto, ceux qui la connaissent à fond!

Elle ne s’en croyait pas moins le modèle le plus accompli de toutes les vertus divines et humaines. Ne caressait-elle pas ses chats? Ne lisait-elle pas les Soupirs de l’âme, et la Corbeille fleurie du pur amour? Ne trônait-elle pas à la grand’messe tous les dimanches, et quelquefois à une messe basse, pendant la semaine? N’ayant pas de plaque indicative sur sa chaise, elle avait néanmoins sa chaise à elle, un peu plus haute que les autres, partant plus commode, et qu’elle distinguait entre mille. Quand donc la susdite chaise était malencontreusement occupée par une dame qui se levait pour la communion, vite elle en profitait pour la reprendre subrepticement. Qu’importe si cette conquête dérangeait douze ou quinze personnes! Il lui fallait cette chaise-là, et elle en voulait jouir quelques minutes encore. Parlerai-je de son recueillement? Vous lui voyez son paroissien tout grand ouvert sous les yeux; mais approchez-vous, et vous constaterez que ces yeux-là regardent en l’air et sont attentifs à toute autre chose qu’au service divin. Parfois le texte est à rebours; et si les yeux de Madame Barnabas semblent attachés sur un paragraphe, que de choses elle lit entre les lignes!

On dirait qu’elle a déjà le don de bilocation ou la queue perfectionnée de Fourier, avec un œil au bout: car de même qu’elle sait tout ce qui se passe dans sa maison et en ville, rien ne lui échappe de ce qui se fait au presbytère et à l’église, où elle joue le rôle de la mouche du coche. Elle est la terreur des vicaires, du bedeau et du sacristain. Mais aussi, lorsque son digne curé s’enrhume, elle s’en aperçoit la première, et l’accable sous une montagne de pâtes, le sature de jus de réglisse, ou, tant que la toux n’aura pas capitulé, le mitraille avec force boules de gomme et caramels.

Il ne faut pas rendre la religion responsable des petitesses et des misères de l’humanité. Elle n’est ni la complice ni la dupe des abus qui se commettent en son nom. C’est elle qui disait par la bouche de saint Jacques: «Si quelqu’un parmi vous croit accomplir le culte, ne refrénant point sa langue, mais séduisant son propre cœur, son culte est vain; et si votre zèle est amer, ce n’est pas une sagesse venue d’en haut, mais une sagesse animale, diabolique». Elles devraient méditer ces paroles d’un apôtre, les personnes qui font profession de piété, et qui se montrent si âpres et si irascibles dans leurs manières, conduite qui les a fait appeler des anges à l’église, et chez elles, des démons. Leur zèle, au lieu de les dévorer, dévore les autres.

Prions Dieu de nous en délivrer; mais sachons bien qu’il y a toujours eu et qu’il y aura toujours, tant que durera le monde, des contrefaçons de la piété, parce qu’il y aura toujours des esprits de travers, des natures médiocres et des non-valeurs morales, qui s’imagineront que l’accomplissement de quelques pratiques extérieures constitue toute la science d’arriver au paradis. Nous avons nos saints et nos charlatans, nos géants et nos pygmées, comme il y a le diamant et le strass, l’or et le cuivre.

La véritable piété élève l’âme et ennoblit le cœur. Ceux qui la possèdent n’affectent ni n’affichent rien. Leurs regards portent la paix, leur conversation ré jouit; et, si près d’eux on se sent meilleur, à plus forte raison l’âme qui communie souvent devrait refléter Jésus-Christ, comme l’humble pâquerette placée à côté du lilas nous en communique l’agréable odeur. Mais, aveuglée par son amour-propre. Olympe ne pouvait se corriger de défauts dont elle ne se reconnaissait pas coupable. Comment lui démontrer qu’elle distingue une paille dans l’œil de sa voisine, et ne voit pas une poutre dans le sien? et comment lui ôter cette poutre? L’opération est délicate; elle doit être faite avec tous les ménagements de la charité. N’oublions pas le proverbe italien: Pour gouverner les âmes, il faut un verre de science, un baril de prudence et un océan de patience.

Madame Barnabas était une de ces personnes qui, en assistant au sermon, appliquent aux autres toutes les bonnes vérités qu’elles entendent; et pourtant, Dieu sait qu’il y a chez elles de quoi lasser la patience d’un saint1Volontiers aussi elles font paradede leur humilité; mais prenez-les seulement une fois au mot, et vous apprendrez jusqu’où va leur vertu.

Nous qui les voyons à l’œuvre, nous ne nous y trompons pas, et nous répudions et chassons énergiquement de nos rangs ceux et celles qui se couvrent du manteau de la piété, pour laisser croître sous son ombre toutes leurs mesquines passions. Eh quoi! ces gens-là se permettent tout, ils ne sont même pas honnêtes, et on leur donne le beau titre de dévots, c’est-à-dire de dévoués à Dieu et au prochain? Allons donc! Ils sont dévoués au prochain à la manière de Néron, qui faisait cadeau du ciel à ceux qui lui servaient de lampadaires.

Nous n’admettons pas ces vies pseudo ou semi-chrétiennes, qui recherchent avant tout le plus grand confortable de la conscience, et, en admettant les pratiques de surérogation, trouvent moyen d’éluder les devoirs les plus essentiels; nous protestons contre leurs principes, afin que l’ignorance ne prenne pas de là sujet d’attaquer la religion, qui n’a rien de commun avec la religiosité de ces âmes. La doctrine chrétienne est invariable; et les esprits faux qui se fabriquent un décalogue élastique à l’usage de leurs intérêts personnels, en réservant pour autrui les austérités de la pénitence et toutes leurs rigueurs de vieux jansénistes, ne rendent ridicules qu’eux-mêmes, surtout lorsqu’ils veulent se faire passer pour les chargés d’affaires du bon Dieu. C’est bien à de tels disciples que le Christ pourrait redire aujourd’hui: «Vous ne savez de quel esprit vous êtes!…».

Lisez les Pères de l’Église, en particulier saint Jean Chrysostôme, et vous verrez comment ils parlent de cet esprit-là.

Il n’en est pas moins vrai que ces vies mélangées scandalisent les faibles, nous compromettent, et diminuent prodigieusement la salutaire influence des vies réellement pieuses.

Olympe Barnabas, qui appartenait à la première catégorie, faisait en tout contraste avec Roseline de Valrange. Sa dévotion était imparfaite, désagréable, extravagante; tan lis que celle de Roseline était éclairée, sincère, efficace. Olympe avait le caractère doublé d’épines, et ne prononçait pas une parole sans piquer les autres: ainsi cette jeune fille des Contes de Perrault ne pouvait ouvrir la bouche sans laisser échapper un reptile ou un crapaud. Roseline, au contraire, était toujours affable, bonne et obligeante.

Dans un de ses ouvrages, saint Bernard dit que, loin de redouter les personnes qui le contrarient, le chrétien devrait soigneusement les chercher et les payer à prix d’or, pour avoir l’occasion de pratiquer le support mutuel et la douceur. Sans faire de longues recherches et sans dépenser ni or ni argent, Roseline avait trouvé cette personne précieuse; il ne lui restait plus qu’à profiter de son voisinage, pour se livrer à l’exercice de toutes les vertus. Désormais on pourrait lui dire, comme dans une ballade connue:

Prenez garde! la dame blanche vous regarde!

Ici, toutefois, c’était plutôt la dame noire.

En retrouvant l’ancien condisciple de son mari, et après s’être assurée que le malheureux Barnabas n’avait fait aucune confidence à Lucien, la veuve avait résolu de se remarier avec celui-ci.

Présomption et médiocrité sont sœurs:–Je suis encore une femme très présentable, se disait-elle; n’ai-je pas tout ce qu’il faut pour plaire et pour captiver?

Mais quand M. Duplessis lui parla de sa pupille, avec cet instinct féminin qui trompe rarement, elle devina en elle une rivale; et lorsqu’elle la vit parée de toutes les grâces de la jeunesse, elle lui voua une profonde aversion.

Nous jugeons les autres à travers notre âge, nos passions, nos goûts, notre position, nos désirs. La société est pour nous comme un immense kaléidoscope, où personnes et choses prennent un aspect divers, suivant le point de vue que nous adoptons. Olympe comprit tout de suite qu’entre elle et Lucien cette charmante enfant était de trop; et de prime abord Roseline se dit aussi, avec un petit frisson de contrariété, qu’à la place de l’isolement et de la paix du cloître, elle aurait à subir la tyrannie de cette vieille coquette aux regards méchants, qui allait se placer entre elle et le bonheur.

Elle ne se trompait pas. La plus basse envie pénétra sourdement dans l’âme de Madame Barnabas, et ne fit que s’accentuer davantage, à mesure qu’elle découvrait à Mademoiselle de Valrange un talent inédit ou une qualité nouvelle. Comment! elle n’était pas seulement jolie, elle se permettait encore d’être spirituelle, instruite et parfaitement élevée? Ceci dépassait les bornes. Et, les yeux d’une rivale étant toujours flatteurs, Olympe lui trouvait une foule d’autres avantages propres à exciter l’admiration et l’estime. Craignant, à juste titre, qu’une telle pupille ne fît trop d’impression sur son tuteur, elle se promit bien de l’espionner et de ne pas lui ménager les coups de griffes.

Les méchants savent mauvais gré aux bons de leurs vertus. Le mérite des autres les humilie et leur paraît un reproche, une censure indirecte de leur infériorité.

Qu’est-ce donc quand la jalousie s’en mêle?

Et qui peut empêcher une femme d’être jalouse?…

A six heures précises, Madame Barnabas vint chercher Roseline pour la conduire dans la salle à manger.

Dès qu’elle y parut, tous les regards se braquèrent sur elle avec une expression de curiosité malveillante. On la considéra des pieds à la tête, et tout fut dit; les langues se remirent à l’ouvrage, et les éclats de voix retentirent de plus belle. Ces dames n’avaient pas l’esprit et le cœur hospitaliers; elles accueillaient mal les idées étrangères et les nouveaux visages. En voyant cette jeune personne si distinguée, toutes se dirent: Voilà l’ennemi! Et d’un coup d’œil elles s’étaient comprises, elles se sentaient solidaires.

Le dîner parut à Mademoiselle de Valrange d’une longueur interminable. D’abord elle n’était pas au courant des conversations; et ce fut avec plaisir qu’elle prit congé de l’intéressante galerie, pour se reposer tout à son aise.

Elle occupait, au second étage, deux grandes pièces séparées par un étroit corridor. Celle qui donnait sur la rue devint sa chambre et son salon, l’autre lui servit de cabinet de toilette. La journée du lendemain se passa en arrangements. Nos habitudes, nos affaires et la disposition de notre demeure, c’est toujours une extension de nous-mêmes, et nous avons raison d’y tenir. Cependant, pour réserver à Lucien la satisfaction d’acheter à son goût tout ce qui composerait leur ménage, Roseline conserva, sans y rien changer, l’ameublement de Madame des Lauriers, ses fauteuils de velours d’Utrecht jaune et ses tentures de même couleur; sur la cheminée, une pendule à sujet, des chandeliers de cristal; au milieu de la pièce, la classique table ronde avec dessus de marbre; au fond, le lit, près de la porte; à droite, une commode; en face, un piano d’Érard. Pour compléter l’ensemble quelques paysages d’une teinte douteuse s’étalaient pompeusement sur les lambris.

Le seul luxe que l’orpheline se permit dans la suite fut un petit parterre de fleurs dont elle environnait une statue de Notre-Dame des Victoires, installée sur sa commode. Femmes et fleurs sont les plus jolies choses de la création; et toutes deux se recherchent et s’aiment. Les Orientaux vont jusqu’à dire que la femme est une fleur qui parle. En raison de cette sympathie mutuelle, Mademoiselle de Valrange préférait les violettes, qui dissimulent sous l’herbe leur simple corolle, mais que leur suave parfum fait vite découvrir; de même qu’elle cachait ses vertus sous un extérieur modeste, jusqu’au jour où le bien répandu autour d’elle la faisait reconnaître.

Plusieurs fois Madame Barnabas vint la voir, pour sonder son cœur et examiner sa chambre. Mais elle comprit que toutes ses simagrées hypocrites ne parviendraient pas à surprendre ce caractère franc, cet esprit perspicace; et, lorsqu’elle se crut devinée, ses visites devinrent de plus en plus rares.

Roseline

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