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ACTE SECOND.

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Table des matières

SCÈNE I.

Le jardin.–Il est nuit.–Clair de lune.

CORDIANI, UN VALET.

CORDIANI.

Il veut me parler?

LE VALET.

Oui, monsieur, sans témoin; cet endroit est celui qu’il m’a désigné,

CORDIANI.

Dites-lui donc que je l’attends.

Le valet sort; Cordiani s’asseoit sur une pierre.

DAMIEN, dans la coulisse,

Cordiani? où est Cordiani?

CORDIANI.

Eh bien! que me veux-tu?

DAMIEN.

Je quitte André, il ne sait rien, ou du moins rien qui te regarde. Il connaît parfaitement, dit-il, le motif de la mort de Grémio, et n’en accuse personne, toi moins que tout autre.

CORDIANI.

Est-ce là ce que tu as à me dire?

DAMIEN.

Oui, c’est à toi de te régler là-dessus.

CORDIANI.

En ce cas, laisse-moi seul.

il va se rasseoir.

Lionel et Césario passent.

LIONEL.

Conçoit-on rien à cela? Nous renvoyer, ne rien vouloir entendre, laisser sans vengeance un coup pareil! Ce pauvre vieillard qui le sert depuis son enfance, que j’ai vu le bercer sur ses genoux! Ah! mort Dieu! si c’était moi, il y aurait eu d’autre sang de versé que celui-là!

DAMIEN.

Ce n’est pourtant pas un homme comme André qu’on peut accuser de lâcheté.

LIONEL.

Lâcheté ou faiblesse, qu’importe le nom? Quand j’étais jeune, cela ne se passait pas ainsi. Il n’était, certes, pas bien difficile de trouver l’assassin; et si l’on ne veut pas se compromettre soi-même, par mon patron, on a des amis.

CÉSARIO.

Quant à moi, je quitte la maison; je suis venu ce matin à l’académie pour la dernière fois: y viendra qui voudra, je vais chez Pontormo.

LIONEL.

Mauvais cœur que tu es! pour tout l’or du monde, je ne voudrais pas changer de maître.

CÉSARIO.

Bah! je ne suis pas le seul; l’atelier est d’une tristesse! Julietta n’y veut plus poser. Et comme ou rit chez Pontormo! toute la journée on fait des armes; on boit, on danse. Adieu, Lionel, au revoir.

DAMIEN.

Dans quel temps vivons-nous! Ah! monsieur, notre pauvre ami est bien à plaindre. Soupez-vous avec nous?

Ils sortent.

CORDIANI, seul.

N’est-ce pas André que j’aperçois là-bas entre ces arbres? Il cherche; le voilà qui approche. Holà, André, par ici.

ANDRÉ, entrant.

Sommes-nous seuls?

CORDIANI.

Seuls.

ANDRÉ.

Vois-tu ce stylet, Cordiani? Si maintenant je t’étendais à terre d’un revers de ma main, et si je t’enterrais au pied de cet arbre, là, dans ce sable où voilà ton ombre, le monde n’aurait rien à me dire, j’en ai le droit, et ta vie m’appartient.

CORDIANI.

Tu peux le faire, ami, tu peux le faire.

ANDRÉ.

Crois-tu que ma main tremblerait? pas plus que la tienne, il y a une heure, sur la poitrine de mon vieux Grémio. Tu le vois, je le sais, tu me l’as tué. A quoi t’attends-tu à présent? Penses-tu que je sois un lâche, et que je ne sache pas tenir une épée? Es-tu prêt à te battre? n’est-ce pas là ton devoir et le mien?

CORDIANI.

Je ferai ce que tu voudras.

ANDRÉ.

Assieds-toi, et écoute. Je suis né pauvre. Le luxe qui m’environne vient de mauvaise source: c’est un dépôt dont j’ai abusé. Seul, parmi tant de peintres illustres, je survis jeune encore au siècle de Michel-Ange, et je vois de jour en jour tout s’écrouler autour de moi. Rome et Venise sont encore florissantes. Notre patrie n’est plus rien. Je lutte en vain contre les ténèbres; le flambeau sacré s’éteint dans ma main. Crois-tu que ce soit peu de chose pour un homme qui a vécu de son art vingt ans, que de le voir tomber? Mes ateliers sont déserts, ma réputation est perdue. Je n’ai point d’enfants, point d’espérance qui me rattache à la vie. Ma santé est faible, et le vent de la peste qui souffle de l’Orient me fait trembler comme une feuille. Dis-moi, que me restait-il au monde? Suppose qu’il m’arrive dans mes nuits d’insomnie de me poser un stylet sur le coeur. Dis-moi, qui a pu me retenir jusqu’à ce jour?

CORDIANI.

N’achève pas, André.

ANDRÉ.

Je l’aimais d’un amour indéfinissable. Pour elle, j’aurais lutté contre une armée; j’aurais bêché la terre et traîné la charrue pour ajouter une perle à ses cheveux. Ce vol que j’ai commis, ce dépôt du roi de France qu’on vient me redemander demain, et que je n’ai plus, c’est pour elle, c’est pour lui donner une année de richesse et de bonheur, pour la voir, une fois dans ma vie, entourée de plaisirs et de fêtes, que j’ai tout dissipé. La vie m’était moins chère que l’honneur, et l’honneur que l’amour de Lucrèce; que dis-je? qu’un sourire de ses lèvres, qu’un rayon de joie dans ses yeux. Ce que tu vois là, Cordiani, cet être souffrant et misérable qui est devant toi, que tu as vu depuis dix ans errer dans ces sombres portiques, ce n’est pas là André del Sarto; c’est un être insensé, exposé au mépris, aux soucis dévorants. Aux pieds de ma belle Lucrèce était un autre André, jeune et heureux, insouciant comme le vent, libre et joyeux comme un oiseau du ciel, l’ange d’André, l’àme de ce corps sans vie qui s’agite au milieu des hommes. Sais-tu maintenant ce que tu as fait?

CORDIANI.

Oui, maintenant.

ANDRÉ.

Celui-là, Cordiani, tu l’as tué; celui-là ira demain au cimetière avec la dépouille du vieux Grémio; l’autre reste, et c’est lui qui te parle ici.

CORDIANI, pleurant.

André! André!

ANDRÉ.

Est-ce sur moi ou sur toi que tu pleures? J’ai une faveur à te demander. Grâce à Dieu, il n’y a point eu d’éclat cette nuit. Grâce à Dieu, j’ai vu la foudre tomber sur mon édifice de vingt ans, sans proférer une plainte, et sans pousser un cri. Si le déshonneur était public, ou je t’aurais tué, ou nous irions nous battre demain. Pour prix du bonheur, le monde accorde la vengeance, et le droit de se servir de cela

Jetant son stylet,

doit tout remplacer pour celui qui a tout perdu. Voilà la justice des hommes; encore n’est-il pas sûr, si tu mourais de ma main, que ce ne fût pas toi que l’on plaindrait.

CORDIANI.

Que veux-tu de moi?

ANDRÉ.

Si tu as compris ma pensée, tu sens que je n’ai vu ici, ni un crime odieux, ni une sainte amitié foulée aux pieds; je n’y ai vu qu’un coup de ciseau donné au seul lien qui m’unisse à la vie. Je ne veux pas songer à la main dont il est venu. L’homme à qui je parle n’a pas de nom pour moi. Je parle au meurtrier de mon honneur, de mon amour et de mon repos. La blessure qu’il m’a faite peut-elle être guérie? une séparation éternelle, un silence de mort (car il doit songer que sa mort a dépendu de moi), de nouveaux efforts de ma part, une nouvelle tentative enfin de ressaisir la vie, peuvent-ils encore me réussir? En un mot, qu’il parte, qu’il soit rayé pour moi du livre de vie; qu’une liaison coupable, et qui n’a pu exister sans remords, soit rompue à jamais; que le souvenir s’en efface lentement, dans un an, dans deux, peut-être, et qu’alors moi, André, je revienne, comme un laboureur ruiné par le tonnerre, rebâtir ma cabane de chaume sur mon champ dévasté.

CORDIANI.

O mon Dieu!

ANDRÉ.

Je suis fait à la patience. Pour me faire aimer de cette femme, j’ai suivi durant des années son ombre sur la terre. La poussière où elle marche est habituée à la sueur de mon front. Arrivé au terme de la carrière, je recommencerai mon ouvrage. Qui sait ce qui peut advenir de la fragilité des femmes? Qui sait jusqu’où peut aller l’inconstance de ce sable mouvant, et si vingt autres années d’amour et de dévouement sans bornes n’en pourront pas faire autant qu’une nuit de débauche? Car c’est d’aujourd’hui que Lucrèce est coupable, puisque c’est aujourd’hui pour la première fois depuis que tu es à Florence que j’ai trouvé la porte fermée.

CORDIANI.

C’est vrai.

ANDRÉ.

Cela t’étonne, n’est-ce pas, que j’aie un tel courage? Cela étonnerait aussi le monde, si le monde l’apprenait un jour. Je suis de son avis. Un coup d’épée est plus tôt donné. Mais j’ai un grand malheur, moi: je ne crois pas à l’autre vie, et je te donne ma parole que si je ne réussis pas, le jour où j’aurai l’entière certitude que mon bonheur est à jamais détruit je mourrai, n’importe comment. Jusque-là, j’accomplirai ma tâche.

CORDIANI.

Quand dois-je partir?

ANDRÉ.

Un cheval est à la grille. Je te donne une heure. Adieu.

CORDIANI.

Ta main, André, ta main!

ANDRÉ, revenant sur ses pas.

Ma main? à qui, ma main? T’ai-je dit une injure? T’ai-je appelé faux ami? traître aux serments les plus sacrés? T’ai-je dit que toi qui me tues, je t’aurais choisi pour me défendre, si ce que tu as fait tout autre l’avait fait? T’ai-je dit que cette nuit j’eusse perdu autre chose que l’amour de Lucrèce? T’ai-je parlé de quelque autre chagrin? Tu le vois bien, ce n’est pas à Cordiani que j’ai parlé. A qui veux-tu donc que je donne ma main?

CORDIANI.

Ta main, André! Un éternel adieu, mais un adieu!

ANDRÉ.

Je ne le puis. Il y a du sang après la tienne.

l sort.

CORDIANI, seul, frappe à la porte.

Holà, Mathurin!

MATHURIN.

Plaît-il, excellence?

CORDIANI.

Prends mon manteau; rassemble tout ce que tu trouveras sur ma table et dans mes armoires. Tu en feras un paquet à la hâte, et tu le porteras à la grille du jardin.

Il s’asseoit.

MATHURIN.

Vous partez, monsieur?

CORDIANI.

Fais ce que je te dis.

DAMIEN, entrant.

André, que je rencontre, m’apprend que tu pars, Cordiani. Combien je m’applaudis d’une pareille détermination! Est-ce pour quelque temps?

CORDIANI.

Je ne sais. Tiens, Damien, rends-moi le service d’aider Mathurin à choisir ce que je dois emporter.

MATHURIN, sur le seuil de la porte.

Oh! ce ne sera pas long.

DAMIEN.

Il suffit de prendre le plus pressant. On t’enverra le reste à l’endroit où tu comptes t’arrêter. A propos, où vas-tu?

CORDIANI.

Je ne sais. Dépêche-toi, Mathurin, dépêche-toi.

MATHURIN.

Cela est fait dans l’instant.

Il emporte un paquet.

DAMIEN.

Maintenant, mon ami, adieu.

CORDIANI.

Adieu! adieu! Si tu vois ce soir–Je veux dire–Si demain, ou un autre jour...

DAMIEN.

Qui? Que veux-tu?

CORDIANI.

Rien, rien. Adieu, Damien, au revoir.

DAMIEN.

Un bon voyage!

Il l’embrasse et sort.

MATHURIN.

Monsieur, tout est prêt.

CORDIANI.

Merci, mon brave. Tiens, voilà pour tes bons services durant mon séjour dans cette maison.

MATHURIN.

Oh! excellence!

CORDIANI, toujours assis.

Tout est prêt, n’est-ce pas?

MATHURIN.

Oui, monsieur. Vous accompagnerai-je?

CORDIANI.

Certainement.–Mathurin!

MATHURIN.

Excellence!

CORDIANI.

Je ne puis partir, Mathurin.

MATHURIN.

Vous ne partez pas?

CORDIANI.

Non. C’est impossible, vois-tu.

MATHURIN.

Avez-vous besoin d’autre chose?

CORDIANI.

Non, je n’ai besoin de rien.

Un silence.

CORDIANI, se levant.

Pâles statues, promenades chéries, sombres allées, comment voulez-vous que je parte? Ne sais-tu pas, toi, nuit profonde, que je ne puis partir? O murs que j’ai franchis! terre que j’ai ensanglantée!

Il retombe sur le banc.

MATHURIN.

Au nom du ciel, hélas! il se meurt. Au secours! au secours!

CORDIANI, se levant précipitamment.

N’appelle pas! viens avec moi.

MATHURIN.

Ce n’est pas là notre chemin;

CORDIANI.

Silence! viens avec moi, te dis-je. Tu es mort si tu n’obéis

pas,

Il l’entraîne du côté de la maison.

MATHURIN.

Où allez-vous, monsieur?

CORDIANI.

Ne t’effraie pas; je suis en délire. Cela n’est rien; écoute; je veux une chose bien simple. N’est-ce pas à présent l’heure du souper? Maintenant ton maître est assis à sa table, entouré de ses amis, et en face de lui.... En un mot, mon ami, je ne veux pas entrer; je veux seulement poser mon front sur la fenêtre, les voir un moment. Une seule minute, et nous partons.

Ils sortent.

SCÈNE II.

Une chambre.–Une table dressée.

ANDRÉ DEL SARTO; LUCRECE, assise.

ANDRÉ.

Nos amis viennent bien tard. Vous êtes pâle, Lucrèce. Cette scène vous a effrayée.

LUCRÈCE.

Lionel et Damien sont cependant ici. Je ne sais qui peut les retenir.

ANDRÉ.

Vous ne portez plus de bagues? Les vôtres vous déplaisent? Ah! je me trompe, en voici une que je ne connaissais pas encore.

LUCRÈCE.

Cette scène, en vérité, m’a effrayée. Je ne puis vous cacher que je suis souffrante.

ANDRÉ.

Montrez-moi cette bague, Lucrèce; est-ce un cadeau? est-il permis de l’admirer?

LUCRÈCE donne la bague.

C’est un cadeau de Marguerite, mon amie d’enfance.

ANDRÉ.

C’est singulier, ce n’est pas son chiffre! pourquoi donc? C’est un bijou charmant, mais bien fragile. Ah! mon Dieu, qu’allez-vous me dire? je l’ai brisé en le prenant.

LUCRÈCE.

Il est brisé? mon anneau brisé?

ANDRÉ.

Que je m’en veux de cette maladresse! Mais, en vérité, le mal est sans ressource.

LUCRÈCE.

N’importe! rendez-le-moi tel qu’il est.

ANDRÉ.

Qu’en voudriez-vous faire? l’orfèvre le plus habile n’y pourrait trouver remède.

il le jette à terre et l’écrase.

LUCRÈCE.

Ne l’écrasez pas! j’y tenais beaucoup.

ANDRÉ.

Bon, Marguerite vient ici tous les jours. Vous lui direz que je l’ai brisé, et elle vous en donnera un autre. Avons-nous beaucoup de monde ce soir? notre souper sera-t-il joyeux?

LUCRÈCE.

Je tenais beaucoup à cet anneau.

ANDRÉ.

Et moi aussi, j’ai perdu cette nuit un joyau précieux; j’y tenais beaucoup aussi… Vous ne répondez pas à ma demande?

LUCRÈCE.

Mais nous aurons notre compagnie habituelle, je suppose: Lionel, Damien et Cordiani.

ANDRÉ.

Cordiani aussi!... Je suis désolé de la mort de Grémio.

LUCRÈCE.

C’était votre père nourricier.

ANDRÉ.

Qu’importe? qu’importe? Tous les jours on perd un ami. N’est-ce pas une chose ordinaire que d’entendre dire: Celui-là est mort; celui-là est ruiné? On danse, on boit par là-dessus. Tout n’est qu’heur et malheur.

LUCRÈCE.

Voici nos convives, je pense.

Lionel et Damien entrent.

ANDRÉ.

Allons, mes bons amis, à table! Avez-vous quelque souci, quelque peine de cœur? il s’agit de tout oublier. Hélas! oui, vous en avez sans doute: tout homme en a sous le soleil.

Ils s’asseoient.

LUCRÈCE.

Pourquoi reste-t-il une place vide?

ANDRÉ.

Cordiani est parti pour l’Allemagne.

LUCRÈCE.

Parti? Cordiani?

ANDRÉ.

Oui, pour l’Allemagne. Que Dieu le conduise! Allons, mon vieux Lionel, notre jeunesse est là dedans.

Montrant les flacons.

LIONEL.

Parlez pour moi seul, maître. Puisse la vôtre durer long-temps encore, pour vos amis et pour le pays!

ANDRÉ.

Jeune ou vieux, que veut dire ce mot? les cheveux blancs ne font pas la vieillesse, et le cœur de l’homme n’a pas d’âge,

LUCRÈCE, à voix basse.

Est-ce vrai, Damien, qu’il est parti?

DAMIEN, de même.

Très-vrai.

LIONEL.

Le ciel est à l’orage; il fait mauvais temps pour voyager.

ANDRÉ.

Décidément, mes bons amis, je quitte cette maison; la vie de Florence plaît moins de jour en jour à ma chère Lucrèce; et quant à moi, je ne l’ai jamais aimée. Dès le mois prochain, je compte avoir sur les bords de l’Arno une maison de campagne, un pampre vert et quelques pieds de jardin. C’est là que je veux achever ma vie, comme je l’ai commencée. Mes élèves ne m’y suivront pas. Qu’ai-je à leur apprendre qu’ils ne puissent oublier? Moi-même j’oublie chaque jour, et moins encore que je ne le voudrais. J’ai besoin cependant de vivre du passé; qu’en dites-vous, Lucrèce?

LIONEL.

Renoncez-vous à vos espérances?

ANDRÉ.

Ce sont elles, je crois, qui renoncent à moi. O mon vieil ami, l’espérance est semblable à la fanfare guerrière: elle mène au combat et divinise le danger. Tout est si beau, si facile, tant qu’elle retentit au fond du cœur! mais le jour où sa voix expire, le soldat s’arrête et brise son épée.

DAMIEN.

Qu’avez-vous, madame? vous paraissez souffrir.

LIONEL.

Mais en effet, quelle pâleur! nous devrions nous retirer.

LUCRECE.

Spinette! entre dans ma chambre, ma chère, et prends mon flacon sur ma toilette. Tu me l’apporteras.

Spinette sort,

ANDRÉ.

Qu’avez-vous donc, Lucrèce? O ciel! seriez-vous réellement malade?

DAMIEN.

Ouvrez cette fenêtre, le grand air vous fera du bien.

Spinette rentre épouvantée.

SPINETTE.

Monseigneur! monseigneur! un homme est là caché.

ANDRÉ.

Où?

SPINETTE.

Là, dans l’appartement de ma maîtresse.

LIONEL.

Mort et furie! voilà la suite de votre faiblesse, maître; c’est le meurtrier de Grémio. Laissez-moi lui parler.

SPINETTE.

J’étais entrée sans lumière. Il m’a saisi la main comme je passais entre les deux portes.

ANDRÉ.

Lionel, n’entre pas, c’est moi que cela regarde.

LIONEL.

Quand vous devriez me bannir de chez vous, pour cette fois, je ne vous quitte pas. Entrons, Damien.

Il entre.

ANDRÉ, courant à sa femme.

Est-ce lui, malheureuse, est-ce lui?

LUCRÈCE.

O mon Dieu, prends pitié de moi!

Elle s’évanouit.

DAMIEN.

Suivez Lionel, André, empèchez-le de voir Cordiani.

ANDRÉ.

Cordiani! Cordiani! Mon déshonneur est-il si public, si bien connu de tout ce qui m’entoure, que je n’aie qu’un mot à due pour qu’on me réponde par celui-ci: Cordiani! Cordiani!...

criant.

Sors donc, misérable, puisque voilà Damien qui t’appelle!

Lionel rentre avec Cordiani.

ANDRÉ, à tout le monde.

Je vous ai fait sortir tantôt. A présent, je vous prie de rester. Emportez cette femme, messieurs; cet homme est l’assassin de Grémio.

On emporte Lucrèce.

C’est pour entrer chez ma femme qu’il l’a tué. Un cheval!.... Dans quelque état qu’elle se trouve, vous, Damien, vous la conduirez à sa mère… ce soir, à l’instant même. Maintenant, Lionel, tu vas me servir de témoin. Cordiani prendra celui qu’il voudra; car tu vois ce qui se passe, mon ami?

LIONEL.

Mes épées sont dans ma chambre. Nous allons les prendre en passant.

ANDRÉ, à Cordiani.

Ah! vous voulez que le déshonneur soit public! Il le sera, monsieur, il le sera. Mais la réparation va l’être de même, et malheur à celui qui la rend nécessaire!

Ils sortent.

SCÈNE III.

Une plate-forme, à l’extrémité du jardin.–Un réverbère est allumé.

MATHURIN, seul.

Où peut être allé ce jeune homme? Il me dit de l’attendre, et voilà bientôt une demi-heure qu’il m’a quitté. Comme il tremblait en approchant de la maison! Ah! s’il fallait croire ce qu’on en dit!

JEAN, passant.

Eh bien! Mathurin, que fais-tu là à cette heure?

MATHURIN.

J’attends le seigneur Cordiani.

JEAN.

Tu ne viens pas à l’enterrement de ce pauvre Grémio? On va partir tout-à-l’heure.

MATHURIN.

Vraiment! j’en suis fâché; mais je ne puis quitter la place.

JEAN.

J’y vais, moi, de ce pas.

MATHURIN.

Jean, ne vois-tu pas des hommes qui arrivent du côté de la maison? On dirait que c’est notre maître et ses amis.

JEAN.

Oui, ma foi, ce sont eux: que diable cherchent-ils? Ils viennent droit à nous.

MATHURIN.

N’ont-ils pas leurs épées à la main?

JEAN.

Non pas, je crois. Si fait, tu as raison. Cela ressemble à une querelle.

MATHURIN.

Tenons-nous à l’écart, et si je ne m’entends pas appeler, j’irai avec toi.

Ils se retirent.

Lionel et Cordiani entrent.

LIONEL.

Cette lumière nous suffira. Placez-vous ici, monsieur; n’aurez-vous pas de second?

CORDIANI.

Non, monsieur.

LIONEL.

Ce n’est pas l’usage, et je vous avoue que pour moi, j’en suis fâché. Du temps de ma jeunesse, il n’y avait guère d’affaires de cette sorte sans quatre épées tirées.

CORDIANI.

Ceci n’est pas un duel, monsieur; André n’aura rien à parer, et le combat ne sera pas long.

LIONEL.

Ou’entends-je? voulez-vous faire de lui un assassin?

CORDIANI.

Je m’étonne qu’il n’arrive pas.

ANDRÉ, entrant.

Me voilà.

LIONEL.

Otez vos manteaux; je vais marquer les lignes. Messieurs, c’est jusqu’ici que vous pouvez rompre.

ANDRÉ.

En garde!

DAMIEN, entrant.

Je n’ai pu remplir la mission dont tu m’avais chargé. Lucrèce refuse mon escorte; elle est partie seule, à pied, accompagnée de sa suivante.

ANDRÉ.

Dieu du ciel! quel orage se prépare!

Il tonne.

DAMIEN.

Lionel, je me présente ici comme le second de Cordiani. André ne verra clans cette démarche qu’un devoir qui m’est sacré; je ne tirerai l’épée que si la nécessité m’y oblige.

CORDIANI.

Merci, Damien, merci.

LIONEL.

Êtes-vous prêts?

ANDRÉ.

Je le suis.

CORDIANI.

Je le suis.

Ils se battent. Cordiani est blessé.

DAMIEN.

Cordiani est blessé!

ANDRÉ, se jetant sur lui.

Tu es blessé, mon ami?

LIONEL, le retenant.

Retirez-vous; nous nous chargeons du reste.

CORDIANI.

Ma blessure est légère. Je puis encore tenir mon épée.

LIONEL.

Non, monsieur, vous allez souffrir beaucoup plus dans un instant. L’épée a pénétré. Si vous pouvez marcher, venez avec nous.

CORDIANI.

Vous avez raison. Viens-tu, Damien? Donne-moi ton bras, je me sens bien faible. Vous me laisserez chez Manfredi.

ANDRÉ, bas à Lionel,

La crois-tu mortelle?

LIONEL.

Je ne réponds de rien.

Ils sortent.

ANDRÉ, seul.

Pourquoi me laissent-ils? Il faut que j’aille avec eux. Où veulent-ils que j’aille?

Il fait quelques pas vers la maison.

Ah! cette maison déserte! Non, par le ciel, je n’y retournerai pas ce soir. Si ces deux chambres-là doivent être vicies cette nuit, la mienne le sera aussi. Il ne s’est pas défendu. Je n’ai pas senti son épée. Il a reçu le coup, cela est clair. Il va mourir chez Manfredi.

C’est singulier. Je me suis pourtant déjà battu. Lucrèce partie! seule! par cette horrible nuit! Est-ce que je n’entends pas marcher là-dedans?

Il va du côté des arbres,

Non, personne. Il va mourir. Lucrèce seule! avec une femme! Eh bien! quoi? Je suis trompé par cette femme. Je me bats avec son amant. Je le blesse. Me voilà vengé. Tout est dit. Qu’ai-je à faire à présent?

Ah! cette maison déserte! cela est affreux. Quand je pense à ce qu’elle était hier au soir! à ce que j’avais, à ce que j’ai perdu! Qu’est-ce donc pour moi que la vengeance? Quoi! voilà tout? Et rester seul ainsi? A qui cela rend-il la vie, de faire mourir un meurtrier! Quoi! Répondez? Qu’avais-je à faire de chasser ma femme? d’égorger cet homme? Il n’y a point d’offensé, il n’y a qu’un malheureux. Je me soucie bien de vos lois d’honneur! Cela me console bien que vous ayez inventé cela pour ceux qui se trouvent dans ma position! que vous l’ayez réglé comme une cérémonie! Où sont mes vingt années de bonheur? ma femme? mon ami? le soleil de mes jours? le repos de mes nuits? Voilà ce qui me reste.

Il regarde son épée.

Que me veux-tu, toi? On t’appelle l’ami des offensés. Il n’y a point ici d’homme offensé. Que la rosée essuie ton sang.

Il la jette.

Ah! cette affreuse maison! Mon Dieu! mon Dieu.

Il pleure à chaudes larmes.

L’enterrement passe.

ANDRÉ.

Qui enterrez-vous là?

LES PORTEURS.

Nicolas Grémio.

ANDRÉ.

Et toi aussi, mon pauvre vieux, et toi aussi tu m’abandonnes!

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