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ACTE TROISIÈME.
ОглавлениеSCÈNE I.
Une rue.–Il est toujours nuit.
LIONEL, DAMIEN ET CORDIANI. entrent.
CORDIANI.
Je ne puis marcher. Le sang m’étouffe. Arrêtez-moi sur ce banc.
Ils le posent sur un banc.
LIONEL.
Que sentez-vous?
CORDIANI.
Je me meurs, je me meurs. Au nom du ciel, un verre d’eau.
DAMIEN.
Restez ici, Lionel. Un médecin de ma connaissance demeure au bout de la rue. Je cours le chercher.
Il sort.
CORDIANI.
Il est trop tard, Damien.
LIONEL.
Prenez patience. Je vais frapper à cette maison.
Il frappe.
Peut-être pourrons-nous y trouver quelque secours, en attendant l’arrivée du médecin. Personne!
Il frappe de nouveau.
UNE voix, en dedans.
Qui est là?
LIONEL.
Ouvrez! ouvrez, qui que vous soyez vous-même. Au nom de l’hospitalité, ouvrez.
LE PORTIER, ouvrant.
Que voulez-vous?
LIONEL.
Voilà un gentilhomme blessé à mort. Apportez-nous un verre d’eau et de quoi panser la plaie.
Le portier sort.
CORDIANI.
Laissez-moi, Lionel. Allez retrouver André. C’est lui qui est blessé, et non pas moi. C’est lui que toute la science humaine ne guérira pas cette nuit. Pauvre André! pauvre André!
LE PORTIER rentre.
Buvez cela, mon cher seigneur, et puisse le ciel venir à votre aide!
LIONEL.
A qui appartient cette maison?
LE PORTIER.
A Monna Flora ciel Fede.
CORDIANI.
La mère de Lucrèce! Oh! Lionel, Lionel, sortons d’ici.
Il se soulève.
Je ne puis bouger. Mes forces m’abandonnent.
LIONEL.
Sa fille Lucrèce n’est-elle pas venue ce soir ici?
LE PORTIER.
Non, monsieur.
LIONEL.
Non! pas encore! cela est singulier!
LE PORTIER.
Pourquoi viendrait-elle à cette heure?
Lucrèce et Spinette arrivent.
LUCRÈCE.
Frappe à la porte, Spinette, je ne m’en sens pas le courage.
SPINETTE.
Qui est là sur ce banc, couvert de sang et prêt à mourir?
CORDIANI.
Ah! malheureux!
LUCRÈCE.
Tu demandes qui? C’est Cordiani.
Elle se jette sur le banc.
Est-ce toi? est-ce toi? Qui t’a amené ici? qui t’a abandonné sur cette pierre? Où est André, Lionel? Ah! il se meurt! Comment, Paolo, tu ne l’as pas fait porter chez ma mère?
LE PORTIER.
Ma maîtresse n’est pas à Florence, madame.
LUCRÈCE.
Où est-elle donc? N’y a-t-il pas un médecin à Florence? Allons, monsieur, aidez-moi, et portons le dans la maison.
SPINETTE.
Songez à cela, madame.
LUCRÈCE.
Songer à quoi? es-tu folle? et que m’importe? Ne vois-tu pas qu’il est mourant? Ce ne serait pas lui que je le ferais.
Damien et un médecin arrivent.
DAMIEN.
Par ici, monsieur. Dieu veuille qu’il soit temps encore!
LUCRÈCE, au médecin.
Venez, monsieur, aidez-nous. Ouvre-nous les portes Paolo. Ce n’est pas mortel, n’est-ce pas?
DAMIEN.
Ne vaudrait-il pas mieux tâcher de le transporter jusque chez Manfredi?
LUCRÈCE.
Qui est-ce, Manfredi? Me voilà., moi, qui suis sa maîtresse. Voilà ma maison. C’est pour moi qu’il meurt, n’est-il pas vrai? Eh bien! donc, qu’avez-vous à dire? Oui, cela est certain, je suis la femme d’André ciel Sarto. Et que m’importe ce qu’on en dira? ne suis-je pas chassée par mon mari? ne serai-je pas la fable de la ville dans deux heures d’ici? Manfredi? Et que dira-t-on? On dira que Lucretia del Fede a trouvé Cordiani mourant à sa porte, et qu’elle l’a fait porter chez elle. Entrez! entrez!
Ils entrent dans la maison, emportant Cordiani.
LIONEL, resté seul.
Mon devoir est rempli; maintenant, à André! Il doit être bien triste, le pauvre homme!
André entre pensif et se dirige vers la maison.
LIONEL.
Qui êtes-vous? où allez-vous?
André ne répond pas.
C’est vous, André? Que venez-vous faire ici?
ANDRÉ.
je vais voir la mère de ma femme.
LIONEL.
Elle n’est pas à Florence.
ANDRÉ.
Ah! Où est donc Lucrèce, en ce cas?
LIONEL.
Je ne sais; mais ce dont je suis certain, c’est que Monna Flora est absente: retournez chez vous, mon ami.
ANDRÉ.
Comment le savez-vous, et par quel hasard êtes-vous là?
LIONEL.
Je revenais de chez Manfredi, où j’ai laissé Cordiani, et en passant, j’ai voulu savoir...
ANDRÉ.
Cordiani se meurt, n’est-il pas vrai?
LIONEL.
Non, ses amis espèrent qu’on le sauvera
ANDRÉ.
Tu te trompes, il y a du monde dans la maison; vois donc ces lumières qui vont et qui viennent.
Il va regarder à la fenêtre.
Ah!
LIONEL.
Que voyez-vous?
ANDRÉ.
Suis-je fou, Lionel? j’ai cru voir passer dans la chambre basse Cordiani, tout couvert de son sang, appuyé sur le bras de Lucrèce!
LIONEL.
Vous avez vu Cordiani appuyé sur le bras de Lucrèce?
ANDRÉ.
Tout couvert de son sang.
LIONEL.
Retournons chez vous, mon ami.
ANDRÉ.
Silence! Il faut que je frappe à la porte.
LIONEL.
Pourquoi faire? Je vous dis que Monna Flora est absente, Je viens d’y frapper moi-même.
ANDRÉ.
Je l’ai vu! laisse-moi.
LIONEL.
Qu’allez-vous faire, mon ami? êtes-vous un homme? Si votre femme se respecte assez peu pour recevoir chez sa mère l’auteur d’un crime que vous avez puni, est-ce à vous d’oublier qu’il meurt de votre main, et de troubler peut être ses derniers instants?
ANDRÉ.
Que veux-tu que je fasse? oui, oui, je les tuerais tous deux! Ah! ma raison est égarée. Je vois ce qui n’est pas. Cette nuit tout entière, j’ai couru dans ces rues désertes au milieu de spectres affreux. Tiens, vois, j’ai acheté du poison.
LIONEL.
Prenez mon bras et sortons.
ANDRÉ retourne à la fenêtre.
Plus rien! Ils sont là, n’est-ce pas?
LIONEL.
Au nom du ciel, soyez maître de vous, Que voulez-vous faire? Il est impossible que vous assistiez à un tel spectacle, et toute violence en cette occasion serait de la cruauté. Votre ennemi expire; que voulez-vous de plus?
ANDRÉ.
Mon ennemi! lui, mon ennemi! le plus cher, le meilleur de mes amis! Qu’a-t-il donc fait? il l’a aimée. Sortons, Lionel, je les tuerais tous deux de ma main.
LIONEL.
Nous verrons demain ce qui vous reste à faire. Confiez-vous à moi; votre honneur m’est aussi sacré que le mien, et mes cheveux gris vous en répondent.
ANDRÉ.
Ce qui me reste à faire? Et que veux-tu que je devienne? Il faut que je parle à Lucrèce.
Il s’avance vers la porte.
LIONEL.
André, André, je vous en supplie, n’approchez pas de cette porte. Avez-vous perdu toute espèce de courage? La position où vous êtes est affreuse, personne n’y compatit plus vivement, plus sincèrement que moi. J’ai une femme aussi, j’ai des enfants; mais la fermeté d’un homme ne doit-elle pas lui servir de bouclier? Demain, vous pourrez entendre des conseils qu’il m’est impossible de vous adresser en ce moment
ANDRÉ.
C’est vrai, c’est vrai! qu’il meure en paix! dans ses bras, Lionel! Elle veille et pleure sur lui! A travers les ombres de la mort, il voit errer autour de lui cette tête adorée! elle lui sourit et l’encourage! Elle lui présente la coupe salutaire; elle est pour lui l’image de la vie. Ah! tout cela m’appartenait; c’était ainsi que je voulais mourir. Viens, partons, Lionel.
Il frappe à la porte.
Holà! Paolo! Paolo!
LIONEL.
Que faites-vous, malheureux?
ANDRÉ.
Je n’entrerai pas.
Paolo paraît.
Pose ta lumière sur ce banc; il faut que j’écrive à Lucrèce.
LIONEL.
Et que voulez-vous lui dire?
ANDRÉ.
Tiens, tu lui remettras ce billet; tu lui diras que j’attends sa réponse chez moi; oui, chez moi: je ne saurais rester ici. Viens, Lionel. Chez moi, entends-tu?
Ils sortent.
SCÈNE II.
La maison d’André.–Il est jour.
JEAN.
Je crois qu’on frappe à la grille.
Il ouvre.
Qui demandez-vous, excellence?
Entrent Montjoie et sa suite.
MONTJOIE.
Le peintre André del Sarto?
JEAN.
Il n’est pas au logis, monseigneur.
MONTJOIE.
Si sa porte est fermée, dis-lui que c’est l’envoyé du roi de France qui le fait demander.
JEAN.
Si votre excellence veut entrer dans l’académie, mon maître peut revenir d’un instant à l’autre.
MONTJOIE.
Entrons, messieurs. Je ne suis pas fâché de visiter les ateliers et de voir ses élèves.
JEAN.
Hélas! monseigneur, l’académie est déserte aujourd’hui. Mon maître a reçu très peu d’écoliers cette année, et à compter de ce jour personne ne vient plus ici.
MONTJOIE.
Vraiment? on m’avait dit tout le contraire. Est-ce que ton maître n’est plus professeur à l’école?
JEAN.
Le voilà lui-même, accompagné d’un de ses amis.
MONTJOIE.
Qui? cet homme qui détourne la rue? Le vieux ou le jeune?
JEAN.
Le plus jeune des deux.
MONTJOIE.
Quel visage pâle et abattu! Quelle tristesse profonde sur tous ses traits! et ces vêtements en désordre! Est-ce là le peintre André del Sarto?
André et Lionel entrent.
LIONEL.
Seigneur, je vous salue. Qui êtes-vous?
MONTJOIE.
C’est à André del Sarto que nous avons affaire. Je suis le comte de Montjoie, envoyé du roi de France.
ANDRÉ.
Du roi de France? J’ai volé votre maître, monsieur. L’argent qu’il m’a confié est dissipé, et je n’ai pas acheté un seul tableau pour lui.
A un valet.
Paolo est-il venu?
MONTJOIE.
Parlez-vous sérieusement?
LIONEL.
Ne le croyez pas, messieurs. Mon ami André est aujourd’hui… pour certaines raisons.... une affaire malheureuse... hors d’état de vous répondre et d’avoir l’honneur de vous recevoir.
MONTJOIE.
S’il en est ainsi, nous reviendrons fin autre jour.
ANDRÉ.
Pourquoi? Je vous dis que je l’ai volé. Cela est très-sérieux. Tu ne sais pas que je l’ai volé, Lionel? Vous reviendriez cent fois que ce serait de même.
MONTJOIE.
Cela est incroyable.
ANDRÉ.
Pas du tout; cela est tout simple. J’avais une femme… Non! non! Je veux dire seulement que j’ai usé de l’argent du roi de France comme s’il m’appartenait.
MONTJOIE
Est-ce ainsi que vous exécutez vos promesses? Où sont les tableaux que François Ier vous avait chargé d’acheter pour lui?
ANDRÉ.
Les miens sont là-dedans; prenez-les, si vous voulez; ils ne valent rien. J’ai eu du génie autrefois, ou quelque chose qui ressemblait à du génie; mais j’ai toujours fait mes tableaux trop vite, pour avoir de l’argent comptant. Prenez-les, cependant. Jean, apporte les deux tableaux que tu trouveras sur le chevalet. Ma femme aimait le plaisir, messieurs. Vous direz au roi de France qu’il obtienne l’extradition, et il me fera juger par ses tribunaux. Ah! le Corrége, voilà un peintre! Il était plus pauvre que moi; mais jamais un tableau n’est sorti de son atelier un quart-d’heure trop tôt. L’honnêteté! l’honnêteté! voilà la grande parole. Le cœur des femmes est un abîme.
MONTJOIE, à Lionel.
Ses paroles annoncent le délire. Qu’en devons-nous penser? Est-ce là l’homme qui vivait en prince à la cour de France? dont tout le monde écoutait les conseils, comme un oracle en fait d’architecture et de beaux-arts?
LIONEL.
Je ne puis vous dire le motif de l’état où vous le voyez. Si vous en êtes touché, ménagez-le.
On apporte les deux tableaux.
ANDRÉ.
Ah! les voilà. Tenez, messieurs, faites-les emporter. Non pas que je leur donne aucun prix. Une somme si forte, d’ailleurs! de quoi payer des Raphaël. Ah! Raphaël! il est mort heureux, dans les bras de sa maîtresse.
MONTJOIE, regardant.
C’est une magnifique peinture.
ANDRÉ.
Trop vite! trop vite! Emportez-les; que tout soit fini. Ah! un instant.
Il arrête les porteurs.
Tu me regardes, toi, pauvre fille!
A la figure de la Charité, que représente le tableau.
Tu veux me dire adieu! C’était la Charité, messieurs. C’était la plus belle, la plus douce des vertus humaines. Tu n’avais pas eu de modèle, toi! Tu m’étais apparue dans un songe, par une triste nuit! pâle comme te voilà, entourée de tes chers enfants qui pressent ta mamelle. Celui-là vient de glisser à terre, et regarde sa belle nourrice en cueillant quelques fleurs des champs. Donnez cela à votre maître, messieurs. Mon nom est au bas. Cela vaut quelque argent. Paolo n’est pas venu me demander?
UN VALET.
Non, monsieur.
ANDRÉ.
Que fait-il donc? Ma vie est dans ses mains.
LIONEL, à Montjoie.
Au nom du ciel! messieurs, retirez-vous. Je vous le mènerai demain, si je puis. Vous le voyez vous-mêmes; un malheur imprévu lui a troublé l’esprit.
MONTJOIE.
Nous obéissons, monsieur; excusez-nous et tenez votre promesse.
Ils sortent.
ANDRÉ.
J’étais né pour vivre tranquille, vois-tu? je ne sais point être malheureux. Qui peut retenir Paolo?
LIONEL.
Et que demandez-vous donc dans cette fatale lettre, dont vous attendez si impatiemment la réponse?
ANDRÉ.
Tu as raison; allons-y nous-mêmes. Il vaut toujours mieux s’expliquer de vive voix.
LIONEL.
Ne vous éloignez pas dans ce momeut, puisque Paolo doit vous retrouver ici: ce ne serait que du temps perdu.
ANDRÉ.
Elle ne répondra pas. Oh! comble de misère! Je supplie, Lionel, lorsque je devrais punir. Ne me juge pas, mon ami, comme tu pourrais faire un autre homme. Je suis un homme sans caractère, vois-tu? j’étais né pour vivre tranquille.
LIONEL.
Sa douleur me confond malgré moi.
ANDRÉ.
O honte! ô humiliation! elle ne répondra pas. Comment en suis-je venu là? Sais-tu ce que je lui demande? Ah! la lâcheté elle-même en rougirait, Lionel; je lui demande de revenir à moi.
LIONEL.
Est-ce possible?
ANDRÉ.
Oui, oui, je sais tout cela. J’ai fait un éclat: eh bien! dis-moi, qu’y ai-je gagné? Je me suis conduit comme tu l’as voulu: eh bien! je suis le plus malheureux des hommes, Apprends-le donc, je l’aime, je l’aime plus que jamais.
LIONEL.
Insensé!
ANDRÉ.
Crois-tu qu’elle y consente? Il faut me pardonner d’être un lâche. Mon père était un pauvre ouvrier. Ce Paolo ne viendra pas. Je ne suis point un gentilhomme; le sang qui coule clans mes veines n’est pas un noble sang.
LIONEL.
Plus noble que tu ne crois.
ANDRÉ,
Mon père était un pauvre ouvrier Penses-tu que Cordiani en meure? Le peu de talent qu’on remarqua en moi fit croire au pauvre homme que j’étais protégé par une fée. Et moi, je regardais dans mes promenades les bois et les ruisseaux, espérant toujours voir ma divine protectrice sortir d’un antre mystérieux. C’est ainsi que la toute-puissante nature m’attirait à elle. Je me fis peintre, et, lambeau par lambeau, le voile des illusions tomba en poussière à mes pieds.
LIONEL.
Pauvre André!
ANDRÉ.
Elle seule! oui, quand elle parut, je crus que mon rêve se réalisait, et que ma Galatée s’animait sous mes mains. Insensé! mon génie mourut dans mon amour; tout fut perdu pour moi... Cordiani se meurt, et Lucrèce voudra le suivre .. Oh! massacre et furie! cet homme ne vient point.
LIONEL.
Envoie quelqu’un chez Monna Flora.
ANDRÉ.
C’est vrai. Mathurin, va chez Monna Flora. Écoute.
A part.
Observe tout; tâche de rôder dans la maison; demande la réponse à ma lettre; va, et sois revenu tout à l’heure… Mais pourquoi pas nous-mêmes, Lionel? O solitude! solitude! que ferai-je de ces mains-là?
LIONEL.
Calmez-vous, de grâce.
ANDRÉ.
Je la tenais embrassée durant les longues nuits d’été, sur mon balcon gothique. Je voyais tomber en silence les étoiles des mondes détruits. Qu’est-ce que la gloire? m’écriais-je; qu’est-ce que l’ambition? Hélas! l’homme tend à la nature une coupe aussi large et aussi vide qu’elle. Elle n’y laisse tomber qu’une goutte de sa rosée; mais cette goutte est l’amour, c’est une larme de ses yeux, la seule qu’elle ait versée sur cette terre pour la consoler d’être sortie de ses mains, Lionel, Lionel, mon heure est venue.
LIONEL.
Prends courage.
ANDRÉ.
C’est singulier, je n’ai jamais éprouvé cela. Il m’a semblé qu’un coup me frappait. Tout se détache de moi. Il m’a semblé que Lucrèce partait.
LIONEL.
Que Lucrèce partait!
ANDRÉ.
Oui, je suis sûr que Lucrèce part sans me répondre.
LIONEL.
Comment cela?
ANDRÉ.
J’en suis sûr; je viens de la voir.
LIONEL.
De la voir! Où? comment?
ANDRÉ.
J’en suis sûr; elle est partie.
LIONEL.
Cela est étrange!
ANDRÉ.
Tiens, voilà Mathurin.
MATHURIN, entrant.
Mon maître est-il ici?
ANDRÉ.
Oui, me voilà.
MATHURIN.
J’ai tout appris.
ANDRÉ.
Eh bien?
MATHURIN, le tirant à part.
Dois-je vous dire tout, maître?
ANDRÉ.
Oui, oui.
MATHURIN.
J’ai rôdé autour de la maison, comme vous me l’aviez ordonné.
ANDRÉ.
Eh bien?
MATHURIN.
J’ai fait parler le vieux concierge, et je sais tout au mieux.
ANDRÉ.
Parle donc.
MATHURIN.
Cordiani est guéri; la blessure était peu de chose. Au premier coup de lancette il s’est trouvé soulagé.
ANDRÉ.
Et Lucrèce?
MATHURIN.
Partie avec lui.
ANDRÉ.
Qui, lui?
MATHURIN.
Cordiani.
ANDRÉ.
Tu es fou. Un homme que j’ai vu prêt à rendre l’âme, il y a.... c’est cette nuit même.
MATHURIN.
Il a voulu partir dès qu’il s’est senti la force de marcher. Il disait qu’un soldat en ferait autant à sa place, et qu’il fallait être mort ou vivant.
ANDRÉ.
Cela est incroyable! Où vont-ils?
MATHURIN.
Ils ont pris la route du Piémont.
ANDRÉ.
Tous deux à cheval?
MATHURIN.
Oui, monsieur.
ANDRÉ.
Cela n’est pas possible; il ne pouvait marcher cette nuit.
MATHURIN.
Cela est vrai, pourtant; c’est Paolo, le concierge, qui m’a tout avoué.
ANDRÉ.
Lionel? entends-tu, Lionel? Ils partent ensemble pour le Piémont.
LIONEL.
Que dis-tu, André?
ANDRÉ.
Rien! rien! Qu’on me selle un cheval! allons, vite, il faut que je parte à l’instant. Aussi bien j’y vais moi-même. Par quelle porte sont-ils sortis?
MATHURIN.
Du côté du fleuve.
ANDRÉ.
Bien, bien! mon manteau! Adieu, Lionel.
LIONEL.
Où vas-tu?
ANDRÉ.
Je ne sais, je ne sais. Ah! des armes! du sang!
LIONEL.
Où vas-tu? réponds.
ANDRÉ.
Quant au roi de France, je l’ai volé. J’irais demain les voir que ce serait toujours la même chose. Ainsi…
Il va sortir et rencontre Damien.
DAMIEN.
Où vas-tu, André?
ANDRÉ.
Ah! tu as raison. La terre se dérobe. O Damien! Damien!
Il tombe évanoui.
LIONEL.
Cette nuit l’a tué. Il n’a pu supporter son malheur.
DAMIEN.
Laissez-moi lui mouiller les tempes.
Il trempe son mouchoir dans une fontaine.
Pauvre ami! comme une nuit l’a changé! Le voilà qui rouvre les yeux.
ANDRÉ.
Ils sont partis, Damien?
DAMIEN.
Que lui dirais-je? Il a donc tout appris?
ANDRÉ.
Ne me mens pas. Je ne les poursuivrai point. Mes forces m’ont abandonné. Qu’ai-je voulu faire? J’ai voulu avoir du courage, et je n’en ai point. Maintenant, vous le voyez, je ne puis partir. Laissez-moi parler à cet homme.
MATHURIN s’approche.
Plaît-il, maître?
ANDRÉ.
Aussi bien ne suis-je pas déshonoré? Qu’ai-je à faire en ce monde? O lumière du soleil! O belle nature! Ils s’aiment, ils sont heureux. Comme ils courent joyeux dans la plaine! Leurs chevaux s’animent, et le vent qui passe emporte leurs baisers. La patrie? La patrie? Ils n’en ont point ceux qui partent ensemble.
DAMIEN.
Sa main est froide comme le marbre.
ANDRÉ, bas à Mathurin.
Écoute-moi, Mathurin, écoute-moi, et rappelle-toi mes paroles. Tu vas prendre un cheval; tu vas aller chez Monna Flora t’informer au juste de la route. Tu lanceras ton cheval au galop. Retiens ce que je te dis. Ne me le fais pas répéter deux fois, je ne le pourrais pas. Tu les rejoindras dans la plaine; tu les aborderas, Mathurin, et tu leur diras: Pourquoi fuyez-vous si vite? La veuve d’André del Sarto peut épouser Cordiani.
MATHURIN.
Faut-il dire cela, monseigneur?
ANDRÉ.
Va, va, ne me fais pas répéter.
Mathurin sort.
LIONEL.
Qu’as-tu dit à cet homme?
ANDRÉ.
Ne l’arrête pas. Il va chez la mère de ma femme. Maintenant, qu’on m’apporte ma coupe pleine d’un vin généreux.
LIONEL.
A peine peut-il se soulever.
ANDRÉ.
Menez-moi jusqu’à cette porte, mes amis.
Prenant la coupe.
C’était celle des joyeux repas.
DAMIEN.
Que cherches-tu sur ta poitrine?
ANDRÉ.
Rien! rien! je croyais l’avoir perdu.
Il boit.
A la mort des arts en Italie!
LIONEL.
Arrête; quel est ce flacon dont tu t’es versé quelques gouttes, et qui s’échappe de ta main?
ANDRÉ.
C’est un cordial puissant. Approche-le de tes lèvres, et tu seras guéri, quel que soit le mal dont tu souffres.
Il meurt.
SCÈNE III.
Bois et montagnes.
LUCRÈCE et CORDIANI, sur une colline, les chevaux dans le fond.
CORDIANI.
Allons! le soleil baisse; il est temps de remonter.
LUCRÈCE.
Comme mon cheval s’est cabré en quittant la ville! En vérité, tous ces pressentiments funestes sont singuliers.
CORDIANI.
Je ne veux avoir ni le temps de penser, ni le temps de souffrir. Je porte un double appareil sur ma double plaie. Marchons, marchons! n’attendons pas la nuit.
LUCRÈCE.
Quel est ce cavalier qui accourt à toute bride? depuis long-temps je le vois derrière nous.
CORDIANI.
Montons à cheval, Lucrèce, et ne retournons pas la tête.
LUCRÈCE.
Il approche! il descend à moi.
CORDIANI.
Partons! lève-toi, et ne l’écoute pas.
Ils se dirigent vers leurs chevaux.
MATHURIN, descendant de cheval.
Pourquoi fuyez-vous si vite? la veuve d’André del Sarto peut épouser Cordiani.
FIN D’ANDRÉ DEL SARTO.