Читать книгу La Confession d'un enfant du siècle; L'Anglais mangeur d'opium - Alfred de Musset - Страница 9
CHAPITRE VI
ОглавлениеJe fus le lendemain au bois de Boulogne, avant dîner; le temps était sombre. Arrivé à la porte Maillot, je laissai mon cheval aller où bon lui sembla, et, m’abandonnant à une rêverie profonde, je repassai peu à peu dans ma tête tout ce que m’avait dit Desgenais.
L’amour que j’avais pour ma maîtresse, m’ayant, presque au sortir du collège, absorbé tout entier, avait été pour moi une sauvegarde contre la corruption prématurée à laquelle la jeunesse s’abandonne souvent dans la première joie de la liberté ; car, le plus grand défaut des écoles étant de défendre sans cesse ce que la nature ordonne, il est tout simple que les écoliers commencent, en entrant dans le monde, par se livrer à tout ce qu’on leur défendait, outre mesure et sans discernement.
Si l’on m’avait proposé de devenir un libertin tant que ma maîtresse m’était fidèle, les séductions les plus fortes et les raisonnements les plus pervers auraient été sans effet sur moi. Une courtisane me paraissait un être difforme. Tout d’un coup ma maîtresse, que j’adorais religieusement, était devenue pour moi comme une courtisane; et, tandis que je croyais fuir la débauche dans un sanctuaire impénétrable, je venais de m’apercevoir que c’était la débauche elle-même que j’avais dans les bras.
Je le demande à quiconque a aimé : parmi toutes les horreurs de l’enfer, en a-t-on jamais inventé une qui puisse entrer en comparaison avec ce qui se passe dans l’âme humaine lorsqu’une pareille chose arrive? Il me semble voir un enfant innocent que des brigands veulent égorger dans une forêt; il se sauve, en criant, dans les bras de son père; il s’attache à son cou, il se cache sous son manteau, il le supplie de le sauver; et son père tire une épée flamboyante; lui-même est un bandit, et égorge l’enfant.
Les peintres qui ont représenté la tentation de saint Antoine ont oublié de lui faire subir une épreuve à laquelle il n’eût pas résisté. Ils nous le montrent entouré de démons, de femmes nues, qui s’efforcent en vain de le faire succomber par tous les moyens possibles; cependant le saint en prière se courbe sur son crucifix. Il ne voit rien, il n’entend rien; il n’est pas là, il prie. Mais je voudrais qu’un démon plus rusé que les autres, un démon féminin, eût la pensée de se changer en Christ et de s’insinuer dans la statue du Rédempteur. Alors, au moment où le saint, pour échapper à la tentation, se précipiterait sur l’image de Dieu et la serrerait sur son cœur, je voudrais voir que le Christ lui-même, ouvrant ses bras de marbre, lui plantât sur les lèvres un baiser lascif et brûlant.
Certes, une femme ne sait ce qu’elle fait lorsqu’elle trompe un jeune homme qui n’a jamais été trompé ; elle ne sait pas où elle l’envoie, au sortir de ce lit qu’elle souille, et où, la veille encore, il a baisé sur l’oreiller cette petite place plus chère qu’un empire, où repose la tête de la bien-aimée. Elle ne réfléchit pas à son action: elle cède à un caprice, elle suit sa fugitive étoile; il est impossible qu’elle raisonne: car, si elle raisonnait, si elle voyait la plaie affreuse qu’elle ouvre et le flot de sang qui va en sortir, plutôt que d’entr’ouvrir sa porte elle la ferait murer. Que dis-je? si elle savait que son amour pour un enfant peut faire éclore de pareils fruits, non seulement elle n’oserait le tromper, elle n’oserait pas même l’aimer; elle aurait pitié par avance des maux qu’elle pourrait lui faire; elle lui dirait comme Rosalinde: «Je vous en prie, ne prenez pas d’amour pour moi; je suis plus fausse que les serments faits dans l’ivresse.»
Comme je traversais une allée, plongé dans toutes ces pensées, je m’entendis appeler par mon nom. Je me retournai, et vis, dans une voiture découverte, une des amies intimes de ma maîtresse. Elle cria d’arrêter, et, me tendant la main d’un air amical, me demanda, si je n’avais rien à faire, de venir dîner avec elle.
Cette femme, qui s’appelait madame Levasseur, était petite, grasse et très blonde; elle m’avait toujours déplu, je ne sais pourquoi, nos relations n’ayant jamais rien eu que d’agréable. Cependant je ne pus résister à l’envie d’accepter son invitation; je serrai sa main en la remerciant; je sentais que nous allions parler de ma maîtresse.
Elle me donna quelqu’un pour ramener mon cheval; je montai dans sa voiture; elle y était seule, et nous reprîmes aussitôt le chemin de Paris. La pluie commençait à tomber, on ferma la voiture; ainsi enfermés en tête à tête, nous demeurâmes d’abord silencieux. Je la regardais avec une tristesse inexprimable; non seulement elle était l’amie de mon infidèle, mais elle était sa confidente. Souvent, durant les jours heureux, elle avait été en tiers dans nos soirées. Avec quelle impatience je l’avais supportée alors! combien de fois j’avais compté les instants qu’elle passait avec nous! De là sans doute mon aversion pour elle. J’avais beau savoir qu’elle approuvait nos amours, qu’elle me défendait même parfois auprès de ma maîtresse dans les jours de brouille, je ne pouvais, en faveur de toute son amitié, lui pardonner ses importunités. Malgré sa bonté et les services qu’elle nous rendait, elle me semblait laide, fatigante. Hélas! maintenant que je la trouvais belle! Je regardais ses mains, ses vêtements; chacun de ses gestes m’allait au cœur; tout le passé y était écrit. Elle me voyait, elle sentait ce que j’éprouvais auprès d’elle et que des souvenirs m’oppressaient. Le chemin s’écoula ainsi, moi la regardant, elle me souriant. Enfin, quand nous entrâmes à Paris, elle me prit la main: «Eh bien? dit-elle. — Eh bien! répondis-je en sanglotant, dites-le lui, madame, si vous voulez.» Et je versai un torrent de larmes.
Mais lorsque après le dîner nous fûmes au coin du feu: «Mais enfin, dit-elle, toute cette affaire est-elle irrévocable? n’y a-t-il plus aucun moyen?
— Hélas! madame, lui répondis-je, il n’y a rien d’irrévocable que la douleur qui me tuera. Mon histoire n’est pas longue à dire: je ne puis ni l’aimer, ni en aimer une autre, ni me passer d’aimer.»
Elle se renversa sur sa chaise à ces paroles, et je vis sur son visage les marques de sa compassion. Longtemps elle parut réfléchir et se reporter sur elle-même, comme sentant dans son cœur un écho. Ses yeux se voilèrent, et elle restait enfermée comme dans un souvenir; elle me tendit la main; je m’approchai d’elle. «Et moi, murmura-t-elle, et moi aussi! voilà ce que j’ai connu en temps et lieu.» Une vive émotion l’arrêta.
De toutes les sœurs de l’amour, l’une des plus belles est la pitié. Je tenais la main de madame Levasseur; elle était presque dans mes bras; elle commença à me dire tout ce qu’elle put imaginer en faveur de la maîtresse, pour me plaindre autant que pour l’excuser. Ma tristesse s’en accrut; que répondre? Elle en vint à parler d’elle-même.
Il n’y avait pas longtemps, me dit-elle, qu’un homme qu’elle aimait l’avait quittée. Elle avait fait de grands sacrifices; sa fortune était compromise, aussi bien que l’honneur de son nom. De la part de son mari, qu’elle connaissait pour vindicatif, il y avait eu des menaces. Ce fut un récit mêlé de larmes, et qui m’intéressa au point que j’oubliai mes douleurs en écoutant les siennes. On l’avait mariée à contre-cœur, elle avait lutté pendant longtemps; mais elle ne regrettait rien, sinon de n’être plus aimée. Je crus même qu’elle s’accusait en quelque sorte, comme n’ayant pas su conserver le cœur de son amant, et ayant agi avec légèreté à son égard.
Lorsque après avoir soulagé son cœur elle demeura peu à peu comme muette et incertaine: «Non, madame, lui dis-je, ce n’est point le hasard qui m’a conduit aujourd’hui au bois de Boulogne. Laissez-moi croire que les douleurs humaines sont des sœurs égarées, mais qu’un bon ange est quelque part qui unit parfois à dessein ces faibles mains tremblantes, tendues vers Dieu. Puisque je vous ai revue, et que vous m’avez appelé, ne vous repentez donc point d’avoir parlé ; et, qui que ce soit qui vous écoute, ne vous repentez jamais des larmes. Le secret que vous me confiez n’est qu’une larme tombée de vos yeux, mais elle est restée sur mon cœur. Permettez-moi de revenir, et souffrons quelquefois ensemble.»
Une sympathie si vive s’empara de moi en parlant ainsi, que, sans y réfléchir, je l’embrassai; il ne me vint pas à l’esprit qu’elle s’en pût trouver offensée, et elle ne parut même pas s’en apercevoir.
Un silence profond régnait dans l’hôtel qu’habitait madame Levasseur. Quelque locataire y étant malade, on avait répandu de la paille dans la rue, en sorte que les voitures n’y faisaient aucun bruit. J’étais près d’elle, la tenant dans mes bras, et m’abandonnant à l’une des plus douces émotions du cœur, le sentiment d’une douleur partagée.
Notre entretien continua sur le ton de la plus expansive amitié. Elle me disait ses souffrances, je lui contais les miennes, et entre ces deux douleurs qui se touchaient je sentais s’élever je ne sais quelle douceur, je ne sais quelle voix consolante, comme un accord pur et céleste né du concert de deux voix gémissantes. Cependant, durant toutes ces larmes, comme je m’étais penché sur madame Levasseur, je ne voyais que son visage. Dans un moment de silence, m’étant relevé et éloigné quelque peu, je m’aperçus que, pendant que nous parlions, elle avait appuyé son pied assez haut sur le chambranle de la cheminée, en sorte que, sa robe ayant glissé, sa jambe se trouvait entièrement découverte. Il me parut singulier que, voyant ma confusion, elle ne se dérangeât point, et je fis quelques pas en tournant la tête pour lui donner le temps de s’ajuster; elle n’en fit rien. Revenant à la cheminée, j’y restai appuyé en silence, regardant ce désordre, dont l’apparence était trop révoltante pour se supporter. Enfin, fixant ses yeux, et voyant clairement qu’elle s’apercevait fort bien elle-même de ce qui en était, je me sentis frappé de la foudre; car je compris net que j’étais le jouet d’une effronterie tellement monstrueuse, que la douleur elle-même n’était pour elle qu’une séduction des sens. Je pris mon chapeau sans dire mot; elle rabaissa lentement sa robe, et je sortis de la salle en lui faisant un grand salut.