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Mon père vieux soldat, ma mère Vendéenne.
V. HUGO.
Alfred de Vigny naquit le27mars1797, l’an V de la République française, à Loches, dans une petite maison retirée que M. Léon de Vigny, son père, avait achetée pour y vivre obscurément à l’abri de la Révolution.
S’il est une époque qui influe sur les destinées de l’être humain, c’est assurément celle où son existence est encore enveloppée et confondue dans l’existence de sa mère. L’enfant, dans cette mystérieuse vie, tressaille de tous les tressaillements maternels et subit irréparablement l’influence des peines, des passions, des moindres désirs de l’être sympathique dans lequel il se développe. C’est là qu’on trouverait peut-être le mot de bien des existences inexplicables. Ce mot, c’est le secret d’une âme: il est profond et sacré, On peut toutefois, sans violer l’asile intérieur des consciences, deviner quelles étaient les impressions dominantes de madame de Vigny à cette époque où la femme «craint d’être émue.» Madame de Vigny avait vu se disperser au vent populaire sa fortune et ses privilèges; elle avait suivi, dans les prisons de Loches, son père, M. de Baraudin, vieux marin infirme et mutilé; elle était encore toute noire du deuil de son jeune frère fusillé à Quiberon, et du deuil de ce vieux père tué par la mort de son fils. L’âme fière de ma dame de Vigny était pleine de cet orgueil héraldique qu’il avait fallu comprimer, pleine d’une tristesse de mort pour les malheurs de sa famille et d’une haine bien excusable pour le peuple qui lui apparaissai sous l’aspect d’un égorgeur, les bras nus et sanglants. Il ne pouvait y avoir place en elle pour d’autres sentiments. Ces traits de l’âme maternelle se retrouveront peu affaiblis dans l’âme du fils.
Cependant la république, si mâle naguère, s’affaiblissait de jour en jour du bon sang qu’elle avait perdu; elle était tombée en enfance, et avait eu besoin d’un conseil de régence, le Directoire. On pressentait le coup d’Etat du18brumaire: la noblesse relevait la tête. C’est alors que M. de Vigny vint à Paris avec sa femme et son fils Alfred, qui avait dix-huit mois. C’est dans cette ville, pour ainsi dire, que l’enfant ouvrit les yeux; c’est là qu’il reçut ces premières et profondes impressions des choses auxquelles on attache l’idée de patrie.
La servitude des grandes villes pèse lourdement sur les enfants: toutes les mères y peuvent dire, comme l’Elisabeth de Shakespeare: «Pitié, vieilles pierres, pour ces tendres bébés; dur berceau pour ces jolis petits, sombres compagnes de jeu, si vieilles pour ces jeunes enfants.»
Les yeux bleus d’Alfred ne perdaient les mélancolies de la ville que pour s’ouvrir aux mélancolies de la campagne. Son père le menait parfois, à l’automne, chez madame de Vigny, tante de l’enfant, et qui élevait ses six tilles près d’Étampes, au Tronchet, dans un vieux manoir triste comme une ruine et triste encore des tristesses de l’automne. L’enfant regardait avec une stupeur charmée «la grande salle de billard, où étaient rangés les portraits de famille,» et les vieilles tapisseries soulevées par les grands vents qui venaient de la plaine.
Alfred était alors un bel enfant qui ressemblait à une fille; il avait de son père l’amour héréditaire de l’épée, mais sa mère lui avait donné ses beaux cheveux blonds et une grâce un peu féminine que le poète ne quitta jamais.
M. deVigny, que la Révolution avait ruiné, consacrait le reste de son bien à l’éducation de son fils. Jusqu’à l’âge d’être écolier, Alfred eut des maîtres que sa mère choisit et dirigea. Cette mère avait pour son fils la sévère gravité d’un père, et c’était M. de Vigny, ce vieux soldat courbé en deux par les blessures et les douleurs, qui avait pour lui des tendresses toutes maternelles. Il contait souvent à l’enfant les vieilles histoires de la guerre de sept ans, si bien que celui-ci croyait voir Frédéric avec sa canne et son tricorne. M. Léon de Vigny avait vu de près le roi philosophe sur le champ de bataille, où un de ses oncles avait été enlevé par un boulet de canon. Le petit Alfred entendait souvent aussi l’histoire du chevalier d’Assas, dont son père avait été l’ami, et avec lequel il s’était trouvé au camp la veille de sa mort.
Alfred était grand questionneur, comme le sont tous les enfants inlelligents. Il obsédait son père d’interrogations si persistantes, que celui-ci lui disait qu’il ressemblait à l’interrogant bailly de Voltaire.
Un jour–c’était à l’Élysée-Bourbon, où habitait la famille de Vigny–Alfred vit son père revenir triste avec une larme dans le creux de ses rides. Et l’enfant sut que le duc d’Enghien venait d’être fusillé.
Ce fut sa première impression d’horreur: elle dura longtemps.
A peu près à cette époque, le jeune Alfred de Vigny fut envoyé chez M. Hix, dont la pension, située dans le faubourg Saint-Honoré, suivait les cours du lycée Bonaparte.
L’écolier avait la première qualité, presque la seule qui fait ce qu’on nomme, au collège, un élève fort: la mémoire. Il obtenait les premières places et les plus hautes récompenses. Mais il avait toujours l’apparence d’une petite fille blonde et délicate. Ses camarades le battaient, parce qu’il était faible. La raison est excellente, et l’enfance a une implacable logique. Les récréations devinrent intolérables au pauvre écolier: on lui volait son pain dans son panier, et il était obligé de faire les devoirs des voleurs pour racheter la moitié de son déjeuner.
L’enfant devenait triste.
Ce sont les élèves, et non les maîtres, qui font l’opinion publique dans le petit monde des collèges, et cette opinion se forme bien moins d’après le travail des classes que sur la force ou l’adresse des joueurs dans les récréations. Les maîtres punissent, c’est tout; les élèves flétrissent et mettent hors la loi. Le paria devient craintif, défiant et se retranche, selon sa nature, dans la férocité de son orgueil ou dans la conviction indolente de sa nullité. Il devient sombre ou il devient idiot. Alfred de Vigny s’assombrit et se replia sur lui-même.
Heureusement cette oppression de la force physique et brutale se relâche et s’adoucit dans les hautes classes. D’ailleurs Alfred de Vigny fit sa seconde et sa rhétorique dans des circonstances tout à fait exceptionnelles, et qui transformèrent absolument l’esprit ordinaire des lycéens.
La France, comme a dit le poète, était alors «vivandière;» tous ses fils étaient enfants de troupe.
L’enthousiasme militaire soulevait les écoliers sur leurs bancs tachés d’encre; le tambour étouffait la voix des maîtres; tous les yeux de quinze ans clignaient dédaigneusement sur les harangues du Conciones et dévoraient les bulletins de la grande armée. Quand un condisciple, sorti depuis quelques mois du collége, reparaissait «en uniforme de housard et le bras en écharpe,» tous les élèves rougissaient de honte et «jetaient leurs livres à la tête des maîtres.»
Alfred de Vigny conçut alors «un amour désordonné de la gloire des armes.» Marcher à la gloire, c’était, de l’avis commun, suivre Napoléon. La jeunesse ne se précipitait pas alors, comme les volontaires de 4793, à la glorieuse servitude d’un principe: elle se ruait pour servir un homme. Mais M. Léon de Vigny, qui avait hrisé son épée pour ne pas fausser son serment de fidélité au roi, ne croyait pas qu’une épée de gentilhomme dût répondre à la diane du camp impérial, il se hâta de tirer son fils d’au milieu de ces jeunes têtes belliqueuses et napoléoniennes de sentiment, et jeta de suite l’adolescent au milieu du monde, comptant que le murmure des salons étoufferait à ses oreilles juvéniles le grondement prochain du canon de Leipzig.
Il semble qu’en effet, grâce à ce changement, le rêveur ait alors surmonté l’homme d’action dans ce jeune homme promis par la destinée aux spéculations de l’esprit.
Alfred de Vigny, libre enfin d’étudier et d’apprendre, se jeta dans tous les travaux où son imagination le poussait. Il lisait et écrivait avec une sorte de fureur, sous la direction d’un vieux précepteur dont il a laissé le nom, l’abbé Gaillard; il traduisait Homère du grec eu anglais. Il faisait aussi des tragédies classiques qu’il avait l’esprit de déchirer à mesure qu’il les écrivait; il essayait des romans et des comédies. Il était inquiet, sentant en lui comme des idées, mais si vagues et si fuyantes, qu’il ne pouvait ni les saisir ni les formuler. Le dépit lui venait de ne pouvoir réaliser sur l’implacable papier blanc que d’insipides pastiches. Ce sont là les premières tortures du talent qui naît; il dit: création, et il écrit: réminiscence. La tête bout et la main est froide. Quand le génie vient, c’est le front qui est calme et la main qui est de feu, comme l’a dit un grand poète français.
L’âme adolescente du poète sentait alors le trouble et les tressaillements inévitables du moment de la conception. Dès lors, on pouvait pressentir l’heure d’un glorieux enfantement.
Ce moment sacré de l’âme humaine est plein de vertiges et d’ignorances. Le jeune homme, las de la méditation que, dans son impatience, il accusait de stérilité, se reprit à maudire son apparente oisiveté et à souhaiter d’agir. Il demanda de nouveau une épée. Dans le duel intérieur de la pensée et de l’actiçn, c’est l’action qui se relevait victorieuse une seconde fois, mais calmée, rendue plus grave par un an de réflexion.
Alfred de Vigny, qui voulait être officier, était résolu d’entrer clans le corps le plus recueilli et le plus savant de l’armée, dans l’artillerie. Pour atteindre ce but, il avait étudié les mathématiques avec ardeur, et il était en état de se présenter à l’École polytechnique, quand la bataille de Paris, en ramenant les Bourbons, ouvrit immédiatement au nom du gentilhomme les cadres de l’armée.