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LE PETIT JOURNAL
ОглавлениеLes régimes peuvent changer en France, les gouvernements absolus remplacer les gouvernements parlementaires, les jours de liberté et de licence succéder fatalement aux années d’esclavage et d’oppression, il est un maître qu’aucun bouleversement ne saurait renverser, qui plante son drapeau sur toutes les ruines, dont la souveraine puissance n’a jamais été même contestée: ce maître, c’est l’esprit.
Pour nous, voilà le despote véritable, un despote adoré. Il s’impose et nous ne sentons pas son joug, c’est en riant que nous nous inclinons devant lui. Il tyrannise l’opinion, mais il séduit, mais il entraîne. Nous sommes sans courage devant lui, nous ne savons rien lui refuser, encore moins lui garder rancune. Quoi qu’il dise, qu’il inspire, qu’il fasse, il trouvera grâce. Nous lui accordons trop, hélas! ou plutôt, nous lui donnons tout.
Par bonheur, cet esprit français, héritage sacré de nos pères, s’est de tout temps rangé sous les bannières des vaincus. Il poursuit un but jusqu’au jour de la victoire. Le lendemain il déserte avec armes et bagages et gagne au pied avec les fuyards. Il n’a jamais couché sur le champ de bataille. Toujours il est allé s’asseoir à l’extrême gauche, c’est lui qui crie aux bataillons trop lents à se mouvoir: En avant! en avant! Il ne se donne à aucun parti, il est de l’opposition.
Les mœurs et la littérature subissent sa loi, et c’est justice; tous les ridicules sont de son ressort, et il juge sans appel. On a vingt ans pour maudire ce juge, mais presque toujours la postérité a confirmé les arrêts de son tribunal.
Mais c’est en politique qu’il faut voir son influence: lui, si léger, si subtil, si insaisissable, il finit toujours par faire pencher la balance de son côté. En vain le barbare mettra son épée dans l’autre plateau, le fer ne l’emportera que pour un instant. Il n’y a pas de væ victis qui tienne, les battus prendront leur revanche.
Ses interventions sont à ce point décisives, que la chronique de l’esprit français serait un magnifique traité d’histoire et de politique, dont l’exactitude et la véracité seraient les premiers mais non les seuls mérites. Ce serait l’épopée des opprimés, tandis que tous les livres qu’on nous fait étudier sur les bancs et que nous lisons au sortir du collége, ne sont que le pompeux panégyrique des oppresseurs.
Après le triomphe, les vainqueurs, les forts, confisquent la vérité et ne dédaignent pas de dicter l’histoire. Qui donc démêlerait le faux, si la satire, arme du faible, n’apparaissait à son tour et ne restituait à qui de droit ou la honte ou la gloire? Il faut rendre à César ce qui est à César.
Peut-être une telle histoire tentera-t-elle le courage de quelque érudit: il peut se mettre à l’œuvre, les matériaux ne lui manqueront pas. Du jour où les Gaulois forment un peuple, l’esprit apparaît. Du premier oppresseur date la première épigramme.
Et à travers toutes les transformations, les révolutions, les luttes, cette veine de gaîté gauloise, railleuse, satirique, se maintient et se perpétue, précieusement léguée par les générations, comme un héritage de famille, aux autres générations.
Pauvre Jacques Bonhomme, longtemps ton esprit fut ta seule arme, ton unique consolation! Taillable et corvéable à merci, tu geignais, tu payais, mais tu chantais. Lié, garrotté, abattu, tu répétais encore entre tes dents le refrain gouailleur. Ton seigneur t’avait pris ta dernière vache, il te fallait encore saluer ton seigneur et ne rien dire, ou gare à la peau!
Au moins la satire te vengeait, non amère, haineuse enfiellée, mais narquoise, spirituelle, pétillante de bon sens, cachant sa fine malice sous un faux air de naïve bonhomie.
«Ils chantent, ils payeront,» disait le rusé Mazarin. Celui-là aimait mieux une grêle d’épigrammes que des pierres dans ses vitres. Plus d’un bon mot cependant fit pâlir de colère le cauteleux Italien. Ah! s’il avait tenu l’auteur!
Sous sa main, comme sous un pressoir, Jacques Bonhomme suait son dernier écu, mais il disait pis que pendre du successeur de Richelieu. Les mazarinades couraient les rues et les ruelles, grivoises et court-vêtues. Peuple et seigneurs faisaient cause commune contre l’ennemi.
«Notre ennemi, c’est notre maître.»
Celui-là fut dur au pauvre monde et aussi au riche. Il y paraît aux recueils de chansons du temps.
Mais il nous faut remonter bien des siècles avant Mazarin.
Au fond de la société de notre pays, à peine formée, aigrissait et travaillait déjà un vieux ferment d’incrédulité, levain d’opposition dont l’action, à peine sensible, n’en produisait pas moins une secousse, sinon deux, par siècle.
Nous avons, nous avons toujours eu le sentiment impérieux de l’égalité. Qu’on le froisse: endormi, il s’éveille. De ce moment l’esprit s’en mêle, il lutte, et il triomphe. Avant d’attaquer en face le pouvoir abhorré, on le fronde pour l’amoindrir. Il épouvante, on le ridiculise. Les plus poltrons s’habituent à lui, comme les oiseaux à ces épouvantails que le jardinier place dans les vergers, et au premier signal ils marchent comme les autres. L’esprit commence l’œuvre, le nombre la mène à bonne fin.
Ainsi, bons mots, chansons, satires, fabliaux, sont l’expression de la pensée libre, la forme n’y fait rien. L’esprit est l’auxiliaire des rancunes, presque toujours il est du côté du droit. C’est lui qui le premier a compté les masses et inspiré à Robert Wace le chant terrible des Paysans, près duquel la Marseillaise n’est qu’une pastorale.
Il y avait bien longtemps pourtant que ces paysans, tout à coup exaspérés, subissaient le joug; on devait les y croire accoutumés, on devait supposer leurs genoux corniflés à force de ramper, lorsque la satire s’en mêla, répandue par la campagne, dans les bois et sous le chaume, par quelques trouvères intrépides. D’un bond tout ce peuple écrasé fut debout. Robert s’était mis à leur tête; il chantait:
Aidons-nous et nous défendons,
Et tous ensemble nous tenons;
Et s’ils veulent nous guerroyer
Nous avons, contre un chevalier,
Trente ou quarante paysans,
Robustes et bien combattants.
Entre les armures de fer les paysans révoltés furent broyés, mais quelques-uns en réchappèrent, et Wace, pour les réconforter, leur disait: «Croissez et multipliez; un jour, vos enfants, plus nombreux que vous, vous vengeront.»
Mais déjà, à l’ombre du pouvoir royal, grandissent les communes, un pouvoir nouveau, faible, encore timide. Le Tiers-État qui doit régénérer la patrie se forme. Il va s’enhardir. Il cherche des alliés, il se tasse, il se masse, il se serre pour mieux résister, comme un bataillon de buffles sauvages qui de tous côtés, à l’heure du danger, présente les cornes à l’ennemi.
Bientôt, à son tour, le Tiers-État va se compter. Il ne se défendra plus, il attaquera. Il veut empiéter lui aussi. Aux mains de Jacques Bonhomme, il prend l’arme terrible, la satire. Et comme ils la manient, ces bourgeois naissants, à peine sûrs de leurs droits! Alors, tour à tour, ils raillent toutes choses, et de cette arme terrible, l’ironie, formidable baliste, ils battent en brèche avec une incroyable audace la papauté, l’épiscopat, la chevalerie, le trône, la religion même, tout ce qu’ils craignent, en un mot, tout ce qui leur fait ombre.
Ils luttent à leurs risques et périls. Mais avec le danger leur esprit semble croître, et leur hardiesse. Nos fiers libres penseurs d’aujourd’hui ne sont jamais allés aussi loin. Et pourtant une douce prison comme Sainte-Pélagie n’ouvrait pas ses aimables cachots; il y allait du bûcher.
Alors paraissent, enfantés par vingt auteurs divers, ces poëmes moraux, ces ballades, ces épopées satiriques, ces romans étranges, compositions frondeuses, hardies, où se retrouve, condensé, l’esprit d’opposition de toute une époque.
Voici le Roman de la Rose, et le cycle entier du Renart, qui ne comprend pas moins de cent vingt mille vers, rimés par une armée d’auteurs. Voici les Droits nouveaux, contrat social du siècle; la ballade des Trois Moines rouges et les Dicts du Villain et les Avisements au Roi. Il faudrait un volume pour détailler seulement les titres de toutes les œuvres parvenues jusqu’à nous.
C’est le grand chœur satirique du moyen âge, qui s’avance à la conquête de ses droits.
Et ne craignez pas que la veine de la raillerie s’épuise, il en restera encore assez pour flétrir les débauches des derniers Valois, pour dire les ignominies de la cour des Hermaphrodites, pour écrire la Satire Ménippée.
L’imprimerie, cependant, était venue se mettre au service de l’esprit, auxiliaire redoutable! La force brutale avait la poudre, l’esprit eut le livre, plus fort que le canon. On encloue l’artillerie, la pensée est impérissable. Guttemberg donna le vol à l’idée captive: elle allait planer un instant sur le monde, puis le conquérir, sans que rien pût l’arrêter jamais, ni la hache ni le bûcher, ni la Bastille du despote, ni les cachots de l’Inquisition. Que d’entraves à sa marche, pourtant! Que d’insensés essayèrent de la combattre, plus insensés que Xerxès faisant fouetter la mer. Pour l’idée on dressa le pilori, mais le tréteau infâme de la place publique fut comme son Sinaï d’où elle rayonna sur le monde.
Alors l’esprit français ne pouvait suffire à nombrer ses soldats. Toute une armée combattait sous ses drapeaux, guidée, commandée par des hommes de génie, par Montaigne, par Rabelais, par d’autres encore dont pourrait, au besoin, se réclamer le petit journal.
Nous sommes loin, ce semble, de ce petit journal, nous y touchons cependant. Il fallait indiquer son passé, ses origines, pour faire comprendre son succès dès son apparition, pour expliquer ses triomphes et ses revers.
Il parut, et il fut acclamé.
C’est qu’il était et qu’il est encore le véritable représentant de notre genre d’esprit; genre difficile, qui ne se comprend plus à un quart de lieue des frontières de France, qu’on ne saisit pas toujours dans les provinces un peu éloignées de la capitale.
Le petit journal est l’expression dernière de la satire; elle avait revêtu toutes les formes, gros livre, feuille volante tour à tour, aucune ne lui avait donné cette force, cette activité d’impulsion, cette liberté d’action, cette publicité.
Et il est resté ce qu’il fut le premier jour, un pamphlet périodique, une épigramme quotidienne. Vous pouvez l’ouvrir, il vous donnera le dernier bon mot de la veille, la première méchanceté du lendemain.
Cependant le journal ne vint que bien longtemps après la découverte de l’imprimerie; depuis 200 ans, on fondait des caractères mobiles lorsqu’on eut la première idée d’un recueil périodique.
A Théophraste Renaudot revient l’honneur d’avoir réalisé en France cette idée appliquée déjà en Angleterre et à Venise.
C’était un médecin, ce Renaudot; homme d’intelligence et d’initiative, il avait réussi à se mettre fort bien en cour.
Même il avait des malades, et ce qui faisait endiabler les Purgon de son temps, c’est qu’il les traitait par les distractions et le rire, et qu’il les guérissait, paraît-il.
Avec privilége royal, il avait fondé un bureau de rencontre, sorte d’office de publicité, comptoir des vingt-cinq mille adresses du temps, où chaque jour se pressait une foule de gens en quête de renseignements. Nombre d’oisifs s’y donnaient rendez-vous; les nouvellistes en titre, coureurs de cancans, ne tardèrent pas à y venir aussi. On y causait. Tous les bruits de la ville et de la cour y avaient leur écho.
Renaudot eut l’idée d’utiliser tous ces gens. Il n’avait qu’à écouter pour être l’homme le mieux informé de Paris; il écouta. Puis, il nota tout ce qu’il avait entendu, le rédigea, le fit recopier, et c’est ainsi qu’il distribuait à ses malades des nouvelles à la main qui chaque jour les renseignaient au plus juste.
Les Nouvelles bientôt firent fureur. C’était à qui serait malade pour obtenir la faveur d’un exemplaire. Renaudot ne savait ou donner de la lancette; quant à ses copistes, ils ne pouvaient suffire.
Il demanda l’autorisation d’imprimer ses nouvelles, l’obtint, et le 30 mai 1631, le premier de nos journaux paraissait sous le titre de Gazette, nom emprunté à l’italien, de gazza, pie, oiseau bavard.
Le succès de Renaudot fut immense; il eut bientôt une nuée d’ennemis acharnés; mais il avait bec et ongles, et une plume, et une presse, et la protection du roi. Il se moquait des envieux.
Son exemple cependant ne fut pas suivi. Louis XIII se doutait-il du tintouin que donnerait la presse à ses successeurs? Il n’y eut pas de prime d’encouragement pour les journalistes, et dix-neuf ans le médecin régna seul.
En 1650 seulement se fonda un autre journal, en vers celui-ci, la Gazette burlesque de Loret, le plus insipide de tous ceux qui jamais ont tenu une plume, courtisan achevé, d’ailleurs, et chroniqueur utile aujourd’hui.
En 1672 seulement parut le Mercure galant, fondé sur un plan excellent par Doneau de Vizé, et qui, jusqu’à la Restauration, resta le premier de tous les recueils périodiques.
Mais là n’était pas le petit journal.
Il existait, mais mystérieusement. Il paraissait manuscrit, ou «imprimé à la campagne.» Le petit journal était alors la «nouvelle à la main» qui se colportait jusque sous le manteau de marbre des cheminées de Versailles. Plus d’un bon mot, plus d’une verte épigramme fit froncer le royal sourcil du monarque-soleil, du divin Deodatus.
Le règne de Louis XIV fut un bon temps pour l’esprit, bien qu’il combattît à la sourdine. Les ridicules foisonnaient; la cour amusait la ville. Pour railler, il ne fallait que regarder autour de soi. La cour, la finance, la magistrature, l’armée, la bourgeoisie, le clergé posaient alors en plein soleil pour tout le monde, et aussi pour Molière qui les a fait poser pour la postérité.
Mais l’esprit ne tarda pas à viser plus haut: l’audacieux s’attaqua au roi. Oui, à l’auguste personne du roi, et aussi à la personne sacrée de ses maîtresses. Jupiter indigné agita sa perruque, l’Olympe trembla.
Il faut le dire, Louis XIV détestait l’esprit. Ce prince, le plus magnifique virtuose qu’ait produit le despotisme, ne croyait pas l’esprit assez courtisan, il lui trouvait une odeur de fagot. Il entreprit deux ou trois croisades contre lui, et même fit un édit qui le défendait sur ses terres, c’est-à-dire en France. Le refrain de l’édit était: Bastille! Bussy en sut quelque chose.
Il daigna cependant protéger quelques hommes de génie, sous la condition qu’ils chanteraient ses louanges et lui feraient de la réclame pour la postérité. Ils acceptèrent la mission.
Malheureusement ces grands hommes n’étaient pas toujours bien inspirés, témoin Boileau et son passage du Rhin. Le doux Racine eût fait mieux, mais il se cachait pour faire ses épigrammes; une pourtant lui valut du bâton; les grands seigneurs payaient ainsi. Peu importe, le bois vert est aujourd’hui brûlé, les railleries seront éternelles. Quant à Molière, dans ses pièces ad majorem Jovis gloriam, et je parle des meilleures, de celles après lesquelles il a dû se frotter les mains, plus je les relis, plus il me semble à chaque instant découvrir sous le velours de la louange l’épingle de l’ironie. Ne serait-ce pas un admirable persiflage, une pilule merveilleusement dorée? Le grand génie ne mit pas le roi sur son théâtre, peut-être se réservait-il de la jouer en son particulier.
Déjà les philosophes donnaient la main à l’esprit français, ils remuaient les pavés du raisonnement et préparaient les grosses pierres que devait débiter l’ironie pour les lancer, en grêle de petits cailloux, dans les jardins royaux, Louis XIV détestait aussi les philosophes.
A bien prendre, il n’aimait que les savants en us, pédants hirsutus roulés dans le grec comme les goujons dans la farine.
Hélas! le roi-soleil ne se doutait guère qu’à ses côtés, dans son propre palais, des gens à lui rédigeaient le petit journal de son règne pour nous le léguer. Et que sont les Mémoires, sinon un petit journal?
Sous la Régence, l’esprit s’installa au Palais-Royal. Ce fut un débordement de satires, un feu roulant d’épigrammes. Par malheur, à la fin, la gaîté grivoise tourne à l’obscène, le gros sel n’est plus que du sel de cuisine. En butte à tous les traits, le régent riait. Il s’efforçait d’être à l’unisson.
Ce fut bien autre chose vraiment sous Louis XV. Avec Philippe, la liberté était trop grande, il fallait un peu de gêne. On l’eut, grâce au Bien-Aimé.
Fut-il jamais roi plus chansonné, plus raillé, plus criblé! Le petit journal s’en donnait à cœur joie; traqué en France, il s’imprimait en Hollande, en Angleterre. Comment entrait-il? on ne sait, mais il entrait. Dans les cas pressants, quand l’ironie, comme un dîner, eût perdu à trop attendre, on imprimait dans les caves.
M. de Sartines usait une armée d’agents à courir après d’invisibles pamphlets. Lui-même trouvait des complaintes jusque dans ses poches. Pour un recueil clandestin qu’il étranglait, dix renaissaient.
Puis les philosophes avaient sérieusement engagé la partie. Il eût fallu prendre des bourreaux à la journée et couper les bois du clergé pour brûler les libelles qui chaque jour prenaient leur vol, Dieu sait d’où. Le trône chancelait, les coups redoublaient, plus pressés, plus violents.
Et la rage de philosopher, qui tournait toutes les têtes! Les grands seigneurs ne se disputaient-ils pas l’auteur du Contrat social?
Voltaire, le génie fatal, Voltaire menait le branle. Partout où il trouvait un joint, il lançait un livre, une satire, un conte, un mot, qui éclataient comme un obus et faisaient brèche. D’une plume infatigable, il démolissait, démolissait, démolissait, aujourd’hui philosophe, demain petit journaliste, spirituel toujours, excepté dans ses tragédies, où pourtant encore il poursuivait son idée. Ah! qu’il savait bien son pays et son siècle, lui qui de l’ironie fit le levier dont il renversa une société croulante.
Louis XV avait compris le danger; mais comment l’éviter?
—Bast! dit-il, tout cela durera probablement autant que moi.
Parfois cependant, il n’était pas sans crainte; reconnaissant cette influence énorme de l’esprit, il avait fini par le prendre en horreur, lui qui tout le premier riait jadis des épigrammes qui l’égratignaient.
Sous Louis XVI, la mousquetade continue, dominée toutefois par les roulements de l’orage, qui se rapproche. Les événements se précipitent, les masses, depuis longtemps agitées, préparées, se dressent menaçantes. Le droit, cette fois, est du côté de la force.
Ah! si Louis XVI avait eu quatre hommes encore comme Rivarol, il retardait la catastrophe. Or, qu’était Rivarol, sinon le petit journal vivant.
Mais la cour avait Champfort contre elle, et aussi Beaumarchais. Quelle faute! Il fallait se l’attacher à tout prix, celui-là! lui lier pieds et poings avec des cordons bleus, l’étouffer d’honneurs. Il se serait laissé faire. A ce filet perfide de la cour on eût pu prendre aussi Voltaire et même Rousseau. On ne le voulut pas, et pour un mot, peut-être:—Trajan est-il content?
Beaumarchais pris, Figaro ne naissait pas, et Figaro, c’est l’esprit français révolutionnaire, le triomphe de la raison et du bon sens.
Lié à la cour, l’auteur de la Folle Journée, journée des dupes pour la monarchie, jetait à pleines mains le ridicule sur les penseurs et sur les philosophes. Il donnait le beau rôle à Basile, et Figaro, tombé dans le sac de Scapin, était rossé par Basile. Il trouvait sa galère au port. Les idées nouvelles se brisaient contre la réaction, ou plutôt contre l’immobilité, car alors l’action n’existait pas.
Et le barbier était rossé; bravo, Basile!
Beaumarchais aurait-il réussi? On peut se le demander. Il ne dirigeait pas le mouvement par droit de conquête, mais bien par droit d’héritage.
Il était le fils aîné de Voltaire.
Le vieux décrépit de Ferney, le jour où, ruine peu vénérable, il mourait et s’enterrait sous des ruines, l’ami de Frédéric de Prusse léguait à Beaumarchais sa pioche de démolisseur, c’est-à-dire sa plume. Le légataire fut digne du testateur, il dépassa son attente.
Et croule donc, vieille société, sous les boulets du ridicule, battue en brèche par les canons de l’esprit!
Il faut viser haut, pour atteindre plus bas, on tire au ciel. C’est à Dieu qu’on s’attaque, les rois suivront Dieu en exil. Et, par ma foi! Dieu fut forcé d’émigrer, et aussi ses ministres, et aussi les rois, et aussi les nobles. Et l’esprit français dansa la carmagnole sur l’emplacement de la Bastille.
Nous sommes en pleine révolution, mais la Terreur n’a pas fait taire l’esprit. Il naît de la révolte, et Dieu sait si on se révoltait alors! Ceux même qui avaient poussé à la roue essayèrent d’enrayer alors, trop tard.—«Sois mon frère, ou je te tue,» s’écria Champfort. Il préféra se tuer lui-même.
Cependant les victimes apprenaient à mourir avec grâce, elles faisaient des mots sur la charrette et presque sous le couteau. Et quels mots! Samson lui-même, le royaliste, en riait sur sa machine.
Or la machine elle-même était une idée nouvelle, une innovation. On réformait tout, même le supplice. Mourir par la potence, fi donc! Il fallait mieux.
L’excellent docteur Guillotin se trouva là fort à propos; grâce à lui, on put éternuer dans le sac.
Les faubouriens baptisèrent la machine, non avec l’eau du Jourdain, hélas! mais avec du sang, et l’esprit français, devenu féroce, fut le parrain. La hideuse machine s’appela guillotine.
Il y avait eu, disons-le, un instant d’hésitation. Quelques-uns avaient voulu lui donner le nom de Mirabelle. Le jour où courut cette plaisanterie, Mirabeau devint plus laid encore de colère. Mirabelle!!! encore un peu, il se ralliait sans pot-de-vin.
Le nom du docteur Guillotin prévalut. Il était dans les destinées de ce brave homme d’être le parrain de quelque institution; il faillit l’être de la vaccine, c’eût été un grand bonheur pour lui. On ne dirait pas aujourd’hui: J’ai été vacciné, mais bien: J’ai été guillotiné. Le verbe se conjuguerait au passé, ce qui est maintenant impossible.
Le mot de Mirabelle, qui exaspéra le tribun, avait été mis en avant par un petit journal d’aristocrates, les Actes des apôtres. C’est que, du jour où ils avaient été à leur tour opprimés, les nobles s’étaient mis à avoir de l’esprit; il leur était venu avec le danger, comme toujours:—«Honnêtes républicains, avaient-ils dit, embrassons-nous, nous allons ôter nos culottes.»
Le petit journal eut encore un beau moment sous le Directoire, mais ce ne fut qu’un moment. L’Empire était venu.
Adieu l’esprit, me direz-vous. Napoléon le Grand ne l’aimait pas. Eh! qu’importe, l’esprit comprimé n’a que plus de force, comme la balle forcée du pistolet. D’ailleurs le petit journal s’était réfugié à l’armée; c’est lui qui, sous la tente, donnait au vainqueur de l’Italie les noms de Petit Caporal et de Petit Tondu, qui ont plus fait pour sa popularité que son Code et ses victoires.
A ce moment, unique dans notre histoire, tout était héroïque. On ne songeait pas à plaisanter, le chauvinisme exaltait les têtes, on avait le cœur pris. Un homme de la force de Rivarol eut un mot superbe:—«On écrit l’histoire à coups de canon,» dit-il en riant. Le mot fut pris au sérieux. On trouvait sublime «d’écrire l’histoire à coups de canon, avec le sang de deux millions d’hommes en guise d’encre, et l’Europe pour page blanche.» Les mères pleuraient, et aussi les jeunes filles; mais on riait à l’armée. Tout le monde voulait être colonel à vingt-huit ans; on se faisait soldat et on partait.
Et quels troupiers! A la Moskowa, les pieds gelés, le ventre vide, ils riaient encore.
Un soir, Ney et sa petite troupe décimée avaient campé dans la neige à cinq cents mètres des Cosaques.
—Si les mangeurs de chandelle nous découvrent, avait-il dit, nous sommes f...lambés. Donc, silence dans les rangs.
Eh bien! toute la nuit on causa. Quelques-uns riaient. Ney, qui ne dormait pas, parce qu’il avait six mille hommes à sauver, Ney fut tiré de ses méditations par les éclats d’une gaîté bruyante.
—Tonnerre d. D.! cria-t-il, vous tairez-vous, vous allez nous faire prendre.
A la chute de l’Empire, le petit journal retient sa voix. Non qu’il manque de faits à enregistrer, mais il lui répugne de les enregistrer. La batte d’Arlequin, le fouet de la raillerie ne lui suffiraient pas. Il voudrait un knout, non pour fustiger, mais pour battre au sang ses imbéciles concitoyens.
Paris affolé, Paris entier criait à s’enrouer: Vivent les alliés!!...
Ce qui prouve-bien, entre nous, que les cris et les vivats ne signifient absolument rien. Paris crie et acclame ce qu’on veut, à un moment donné, pourvu que le tambour batte et qu’il y ait de la musique.
Avec la seconde Restauration, le petit journal ressaisit le sceptre. Il monte sur le trône. Il est arrivé alors à son apogée. Il a juste assez de liberté et d’entraves pour faire briller en même temps son esprit et son courage.
Aussi, pendant ces quinze années, rayonna-t-il d’un éclat qu’il n’a que bien rarement et pour peu de jours retrouvé depuis, aussi son rôle fut-il d’une importance extrême[1]. D’un mot spirituel il résumait l’opinion, et ce mot faisait fortune, parce que tous l’avaient pensé. Enfant perdu de la presse, il marchait en éclaireur. Comme les compagnies de francs-tireurs devant Sébastopol, il guidait et assurait la marche. Leste, railleur, adroit, insaisissable, il se logeait dans les moindres replis de la légalité, s’embusquait derrière les moindres anfractuosités du Code. Avait-il eu la plume trop longue, il savait encore faire tourner ses défaites en triomphes.
Ainsi il allait à la conquête du droit, donnant la main à la chanson et au pamphlet, entre Béranger et Paul-Louis Courier, l’ancien canonnier à cheval, vigneron de la Chavonière.
Que seraient, dites-moi, devenues les longues tartines du libéralisme, et même les ardentes polémiques des chefs illustres de l’opposition, sans la satire, la chanson et le petit journal?
La grande presse inquiétait les ministres; mais les refrains de Béranger les poursuivaient comme des huées, mais les lettres d’un vigneron rembourraient leur chevet d’épines, mais les épigrammes du petit journal les harcelaient comme une nuée de taons. M. X., alors ministre, paraissait à la tribune; il avait préparé un beau discours, bien long, bien lourd... mais on se rappelait le bon mot de la veille, on riait; autant de bonnes raisons perdues.
Avant tout, il fallait de l’esprit, en un temps où les plus graves politiques ne dédaignaient pas d’écrire des Lettres à la girafe (M. de Salvandy).
Malheureusement pour le petit journal, les causes de sa vogue sont aussi celles de sa décadence. Un jour il ne donne plus juste la note de l’opinion, de ce moment il est perdu.
Lui, si fort pour démolir, il est impuissant à édifier. L’essaie-t-il, il devient grotesque, ridicule lui-même.
Il brille dans l’opposition; mais qu’il passe au pouvoir, il s’éteint et meurt. Il a les mêmes hommes, cependant, le même état-major, le même esprit; peu importe, il n’est plus dans son élément. Il justifie ainsi ce mot d’un ministre qui perdit, en gagnant le portefeuille, la verve incisive qui lui avait valu le pouvoir.
—Ah çà! sommes-nous donc des imbéciles? Je ne vois d’esprit que chez nos adversaires.
Allié utile aux jours de lutte, le petit journal devient souvent dangereux. Il est changeant, hélas! comme l’opinion, comme la popularité.
Puis, il ne peut être impartial, car il lui faut une victime. Après avoir tiré sur les ennemis, lorsque rien plus ne lui résiste, il tire sur ses propres troupes. Vous vous croyez son ami, il vous étranglera impitoyablement pour un bon mot. Vous êtes bien tranquillement assis à la galerie, vous vous tenez les côtes à voir mitrailler ceux que vous détestez... Paf! un pétard vous part entre les jambes, un lardon met le feu à votre perruque, et c’est vous, spectateur, qui donnez à rire aux acteurs.
Il faut dire le mal comme le bien:
Hélas! le petit journal, comme la satire, comme la chanson, a eu ses injustices et ses excès. Parfois il s’est trompé, il a bafoué le génie et berné le sage. Il faut le lui pardonner.
Il faut le lui pardonner, parce que souvent il a été l’arme dernière, la suprême ressource du faible. Avocat du droit, du bon sens et de la vérité, il a tenu à honneur de combattre toutes les tyrannies, il a été pour beaucoup dans toutes les conquêtes. On doit lui pardonner enfin, parce qu’il est «la puissance invincible ennemie du présent et complice de l’avenir.»