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MÉMOIRE

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Sur la Situation & le Commerce de Carthagène

CArthagène, que les Espagnols prononcent Cartahena, reçut ce nom en 1502 de Rodrigo de Bastides qui la découvrit, & qui trouva quelque ressemblance entre son Port, & celui de la Carthagène d'Espagne.

Ce Port est formé pat une Isle, (appellée aujourd'hui Varu, dont le nom étoit autrefois Carex ou Caresha, & Cadego dans sa première origine,) & par une Péninsule qui se joint au Continent, par une Isthme ou une Langue de terre fort étroite, de la longueur d'environ cinq milles & demi. La Péninsule, qui s'appelle Nave, a près de quatre milles de long; leur Côte s'étend du Midi à l'Occident, & du Nord à l'Est. C'est au Midi de la Péninsule qu'est située l'Isle, elle est séparée de la terre au Nord-Est par un passage fort étroit, qui s'appelle Passa a Cavallos, ou Passage des Chevaux; & d'un de ses coins au Nord-Ouest, sort une Langue de terre, qui s'avançant dans la Mer l'espace d'environ deux milles, s'étend jusqu'à la distance de deux cent pas de la Péninsule de Nave; c'est l'intervalle de cette distance qui fait la bouche du Port, & que sa petitesse a fait nommer Bocachica, ou la petite bouche. Le Port a quatre lieuës de longueur, du Nord au Midi; sa largeur est de cinq milles, du Couchant à l'Est: mais elle n'a pas toujours cette étenduë, elle est d'abord réduite à l'espace d'un mille, par la Péninsule qui vient à s'élargir; ensuite elle redevient large de trois milles, dans un endroit où l'Isthme se rétrécit; & deux milles plus loin, lorsque l'Isthme se change en une grande langue de terre, elle n'a pas plus de trois cent pas; de-là, elle s'ouvre encore pendant un mille & demi; après quoi quelques petites Isles rendent les passages fort étroits: elle diminue par degrés l'espace d'un autre mille, & se change ensuite en un boyau qui continue pendant deux milles entre des terres marécageuses, quoiqu'il recommence à s'ouvrir encore vers sa fin. Ce Marais & ce boyau portent le nom de Marais & de Lac de Canapoté.

Le Port, qui s'appelle Laguna, ou Lac de Carthagène, est un des meilleurs Ports des Indes Occidentales, & même du Monde entier; il est spacieux, & capable de contenir plusieurs Flottes considérables, qui peuvent s'y remuer librement, quoique les Vaisseaux dont la charge est pesante, soient obligés de jetter l'ancre à une grande distance de la Ville, qui a une fort bonne clé. Aussi est-ce dans ce Port que les Galions passent l'hyver, lorsqu'ils s'arrêtent à leur retour de Porto-Bello, & qu'ils prennent leur Cargaison pour retourner en Espagne; c'est par cette raison qu'il est si bien fortifié. On y voit plusieurs petites Isles, surtout au long des Côtes.

Carthagène est divisée en haute & basse Ville. La Ville haute, qui est proprement la Cité, est bâtie dans l'Isthme; elle s'y étend environ trois quarts de mille. Dans cet endroit il tend au Nord-Est & au Sud-Ouest, sur un mille de largeur; après quoi faisant un coude d'un mille & demi au Sud-Ouest, il reprend ensuite au Sud-Est, environ l'espace d'un demi mille; mais immédiatement au-dessus & au-dessous de la Cité, il n'est étendu que de quelques pas plus qu'elle. En un mot la Cité couvre toute la largeur de l'isthme, & commence à l'entrée du Canal; de sorte qu'au Nord-Ouest elle est arrosée par la Mer, & à l'Est par le Canal, dans lequel la Mer entre aussi du Port.

De l'autre côté du Canal est la basse Ville, nommée Xiximani, ou suivant la prononciation Espagnole Hibimani. Par contraction on écrit & l'on prononce Xemani, mot Indien, qui signifie un Fauxbourg. Elle est ainsi au Sud-Est de la Ville haute, ou de la Cité, & elle n'a pas la moitié de sa grandeur.

Après la découverte de ce Port les Espagnols y aborderent souvent, & firent la guerre aux Indiens, mais sans y former d'Établissement, quoiqu'ils l'eussent entrepris plusieurs fois. Enfin l'année 1527 Dom Pedro de Eredia eut ordre d'y bâtir une Ville, & la commença; elle fut achevée huit ans après par Georges Robledo.

Xemani est d'une fondation plus récente, car le Colonel Beeston n'en parle point dans son Voyage de Carthagène en 1671, & ce silence s'accorde fort bien avec les plus anciens Mémoires qu'on a de cette Place; où l'on observe que de la Cité l'on passoit aux Marais de Canapoté sur un Pont, ou sur une sorte de Chauffée longue de deux cent pas, où l'on avoit pratiqué deux arches, pour le passage du flux & du reflux.

Carthagène est une très-belle Ville, & la plus belle après México, de toute la Partie Orientale de l'Amérique. Elle est composée de cinq grandes ruës, dont chacune a près d'un demi mille de longueur; les maisons sont de pierre, & fort bien bâties. Une ruë plus longue & plus large que toutes les autres, traverse la Ville entiere, & forme une grande Place au centre. On y compte cinq Églises, outre la Cathédrale qui s'éleve au-dessus de tous les autres Édifices, & qui ne renferme pas moins de richesses dans son sein, qu'elle étalle de magnificence au dehors; onze Maisons Religieuses de l'un & de l'autre sexe; une magnifique Maison de Ville, & un Édifice qui ne l'est pas moins pour la Douane. En un mot les Bâtimens y sont généralement d'une beauté extraordinaire. Elle est fort peuplée, pour une Ville Espagnole d'Amérique; on fait monter le nombre des Habitans à plus de vingt-quatre mille, dont plus de quatre mille sont Espagnols, & le reste Nègres & Mulâtres; tous si aisés, qu'ils passeroient pour riches dans tout autre lieu du monde.

Elle est aussi fortifiée par l'art que par la nature: le rivage sur lequel elle est située est défendu par sa disposition naturelle, & par quantité de Rocs, qui ne permettent point aux gros Vaisseaux d'en approcher. Le Port n'est pas moins sûr; l'entrée en est gardée par un Fort, qui porte comme elle le nom de Bocachica, & qui se nomme aussi le Fort de S. Louis. Il est à gauche, dans l'endroit où le Canal est le plus resserré; & vis-à-vis l'entrée, c'est-à-dire dans le Port même, à la sortie du Canal, est une Isle avec un autre Fort, nommé S. Joseph. Sur le rivage, environ trois quarts de mille au-dessus du Port, on trouve encore deux Forts, l'un nommé S. Philippe, & l'autre S. Jacques; & sur la Langue de terre, dont on a parlé, à trois milles de la Cité, est un autre Fort, beaucoup plus considérable & presque inaccessible, qu'on appelle El fuerte de Santa Cruz, & Castillo grande. Il n'y peut aborder qu'un petit nombre de Bateaux, & l'accès en est impossible du côté de la terre parce qu'il est environné de Marais, & d'un large Fossé que l'eau de la Mer remplit. Vis-à-vis de ce Fort, sur une pointe de terre qui sort du Continent, on trouve encore un Fort nommé Mançanillo, ou la petite Pomme, par allusion à certaines pommes qui servent à cacher du poison. Enfin l'on compte un septiéme Fort, appellé Pastillo, qui défend du même côté l'étroit passage de Xemani.

Malgré tant de Fortifications, on a pris plus d'une fois Carthagène; il est vrai que les Espagnols les ont encore augmentées depuis la derniere Paix, & qu'ils en ont grossi les Garnisons; de sorte qu'on ne trouveroit pas aujourd'hui la même facilité à s'en rendre maîtres, que les François trouverent dans l'Expédition de M. de Pointis. Carthagène passe aujourd'hui pour la plus forte Place de l'Amérique, après celle de la Havana; elle n'a jamais été foible, puisque c'est la première Ville que les Espagnols ayent fortifiée dans le Nouveau Monde. Elle étoit déjà défenduë par des Redoutes lorsqu'elle fut prise par le Chevalier François Drake; on y voyoit à peu de distance un Couvent de Francisquains, capable de résistance, & deux Forts bien entretenus. Cependant Gage observe que de son tems, elle étoit moins forte que Porto-Bello. La haute Ville & celle de Xemani sont aujourd'hui fortifiées régulierement; celle-ci est environnée de sept Bastions, & le Canal qui la sépare de l'autre, avec laquelle elle n'a de communication que par un Pont mobile, lui sert d'un large Fossé. À la distance d'un quart de mille à l'Est Nord-Est, est le Fort Saint Lazare, ou, comme on l'appelle aujourd'hui, San Felipé de Baraxas, où l'on passe aussi par un Pont mobile. Ce Fort commande les deux Villes, & se trouve commandé lui-même par une montagne fort haute, & d'un très-difficile accès. Du côté du Sud-Est à un mille du Fort, on trouve sur une Colline le Monastère de la Mandre de Popa, qui tire ce nom de sa ressemblance avec la poupe d'un Vaisseau. On l'appelle aussi Nuestra Sennora de la Candelaria, & l'on n'a rien épargné pour le rendre capable de défense.

Carthagène est la Capitale de la Province & du Gouvernement du même nom, sur la Côte de Tierra Firma, qui se nommoit autrefois Castillo de l'Oro. Cette Province s'étend l'espace de quatre-vingt lieuës depuis Rio grande ou Madalena, jusqu'au Golfe de Darien, & n'a pas moins d'étenduë depuis la Côte jusqu'à la Nouvelle Grenade. Elle n'est pas gouvernée, comme Santa Fe, par une Cour de Justice & une Chancellerie, mais par un seul Gouverneur, qui y fait sa résidence avec les Officiers du Roi. C'est à Carthagène qu'on garde le Trésor royal. Son Évêque est dépendant de l'Archevêché de Santa Fe de Bogota dans la Nouvelle Grenade.

Les Gallions y venant prendre le revenu du Roi à leur retour de Porto-bello, ils y deviennent l'occasion d'un grand commerce, aussi-bien que les Vaisseaux marchands qui y arrivent sous leur escorte. Carthagène est fort riche. Son principal négoce est en perles, en émeraudes, & en toutes sortes de pierres précieuses. La plus grande partie des perles y vient de la Margarita. On les rafine à Carthagène; & dans une de ses plus belles ruës, on ne trouve que des Ouvriers occupés de cet emploi. Au mois de Juillet, l'usage ordinaire est d'envoyer un Vaisseau ou deux à la Margarita, pour en apporter les revenus du Roi & les Marchands de perles. La crainte des Anglois & des Hollandois oblige les Espagnols de s'armer soigneusement pour ce Voyage. On envoye aussi chaque année douze petits Vaisseaux, qu'on nomme la Flotte de la Perle, avec un Vaisseau de guerre pour les escorter de Carthagène à Rancherias, quelques lieuës au Nord-Est de Rio de la Hacha, où la pêche des perles est fort riche.

Les émeraudes viennent de la Province de Santa Marta & du Nuevo Regno. Cette sorte de pierreries étoit fort estimée avant que l'Amérique en eût produit un si grand nombre. Un Espagnol curieux de savoir le prix de deux émeraudes les fit voir à un Jouaillier Italien, qui estima l'une cent ducats, & l'autre trois cens; mais qui voyant, bien-tôt après, une caisse remplie des mêmes pierres n'en offrit plus qu'un ducat piece. Les Indiens les portent au nez, & les croyent bonnes contre l'épilepsie. On les trouve au long des rochers, où elles croissent en veines, à peu près comme le cristal; & le tems leur fait acquerir leur éclat.

On apporte tous les ans à Carthagène, sur de petites Frégates, la plus grande partie de l'Indigo, de la Cochenille, & du Sucre, qui se tire de la Province de Guatemala. Les Espagnols trouvent plus de sûreté à faire passer toutes ces richesses au travers du Lac de Grenade jusqu'à Nicaragua, & par cette voie jusqu'à Carthagène, où les Gallions s'en chargent pour l'Espagne, qu'à les envoyer par les Vaisseaux de Honduras, qui ont été fort souvent enlevés par les Hollandois, comme ces Frégates pourroient l'être par les Anglois, si les Espagnols n'avoient chassé ceux-ci de l'Isle de la Providence dont ils étoient obligés de s'approcher trop dans leur course.

Pendant plusieurs années le commerce de Carthagène a beaucoup souffert, non-seulement des Boucaniers, qui étoient un mêlange d'Avanturiers de différentes Nations, accoutumés à insulter les Ports de la Mer du Nord, & à s'emparer des Vaisseaux Marchands; mais encore de la part des Anglois de la Jamaïque, & des Hollandois de Curasao & de Surinam, qui entretenoient sur cette Côte un commerce clandestin avec les Habitans. Ce commerce portoit le nom de commerce des Chaloupes, parce que c'étoit sur des Chaloupes que les Marchands de ces deux Nations venoient prendre les marchandises que les Habitans du Païs leur apportoient pendant la nuit dans leurs Canots. Mais si les Anglois & les Hollandois tiroient un avantage considérable de ce commerce illicite, les Contrebandiers Espagnols y trouvoient encore plus de profit. Non-seulement ils évitoient par-là de payer les droits, qui sont excessifs dans leur Païs, mais ils achetoient les marchandises des Chaloupes beaucoup moins cher qu'ils ne les auroient achetées des Gallions à Porto-bello, ou des Marchands à Carthagène, ce qui n'empêchoit pas que celles des Chaloupes ne se vendissent à fort bon prix.

Cette forte de commerce devint également pernicieuse au revenu du Roi d'Espagne, & aux intérêts des Marchands de bonne foi. La Cour d'Espagne n'y apportant aucun reméde, quoiqu'elle n'ignorât point la grandeur du mal, il fut bien-tôt impossible au Gouverneur de Carthagène de soutenir l'intérêt de sa Nation. On vit paroître les Hollandois avec des Vaisseaux de vingt, de trente & de trente-six Canons. Les Anglois se présentoient de leur côté avec de grandes Chaloupes, & des Brigantins de huit, de dix, de seize Canons, & quelquefois même avec des Vaisseaux de la première force; de sorte qu'ils se trouverent en état de protéger les Canots contre les Chaloupes Espagnoles lorsqu'elles entreprirent de les surprendre. À la fin même il auroit été difficile aux Espagnols de se saisir des Canots quand ils n'auroient trouvé personne pour les défendre; car les Contrebandiers, informés par les espions qu'ils avoient sur le rivage, ne faisoient pas difficulté de résister aux Officiers du Roi, & les maltraitérent dans plusieurs occasions. Ainsi la contrebande s'exerçoit ouvertement à la vûë de la Ville, & fut portée si loin, qu'elle diminua beaucoup le commerce des Gallions, sur-tout pour les Provinces de Carthagène, de Santa Marta, Papagan, Grenade & Venezuela, qui se trouverent fournies par ces voies indirectes de toutes les marchandises d'Europe dont elles avoient besoin.

Enfin le Gouvernement d'Espagne se déterminant à réprimer tant d'abus, fit partir trois bons Vaisseaux de guerre, avec ordre de passer l'Hyver à Carthagène. Ils s'y joignirent à quelques autres Vaisseaux venus de la Havana; & c'est à cette petite Flotte qu'on a donné le nom de Guarda de las Costas. Ayant bien-tôt rencontré cinq Bâtimens Hollandois qu'elle attaqua vigoureusement, les Hollandois firent une défense si desesperée, qu'un de leurs Vaisseaux n'étant plus en état de résister, ils prirent le parti de le couler eux-mêmes à fond. Cependant les autres ne pûrent éviter d'être pris, & leur cargaison fut estimée à 100000 pistoles. Pour achever cette tragédie, seize Marchands Espagnols qui se trouverent parmi eux, furent conduits à Carthagène, & pendus avec la derniere rigueur.

Les environs de Carthagène, & l'Isthme même, à la réserve du seul endroit où la Ville est située, sont marécageux; ce qui rend l'air fort mal sain dans quelques saisons, & produit quantité de maladies. Le climat est humide & pluvieux. Cependant il est encore moins pernicieux pour la santé, que celui de Porto-bello, parce qu'il n'est pas si chaud, ni si humide; & dans d'autres tems de l'année, le séjour de la Ville est fort agréable. On y est exposé seulement à la calenture, dont il n'y a que les Indiens qui se garantissent, entre ceux qui se montrent à l'air du soir, qu'on nomme le Serein. Ainsi les Gardes qui veillent la nuit ne peuvent guéres l'éviter.

Tout le Païs d'ailleurs est pauvre, stérile, montagneux, & ne produit guéres que des arbres fort élevés. Rien n'est si sec que le terroir. Il demeure sans culture, parce qu'il seroit trop difficile d'en tirer parti. On y trouve aussi peu d'or que de bled; mais les Espagnols s'y procurent de l'or par leur commerce avec quelques Nations paisibles, que leur éloignement n'empêche point de venir trafiquer dans les Villes frontieres de la domination d'Espagne. Quelques Montagnes fournissent de la raisine & des gommes aromatiques, du sang de dragon, qui est un baume odoriferant d'un grande vertu, & d'autres liqueurs qui distillent du tronc des arbres.

Les Habitans des cantons voisins de Carthagène sont les plus fiers & les plus intraitables de tout le Païs. Jamais les Espagnols n'ont pû les faire entrer dans aucun traité, ni dans aucune association de commerce. Ils n'y ont trouvé que des ennemis cruels, toujours disposés à les attaquer, & qui ne font pas difficulté d'empoisonner leurs fléches pour en rendre les blessures incurables; si adroits d'ailleurs à se servir de leur arc, qu'ils tuent d'un coup de fléche aussi sûrement que les Espagnols d'un coup de mousquet. La plûpart ont été détruits dans divers combats, ou se sont retirés plus loin dans les terres; mais les Espagnols ont tiré peu d'avantage de leur victoire, parce que le Païs demande un grand nombre d'Habitans pour le cultiver, & plus encore pour le défendre. Aussi seroit-il peu capable de défense s'il étoit attaqué avec vigueur, & surtout si l'on se ménageoit l'assistance des anciens Habitans, qui seroient charmés d'en chasser les Espagnols à toute sorte de prix.

Voyages du capitaine Robert Lade en differentes parties de l'Afrique, de l'Asie et de l'Amérique

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