Читать книгу Voyages du capitaine Robert Lade en differentes parties de l'Afrique, de l'Asie et de l'Amérique - Antoine-François Prévost D'exiles - Страница 11
ОглавлениеSuivant les Observations du Pere Feuillée de l'année 1705, qui ont été vérifiées par celles de Dom Juan de Herrera en 1722, 1723 & 1724, la longitude de Carthagène à l'Occident de Paris est de 77. degrés 46. minutes 15. secondes, & par conséquent de Londres 75 d. 21. m. 15. s. La latitude observée la même année par Feuillée, étoit de 10. degrés 30. m. 35. s. Mais Herrera dans ses calculs des années 1709 & 1719, n'a trouvé que 10. degrés 26. m. 35. s. Cette Observation paroît la plus exacte, parce que suivant celle de Feuillée à Bocachica, dont il trouva que la latitude étoit de 10. degrés, 20. m. 24. s. il se trouveroit dix minutes de différence entre la Ville & Bocachica, ce qui feroit dix milles géographiques; tandis qu'il est certain que Bocachica & la Ville ne sont éloignées que de sept milles & demi. Suivant les Cartes de Pople & de Moll, la latitude de Carthagène est de 10. degrés 34. m. & la longitude de 76. degrés 35. m. C'est une erreur d'un degré 14. m. dans laquelle ces deux Auteurs sont tombés par précipitation, ou par ignorance.
À ce Mémoire, le Capitaine ajoûta une Relation fort curieuse de la prise de Carthagène en 1585 par le Chevalier Drake. Il la tenoit de son pere, qui servoit alors dans la Flotte Angloise, & qui avoit écrit les évenemens dont il avoit été témoin.
Les Hollandois ayant offert à la Reine Elisabeth de la reconnoître pour leur Souveraine, cette grande Princesse fit de sérieuses réflexions sur leurs offres, & considérant les troubles que l'Espagne avoit suscités dans ses États depuis le commencement de son règne, la haine mortelle des Espagnols pour ses Sujets & pour sa Religion, les ressentimens particuliers dont leur Roi étoit animé contr'elle, & les violences qu'il avoit exercées nouvellement en faisant saisir dans ses Ports les Vaisseaux & les marchandises des Anglois; enfin plus excitée encore par les ambitieux desseins de Philippe II, elle résolut, de l'avis de son Conseil, de recevoir les Hollandois sous sa protection, & de les assister de toutes ses forces suivant l'engagement des anciens Traités. Mais elle refusa la Souveraineté de leur Païs, & formant au contraire des vûës beaucoup plus nobles, elle entreprit de les rétablir dans leur ancienne liberté. Comme il s'agissoit d'abord de les délivrer de l'oppression des Espagnols, elle leur envoya un secours de six mille hommes, & ne doutant point que cette démarche ne fut regardée en Espagne comme une déclaration de guerre, elle se crut obligée pour garantir ses propres États, de mettre une Flotte en Mer, qui attirât d'un autre côté l'attention des Espagnols.
Cette Flotte étoit composée de vingt Voiles, tant Vaisseaux que Piraces, & portoit à bord 2300. hommes, sous le commandement du Chevalier Drake, qui fut honoré tout à la fois du titre de Général & d'Amiral. Ses Officiers de terre étoient Christophe Carlisle, Lieutenant Général; Antoine Powell, Sergent Major; Mathieu Morgan & Jean Samson, Marechaux de Champ. Les Capitaines se nommoient Antoine Plat, Édouard Winter, Jean Goring, Robert Pen, Georges Barton, Jean Marchant, Guillaume Ceril, Walter Biggs, Jean Haman, & Richard Slanton. Les noms des Vaisseaux & de leurs Capitaines étoient, Martin Frobisher, Vice-Amiral, commandant le Primrose; François Knolles, Contre-Amiral, commandant le Gallion Leicester; Thomas Venner, l'Elisabeth Bonaventure; Édouard Winter, l'Aid; Christophe Carlisle, le Tygre; Henry White, le Seadragon; Thomas Drake, le Thomas; Thomas Scely, le Minion; Samuel Cagley, le Talbot; Robert Crosse, le Bond; Georges Fortescue, le Bonner; Édouard Carelesse, le Hope; James Erizo, le White Lyon; Thomas Maon, le Francis; Jean Rivers, le Vantage; Jean Vaughan, le Drake; Jean Varneg, le George; Jean Martin, le Benjamin; Richard Gilman, le Stout; Richard Hawkins, le Duk; James Bitfield, le Swallow.
Le 12. de Septembre toute la Flotte mit à la voile du Port de Plimouth, pour gagner la Côte d'Espagne. Elle y fit quelque butin aux environs de Vigo, d'où elle passa au Cap Verd. Elle y brûla San-Jago ou Plaga, Capitale d'une Isle du même nom. Ni le Gouverneur, ni l'Évêque, ni personne de la Ville, ne parut pour demander grace; ce que les Anglois attribuerent au remord que les Espagnols conservoient d'avoir massacré cinq ans auparavant avec autant de lâcheté que de perfidie, le Capitaine Guillaume Hawkins de Plymouth, & tous ses gens. Ces barbares avoient raison de craindre encore notre ressentiment pour la cruauté qu'ils avoient exercée à l'égard d'un petit garçon de la Flotte, dont ils s'étoient saisis. Après lui avoir coupé la tête, ils lui avoient arraché le cœur, & mis en pièces tous ses membres: ce fut pour tirer vangeance d'une action si cruelle, que les Anglois brûlerent non-seulement la Ville, mais toutes les maisons du Païs, & qu'ils mirent en plusieurs endroits, sur-tout à l'Hôpital, que le feu avoit épargné, des Affiches qui rendoient témoignage du crime & du châtiment.
Delà, ils prirent directement la route des Indes Occidentales; mais la maladie se mit quelques jours après dans leurs troupes, & leur fit perdre un grand nombre de Soldats. C'étoit une fiévre ardente, qui les emportoit en peu de jours, & qui leur laissoit après leur mort des taches dans toutes les parties du corps, comme celles de la peste. Ils l'attribuerent au mauvais air, & ceux qui eurent le bonheur d'en revenir, sentirent long-tems après un affoiblissement considérable dans leurs forces, & particulierement dans leur mémoire. N'ayant pas laissé de continuer leur course, ils passerent par l'Isle de la Dominique & par celle de Saint Christophe, d'où ils se rendirent à Hispaniola. C'étoit le premier jour de l'an: ils le célébrerent par l'incendie d'une partie de la Capitale, après avoir inutilement proposé aux Espagnols de payer une rançon pour s'exempter de cette perte; & les vingt-cinq mille ducats qu'ils donnerent ensuite pour sauver le reste de la Ville, n'empêcherent point les Anglois d'emporter tout le butin qu'ils y avoient déja fait.
Ils passerent ensuite au continent de l'Amérique méridionale, & s'approcherent de la Côte de Carthagène à la portée du mousquet. N'ayant point trouvé de résistance à l'entrée du Port, le Vice-Amiral & les Capitaines des Barques & des Pinaces reçurent l'ordre d'attaquer le premier Fort qui la défend, & le Général débarqua ses troupes vers le soir à quelque distance. Il marcha le long du rivage avec beaucoup de silence, & s'étoit déja avancé fort heureusement à deux milles de la Ville, lorsqu'il rencontra un corps de cent Cavaliers qu'il attaqua brusquement, & qui tournerent le dos à la première décharge de la mousqueterie Angloise. Dans le même instant il entendit quelques volées de canon. C'étoit le signal dont le Vice-Amiral étoit convenu avec lui, pour l'avertir qu'il avoit commencé l'attaque du Fort; mais cette entreprise étoit plus difficile qu'on ne s'y étoit attendu. Le Fort, quoique petit, étoit en état de faire une vigoureuse défense; & l'endroit le plus étroit du Canal, qui fait l'entrée du Port, étoit traversé par une chaîne qui en bouchoit le passage. Ainsi le bruit du canon ne servit qu'à donner l'allarme aux autres parties de la Côte.
Cependant le Général avoit continué d'avancer, & n'étoit plus qu'à un demi mille des murs de Carthagène. Il trouva que le passage se rétrecissoit tout d'un coup, & n'avoit plus cinquante pas de largeur. D'un côté c'étoit la Mer, & de l'autre le grand Bassin qui forme le Port. Il observa la Place, qui étoit environnée d'un mur de pierres & d'un fossé, flanqué de différens ouvrages. Il n'y avoit qu'un seul chemin pour les chevaux & les voitures, & les Habitans l'avoient déja bouché avec quantité de tonneaux remplis de terre. Il étoit défendu d'ailleurs par six grosses pièces de canon. Les Habitans en firent une décharge à l'approche des Anglois. Ils firent avancer en même-tems deux grandes Galeres, montées chacune d'onze pièces de canon, qui jouoient sur l'Isthme en travers; outre trois ou quatre cens Mousquetaires qu'elles avoient à bord. Ils en avoient posté aussi trois cens sur terre pour garder ce passage.
Toute cette artillerie fit un feu terrible sur les Anglois; mais le Lieutenant Général Carlisle prenant avantage de l'obscurité, marcha le long de la Côte, & trouvant l'eau qui commençoit à baisser, il se mit facilement à couvert des coups de feu. Tous les Anglois ayant ordre de ne pas tirer avant que d'être arrivés aux murs de la Ville, ils s'avancerent jusqu'à la barricade des tonneaux sans s'être servis de leurs mousquets. Mais aussi-tôt qu'ils y furent arrivés, ils renversérent impétueusement la barricade, & faisant leur décharge sur l'ennemi, ils en vinrent tout d'un coup aux picques & aux épées. Les Espagnols se virent forcés de tourner le dos & d'abandonner le passage. On les poursuivit si furieusement, qu'ayant recommencé deux fois à faire face, ils furent poussés, sans avoir le tems de respirer, jusqu'à la grande Place de la Ville; & desespérant enfin de pouvoir résister plus long-tems, ils sortirent de la Place pour rejoindre leurs femmes & leurs enfans, qu'ils avoient eu la précaution d'envoyer à la campagne.
Ils avoient élevé à l'entrée de chaque ruë d'autres barricades de terre, avec une espece de retranchement qui coûta quelque chose à forcer. Mais ceux qui les défendoient s'étant bien-tôt dispersés, les Anglois y perdirent peu de monde. Ils avoient posté aussi dans des lieux avantageux un grand nombre d'Indiens, avec leurs arcs, & ces fléches empoisonnées, dont la moindre blessure étoit mortelle. Ces Barbares nous tuerent quelques Soldats. Au long des ruës, les Espagnols avoient planté dans la terre une infinité de pointes de fer, qui étoient empoisonnées comme les fléches des Indiens; mais nos Officiers s'en étant apperçus firent marcher leurs gens sur le bord de la Mer, qui baigne la Place jusqu'au pied des maisons; desorte que ces odieuses inventions, si contraires aux loix de la guerre, ne furent pernicieuses qu'à un petit nombre d'Anglois. Ce soin qu'ils avoient eu de se préparer avec tant de précautions, venoit d'un avis qu'ils avoient reçu de l'approche de notre Flotte vingt jours avant notre arrivée; ce qui avoit même donné assez de loisir aux Habitans pour mettre tous leurs effets à couvert.
Dans cette action les Anglois firent prisonnier Dom Alonzo Bravo, qui commandoit à la première barricade. Ne trouvant plus d'ennemis à combattre, ils passèrent six semaines dans la Place. Mais dans cet intervalle, ils furent repris de la calenture, mal dangereux que les Espagnols même attribuent à l'air, & qui se gagne le soir au serein. Les tristes effets de cette maladie empêchèrent le Chevalier Drake de suivre le dessein qu'il avoit d'aller à Nombre de Dios, & de gagner ainsi par terre la fameuse ville de Panama, où il espéroit de trouver assez de richesses pour se dédommager des fatigues du Voyage. Pendant le séjour qu'il fit à Carthagène, il traita les Habitans avec beaucoup de civilité; & le Gouverneur, l'Évêque, avec quantité d'autres personnes de distinction, ne firent pas difficulté de lui rendre les mêmes politesses.
Cependant il arriva aux Anglois un accident qui leur apprit à ne jamais faire trop de fond sur les apparences de l'amitié, dans un Païs subjugué par la force. Une de nos sentinelles, qui avoit son poste sur le plus haut clocher de la Ville, ayant un jour découvert deux petites Barques qui s'avançoient sur la Mer, quantité d'Officiers & de Matelots entrèrent aussi-tôt dans deux Pinaces, pour aller au-devant d'elles & s'en saisir, avant qu'elles pussent être informées que nous nous étions rendus maîtres de la Ville. Malgré toute la diligence des Anglois, les deux Barques avoient déjà reçu quelque signal qui les avoit averties du danger. Elles gagnèrent le rivage en voyant approcher nos Pinaces, & leur Équipage se cacha aussi-tôt dans les bruyères, avec quelques Espagnols de qui elles avoient reçu le signal. Nos Anglois voyant les Barques vuides, y entrèrent témérairement, & se tinrent à découvert sur le pont, où ils furent salués d'une décharge de mousqueterie, qui leur tua deux Capitaines, Wancy & Moon, avec cinq ou six de leurs gens. Les autres ne se trouvant point assez forts pour se vanger sur le champ de cette perfidie, & la plûpart étant des Matelots qui n'avoient pas même apporté leurs armes, parce qu'ils avoient crû que leur canon suffisoit pour forcer les deux Barques, retournerent à la Ville, & n'y remporterent que le chagrin de leur perte.
Les Espagnols, suivant l'usage auquel ils ne manquent jamais, de s'obstiner trop long-tems contre toutes sortes de propositions, & d'accepter ensuite servilement toutes les conditions qu'on veut leur imposer, refusérent d'abord de convenir d'une somme pour racheter la Ville. Mais lorsqu'ils nous virent résolus de la brûler, & que cette ménace fut même exécutée dans quelque partie, ils consentirent à payer cent dix mille ducats pour sauver le reste. Ainsi quoique Carthagène ne fût pas la moitié aussi considérable que Saint Domingue, nous en exigeâmes une rançon beaucoup plus grosse, parce que l'excellence de son Port, la nature de son commerce & les richesses de ses Habitans, en font une Place beaucoup plus importante; l'autre n'étant guéres habitée que par des gens de Robbe ou des personnes sans emploi, comme la résidence du Conseil suprême, où ressortissent toutes les Provinces du Continent, & toutes les Isles.
La somme ayant été payée suivant les conventions, nous quittâmes la Ville; mais ce fut pour nous rendre à l'Abbaye voisine, qui est située proche du Port, & défenduë par un bon mur de pierres. Nous y mîmes une garnison, en représentant aux Espagnols que ce lieu n'avoit point été compris dans la capitulation. Ils sentirent que nous les surpassions en adresse, & ne s'éloignerent point de payer une nouvelle rançon; mais ils y vouloient comprendre un Fort voisin, quoique nous demandassions séparément mille livres sterlings pour chacune de ces deux Places. Leur dessein sans doute étoit de nous éprouver; cette difficulté leur coûta cher, car le Chevalier Drake ennuyé de leur lenteur, fit sauter le fort par le moyen d'une mine. Les Espagnols publiérent dans ce tems-là, qu'outre des sommes inestimables en or & en argent, nous leur avions enlevé 230. pièces d'Ordonnance; mais il n'y en avoit point alors un si grand nombre dans la Ville. Il est certain, par nos propres calculs, que dans toute cette expédition, nous n'en tirâmes que 240. de toutes les Villes dont nous nous permîmes le pillage.
Notre Flotte étant remontée ensuite à l'embouchure du Port, s'arrêta près d'une Isle extrêmement agréable, remplie d'Orangers & d'autres arbres, qui étoient couverts des fruits les plus délicieux. Ils étoient plantés si régulierement, que l'Isle entiere, dont le circuit est d'environ trois milles, ne paroissoit composée que de Vergers & de Jardins. Ce ne peut être la même Isle dont on a parlé dans la description, où est à présent le Fort de San-Josepho.
Le Chevalier Drake ayant fait renouveller les provisions d'eau à toute sa Flotte, d'un excellent puits qui se trouvoit dans la même Isle, se remit en Mer le 31 de Mars. Deux jours après, on s'apperçut qu'un grand Vaisseau que nous avions pris à S. Domingue, chargé de marchandises & bien monté d'Artillerie, commençoit à faire eau de toutes parts, ce qui nous obligea de retourner à Carthagène, où nous employâmes dix jours à transporter sur un autre Vaisseau cette riche Cargaison. Ensuite remettant à la voile, nous prîmes notre route vers le Cap de S. Antoine, qui fait la pointe la plus occidentale de l'Isle de Cuba, où nous arrivâmes le 27 d'Avril.
Carthagène s'est vengée depuis ce tems-là des Anglois, non-seulement par la ruine du Commerce des Chaloupes, mais en prenant sur eux l'Isle de la Providence, que les Espagnols ont nommée Santa Catalina. Cette Isle est à 36 lieuës vers l'Est de la Côte de Honduras; à 70 Nord-Nord Ouest de Porto-Bello; & sa latitude est 13 deg. 15 min. de sorte qu'elle est située merveilleusement pour causer beaucoup d'incommodité aux Espagnols. Quoiqu'elle ait peu d'étenduë, nous n'avons point de Plantations en Amérique dont nous puissions tirer plus d'avantages, & notre intérêt doit nous faire conserver le défit de nous en remettre en possession. Les Boucaniers s'en sont saisis deux fois depuis que nous l'avons perduë, & la trouvoient aussi très-favorable à toutes leurs entreprises; mais les Espagnols ne les ont pas laissés long-tems maîtres d'un lieu, d'où ils pouvoient faire à tous momens des invasions sur leurs Côtes, & causer de l'embarras aux Galions dans leur route de Porto-Bello à Carthagène.
Je ne prévoyois point en tirant la copie de ce Mémoire, qu'il dût jamais contribuer ou nuire à ma sûreté. L'envie de m'instruire étoit mon unique motif, & ce fut elle encore qui me fit commencer dès le même jour à faire exactement le Journal de mon Voyage. Je commis seulement une imprudence en gardant à part le Mémoire de Carthagène, & l'on me fit connoître dans la suite qu'il m'auroit été moins dangereux, si j'eusse pris soin de le mêler comme indifféremment dans mon Journal.
Après avoir pris huit jours de repos aux Canaries, nous retournâmes vers l'Afrique avec le premier vent favorable. Sans nous être ouverts particulierement aux Anglois que nous quittions, nous les avions trouvés mieux instruits que nous, sur la partie de l'Afrique dont nous avions déja parcouru les Côtes. Leur Pilote, qui avoit fait plus d'une fois la même route, nous donna des lumiéres que nous regretâmes de n'avoir pas euës plûtôt, & qui nous servirent encore dans la suite de notre Navigation. Mais nous leur cachâmes soigneusement le butin que nous avions fait parmi les Nègres; & les espérances que nous emportions pour l'avenir. Quoique nous n'eussions trouvé personne à Ferro qui sçût distinguer mieux que nous la qualité des Métaux, quelques essais que nous avions faits secretement ne nous laissoient aucun doute de la réalité de notre or, & notre Capitaine méditoit déja divers moyens de retourner plus heureusement à la source.
Nous eumes dès le lendemain la vûe du Cap de Boyador, & continuant notre route sans avancer plus près du Continent, nous prîmes seulement la résolution, en passant pour la seconde fois au long de la même Côte, d'observer plus exactement que jamais les lieux où nous avions abordé. Il ne nous fut pas difficile de les reconnoître, & celui qui attiroit encore tous nos désirs nous parut tel que nous l'avions gravé dans notre mémoire. Nous ne doublâmes point cette heureuse pointe, sans être vivement tentés de nous exposer aux hazards d'une nouvelle descente; & pendant quelques momens que nous conservâmes cette pensée, nous prîmes plaisir à nous flatter, qu'il ne nous seroit pas impossible d'enlever le reste des Lingots, avant que les Nègres eussent le tems de se reconnoître. Mais notre petit nombre, & la nécessité de laisser du moins la moitié de nos gens à la garde du Vaisseau, réfroidirent cette chaleur. D'ailleurs, comme si le Ciel eût voulu nous fortifier contre une tentation si dangereuse, le vent nous servit si favorablement à ce passage qu'ayant duré quatre jours avec la même force, nous fîmes malgré nous plus de 300 lieuës dans un espace si court. Nous fûmes ensuite arrêtés pendant neuf jours par un calme si profond, que la Mer paroissoit immobile. Quoique nous nous crussions fort éloignés de la terre, il ne se passoit pas de jour où nous ne vissions quelques oiseaux qui s'approchoient de nous à la portée du fusil; nous en tuâmes quelques-uns, que les Matelots allerent prendre dans la Chaloupe, avec le secours des Rames. Nous dissipâmes encore l'ennui d'un si long retardement par l'amusement de la Pêche. Enfin le dixiéme jour, il s'éleva au Nord un orage violent qui nous fit craindre une nouvelle tempête; mais qui se termina bientôt par une affreuse pluye.
Nous fûmes surpris sous la Ligne d'un autre calme, qui auroit coûté la vie à ma femme, s'il eut duré plus long-tems. Elle se trouva si affoiblie, qu'ayant perdu la connoissance pendant plus de quatre heures, elle ne revint à elle-même qu'à l'aide de plusieurs soufflets, avec lesquels je fis agiter l'air dans ma Cabanne. Cette langueur la reprenant aussitôt que le mouvement de l'air cessoit, je fus obligé pendant trois jours d'acheter par des sommes immenses les services de quelques Matelots, qui se trouvant eux-mêmes fort incommodés de leur situation, se crurent en droit de me faire payer leur secours. Nous sortîmes de cet embarras pour retomber dans un nouveau danger; le vent, dont la joye de le sentir renaître nous fit user d'abord avec peu de précaution, poussa notre Vaisseau avec tant de violence sur un Banc de sable, qui n'étoit pas marqué sur nos Cartes, que nous demeurâmes beaucoup plus immobiles que nous ne l'avions été pendant les deux calmes. Notre Capitaine mortellement allarmé, fit d'abord visiter toutes les parties du Vaisseau, elles se trouverent saines; mais il n'en fut pas plus rassuré contre un accident qui paroissoit sans remede. Cependant deux heures après, nous crûmes sentir que le Vaisseau recommençoit à flotter. Il reprit en effet le cours du vent, & nous rendîmes graces au Ciel de nous avoir sauvé d'un péril, que nous ne connoissions pas mieux en le voyant finir, que lorsqu'il avoit commencé. Quelques-uns de nos Matelots nous assurerent néanmoins qu'ils en avoient vû des exemples, & donnerent à la cause de nos frayeurs le nom de Sable mouvant, qui se forme quelquefois par le seul choc des flots, sur-tout dans les momens qui précedent un grand calme, & qui se résout ensuite lorsque l'agitation recommence. Depuis notre départ de Londres, j'avois cru reconnoître dans la conduite du Capitaine, & dans toute la manœuvre du Vaisseau, que je n'étois pas avec les plus habiles gens du monde; & je ne pûs m'empêcher, en sortant de ce dernier danger, de lui faire entrevoir l'opinion que j'en avois. Loin d'en paroître offensé, il me confessa que dans la nécessité de réparer sa fortune, il avoit donné beaucoup au hazard, & qu'il apportoit à son métier moins de lumiéres que de résolution. Nous gagnâmes enfin le Cap de Bonne-Espérance, où la crainte qu'il ne fut arrivé quelque dommage au Vaisseau en donnant sur le Banc de sable, lui servit de prétexte pour entrer dans la Rade.
Nous étions si bien avec les Hollandois, que n'ayant que de l'assistance à nous en promettre, nous abordâmes à pleines voiles au rivage. On nous y fit l'accueil que nous avions esperé. Je conçus par les discours du Capitaine qu'il avoit d'autres vûës, que celles dont il s'étoit fait un prétexte. Il ne me les dissimula point lorsque nous fûmes à terre. La Compagnie Hollandoise des Indes Orientales ayant formé un très-bel Établissement à cette extrémité de l'Afrique, il se proposoit non-seulement de vérifier la réalité de notre trésor, mais de prendre adroitement les connoissances qui nous manquoient pour le succès de nos espérances, & de jetter les fondemens de l'entreprise qu'il méditoit à son retour. Nous trouvâmes dans la grande Habitation des Hollandois, qui est près du Fort, des gens d'autant plus entendus sur la matiére des Métaux, que cette partie de l'Afrique n'étant point sans Mines d'or & d'argent, ils s'exerçoient continuellement à cette recherche. Mais la crainte de nous trahir nous empêcha d'abord de nous ouvrir avec trop de confiance, sur-tout lorsque nous eûmes remarqué que les Hollandois faisoient eux-mêmes un profond mystere de leurs Mines.
Ils nous permirent néanmoins de visiter pour notre amusement tous les endroits qu'ils ont cultivés, & la seule précaution qu'ils prirent avec nous, fut de nous faire accompagner d'un Interpréte, qui étoit sans doute en même tems notre Espion. Peut-être que sous ombre de satisfaire notre curiosité, ils étoient ravis d'avoir l'occasion de faire connoître aux Anglois la force & la beauté de cette Colonie. Après nous avoir fait voir le Jardin de la Compagnie, qui est d'une beauté rare, & où l'on trouve avec toutes sortes de fruits délicieux, les arbres & les Plantes les plus rares de l'Europe; on nous fit traverser une grande montagne, sur laquelle nous prîmes plaisir à chasser de gros Singes qui y sont en abondance. Comme nous n'étions munis de rien pour nous faciliter cette chassee, & que l'occasion seule nous en avoit fait naître l'envie, tous nos efforts ne purent nous en faire prendre que deux dans le cours d'un après-midi. Nous étions quatre; le Capitaine & moi, avec notre Guide & l'Écrivain du Vaisseau. Je ne puis représenter toutes les souplesses des animaux que nous poursuivions, ni avec combien de légereté & d'impudence ils revenoient sur leurs pas, après avoir pris la fuite devant nous. Quelquefois ils se laissoient approcher à si peu de distance, que m'arrêtant vis-à-vis d'eux pour prendre mes mesures, je me croyois presque certain de les saisir; mais d'un seul saut ils s'élançoient à dix pas de moi, ou montant avec la même agilité sur un arbre, ils demeuroient ensuite tranquilles à nous regarder, comme s'ils eussent pris plaisir à se faire un spectacle de notre étonnement. Il y en avoit de si gros, que si notre Interpréte ne nous eut point assuré qu'ils n'étoient pas d'une férocité dangereuse, notre nombre ne nous auroit pas paru suffisant pour nous garantir de leurs insultes. Comme il nous auroit été inutile de les tuer, nous ne fîmes aucun usage de nos fusils. Mais le Capitaine s'étant avisé d'en coucher en jouë un fort gros qui étoit monté au sommet d'un arbre, après nous avoir long tems fatigués à le poursuivre, cette espece de menace dont il se souvenoit peut-être d'avoir vû quelquefois l'execution sur quelqu'un de ses semblables, lui causa tant de frayeur qu'il tomba presqu'immobile à nos pieds; & dans l'étourdissement de sa chûte nous n'eûmes aucune peine à le prendre: cependant lorsqu'il fut revenu à lui, nous eûmes besoin de toute notre adresse & de tous nos efforts pour le conserver, en lui liant étroitement les pattes. Il se défendoit encore par ses morsures, ce qui nous mit dans la nécessité de lui couvrir la tête, & de la serrer avec nos mouchoirs. Nous en prîmes un autre, que l'Écrivain renversa d'un coup de pierre, & qui en fut si blessé, qu'il mourut quelques jours après.
En descendant de l'autre côté de la montagne, nous fûmes surpris qu'au lieu du terrain sec & sablonneux que nous avions vû jusqu'alors, il ne se présenta qu'une perspective riante dans une Plaine à perte de vûë. C'étoient, en plusieurs endroits, des Habitations, qui ressembloient à nos Bourgs & à nos meilleurs Villages. La plûpart des maisons étoient bâties de briques, & ne le cédoient point pour la propreté & l'agrément, aux jolies maisons de Hollande. La Campagne étoit couverte de verdure. Notre Interpréte nous assura que la terre y étoit aussi bonne, que dans les cantons les plus fertiles de l'Europe, & qu'elle y produisoit toutes sortes de grains & de fruits. Mais cette belle Plaine, qui n'a pas moins de quinze lieuës d'étenduë, est infestée continuellement par un grand nombre de bêtes sauvages, qui descendent des montagnes arides dont elle est bordée. Quoique tous ces animaux n'en veuillent point à la vie des hommes, il s'y trouve des Lions, des Tigres, des Léopards, des Chiens sauvages, des Loups, & d'autres ennemis de la race humaine, à qui la faim fait quelquefois commettre des désordres fort sanglans. Les Laboureur ne conduisent point la charuë sans être armés, & l'entrée de toutes les Habitations est défenduë par des fossés & par des portes. On trouve d'ailleurs dans le Païs toutes sortes de gibiers, particulierement des cerfs, dont le nombre est prodigieux. Il y a quantité de chevaux sauvages, parmi lesquels il s'en trouve d'une beauté extraordinaire. Ils ont la peau diversifiée de rayes blanches & noires. Mais on parvient difficilement à les dompter. Les eaux des Sources & des Rivières étant excellentes & fort poissonneuses, il ne manque rien à ce beau canton pour la commodité & l'agrément de la vie.
L'amusement qui nous avoit arrêtés sur la Montagne ayant consumé une grande partie du jour, notre Interpréte nous fit craindre que si l'admiration nous retenoit plus long-tems à considerer la plaine, nous ne fussions exposés à la rencontre de ces terribles animaux dont il nous avoit peint la férocité. Nous pressâmes notre marche. Toutes les Habitations ayant beaucoup de ressemblances, il nous suffisoit d'en voir une pour prendre une idée de toutes les autres. Celle où nous arrivâmes se nomme Delpht, du nom apparemment d'une Ville de Hollande. On nous y reçut avec toutes sortes de caresses. Le Capitaine, qui savoit quelques mots de Hollandois, nous quitta pour se promener seul dans les ruës. Il revint une heure après, avec une femme Angloise qu'il avoit rencontrée, & qui marquoit une joie extrême de se trouver avec trois personnes de son Païs. Elle s'étoit mariée en Hollande à un Tailleur, qui n'ayant pû se procurer une vie commode dans sa Patrie, s'étoit déterminé à venir chercher une meilleure fortune au Cap. Elle n'étoit pas sans agrément, & le Capitaine qui conservoit son ancien goût pour le plaisir, lui ayant proposé en badinant de nous suivre, elle nous surprit par la facilité qu'elle eût à goûter cette offre. Nous profitâmes du moins d'une si favorable disposition pour nous faire expliquer mille choses que nous n'espérions point d'apprendre de notre Interpréte. Elle nous dit que les Hollandois n'avoient guéres d'autre commerce avec les Naturels du Païs, que celui de l'or & des dents d'élephans. S'ils ont des mines ausquelles ils fassent travailler eux-mêmes, le secret en est bien impénétrable, puisqu'après plusieurs années de séjour au Cap, elle ignoroit qu'ils y eussent cette sorte de richesse; mais elle nous assûra que dans divers tems de l'année, plusieurs nations Caffres leur apportoient de la poudre d'or & de petits lingots, tels que ceux dont nous avions rempli nos deux tonneaux. Ces Barbares, plus grossiers que tous les autres peuples de l'Afrique, comptent pour rien les petits miroirs, les étoffes, & toutes les denrées qui servent à apprivoiser les Sauvages. Ils ne cherchent dans leur trafic que de l'Eau-de-vie, qu'ils aiment avec une violente passion, des haches & d'autres instrumens fabriqués. La plûpart sont entierement nuds, & d'une noirceur surprenante. Ils ne se nourrissent que de chair cruë. On ne leur connoît ni Loix, ni Religion. Leurs habitations, qui consistent en Cabanes formées de branches d'arbres, sont répanduës dans les montagnes, & n'offrent qu'un amas dégoûtant de saletés qui infectent l'air. Ils sont riches en troupeaux de toute espéce. À peu de distance du lieu où nous étions, vers une pointe qu'on nomme le Cap des Eguilles, on compte plus de cent mille bêtes à cornes dans une Nation qui n'est pas composée de plus de deux mille Nègres, & qui n'occupe pas plus de dix lieuës dans tout son terroir. Toutes les entreprises qu'on a tentées pour les civiliser n'ont abouti qu'à faire prendre au plus grand nombre la résolution de se retirer plus loin dans les montagnes. Ils ont tant d'aversion pour l'ordre & pour la police, qu'il est rare qu'on en puisse accoutumer quelques-uns à rendre des services réguliers dans les Habitations des Hollandois. Cependant lorsqu'on parvient à les apprivoiser parfaitement, ils sont capables de travail & de fidélité.
Le commerce qu'ils exercent eux-mêmes, non-seulemeut des prisonniers qu'ils font à la guerre, mais de leurs propres enfans, & de tous ceux sur qui la force, ou des usages inconnus leur donnent quelque droit & quelque pouvoir, ne leur rapporte guéres que des liqueurs fortes & des ustenciles de peu de valeur. Mais les malheureux qui sont ainsi vendus pour l'esclavage n'acceptent jamais volontairement leur sort, & mettent tout en usage pour s'en garantir. Il est arrivé plus d'une fois qu'au jour marqué pour les échanges, la plûpart se donnoient la mort par différentes voies, ou qu'ils se précipitoient dans la Mer en mettant le pied dans le Vaisseau, & que les Marchands d'Europe se trouvoient frustrés de leur proie sans être en droit d'en faire un reproche à ceux de qui ils l'avoient reçûë. Malgré les précautions que l'expérience fait prendre, il s'en trouve toujours plusieurs qui réussissent à se délivrer de la vie pour éviter tout ce qu'ils se figurent d'affreux dans l'esclavage.
Au lieu de perdre le tems à visiter d'autres Habitations Hollandoises qui ne nous auroient rien offert que nous n'eussions déja vû dans la première, nous proposâmes à notre Interpréte de nous conduire le lendemain dans quelque canton habité par des Nègres. Il consentit à nous en faire voir un qui n'étoit qu'à quatre lieuës de Delpht, dans une gorge de la Montagne que nous avions traversée. Nos chevaux étoient assez bons pour nous faire espérer de revenir commodément avant la fin du jour. L'intention du Capitaine, en proposant ce Voyage, étoit de se familiariser plus que jamais avec les signes & les usages des Nègres, pour nous faciliter le grand dessein auquel ses méditations se rapportoient continuellement. Il promit à l'Angloise de se charger d'elle à notre retour, & lorsque je lui demandai sérieusement à quoi il la destinoit, il me dit qu'elle pourroit être utile, en qualité de Servante, à ma femme & à mes enfans. Mais croyant pénétrer ses vûës, je le priai d'abandonner un projet qui blessoit la bienséance, & j'obtins de lui qu'il ne favoriseroit point le libertinage d'une femme qui étoit lasse apparememt de son mari.
Les Nègres, dont nous visitâmes l'Habitation, étoient de la race des Hotentots, les plus sales & les plus grossiers de tous ces Peuples barbares. Le voisinage des Hollandois les avoit accoutumés à les voir sans effroi, & nous fûmes fort satisfaits de l'accueil qu'ils nous firent. Ils nous offrirent du lait & de la chair qui n'avoit pas mauvaise apparence, avec une espéce de pain composé d'une racine dont le goût approche fort de celui de la noisette. Ils ont pris des Hollandois l'usage de se couvrir d'une sorte d'habits, qui ne sont que de simples peaux de Mouton, avec la laine, préparées avec de l'excrément de vache & une certaine graisse, qui les rend aussi insuportables à la vûë qu'à l'odorat. Le centre de leur Nation est beaucoup moins civilisé. Elle habite la Côte orientale & méridionale. Les Hotentots sont agiles, robustes, hardis & plus adroits que les autres à manier leurs armes, qui sont la zagaye & les fléches. Ils vont même servir chez les autres Nations en qualité de Soldats. Leur exercice principal est la chasse. Ils tuent fort adroitement avec des armes empoisonnées des élephans, des rhinoceros, des élans, des cerfs; & ce qui est extrêmement singulier, c'est, dit-on, qu'à les entendre parler des Hollandois, lors même qu'ils les servent pour en obtenir un peu de pain, de tabac & d'eau-de-vie, ils les regardent comme des misérables, qui viennent cultiver avec beaucoup de peine les terres de leur Païs, au lieu d'y vivre en repos, ou de s'occuper comme eux à la chasse. Mais quelque bonne opinion qu'ils aient d'eux-mêmes, rien ne peut représenter les horreurs de la vie qu'ils menent. Ils sont d'une saleté qui surpasse l'imagination, comme s'ils mettoient leur étude à se rendre affreux & dégoûtans. Ils se frottent le visage & les mains de la suie de leurs chaudieres, ou d'une graisse noire qui les rend puants & hideux. Ils s'en graissent aussi la tête, ce qui joint leurs cheveux en petites toufes, ausquelles ils attachent des pièces de cuivre ou de verre. Les plus considérables parmi eux portent aussi de grands cercles d'yvoire, qu'ils passent dans leurs bras, au-dessus & au-dessous du coude. Les femmes s'entourent les jambes de petites peaux taillées exprès, ou d'intestins d'animaux, & se font des colliers avec de petits os de différentes couleurs. Mais quoique cette Nation soit horrible à la vûë, elle n'approche point, pour la férocité & la barbarie, de celle des Caffres, dont notre Interpréte nous fit des relations presqu'incroyables. Ma méthode dans ce Journal ayant toujours été de ne m'attacher qu'aux choses que j'ai vûës par mes yeux, je me suis contenté dans ces occasions d'écrire seulement les principaux traits que j'ai pû recueillir des discours d'autrui. Les Hollandois ne donnent point au Païs des Caffres moins d'onze ou douze cens lieuës d'étenduë. Il est borné dans les terres par une longue chaîne de Montagnes. Les Portugais ont nommé Picos Fragosos celles qui s'avancent du côté du Cap de Bonne Espérance. Le mot de Caffre signifie sans Loi, il vient du mot Cafir ou Cafiruna, que les Arabes donnent à tous ceux qui nient l'unité d'un Dieu, & qu'on a cru convenable aux Habitans de ce Païs, parce qu'on a prétendu qu'ils n'avoient ni Princes, ni Religion. Ils ignorent eux-mêmes que nous leur donnions le nom de Caffres, qui leur est inconnu. Mais on a sû depuis, par diverses Relations, qu'ils ont plusieurs Rois, tels que ceux de Malemba, de Chicanga, de Sedanda, de Quietava, de Cefala & de Metavan. Ces Peuples sont noirs, brutaux & cruels. Il s'y trouve des Antropophages. On comprend dans le Païs des Caffres le Royaume de Sofala, qui produit tant d'or & d'élephans, qu'on a douté si ce n'étoit pas l'Ophir de Salomon. Les Portugais y ont la Forteresse de Sofala ou de Cuama, vis-à-vis de Madagascar. Mais les Caffres les mieux connus sont ceux qui demeurent vers le Cap de Bonne Espérance, & qu'on distingue par différens noms: les Cochoquas, les Cariguriques, les Hosaes, les Chainouquas, les Sonquas, les Brigoudis, les Namaquas, & les Goringhaiconas, &.
Ces derniers, que les Hollandois appellent Watermans, c'est-à-dire, Hommes d'eau, sont à peu de distance du Cap, sous la conduite d'un Chef. Ce fut leur Habitation que nous visitâmes. Les Garachouquas, sur-nommés Voleurs de tabac, ont aussi leur Capitaine, & n'ont pas moins de quatre ou cinq cens hommes capables de porter les armes. Les Gorinhaiques, ou gens du Cap, autres voisins des Hollandois, portent ce nom, parce qu'ils s'attribuent la proprieté du Cap de Bonne Espérance. Les Cochoquas sont quatre ou cinq cens familles qui occupent quinze ou seize Villages à vingt-sept lieuës du Cap vers le Nord-Ouest. Ce sont ceux qui ont, comme je l'ai déja remarqué, plus de cent mille bêtes à cornes. Leurs moutons, au lieu d'une laine frisée, ont le poil long, moucheté & de diverses couleurs. Les Chainouquas sont situés à plus de trois mois de chemin du Cap, & n'ont été connus que par l'infortune de quelques Voyageurs qui se sont égarés dans cette immense contrée. Les Cobinas sont au-delà de ceux-ci, & passent pour des Antropophages, qui rotissent vifs ceux dont ils peuvent se saisir, sans épargner les gens mêmes de leur Nation. Ils sont les plus noirs des Nègres, & portent les cheveux fort longs. En 1713. ils dévorérent six Hollandois, que l'espérance de recueillir de l'or avoit fait pénétrer jusques dans leur canton. Les Sonquas habitent sur de hautes Montagnes. Les deux sexes y font également leur occupation de la chasse, & ne vivent que de la chair cruë des bêtes qu'ils peuvent tuer avec leurs fléches & leurs zagayes. On trouve dans leur Païs des chevaux & des ânes sauvages, qui sont mouchetés de plusieurs couleurs très-vives. Les chevaux y sont bien formés. Ils ont ordinairement le dos & le ventre tachetés de jaune, de noir, de rouge & d'azur; mais la peau des ânes sauvages est marquée de blanc & de couleur de noisette. En 1662. les Sonquas portérent quelques-unes de ces peaux au Cap de Bonne Espérance, & les donnérent pour du tabac aux Hollandois, qui en remplirent une de paille & la suspendirent dans la salle du Château, où ils nous la firent voir encore. Ces Caffres sont voleurs de profession, & tout le bétail qu'ils peuvent enlever est regardé parmi eux comme une partie de leur chasse. Ils se couvrent, dans certains tems, de peau de buffles, dont ils se font une espéce de manteau. Leurs femmes portent autour de la tête un parasol, fait de plumes d'autruches. Les Namaquas se tiennent à plus de cent cinquante lieuës, & quelquefois à deux cens lieuës du Cap de Bonne Espérance; car c'est une Nation vagabonde, quoiqu'elle soit une des plus nombreuses & les plus guerrieres. Ils ont la taille belle, & se couvrent quelquefois le corps de peaux de bêtes, embellies de grains de verre qu'ils achetent des Portugais, pour des Brebis & des Chèvres. Les hommes portent une plaque d'yvoire au bas du ventre, & les femmes se couvrent cette partie d'une belle peau; elles ont le reste du corps nud. Ces Caffres reconnoissent l'autorité d'un Chef. Lorsqu'ils virent pour la première fois des Hollandois parmi eux, ils les reçurent avec une troupe d'Instrumens, qui souffloient chacun dans un roseau, dont le son imitoit celui de la Trompette Marine. Leur Chef les régala de lait & de chair de Mouton; & les présens des Hollandois furent de l'Eau de vie, du Tabac, des grains de Corail, & quelques morceaux de cuivre. Les Housaquas demeurent fort loin, au Nord-Ouest du Cap; on n'a jamais pénétré dans leur Pays, on en voit seulement quelques-uns qui viennent sur la Côte avec le Chef des Chainouquas, pour faire trafic de bétail. Outre la qualité de Pasteurs, ils font gloire de s'exercer à l'Agriculture. Ils cultivent particulierement une certaine racine qu'on nomme Dacha, & qui étant infusée dans l'eau, enyvre comme le vin le plus fort. On dit qu'ils tendent des piéges pour prendre des Lions, qu'ils les apprivoisent, & les rendent aussi dociles que des chiens, jusqu'à les rendre capables de les suivre à la guerre, & de fondre sur leurs ennemis dans la chaleur du combat. Les Brigoudis n'ont gueres été vûs des Voyageurs, on sçait seulement qu'ils sont fort riches en bétail.
En général les Caffres ont le teint bazané & olivâtre, quoique plusieurs Nations l'aïent d'un noir extrêmement foncé. Ils ont les lévres grosses, & le visage affreux; ceux qui ont quelque communication avec les Hollandois, se civilisent insensiblement, les autres sont sauvages, & vivent dans une profonde ignorance. Leurs armes sont l'arc & les fléches, avec une zagaye, qui est une espece de Javelot. Ils ne se nourrissent que de racines cuites dans l'eau, ou roties sur des charbons, de la chair de leurs plus méchantes bêtes, qu'ils ne tuent point si elles ne sont vieilles ou malades, ou du poisson qu'ils trouvent mort sur le rivage. Ils se font un morceau délicat d'un Chien de mer, & ils n'en manquent point, car la Côte en est remplie. Les Caffres vivent fort long-tems, & la plûpart vont jusqu'à cent & six-vingt ans. Ils enterrent leurs Morts assis & nuds, & dans les funérailles ils observent une cérémonie très-fâcheuse, car tous les parens du mort sont obligés de se couper le doigt de la main gauche, pour le jetter dans la fosse; aussi regardent-t-ils comme un malheur extrême de voir mourir leurs parens. Leurs maisons sont généralement composées de branches d'arbres, & couvertes de jonc; à la réserve de quelques Peuples qui se retirent dans des cavernes. Plusieurs de ces cabannes sont si grandes, qu'elles peuvent contenir une famille de trente personnes. Il paroît que la Langue de toutes les Nations Caffres est à peu près la même; mais elle est si confuse & si mal articulée, que les Étrangers ne peuvent l'apprendre. Au contraire les Caffres apprennent assez facilement celle des Étrangers, & dans le voisinage du Cap il s'en trouve beaucoup qui se font entendre en Hollandois. Quoiqu'ils n'ayent aucune trace de culte religieux, on croit qu'ils reconnoissent un Être Souverain, mais ils ne pensent guères à lui rendre le moindre hommage. Ils poussent néanmoins des cris vers le Ciel, lorsqu'après un mauvais tems ils voyent que l'air commence à devenir plus doux ou plus serein. Ils rendent aussi quelques respects à la Lune lorsqu'elle commence à paraître, du moins si l'on en juge par l'ardeur avec laquelle ils passent alors toute la nuit à chanter & à danser.
S'il avoit pu nous rester quelque curiosité après avoir passé quelques heures dans l'Habitation des Sauvages, elle auroit regardé le Fort d'Hallenbock que les Hollandois ont construit à dix lieuës du Cap, & qui est devenu un lieu considérable par le grand nombre d'Habitans qui s'y sont établis. Il est fait pour arrêter les Sauvages, qui peuvent quelquefois s'attrouper. Une garnison assez nombreuse rend le Cap & les autres Habitations tranquilles de ce coté là. Mais ayant peu de lumières à espérer dans une Place de Guerre, nous retournâmes au Cap le lendemain de notre départ.
J'y étois attendu par une disgrâce que j'étois fort éloigné de prévoir, & qui m'auroit été néanmoins beaucoup plus fâcheuse si elle eut été différée plus long-tems. Depuis huit jours que nous étions arrivés au Cap, on avoit eu le tems de réparer ce qui pouvoit manquer à notre Vaisseau, & nous pensions à nous remettre en mer au premier vent. Mais en partant vingt-quatre heures plûtôt, je me serois exposé au chagrin de ne recevoir que dans les Indes une nouvelle qui auroit rendu mon Voyage absolument inutile. Pendant la nuit que nous avions passée à visiter les Habitations Hollandoises, il étoit arrivé au Cap un Vaisseau Anglois, qui ne s'étoit arrêté comme nous que pour quelques nécessités de Navigation. Il faisoit aussi le Voyage des Indes, & n'étoit parti de Londres qu'environ quinze jours après le nôtre. M. Sprat mortellement picqué de l'innocente tromperie qu'il avoit à me reprocher, avoit saisi la première occasion d'en tirer vengeance. Le Capitaine, qui se nommoit M. Rut, étoit chargé d'un ordre cruel, qu'il devoit me remettre au premier lieu où il pourroit me rencontrer.
N'ayant point compté de trouver notre Vaisseau au Cap, il n'avoit appris qu'avec un extrême étonnement que nous y étions depuis huit jours; & dans mon absence il avoit déja cherché à voir ma femme, mais il ne lui avoit fait aucune ouverture de sa Commission. Je lui en sçus bon gré en l'apprenant moi-même, parce que cette nouvelle, annoncée sans préparation, auroit causé trop de chagrin à toute ma famille. M. Rut m'ayant fait demande la permission de me voir, commença son discours par un compliment fort civil sur le tort qu'il m'alloit faire, & dont le ressentiment ne devoit pas tomber sur lui. Ensuite, me remettant une Lettre de M. Sprat, il me dit qu'il en avoit une autre à rendre à mon Capitaine, qui contenoit les mêmes ordres. Je me hâtai de lire la mienne. C'étoit une révocation de la Charge de Supercargoes dont j'étois revêtu dans le Vaisseau, & de la Commission que M. Sprat m'avoit accordée dans son Comptoir. Il ne me cachoit pas, que sensible à l'outrage qu'il prétendoit avoir reçû par ma conduite, il étoit charmé de m'en faire porter la peine; & seulement, disoit-il, il plaignoit ma malheureuse famille qui alloit peut-être se trouver réduite à bien des extrémités fâcheuses par mon injustice & ma mauvaise foi.
J'avoüe que ce malheur me parut terrible. Cependant, je remerciai intérieurement le Ciel d'avoir permis que M. Rut m'eût rencontré au Cap, pour m'épargner une course dont le terme auroit augmenté mes embarras. Les Marchandises que j'avois sur le Vaisseau ne pouvoient m'être enlevées, & ce seul fond suffisoit pour me soutenir pendant quelque tems au Cap. Les Hollandois sont d'un excellent caractere. Je ne doutai point qu'en leur expliquant la cause de mon infortune & le besoin que j'avois de leur assistance, ils ne m'accordassent toutes les faveurs qui conviendroient à ma situation.
On voit que dans ces premières réflexions je ne faisois point entrer la ressource des lingots d'or, dont je ne me flatai point effectivement que notre Capitaine me fît jamais la moindre part. Je n'avois aucun titre pour y prétendre. Quoiqu'il m'eût donné quelques témoignages d'amitié, & que je lui crusse un bon naturel, je jugeai que l'ardeur qu'il avoit pour s'enrichir, lui feroit oublier des promesses dont l'execution ne dépendoit que de sa volonté. Enfin, je comptai si peu sur la générosité de son cœur, que ne pensant pas même à le solliciter par des prieres inutiles, j'employai mes premiers soins à calmer les inquiétudes de ma femme. De là je me rendis au Vaisseau, pour faire décharger mes Marchandises. Le Vent étoit devenu si favorable depuis une heure, que j'apprehendois tout de l'empressement de l'Équipage. Mais je trouvai le Capitaine à Bord, où il avoit reçu la Lettre de M. Sprat. Il vint à moi, les bras ouverts & la larme à l'œil. Après m'avoir fait connoître qu'il étoit instruit de mon malheur, & qu'il regrettoit amérement de n'y pouvoir remédier, il me félicita d'en avoir reçu la nouvelle dans un lieu où je pouvois trouver mille moyens de l'adoucir. D'ailleurs, ajouta-t-il, vous ne serez pauvre nulle part avec une bonne partie de nos Lingots, que mon intention est de vous ceder.
Il ne falloit que mon embarras, sans aucun attachement aux richesses, pour me faire trouver le sujet d'une vive satisfaction dans ce discours. J'embrassai à mon tour un Ami si fidelle & si génereux, & les premiers témoignages de ma reconnoissance tomberent sur sa bonté plus que sur le tresor qu'il me promettoit. Mais enfin, dans l'état où j'allois me trouver, je ne lui cachai point que ses génereuses promesses me rendoient la vie, & sauvoient peut-être du dernier désespoir une malheureuse famille dont le sort meritoit sa pitié. Des remercimens si vifs exciterent encore le noble penchant de son cœur. Il me protesta que si l'honneur lui eût permis d'abandonner la conduite de son Vaisseau, il auroit pris le parti de lier sa fortune à la mienne, & de me proposer même sa main pour ma fille aînée. Et s'il eût pû se persuader, ajouta-t-il, que je voulusse faire assez de fond sur sa parole pour attendre son retour, il n'auroit pas balancé à me jurer que je le trouverois dans la même disposition. Une offre de cette nature ne pouvoit être acceptée subitement. Je lui répondis qu'à son retour il me trouveroit vraisemblablement au Cap, & que sans recevoir de lui aucune promesse par laquelle il pût se croire engagé, je serois ravi de lui voir rapporter des sentimens si favorables à ma famille. Il les confirma sur le champ, en faisant décharger parmi mes Marchandises le Baril qui contenoit environ la quatriéme partie de notre or.
Quoique les essais que nous avions faits à Ferro & depuis notre arrivée au Cap, ne me laissassent plus aucun doute que nos Lingots ne fussent de l'or réel, il s'y trouvoit tant de mêlange que mes richesses ne répondoient pas tout-à-fait à l'idée qu'on s'en pourroit former. Nos calculs nous avoient déja fait concevoir qu'il y avoit deux tiers à rabattre sur le volume. Mais en supposant même une diminution de trois quarts, je comptois que ma part étoit d'environ cent mille écus; & dans l'état de ma fortune, cette somme méritoit bien le nom de trésor. Je promis au Capitaine que s'il repassoit au Cap, il trouveroit en me revoyant que je n'aurois pas négligé nos intérêts communs. J'étois pénétré de tendresse en lui faisant mes adieux, & je communiquai les mêmes sentimens à ma famille. Le Vaisseau qui m'avoit apporté les ordres de M. Sprat partit avec le nôtre. Il se nommoit le Georges.
Le bruit de ma disgrâce s'étant déja répandu au Cap, avec des circonstances d'autant plus avantageuses pour moi, qu'elles avoient été confirmées par le Ministre même des fureurs de M. Sprat, je trouvai de la compassion & de la bonté dans les Officiers de la Compagnie Hollandoise & dans tous les Habitans. Ils ne me croyoient pas riche, parce qu'ils avoient sçû que le seul motif de mon Voyage avoit été de réparer ma fortune. Ils me proposerent d'abord d'acheter mes Marchandises, en me faisant entendre qu'ils m'y feroient trouver autant de profit que si je les eusse transportées aux Indes. Mais j'avois déja formé d'autres vûës pour lesquelles je les croyois nécessaires. D'ailleurs, en confessant à ces généreux Hôtes que mes affaires étoient fort dérangées, je ne voulois pas qu'ils me crûssent dans la nécessité, & j'étois bien aise au contraire de les mettre dans l'opinion que les restes de ma fortune me laissoient encore le pouvoir de former quelque entreprise.
L'inclination qu'ils avoient à me secourir devint beaucoup plus vive, lorsqu'ayant commencé, moi & toute ma famille, à étudier leur Langue, ils purent nous parler & nous entendre. Ma fille aînée étoit aimable. Je ne fus pas long-tems sans recevoir pour elle des propositions de mariage. Un Marchand établi depuis vingt ans au Cap, où il avoit amassé de grandes richesses, & veuf depuis six mois, me fit offrir de la prendre sans dot. Je ne rejettai point absolument ses offres. Mais quoique mon Capitaine ne se fût lié à moi que par une promesse vague dont je l'avois même dispensé, la reconnoissance que je devois à son amitié m'avoit fait prendre la résolution d'attendre effectivement son retour. Mon intention d'ailleurs étant bien éloignée de me fixer au Cap, j'aurois eu trop de regret d'y laisser ma fille, au risque de ne la revoir jamais. Cependant, pour le dessein que j'avois de m'instruire dans toutes les méthodes de Commerce, & de jetter les fondemens de quelque entreprise avant le retour du Capitaine, je gardai des ménagemens qui pouvoient faire croire aux Hollandois que je pensois à profiter de leurs bontés. Je n'alléguai que l'extrême jeunesse de ma fille, & je demandai qu'on lui laissât du moins le tems d'apprendre mieux la Langue. Ayant pris une maison au Cap, je cherchai par degrés à m'insinuer dans la confiance de mes Voisins; je me mêlai insensiblement dans leurs assemblées & dans leurs affaires. Je parvins bientôt à n'être plus regardé comme un Étranger.
Ma femme, qui avoit de l'esprit & du courage, entra merveilleusement dans les projets que je lui avois communiqués. Elle se fit aimer universelment dans l'Habitation, & l'habitude des mœurs Hollandoises ne lui coûta rien à former. Nous raisonnions souvent ensemble sur les desseins que je méditois, lorsqu'il arriva de Hollande trois Vaisseaux qui alloient à Batavia. Cet incident me fit suspendre une résolution que je me croyois à la veille d'éxécuter. Je pensai qu'avant que de me livrer à des idées trop hautes, je ne ferois pas mal de saisir une si belle occasion de m'instruire. La confiance des Hollandois croissant pour moi de jour en jour, je ne doutai point qu'ils ne m'accordassent la liberté de faire le Voyage de Batavia, surtout lorsque je leur laisserois des gages aussi chers que ma famille. Je commençois à parler fort bien leur Langue. Il ne me manquoit qu'un prétexte pour leur faire agréer mon dessein. Le hazard me l'offrit heureusement par la mort d'un Facteur de quelques Marchands de Londres, qui avoit obtenu de la Compagnie de Hollande la permission de faire le Voyage à bord d'un de leurs trois Vaisseaux. S'étant trouvé fort mal en arrivant, il avoit appris avec joie qu'il y avoit au Cap un Anglois dont on y estimoit la probité, & dans ses derniers momens, il me proposa de me charger de ses Lettres & de ses Mémoires, pour les faire remettre à Londres, ou pour exécuter moi-même sa Commission. Elle regardoit la Cargaison d'un Vaisseau Anglois, qui avoit péri près de l'Isle de Java l'année précédente en revenant de la Chine. Les Hollandois de Batavia avoient sauvé une partie considérable des richesses qu'il apportoit; mais après de longues discussions, qui n'avoient pû se terminer à Amsterdam, les Marchands Anglois avoient pris le parti d'envoyer un de leurs Facteurs aux Indes, & la Compagnie ne s'y étoit pas opposé.
La facilité que je ne pouvois manquer de trouver à revenir de Batavia au Cap, me fit espérer qu'après avoir fini les affaires des Marchands de Londres, je serois de retour assez-tôt pour prévenir M. Rindekly, mon ancien Capitaine. S'il continuoit son Voyage jusqu'en Angleterre, je me proposois de le charger du rapport de ma conduite & des pièces ou des effets que je devois retirer de Batavia. Avec cette vûë, j'avois celle de mortifier M. Sprat, lorsque tous les Marchands de Londres apprendroient de la bouche de mon ami, & peut-être par le succès de ma négociation, que je ne méritois pas le tort qu'il avoit fait à mon honneur en m'ôtant les emplois qu'il m'avoit confiés. Enfin, quelque parti que M. Rindekly pût prendre après sa course, je ne devois pas douter que s'il s'arrêtoit au Cap pour épouser ma fille, celui à qui il remettroit la conduite de son Vaisseau jusqu'à Londres ne fût digne de ma confiance autant que de la sienne.
Il n'y eut personne au Cap qui n'applaudit à ma résolution. Ma femme ne l'approuva pas moins, & ce fut elle qui me conseilla de prendre avec moi l'aîné de mes fils. J'embarquai une partie de mes Montres & de mes ouvrages d'Orféverie, avec le quart de mes lingots que je voulois une fois convertir en argent monnoyé pour m'assurer de leur juste valeur. Nous partîmes le 17. de Juillet, à bord du Dauphin, Vaisseau de Middlebourg. Notre navigation fut heureuse jusqu'à la hauteur du Cap de Bruining, éloigné d'environ cent lieuës de celui de Bonne Espérance. Mais un vent impétueux nous ayant fait perdre de vûe les deux autres Vaisseaux, nous passâmes quatre jours entiers sans les revoir. Enfin, lorsque nous commencions à perdre l'espérance de les rejoindre, nous les apperçûmes à l'ancre, & nous découvrîmes, à mesure que nous en approchions, qu'ils avoient été plus maltraités que nous par la tempête. Le Zuyderzée, qui portoit quarante pièces de canon, avoit perdu deux de ses mâts, & se trouvoit ouvert de tant de côtés, que dans le danger pressant où il étoit, on avoit déja transporté une partie de sa carguaison dans l'autre. Quoiqu'on eut apporté une diligence extrême à fermer toutes les voies d'eau, il s'en formoit de nouvelles à tous momens; ce qu'on ne pouvoit attribuer qu'au choc violent de quelque rocher, qui avoit ébranlé toute la charpente, sans qu'on s'en fût apperçu dans l'agitation de la tempête; & le péril étoit ainsi d'autant plus terrible, que renaissant sans cesse, on ne savoit où le reméde devoit être porté pour le prévenir. Les trois Capitaines ayant tenu conseil sur un si malheureux accident, conclurent à faire passer le reste de la carguaison, ou du moins ce qu'elle contenoit de plus précieux, sur le Bord où j'étois. Il ne resta dans le Zuyderzée que l'artillerie, l'équipage & les vivres. Mais ce qui servoit à le soulager nous devenoit si incommode, qu'au lieu de continuer notre route, tous nos vœux furent pour trouver quelque Côte où nous pussions nous délivrer de cet embarras. Nous profitâmes à toutes voiles d'un vent qui nous poussoit vers le Continent, & l'ayant eu deux jours entiers de la même force, nous apperçûmes la terre au troisiéme jour. Le rivage étoit uni; & plus loin dans les terres, nous découvrions quantité de bois qui nous firent prendre une bonne opinion du Païs; mais il nous étoit inconnu, & nous n'appercevions ni Habitations, ni Port qui pussent servir à diriger notre course. La sonde ne nous faisoit plus trouver que dix-huit brasses. Nous mîmes à l'ancre, & n'étant guéres qu'à trois ou quatre lieuës du rivage, nous prîmes le parti de détacher la Chaloupe pour observer plus particulierement la Côte.
Dans l'ardeur qui me faisoit chercher toutes les occasions de m'instruire, je me mis au nombre de ceux qui sortirent du Vaisseau. Nous n'eûmes pas avancé l'espace de quatre ou cinq milles, que nous sentant repoussés par les flots dans une Mer assez tranquille, nous ne doutâmes point que nous ne fussions fort proches de l'Embouchure de quelque grande Rivière. Cette espérance nous causant beaucoup de joie, nous continuâmes d'avancer à force de rames, & nous distinguâmes enfin si clairement le courant & la différence des eaux, que nous retournâmes aussi-tôt au Vaisseau pour y porter cette agréable nouvelle. Les trois Capitaines ne balancérent point à prendre sur le champ la même route. Notre rapport se trouva fidéle. La Rivière se retrécissant à mesure que notre vûe pouvoit s'étendre dans les terres, nous crûmes qu'avec un tems fort doux, il n'y avoit aucun péril à nous avancer la sonde à la main. La profondeur de l'eau se trouva presque égale depuis l'extrêmité de la Côte, jusqu'au lieu où l'Embouchure commençoit à se retrécir; & le rivage paroissant assez commode sur la gauche, nous jettâmes l'ancre à la portée du fusil de la terre, sur douze brasses de fond.
Comme le Païs nous offroit beaucoup de bois, & que nos trois Vaisseaux ne manquoient ni d'ouvriers, ni d'instrumens, les Capitaines jugérent qu'il étoit inutile de chercher plus loin des secours que nous pouvions nous procurer sans pénétrer dans le Païs. On commença le travail avec beaucoup d'ardeur. Mais quel moyen de refuser à une partie de l'Équipage la liberté de chasser sur la Côte? Quoique cette permission ne fut accordée qu'avec beaucoup de réserve pendant les premiers jours, elle devint plus facile à obtenir lorsqu'on vit rapporter aux Chasseurs le meilleur & le plus beau gibier du monde. Ceux qui s'écartoient le plus du rivage, nous assurérent qu'ils avoient vû des cédres d'une beauté admirable, & d'autres arbres odoriférans. Ils avoient pris vifs quelques oiseaux, qui étoient tombés à terre au bruit de leurs fusils, & un petit animal de la grosseur d'une belette, dont la peau étoit mouchetée de diverses couleurs. Pendant quatre jours que l'ardeur de la chasse alloit en augmentant, nous nous trouvâmes assez de venaison de toutes sortes d'espéces pour nourrir les trois Équipages pendant plusieurs mois. Aussi ne prenions-nous plus cet exercice que pour notre amusement. Mais le bruit de tant de coups de fusils n'ayant pû manquer de se faire entendre, quelques Chasseurs nous avertirent, le cinquiéme jour, qu'après avoir observé d'abord un nuage de poussiere dans une vaste campagne qu'ils avoient parcouruë, ils avoient été surpris de découvrir un corps considérable d'hommes armés, qui marchoient vers la Mer, & qui ne devoient pas être éloignés de plus d'une lieuë. Il étoit clair qu'ils nous cherchoient. Les Capitaines se hâtérent de faire tirer un coup de canon pour rassembler tout leur monde. Ils auraient souhaité que chacun pût regagner son Bord avant l'arrivée des Nègres: mais perdant cette espérance dans une allarme si subite, ils ne voulurent point abandonner à la discrétion des Sauvages quantité d'honnêtes gens qui étoient encore dispersés. Le Capitaine du Vaisseau de Midelbourg, brave & prudent Officier, fut d'avis de nous ranger tous derriere les arbres qu'on avoit apportés sur le rivage, & que nos Charpentiers commençoient à mettre en œuvre. Il donna ordre en même-tems que les Vaisseaux eussent le flanc tourné vers la terre, pour être en état de faire leur décharge au premier signe. Les trois Équipages montant ensemble au nombre de cent dix hommes, nous étions à terre environ soixante, qui n'avions point d'autres armes que nos fusils & des bayonettes. Mais quoique le signal du canon eut ramené les moins éloignés, il nous en manquoit encore huit ou dix qui couroienr grand danger d'avoir été coupés par les Nègres. Cependant nous découvrimes bien-tôt la petite Armée qui sembloit nous menacer. Quoiqu'au fond notre frayeur fut médiocre, parce que les Hollandois sont aimés de la plûpart de ces Peuples, avec lesquels ils entretiennent continuellement quelque commerce, nous ne négligeâmes aucune précaution pour notre défense. En peu de momens les arbres avoient été croisés les uns sur les autres, & rangés avec assez d'habileté pour faire une barricade fort difficile à forcer. La facilité d'ajuster nos coups, en tirant à bout posé, nous rendoit presque sûrs de l'effet de toutes nos décharges; & nous ne doutions point que le bruit d'environ quarante pièces de canon n'augmentât beaucoup la frayeur de nos ennemis.
Notre agitation n'empêchoit point que nous n'eussions l'œil ouvert sur tous leurs mouvemens. Ils s'arrêterent à cinq cens pas de nous. Leur nombre nous parut d'environ trois cens. Ayant connu que nous les attendions de pied ferme, & la vûe des trois Vaisseaux servant peut-être à les refroidir, ils détachérent vers nous quatre hommes, que nous reconnûmes ensuite pour quatre de leurs Officiers. Nous nous disposâmes à les recevoir honnêtement, & l'un de nos trois Capitaines s'avança de quelques pas au devant d'eux, suivi d'un même nombre de nos gens. Ces quatre Nègres étoient de belle taille. Ils portoient des bonnets quarrés, qui étoient ornés de plumes de Paon & d'Autruches. Ils avoient le corps nud, mais ils portoient des chaînes de fer qui se croisoient sur l'estomac & sur le dos. Leurs armes étoient l'arc & la fléche, avec une hache & un poignard, suspendus à leur ceinture. Ils avoient aussi sur le dos, à côté du carquois, une sorte de bouclier, garni d'une peau de bufle.
Ils nous saluerent d'un air fier. Le Capitaine leur rendit leur salut, & ne comprenant rien à quelques discours qu'ils prononçoient dans leur Langue, il leur montra, pour réponse, nos Vaisseaux, & notre Troupe, qui faisoit fort bonne contenance derriere les arbres. Les Nègres, voyant qu'ils n'étoient point entendus, prononcerent fort distinctement quelques mots Hollandois, sans liaison à la vérité, mais capables de nous faire juger aussi-tôt qu'ils avoient déja reçû des visites de cette Nation. Le mot d'ia, par lequel nous applaudimes d'abord à ce que nous entendions, fut un nouveau signe par lequel ils nous reconnurent aussi. Ils firent d'une main dans l'autre le mouvement par lequel ils expriment les échanges du commerce; & nous nous figurâmes qu'ils vouloient nous marquer que nous étions des Marchands, ou qu'ils espéroient de faire quelques affaires de négoce avec nous. Notre manière de répondre ayant été propre à les confirmer dans cette idée, ils ne penserent plus qu'à nous accabler de caresses.
Nos Capitaines leur offrirent alors un verre d'eau-de-vie, qu'ils accepterent avec les témoignages d'une joie fort vive. Ils ne se firent pas presser davantage pour entrer dans une Chaloupe, & se laisser conduire aux Vaisseaux. On leur y donna des rafraîchissemens. Ils les prirent avec avidité; & quoiqu'ils parussent moins touchés de quelques petits présens que les Capitaines joignirent à la bonne chere, ils les reçûrent aussi avec différentes marques de reconnoissance.
Leurs gens avoient fait si peu de mouvement dans cet intervalle, que nous les jugeâmes plus accoutumés à la discipline militaire que le commun de ces Barbares. Ils attendirent le retour de leurs Chefs, qui reprirent en nous quittant le même air de fierté avec lequel ils nous avoient abordés. Toute leur Troupe s'éloigna aussi-tôt, comme s'ils ne leur étoit plus resté la moindre défiance de notre amitié. Nous raisonnâmes beaucoup sur le Païs où nous étions, & les Capitaines croyant en pouvoir juger par les armes des Nègres, s'imaginerent que ce devoit être quelque partie du Royaume de Carlevan. Nous n'avions aucun interêt présent qui nous portât à profiter de leur bonne volonté. Mais il nous restoit de l'inquiétude pour les huit personnes de l'Équipage qui ne s'étoient pas rendus au signal du canon. Le jour entier se passa sans qu'on les vit paroître. Le lendemain dans l'après midi, nous fûmes surpris de les voir descendre sur la Rivière dans une Barque assez ornée, qui étoit suivie de deux autres Barques remplies de Nègres. Ils nous rejoignirent d'un air fort satisfait. Étant tombés la veille dans le corps des Sauvages, ils avoient été arrêtés, & conduits aussi-tôt par un détachement à la Ville voisine où passoit le Fleuve qui les avoit apportés. Ils nous firent une description fort confuse de mille choses qu'ils avoient observées avec d'autant moins d'attention, que tout leur esprit avoit été d'abord occupé par la crainte. Cependant il s'étoit trouvé dans la Ville un Nègre qui entendoit & qui parloit même assez clairement la langue Hollandoise. Ils avoient été traités civilement aussi-tôt qu'ils avoient été reconnus; & dans la crainte que nous ne reçussions quelque insulte de la Milice qui s'étoit avancée vers la Mer au bruit de nos mousquetades, ils avoient eu la liberté de partir, avec le Nègre qui leur avoit servi d'Interprete, & quelques autres Nègres, qui avoient ordre de nous faire toutes sortes de caresses. La Ville, qu'ils nommerent Pemba, n'étoit qu'à sept ou huit lieuës par eau; mais à cause de quelques marais impraticables, autour desquels il falloit prendre pour gagner le bord de la Mer, on y comptoit plus de douze lieuës par terre.
Ce que l'interpréte Nègre joignit à ce récit, nous fit connoître que nous étions sur la cote d'Estrila, qui sans appartenir au Roi de Carlevan, est tributaire de ce Prince, & fait un commerce assez considérable avec les Hollandois & les Portugais, qui entrent dans le Païs sans y avoir encore aucun Comptoir. Entre plusieurs marchandises qu'ils en tirent, telles que des gommes & du tamarin, ils en rapportent des dents d'une espece de Sanglier, qui les ont plus belles que les Elephans.
Le Nègre qui nous faisoit ce récit, nous invita d'une manière pressante à remonter la Rivière jusqu'à Pemba, en nous assurant que nous y trouverions toutes sortes de commodités & d'ouvriers pour le radoubement de nos Vaisseaux. Mais en l'entendant raisonner sur ses propres intentions, nous comprimes que servant au commerce du Païs avec les Européens, il y trouvoit des avantages qu'il vouloit aussi se procurer avec nous. Il avoit été vendu dans sa jeunesse à des Marchands d'Esclaves, & son aversion pour l'esclavage lui avoit inspiré le courage de se jetter dans la Mer, à la vûe d'un Vaisseau Hollandois, qu'il avoit eu le bonheur de joindre, après avoir nagé pendant plus de deux heures. Ayant été conduit à Bantam, il y avoit passé plusieurs années avec assez de douceur pour en conserver un souvenir qui lui faisoit toujours aimer les Hollandois. Comme les trois Vaisseaux étoient chargés pour Batavia, nous n'avions aucune vûe de commerce qui pût nous arrêter; & les réparations que nous avions à faire au Zuyderzée ne demandoient point d'autres secours que ceux de nos propres ouvriers.
Ainsi nous étant acquittés de la politesse du Nègre & de ses Compagnons par quelques légers présens, nous nous remîmes en Mer après huit jours de repos. Le tems ne cessa plus de nous favoriser jusqu'à la vûe de l'isle de Java, où nous essuyâmes encore une tempête si violente, qu'elle nous força d'entrer dans le Détroit de la Sonde, & de relâcher à Bantam. Cette Ville, où les Hollandois ont une forte Garnison qui tient le Roi & tout le Païs sous leur obéïssance, est située au pied d'une charmante Colline, d'où sortent trois Rivières, qui servent à la fortifier autant qu'à l'embellir. L'une passe au milieu de la Ville, & les deux autres coulent au long des murailles. La nuit étoit fort avancée lorsque nous nous présentâmes à l'entrée du Port. Quoique tout y parût tranquille, je fus surpris qu'à la première nouvelle de notre arrivée il se fit tout d'un coup un bruit épouvantable dont on m'expliqua aussi-tôt la cause. Les Insulaires n'ayant point de cloches se fervent, pour avertir le Public, de plusieurs tambours d'une extrême grosseur, qu'ils battent avec de grosses barres de fer. Ils ont aussi des bassins de cuivre qu'ils battent par mesure, & sur lesquels ils forment un carillon fort harmonieux. Toutes les personnes de qualité entretiennent un Corps de Garde à l'entrée de leur Maison, formé de plusieurs Esclaves, qui veillent la nuit pour la sûreté de leur Maître. Ainsi à la moindre allarme, toute la Ville est réveillée par un bruit extraordinaire; & l'arrivée de trois Vaisseaux dans une nuit fort obscure, avoit causé de l'inquiétude aux Gardes du Port.
Cependant, comme les Hollandois y sont si absolument les maîtres, que les autres Peuples n'y peuvent aborder sans leur permission, nous trouvâmes tout le monde empresse à nous servir. La tempête avoit encore maltraité furieusement un de nos Vaisseaux, & quelques Marchands Hollandois de Bantam étoient interessés dans notre carguaison. C'étoient deux raisons de nous y arrêter. Un de nos trois Capitaines partit le lendemain pour se rendre par terre à Batavia. J'étois le maître de partir avec lui; mais rien ne me forçant à cette diligence, je me fis un amusement de voir Bantam, pour commencer à connoître les Indiens.
Le jour étant venu nous éclairer, je fus frappé du spectacle de la Ville, qui forme une perspective extrêmement riante. Un mêlange de Maisons peintes, séparées par des Jardins plantés de cocos, & distinguées par un grand nombre de petites Tours bâties sur differens modeles, furent le premier objet qui fixa mes yeux. Mais en les ramenant sur le rivage, je reconnus la manière de Hollande dans un grand nombre d'édifices, & l'on m'apprit, pour m'expliquer cette différence, que tous les Étrangers c'est-à-dire les Hollandois, les Chinois, les Malays, les Abissins, & quantité d'autres Marchands qui se sont établis à Bantam, ont leur demeure hors de la Ville. Chacun s'est bâti dans le goût; de sa Nation, ce qui donne une varieté fort agréable aux Fauxbourgs, qui sont d'une grande étenduë. La facilité que nous eûmes à nous procurer tous nos besoins, me fit connoître tout à la fois, que Bantam est un lieu d'abondance, & que les Hollandois y sont fort respectés. Je m'informai d'abord s'il n'y avoit aucun Anglois. On m'en nomma deux, dont l'un y vivoit depuis plus de 20 ans, & jouissoit d'une fortune aisée. L'autre y avoit été conduit depuis quelques mois pat des avantures qui n'ont point de rapport à mon récit, & ne se soutenoit que par son esprit & son adresse. Comme il ne manquoit point de se trouver au Port, à l'arrivée de chaque Vaisseau, pour y chercher l'occasion d'employer ses talens, il apprit de quelques gens de notre Équipage que j'étois de sa Nation, & je le vis empressé à m'offrir ses services avant que j'eusse pensé à les lui demander. C'étoit d'un Hollandois de Bantam que j'avois déjà sû qui il étoit; & le caractère qu'on lui attribuoit n'avoit pû m'inspirer beaucoup de confiance. Cependant je reçûs ses offres, pour me servir de lui du moins comme d'un guide. Sa curiosité sur mes affaires & ses questions pressantes sur les motifs de mon Voyage, ne me donnèrent point toute l'ouverture qu'il souhaitoit de me trouver. Il me fit valoir les connoissances qu'il s'étoit faites dans le Païs; & si je m'en étois rapporté à lui dès les premiers momens, je lui aurois abandonné ma conduite & le soin de tous mes interêts.
J'avois pris une meilleure opinion de M. King, qui étoit l'autre Anglois dont on m'avoit parlé. Je brûlois de le voir, moins pour employer son secours, qui m'étoit inutile à Bantam, que pour me faire un ami dont la societé me fût agréable. Je demandai à celui qui m'avoit prévenu s'il pouvoit me procurer sa connoissance. Loin de me répondre avec la même ardeur, il reçut si froidement cette proposition, que je découvris tout d'un coup qu'ils étoient mal ensemble. Ma défiance augmentant pour lui, je le quittai honnêtement, avec le dessein de ne le revoit qu'après avoir entretenu M. King. Je me fis conduire chez lui, dès le même jour, par un Hollandois. Il me reçut avec beaucoup de civilités. Sa femme, qui étoit Angloise aussi, ne se lassoit point de remercier le Ciel qui lui accordoit la douceur de revoir un homme de son Païs. J'en pris occasion de leur demander s'ils ne recevoient pas la même consolation de M. Fleet, avec lequel je leur appris que j'avois déja quelque liaison. Ils ne m'en rendirent pas un meilleur témoignage que le premier Hollandois qui m'en avoit parlé, & je demeurai convaincu que c'étoit un homme dangereux.
Après avoir entendu le récit de mes affaires, M. King me pressa de prendre un logement chez lui pendant le séjour que je voulois faire à Bantam. Je me rendis à ses invitations. Il ne se flatoit point, en m'assurant que sa conduite & l'usage qu'il faisoit de son bien, lui avoient attiré une égale considération parmi les Indiens & les Étrangers. Je le reconnus dès le lendemain aux caresses qu'il reçut dans la Ville, & que sa protection me fit partager avec lui. Nous trouvâmes en y entrant, le Peuple fort émû, pour l'exécution d'un Criminel qui avoit tué fort lâchement une femme, & qui venoit d'être condamné au supplice. M. King m'apprit les formalités de leur justice, qui sont fort simples & fort courtes. Le Magistrat a son Siège dans la cour du Palais royal, où les Parties comparoissent sans Procureurs & sans Avocats. Si l'accusation est capitale, on amene le Criminel, & les Accusateurs le suivent avec les Témoins. On expose le crime dans toutes ses circonstances. Les Témoins le confirment, & le Jugement succéde aussi-tôt. Il n'y a qu'un seul supplice pour tous les crimes qui méritent la mort. On attache le Coupable à un poteau, & on le tuë d'un coup de poignard. Les Étrangers ont ce privilége, que pourvû qu'ils n'aient point tué de sang froid & de guet à pan, ils évitent la mort en satisfaisant à la Partie civile. J'eus la curiosité d'assister à l'exécution. La foule nous ouvrit le passage en reconnoissant à mes habits que j'étois arrivé nouvellement. Le Criminel étoit déja livré à l'Exécuteur, qui s'approchoit avec lui du poteau. Il avoit les mains liées, la tête nuë, & ses grimaces me firent juger qu'il n'alloit pas recevoir la mort avec plus de noblesse, qu'il ne l'avoit donnée. Cependant la scene fut si prompte, que sa crainte ne le fit pas souffrir long-tems. J'admirai le silence du Peuple pendant l'exécution, & l'air de tristesse que chacun emportoit en se retirant.