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LE TABLEAU.

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Table des matières

IL est deux heures. Le soleil pâle de novembre se voile sous des nuages pluvieux: de la hauteur où je suis placé, je vois se dérouler devant moi une plaine immense. Ce terrain humide et fertile, ces belles prairies, cette végétation vigoureuse, ce vaste horizon qu’aucun accident ne rétrécit m’indiquent suffisamment le lieu de la scène; je suis en Flandre. Je vois au loin des villages et des bourgs, les uns éclairés, les autres dans la demi-teinte. Aussi loin que mes regards peuvent s’étendre, je remarque du mouvement, de la fumée, des troupes, des chevaux; je suis témoin d’une bataille.

Une nappe de lumière échappée du sein des nuages fixe mon attention sur le premier plan. Les attitudes du commandement, les insignes des hauts grades militaires, la beauté des chevaux, la disposition des personnages, tout m’annonce, que là se trouve le chef de l’armée, et que c’est de ce point qu’émanent les ordres, auxquels obéissent ces colonnes que je vois se mouvoir dans le lointain.

Quelle est cette action dont le premier aspect fait battre si vivement mon cœur?.... Je le sais maintenant: à son maintien aventureux, à son air d’impatience et de finesse, a son attitude penchée, à je ne sais quel embarras entre les habitudes de la monarchie et l’ambition républicaine, qui le caractérisent, j’ai reconnu le général Dumouriez. C’est lui qui s’avance entouré de son état-major; l’attention des officiers qui le composent semble partagée entre le plaisir de voir une colonne de prisonniers autrichiens, ayant le colonel Reychak à leur tête, que l’on amène au général en chef, et le spectacle douloureux du général Drouet, mortellement blessé.

Je les reconnais tous. Voilà le jeune et brillant duc de Montpensier. Ce guerrier, c’est Macdonald qui prélude avec tant d’éclat à la gloire qui doit un jour le conduire au premier grade de l’armée. Cet autre, c’est le jeune Belliard qui, depuis, accompagna la victoire sur tous les champs de bataille où elle suivit nos drapeaux. Je suis tenté de l’aborder et de lui demander ce qu’il pense du sort de la bataille; je prévois qu’elle renferme les destinées de la patrie. Il s’agit de savoir, si les peuples de l’Europe imposeront des lois à la France, ou si elle achèvera la conquête de sa liberté ; si elle purgera son territoire des étrangers qui ont osé l’envahir. Le champ de bataille où va se décider cette grande question, c’est Jemmapes.

Combien de braves sont déjà tombés en sacrifice, dans cet holocauste à la patrie! De vieux soldats soutiennent le général Drouet enveloppé dans une couverture de l’ambulance. Leur figure, sillonnée par les fatigues ou les blessures de la guerre, porte l’empreinte de la pitié : l’émotion a ébranlé ces ames endurcies au péril. Je cherche avec une douloureuse inquiétude la blessure de Drouet, sur son corps à demi découvert; je ne la trouve pas;... mais ses jambes ne se dessinent point sous la draperie ensanglantée, qui retombe perpendiculairement de ses genoux jusqu’à terre. Les deux jambes ont été emportées par un boulet: qu’il doit souffrir! mais que l’expression de sa douleur est noble! quelle exaltation et quelle résignation dans tous ses traits! Il tourne les yeux vers ses compagnons d’armes; et pendant qu’un chirurgien le montre au général en chef, je l’entends qui s’écrie: «Français, qu’importe

» ma vie! on se bat derrière vous; le village

» de Cuesmes va être emporté ; je mourrai, je

» le crois; mais j’aurai contribué à la première

» victoire de la république.»

Noble amour de la patrie, quelle sublimité tu donnes à la bravoure! quelle tendresse héroïque respire dans les traits de ce guerrier! L’irrésistible force de son dévouement a dompté la souffrance physique, et ses yeux, prêts à se fermer, étincellent encore d’espérance et d’héroïsme.

A quelque distance, un jeune homme à la première fleur de l’âge, monté sur un coursier ardent, et vêtu avec une élégance recherchée, abaisse sur le général mourant un regard plein de compassion. Cette première leçon de dévouement à la patrie marquera sans doute dans une ame si tendre; peut-être un jour aussi le sang de ce jeune guerrier.... Mais comment un si aimable enfant se trouve-t-il sur un champ de bataille! Que sa figure est douce et délicate! que ses yeux sont beaux! qu’il semble peu fait pour endosser la cuirasse et porter une pesante épée! Non, ce visage n’est pas celui d’un soldat. Sous le daim flexible, qui recouvre ses membres, la gracieuse rondeur de ses formes trahit un sexe qui n’est point né pour la guerre: c’est une femme, c’est une jeune fille, c’est cette jeune Fernig, que le seul amour de la patrie, que la haine d’un ennemi insolent et agresseur précipita au milieu de l’armée française; noble amazone, à qui un peuple enthousiaste de la beauté et de la valeur n’avait encore consacré ni un poëme, ni un tableau, ni une statue.

Je détache à regret mes regards de ce groupe si intéressant, pour les porter sur l’ensemble de ce premier plan, et saisir, l’un après l’autre, les détails qui le composent. Voici le père de la jeune Fernig: devant lui, j’aperçois Baptiste, ce domestique de Dumouriez, qui réclame une part dans la gloire de cette journée; on le verra bientôt, sans ordre, conduit par un instinct de valeur et d’habileté militaire, rallier six bataillons, et charger à leur tête.

Une fosse de charbon embrasé fait jaillir, à droite de tous ces personnages, les flots d’une lumière rougeâtre.

Par quel art mon œil enchanté passe-t-il si doucement d’une nuance à l’autre, et quelle est cette habile combinaison d’effets naturels, qui me conduit, sans disparate, de l’ardente clarté de cette fournaise à la douce lumière du premier plan, à la teinte sombre de l’enfoncement, aux collines bleuâtres de l’horizon et à l’azur d’un ciel obscurci par les nuages.

Un sentier passe au-dessous de la hauteur, où se trouve l’état-major: un chariot du pays s’y trouve engagé ; il est rempli de nos soldats blessés. La bataille a été meurtrière, et Drouet n’est pas la seule victime de ce jour. Dans le chariot, à côté d’un vieux militaire, je vois couché sur la même paille un jeune volontaire dont la main avait récemment quitté la charrue pour le fusil. Sa tête est pâle et languissamment penchée; hélas! son premier exploit sera-t-il son dernier combat?

Je cherche pourquoi ces chevaux effrayés se cabrent, reculent? Pourquoi l’ouvrier des mines qui les conduit est saisi d’une terreur égale? Un projectile lancé par l’ennemi brûle à quelque distance; l’obus a fait son trou dans le terrain: il va éclater. Autour de là, tout est suspension, inquiétude. Ces prisonniers ennemis, cette résolution froide des chefs, cet effroi physique des chevaux et de leur guide, cet obus qui brûle encore, me donnent une idée plus forte, plus exacte, d’une grande action militaire, que toutes ces petites colonnes en marche de Vander-Meulen, et tous les coups de pistolets, le désordre et la fumée du Parrocel.

Mes regards pénètrent dans la perspective profonde qui recule devant moi. La ville de Mons me présente ses clochers et ses toits éclairés. Un peu en avant, je reconnais le village de Cuesmes sur lequel s’appuie l’extrême gauche de l’armée autrichienne. Je parcours des yeux ce vaste espace où s’opèrent de grands mouvemens de troupes; j’y vois des nuages de fumée, des charges de cavalerie conduites avec une impétuosité irrésistible, le feu des redoutes et la poussière des chevaux.

De gauche à droite, tout se porte en avant, tout marche, tout se précipite; l’armée française va ressaisir la victoire. Sur le devant, à gauche, je remarque la première batterie d’artillerie volante dont notre armée ait fait usage. En arrière de la réserve du général Harville, une attaque impétueuse chasse devant elle l’ennemi déconcerté ; il fuit en désordre; le feu est vif et terrible: la bataille est gagnée.

A peine aperçois-je le cheval blanc du jeune duc de Chartres qui conduit cette charge décisive: il se perd à mes yeux dans l’éloignement; et celui qui contribua si puissamment au gain de cette mémorable journée, semble vouloir échapper à l’imagination reconnaissante, qui le cherche vainement dans ce tableau.

Le mot nous est échappé ; ce grand poëme dont nous aurions voulu reproduire avec des paroles la composition brillante et fidèle, c’est un tableau. L’artiste a réuni sur la même toile tant d’actions. tant de mouvemens instantanés, que la plume est réduite à décrire l’un après l’autre. Il a pu dire en même temps les différentes impressions que de si grands événemens produisent; il a pu, sur le même canevas, et pour ainsi dire du même coup de pinceau, nous montrer l’action et la pensée des batailles, la douleur physique et l’héroïsme qui la surmonte, les plus terribles effets des jeux cruels de la guerre, la magnanime résolution d’une jeune amazone, la résignation des prisonniers de guerre, les honneurs rendus à un brave, enfin toutes les passions, que mettent en jeu les succès et les revers, dans une de ces journées qui décident du sort des empires.

Si, après m’être livré à ma première impression, j’examine ce tableau avec une attention plus minutieuse, je trouve dans les détails une foule de beautés nouvelles. Quelle vérité dans ce groupe de hussards, auxquels une vivandière donne à boire! Que leurs poses sont naïves et leurs costumes fidèles!. Avec quel talent l’artiste a su allier l’agrément du coup-d’œil, cette première condition de la peinture, à la vérité d’imitation et à l’exactitude la plus minutieuse!

Tout-à-fait sur le devant du tableau, à peu près sous mes pieds, je trouve de la paille fraîchement étendue; quelques charbons épars m’annoncent un bivouac abandonné ; en effet, c’est de là que nos troupes ont, ce matin même, débusqué l’ennemi. J’aperçois les pieds d’un cadavre; un autre corps dépouillé est vu en raccourci sur le second plan; des monceaux de morts m’inspireraient moins d’effroi, que ces heureuses réticences de la peinture.

Ce général à gauche, qui laisse tomber un regard indifférent sur l’obus prêt d’éclater, c’est l’intrépide Harville. La réserve qu’il conduit s’avance vers le centre; c’est là qu’une colonne de cavalerie va enlever la première redoute.

Dans la demi-teinte de ces plans éloignés, où je découvre le moulin de Jemmapes, à travers la poudre et la flamme, la bataille toute entière se dessine à mes yeux; je suis toutes les colonnes, je les vois se serrer, se développer, et tous ces mouvemens sont aussi nets, aussi distincts, que s’ils étaient indiqués sur une carte militaire. Toutes les marches, toute la distribution du combat, la charge à la baïonnette, le choc impétueux de la cavalerie; rien ne m’échappe, et j’ai saisi l’ordre de nos guerres systématiques dans le désordre même de la mêlée.

Que voit-on communément dans la plupart des tableaux de batailles? des hommes qui se tuent, des plumets, des sabres, des épées, des chevaux, des membres épars, des tronçons d’armes. Le peintre est trop heureux, s’il a su vous intéresser à quelques groupes, et si le costume, une circonstance locale, ou des figures traditionnelles, vous mettent sur la voie du sujet qu’il a choisi. La fiction vous saute à la gorge, comme disait Montaigne; vous ne trouvez rien d’historique dans ces tableaux d’histoire; et vous écririez volontiers au-dessous Fontenoy, Hochstet ou Friedland.

Ici tout est positif, tout est local. Le paysage est d’une exactitude, rarement observée par les paysagistes eux-mêmes. Les villes, les collines, les hauteurs, les maisons, tout est placé comme dans la nature; jamais les mêmes mouvemens n’ont pu se reproduire dans le même espace. La Bataille de Marengo par Carle Vernet est peut-être la seule production du même genre, dont on puisse faire le même éloge.

Ce beau tableau de la bataille de Jemmapes, où, dans un cadre étroit, Fauteur a resserré une machine si vaste, tant de pensées, d’épisodes et d’intérêt, appartient à S. A. S. le duc d’Orléans. Ce fait explique l’éloignement modeste, où le duc de Chartres se trouve perdu dans cette composition, et dont, sans ce commentaire, on eût sans doute été tenté de faire un reproche à l’artiste.

Salon d'Horace Vernet

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