Читать книгу Napoléon: La dernière phase - Archibald Philip Primrose Earl of Rosebery - Страница 4
PRÉFACE
ОглавлениеDans l'été de 1863, un jeune voyageur anglais qui revenait de Rome s'arrêta deux jours à Paris. C'était un élève d'Eton; un des professeurs du collège l'accompagnait et lui servait de mentor. Ils allèrent entendre Mireille, qui les charma; ils assistèrent à une superbe revue de cavalerie; mais, pour le touriste de seize ans, l'émotion de ce premier séjour à Paris, ce fut sa visite au tombeau de l'Empereur. «Il est, écrivait son maître, un grand admirateur des Napoléons, mais un admirateur intelligent, car c'est le garçon le plus intelligent du monde. Et, puis, il est si amusant!»
L'écolier d'Eton s'appelait, en ce temps-là, lord Dalmeny. Aujourd'hui l'Europe le connaît sous le nom de lord Rosebery et c'est lui qui est l'auteur de ce livre.
D'Eton il passa à Oxford et, avant qu'il eût fini son temps d'Université, la mort de son grand-père transforma l'étudiant en un pair du royaume. Mais, pendant dix ans, la noble assemblée n'eut guère l'occasion de se familiariser avec le son de sa voix. Il n'avait que quatorze ans quand un de ses compatriotes, Dundas de Dundas, lui avait prédit, dans un banquet, qu'il serait premier ministre. Le jeune comte de Rosebery ne paraissait nullement pressé d'entrer en possession de ce poste et il prit par le plus long pour aller à Downing Street. On parlait de ses chevaux, de la coupe de ses habits, de ses goûts artistiques et mondains, de sa bonne humeur et de sa bonne grâce. On le disait capable de tout, même de travailler lorsque le travail l'amusait. Il plaisait fort à ses égaux et il possédait un secret pour se faire aimer des gens d'en bas. Le secret était, tout simplement, qu'il s'intéressait à leurs besoins, à leurs misères, à leurs aspirations.
En 1878, il épousa la plus riche héritière du Royaume-Uni, miss Hannah de Rothschild, fille du baron et de la baronne Meyer de Rothschild dont la prodigue et intelligente bienfaisance a laissé tant de traces durables sur le sol anglais. Ce mariage souleva bien des critiques et éveilla bien des jalousies. Mais les critiques se turent et la jalousie changea de caractère lorsque le public put comprendre quelle compagne vaillante, utile et dévouée lord Rosebery avait su conquérir. Lady Rosebery devint son principal et son meilleur auxiliaire dans la mémorable campagne du Midlothian qui fut le «clou» des élections générales de 1880 et qui rouvrit, toutes grandes, au Grand old man les portes de Westminster. Lord Rosebery en était l'inspirateur et sa résidence de Dalmeny Park en fut le quartier général. Il organisa la victoire; ce qui est quelquefois plus malaisé que de la remporter. Au lendemain du succès, quand le parti libéral rentra triomphalement au pouvoir, il eût pu tout demander; il n'accepta rien. Lorsque, dix-huit mois plus tard, il se laissa nommer sous-secrétaire d'État au Département de l'Intérieur, tout le monde comprit qu'il apportait une force au Cabinet, loin d'en recevoir un honneur, et qu'il y avait déjà en lui plus que l'étoffe d'un sous-ministre. Lors du troisième ministère Gladstone, il reçut le portefeuille des Affaires étrangères et s'y fût sans doute signalé par son initiative, sa vigilance et son habileté si la scission des libéraux unionistes sur la question du Home rule irlandais n'avait déterminé la chute du Cabinet.
Rendu à la liberté, lord Rosebery consacra ses loisirs à des voyages à travers l'Empire britannique. Accompagné de lady Rosebery, il avait déjà fait le tour du monde, en 1882-1883, visité le Canada et l'Australie, étudié sur place, avec la promptitude d'observation et d'assimilation qui le caractérise, les relations entre la mère patrie et ses dépendances plus ou moins lointaines. En 1887, c'est vers l'Inde que se dirigea cette universelle et insatiable curiosité du touriste-homme d'État. Il est revenu de ces voyages impérialiste fervent et convaincu. Mais l'impérialisme n'est pas pour lui «une carrière», comme il l'a été depuis pour les Rabagas d'outre Manche. Ce n'est pas une doctrine politique, sortie du cerveau de celui-ci et exploitée par l'ambition de celui-là, mais un fait qui se produit à son heure et qui est nécessité par un autre fait, indéniable et inéluctable, le développement scientifique et industriel qui a signalé le milieu du dernier siècle. La vapeur et l'électricité, en supprimant ou, du moins, en diminuant les distances, ont fait une vérité de cette égalité de droits et de devoirs qui n'était, jadis, qu'une théorie; elles ont mis fin aux anciens rapports de la métropole et de ses colonies et créé un nouvel état de choses dont la formule et le mode de fonctionnement ne sont pas encore trouvés. Il est peut-être réservé à lord Rosebery de rassurer l'Europe sur les perspectives de l'impérialisme en lui prouvant qu'à ses yeux et à ceux de ses amis ce n'est pas une manifestation de l'esprit d'agression et de conquêtes, mais un problème d'organisation fédérative qui ne blesse et ne menace personne.
Lorsqu'il fut définitivement rentré en Angleterre, lord Rosebery fut nommé membre, puis président du County Council de Londres qu'une loi nouvelle venait d'appeler à l'existence. Quelles que soient les destinées qui attendent encore lord Rosebery et sur quelque objet que se porte son activité, cette période de la présidence du County Council restera une des plus curieuses, une des plus intéressantes, une des plus originales de sa vie publique. Ce contact personnel et quotidien avec la démocratie de la plus vaste cité moderne lui a appris ce qu'il ignorait encore et l'a initié aux derniers secrets de cet art de manier les hommes qui était déjà, chez lui, un don de nature. Il a serré la main à des gens qui l'appelaient «Monsieur Rosebery»; il a gagné les politiciens populaires non en les flattant, mais en les traitant sérieusement et comme des égaux. Du haut de cette plate-forme présidentielle où sa femme venait quelquefois le rejoindre, il a conservé aux délibérations le caractère familial, amical, sans façon, et, j'ajouterai, business-like qui leur convenait. Il a sauvé par là l'Assemblée nouvelle du ridicule et du danger qui menacent ces parlements au petit pied et dont les représentants de certaines grandes villes n'ont pas toujours eu le bonheur de se préserver: d'une part, les vaines déclamations, de l'autre, les mesquines personnalités et l'esprit de coterie. Il a maintenu, sans rudesse, mais avec fermeté, la fameuse règle des quinze minutes, qui endiguait la rhétorique des County Councillors, et a su rappeler aux orateurs qui l'oubliaient que «leur eau était écoulée». Enfin, il a tenu tous les esprits tournés, comme le sien, vers les solutions pratiques, vers les affaires proprement dites, et il a si bien écarté la politique des questions purement municipales qu'à l'heure actuelle les mêmes électeurs envoient des conservateurs à Westminster et des progressistes à Spring Gardens. Si le County Council est devenu, en fait comme en droit, la véritable expression de la grande cité, et si son chef élu fait, peu à peu, rentrer dans l'ombre le Lord-Maire, avec ses pompes surannées et son cortège carnavalesque, le mérite de cette évolution nécessaire revient, en grande partie, à lord Rosebery.
Le deuil cruel qui le frappa dans l'automne de 1890—la mort de lady Rosebery—l'éloigna encore une fois de la vie publique. Il y rentra en 1892 lorsque M. Gladstone, escorté d'une faible majorité libérale, reprit le pouvoir pour essayer de réaliser ce malencontreux projet d'autonomie irlandaise que ses partisans eux-mêmes votaient «la mort dans l'âme». La Chambre des Lords trouva un regain de popularité inattendu en se faisant l'interprète du mouvement de répugnance et de résistance. La tâche de lord Rosebery n'avait, alors, rien d'enviable. Presque seul, au milieu d'une Chambre hostile, il devait, chaque jour, prendre l'offensive et, général sans armée, attaquer une majorité formidable, critiquer non seulement la tendance présente, mais le principe permanent sur lequel reposait la noble assemblée, sonner le glas de l'hérédité, lui, législateur héréditaire, devant une réunion de législateurs héréditaires; se faire tolérer, se faire écouter, se faire applaudir; être révolutionnaire avec tact, impertinent avec esprit, menaçant sans être injurieux. Il y réussit parfaitement et ses discours de cette époque sont, tout simplement, des chefs-d'œuvre d'ironie: non pas l'ironie sceptique, stérile et glacée, mais l'ironie vibrante, passionnée, convaincue et, à cause de cela, sympathique en dépit de tout. Les jours où lord Rosebery se moquait de ses collègues étaient pour eux des jours de fête.
Pour l'honneur de l'Angleterre et pour la paix du monde, il aurait fallu que le soleil s'arrêtât et que M. Gladstone durât toujours, mais ce miracle n'eut pas lieu. Lorsqu'il fut définitivement vaincu par l'âge, abandonné par un sens, puis par l'autre, quoique en pleine puissance politique et intellectuelle, il abdiqua, si l'on peut dire, en faveur de lord Rosebery qui, déjà chef du Foreign Office, joignit à ces fonctions celle de premier ministre. Ainsi se trouva réalisée la prophétie faite, trente ans plus tôt, par Dundas de Dundas.
Quelle succession! Et combien dangereuse, à tous les points de vue! Un moins brave, un moins dévoué l'eût refusée, car ce n'était pas l'heure de César, mais l'heure de Décius. Le parti libéral n'avait jamais été si bas depuis cent ans. Ni cohésion, ni discipline, ni bonne volonté, ni programme commun. Des personnalités et des intérêts prêts à entrer en conflit; des égoïsmes de groupes, mal soudés ensemble et qui devaient se tourner le dos à la première alerte; et, dominant tout, le malentendu du Home rule, la lourde pierre au cou du parti libéral.
Lord Rosebery a-t-il rendu l'unité et la vie à ce parti qui se désagrégeait, qui se mourait? Non; peut-être était-il l'homme, mais ce n'était pas le moment. Il y a des heures où l'on ne doit point contrarier l'action des forces dissolvantes et où la meilleure politique est contenue dans ce mot d'un contemporain de Cromwell, le puritain Saint-John: «Il faut que les choses aillent encore plus mal afin d'aller mieux!»
Du reste, la retraite de lord Rosebery, loin de le faire oublier, semble avoir retrempé sa popularité. Jamais le public ne s'est tant occupé de lui que depuis qu'il a paru ne plus s'occuper du public. On est curieux de tout ce qui le touche, comme le prouvent deux biographies publiées presque simultanément durant l'automne dernier. Il n'est pas loin d'apparaître aujourd'hui comme l'homme nécessaire qui mettra fin non seulement à la crise du parti libéral, mais à ce que j'appellerai la crise de l'Empire.
Quant à nous, comment ne nous réjouirions-nous pas d'une inaction forcée qui nous a valu ce maître livre?
Bien des années s'étaient écoulées depuis la visite aux Invalides. Toute sa vie,—il nous l'explique dans le dernier chapitre,—Napoléon l'avait hanté, l'avait obsédé, à la façon de ces âmes en peine qui reviennent tourmenter les vivants pour obtenir des prières qui assurent leur repos. Ce que réclament les fantômes littéraires, ce n'est pas une messe, c'est un livre. Pour l'écrire, ce livre, il fallait des loisirs: la décomposition et la défaite du parti libéral, en 1895, les apportèrent à lord Rosebery. Il fallait aussi que l'image évoquée prît des contours plus nets et sortit du brouillard de la fausse histoire où elle se dérobait. La publication, en 1899, des précieux Mémoires de Gourgaud, mis au jour par le vicomte de Grouchy et M. A. Guillois, eut cet heureux résultat et, dès lors, l'écrivain put se livrer à une tâche rêvée depuis si longtemps.
Il est bien inutile de louer le livre auprès de ceux qui vont le lire et j'ai hâte de les laisser en tête à tête avec leur plaisir, leurs étonnements, leurs émotions. Ils s'apercevront qu'ils ont affaire à un auteur qui a tout lu et tout compris, les documents anglais et les documents français; qui, après les avoir analysés en historien, les a appréciés en homme d'État et qui sait aussi bien mettre en relief le moindre détail pittoresque du drame qu'en esquisser à grands traits la large et profonde philosophie. Ils se rappelleront les paroles du professeur d'Eton, ces paroles qui jugeaient l'enfant et qui pourraient encore juger le livre: «C'est un admirateur de Napoléon, mais un admirateur intelligent.... Et puis, il est si amusant!»
Les éditeurs croient faire œuvre patriotique en ajoutant ce volume à notre bibliothèque napoléonienne, où il doit prendre, pensent-ils, une place permanente, une place à part, auprès des livres les plus distingués que l'Empereur ait inspirés dans ces dernières années. Ils ne prétendent pas qu'aucune des opinions de l'auteur ne puisse être contestée. Loin de là, ils appellent et sollicitent la discussion.
Pour ma part, je souhaiterais vivement,—et je crois que lord Rosebery n'est pas éloigné de partager ce sentiment,—qu'il fût possible d'exonérer Napoléon de toute complicité dans la fabrication des documents faux mis en circulation par Las Cases. Après que l'auteur a victorieusement réfuté et bafoué avec une souveraine ironie le Congrès de Vienne, qui a mis Napoléon hors la loi, je m'étonne de le voir se rallier sans difficulté à un certain argument de sécurité générale qui permet aux Alliés de séquestrer indéfiniment la personne de Napoléon, alors qu'il n'est ni un sujet rebelle, ni un prisonnier de guerre, ni un criminel condamné par aucun tribunal régulier. A quoi bon raisonner si bien pour aboutir à une conclusion que rien ne justifie et qui ne tend à rien moins qu'à créer un droit contre le droit? Lord Rosebery, inspiré par la pensée, très louable, de soulager la conscience de ses compatriotes du meurtre de Napoléon, triomphe, il me semble, un peu vite des résultats de l'autopsie. L'Empereur n'est pas mort de la maladie de foie particulière à Sainte-Hélène, dont il se prétendait atteint et qui peut n'avoir été qu'une fable. S'ensuit-il que le climat de Sainte-Hélène n'ait pas hâté l'apparition du cancer héréditaire et avancé sa fin de dix ou vingt années? C'est à la science de répondre. Je ne dirai rien du dernier chapitre. Il soulève un problème à chaque ligne. L'auteur le sait si bien qu'il n'a pas d'autre but en l'écrivant et il faut le remercier des questions qu'il pose autant et plus peut-être que des questions qu'il a résolues.
Lord Rosebery appartient à la famille des écrivains-nés, qui ne sont pas des hommes de lettres, à cette famille dont les aînés s'appellent La Rochefoucauld, Hamilton, Saint-Simon. Quelquefois, dans son désir d'être vrai et dans sa hâte d'être juste, il jette tant de choses dans une seule phrase qu'elle semble près d'en perdre l'équilibre. Parfois aussi, il a des négligences, des familiarités, des brusqueries qui sont de la langue parlée et qui doivent déconcerter les professeurs. Mais, quand l'émotion s'empare de lui ou quand sa pensée prend l'essor, l'expression monte avec elle, s'élargit, s'échauffe, s'illumine et laisse bien loin les virtuoses du style académique. Si rien de ces dons n'apparaît dans les pages qu'on va lire, soyez convaincus que c'est la faute du traducteur.
Les Anglais ont fait une réception enthousiaste à cet ouvrage qui leur faisait entendre, pourtant, dans le langage le plus net, de dures vérités. Il devrait recevoir des Français un accueil encore plus favorable, car il interprète leurs sentiments les plus chers avec un accent de sympathie qui semble absolument sincère. Ils ne liront pas sans émotion une phrase comme celle-ci: «Napoléon avait derrière lui la France, capable d'efforts héroïques et d'héroïque endurance, en un mot capable de tout, sauf de l'impossible.» Lequel d'entre nous aurait pu dire plus et dire mieux?
Nous ne connaissons point, en France, ces belles cérémonies où l'on voit, chez nos voisins, les grandes villes offrir le droit de cité à l'homme qu'elles veulent honorer. Mais ce livre vaut les parchemins qu'on enferme dans une boîte d'or. Après cet hommage splendide au grand nom qui nous a tant divisés et qui nous rapproche tous aujourd'hui, lord Rosebery a cessé d'être un étranger parmi nous. Nous nous souviendrons toujours qu'il nous a donné ce livre: puisse-t-il ne jamais oublier qu'il l'a écrit!
Augustin Filon.