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VI

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Sortant de son cabinet, Élisabeth Ronal alla appeler, au seuil de la grande salle où les infirmières accomplissaient leur tâche:

– Claude, tu es là?.. Veux-tu venir un instant?

La jeune fille releva sa tête brune, courbée vers le membre malade qu'elle entourait d'une longue bande, et, d'un geste inconscient, repoussa en arrière son voile d'infirmière, blanc comme la longue blouse qui l'emprisonnait.

– Tout de suite, je suis à vous, Élisabeth. J'achève le pansement et je viens.

Une minute, la jeune femme resta immobile à l'entrée de la salle que parcouraient ses yeux attentifs, errant sur les divers groupes des malades et des infirmières. Et son regard était lumineux d'intelligence profonde et de bonté. Sous la clarté des baies très larges, sa silhouette était toute mince dans la correction du sombre tailleur; la ligne du profil se découpait fine et ferme; les cheveux bruns, rayés, en avant, par une grosse mèche blanche, rejetés autour du front, simplement roulés en arrière, sur la nuque.

Elle sourit aux pauvres gens qui la saluaient d'un chaud: «Bonjour, docteur», car elle était très aimée. Puis, après un bref conseil à une infirmière qui l'avait appelée, elle laissa retomber la porte et rentra dans son cabinet.

Humble, s'y tenait une débile créature qui serrait dans ses bras un petit être chétif. Sa forme alourdie annonçait la maternité future. Près d'elle, debout, était une fillette qui paraissait quatre ou cinq ans, les yeux atones, le visage sans couleur; son pauvre corps, si maigre sous la robe, qu'il semblait fait seulement des os de la charpente.

– Allons, petite Cécile, viens que je voie ton bras, dit doucement Élisabeth, attirant la fillette, dont elle caressa les cheveux serrés en une maigre natte. Puis, avec des gestes légers et vifs, elle enleva le corsage qui recouvrait les épaules étroites. Ses yeux étaient remplis de pitié, observant le pauvre petit corps que rongeait la tuberculose, contre laquelle, la science, hélas! ne pouvait plus rien… L'examen achevé:

– C'est bien, mon petit, fit-elle, j'ai vu… Tu vas t'asseoir là et attendre bien sagement Mlle Claude qui va venir te chercher pour te panser… Voici un bonbon que tu croqueras pour te distraire… Tu es une raisonnable petite fille!

Elle rhabillait l'enfant avec le même soin maternel qu'elle avait eu pour la dévêtir. Puis elle se redressa et son regard, alors, tomba sur le corps déformé de la mère. Une sévérité triste assombrit ses yeux.

– Il faut donc encore vous répéter ce que je vous ai dit l'année dernière. C'est un crime… vous entendez bien, un crime… que vous commettez en vous prêtant à donner la vie à de pauvres êtres dont la santé est détruite à l'avance avec le père qu'ils ont!

La femme baissa la tête.

– Quand il revient de l'hôpital, il faut bien que je lui obéisse!..

Élisabeth eut un geste négatif, et fermement, elle dit:

– Il y a des limites à l'obéissance. Dites-lui que, quand il ne boira plus, vous consentirez à être mère. S'il ne vous écoute pas, envoyez-le-moi. Je tâcherai de lui faire comprendre qu'il n'est pas permis de créer des êtres, quand c'est pour les destiner sûrement à souffrir, même plus, à mourir…

La femme baissait toujours plus la tête. Mais avec une figure lasse et butée, elle répéta:

– Il ne m'écoutera pas. Il me battra si je ne veux pas ce qu'il veut, lui…

Élisabeth n'insista plus. Elle le savait trop bien qu'elle prêchait l'impossible. Elle avait parlé dans un élan de révolte devant la misère du pauvre corps d'enfant. Mais c'était vrai que, même le voulût-elle, la malheureuse qui se tenait là, avec un air de bête écrasée, ne pouvait résister au maître, et peut-être, d'ailleurs, n'en avait pas le désir. Lui, Élisabeth le connaissait bien, brûlé par l'absinthe; les trois quarts de l'année à l'hôpital, revenant juste au logis pour rendre mère, la misérable qui, passive, voyait ensuite mourir ses petits. A la fin du précédent hiver, elle en avait perdu deux. La gamine qu'Élisabeth venait d'examiner arrivait de Berck; et même la brise iodée, respirée tout l'été, n'avait pu vaincre le mal. Le bébé décharné que la mère serrait sur sa poitrine allait, à son tour, en être la victime… Pour Élisabeth Ronal, c'était une vraie souffrance que de se sentir impuissante… Rien, elle ne pouvait rien… Sinon se dévouer toute, pour soutenir et consoler…

Claude entrait, svelte sous sa blouse, marquée vers l'épaule de la croix rouge. Échappées au rigide bandeau du voile, quelques boucles frôlaient le front.

– Claude, vois donc si Mlle de Villebon pourrait maintenant – ou dans peu de temps, – donner le bain fortifiant à ce petit! Asseyez-vous dans la galerie d'attente, madame Lefort. Il y fait bien chaud. Mlle Claude va venir vous donner la réponse; et elle emmènera Cécile pour le pansement.

Déjà, Claude revenait, un peu haletante d'avoir monté en courant l'escalier du sous-sol où étaient installées les cabines de bain.

– Dans dix minutes, Mlle de Villebon aura fini avec la petite Baudache. Elle pourra baigner l'enfant.

– Parfait!.. Vous avez entendu? madame Lefort. Descendez donc avec Mlle Suzore qui va vous conduire à la salle de bains; et pendant que vous déshabillerez votre bébé, elle s'occupera de Cécile. Allons, au revoir, soignez-vous bien aussi. Claude, tu lui donneras un flacon de kola. Ce lui sera bon et tu m'apporteras sa fiche, que je l'annote.

Tout en parlant, elle appuyait sur le timbre, pour qu'un nouveau visiteur fût introduit.

Et Claude disparut, guidant la femme qui la suivait, la marche traînante. Elles laissèrent la petite Cécile assise sur la banquette d'attente où Claude allait venir la rechercher; et par un escalier blanc comme l'était tout le dispensaire dont le ripolin avait revêtu les murs, elles descendirent dans le sous-sol, éclairé par de vastes soupiraux. De chaque côté de l'allée, des cabines pour les bains. Des cris d'enfant s'échappaient de certaines, mêlés au bruit des voix. A gauche, une baie ouverte laissait voir la longue pièce, où, devant la table, une infirmière préparait le coton à stériliser et les bandes à pansement. Une autre, devant une armoire béante, atteignait les draps que l'œuvre fournissait avec une couverture pour une quinzaine, et qui, ce temps écoulé, étaient rapportés au blanchissage. Quand Claude passa, un vieux déposait justement le fardeau qu'il rapportait. Il interpella la jeune fille:

– Eh! madame, je voudrais bien des toiles propres!..

– Ce n'est pas moi qui les donne. Demandez à Madame, fit-elle, indiquant la jeune femme occupée à l'armoire, une brune charmante dont le visage émergeait du col d'Irlande, apparu par l'échancrure de la blouse.

Et continuant sa route, elle alla frapper à la porte d'une des cabines où hurlait un petit. Elle frappa.

– Mademoiselle de Villebon, voici Mme Lefort que le docteur vous envoie.

– Bien, qu'elle entre. Nous avons fini avec Mme Baudache.

Elle entr'ouvrit la porte. En effet, une femme rhabillait une espèce de petit avorton qui crispait son maigre corps et criait à pleins poumons. Éperdument, il se débattait entre les mains qui prétendaient lui entrer une brassière.

– Il souffre? interrogea Claude.

– Non… non… Il est rageur seulement. Aussi, nous ne nous occupons pas de ses protestations et nous l'habillons bon gré mal gré.

En effet, la mère et l'infirmière s'évertuaient à revêtir les bras, aussi minces que ceux de quelque poupée, les jambes gigotantes tachetées de boutons.

Claude les laissa, remonta, toujours courant, l'escalier clair, reprit au passage la petite Cécile qui n'avait pas bougé de son banc, et l'introduisit dans la salle de pansements.

– Je reviens tout de suite, petite fille; assieds-toi là. Je fais une commission pour le Docteur, et puis, je m'occupe de toi!

L'enfant obéit avec une docilité d'animal dressé; et sans un mot, la même expression morne sur son visage souffrant, se laissa placer sur la chaise blanche, trop haute pour ses petites jambes, qui battaient dans le vide.

Et Claude disparut très vite pour aller chercher la fiche demandée par Élisabeth.

Avec des centaines d'autres, portant le nom, les détails sur le malade, le traitement suivi, la fiche était enfermée dans le meuble à coulisse qui occupait un des angles de la vaste salle d'attente, où, sur des bancs, rangés les uns derrière les autres, les malades attendaient leur tour de consultation, sous la garde d'une surveillante. La salle était baignée d'air, de lumière, même par ce jour gris d'automne. Sur le ripolin immaculé, un grand Christ allongeait des bras douloureux. Une petite table servait de bureau.

Il y avait bien là une cinquantaine de malheureux, venus chercher des soins. Dociles, ils attendaient, rangés, sur les bancs, selon leur tour d'arrivée. Une allée séparait les malades qui étaient là pour le docteur Ronal, de la phalange des mères, qui amenaient leurs petits à l'examen du docteur spécialiste pour la vue, dont c'était le jour de consultation. Il y en avait de tout petits qui sommeillaient ou geignaient entre les bras des femmes, appliquées à les tenir paisibles; et de plus âgés qui eux, avaient peine à demeurer tranquilles sur leur banc, se levaient, tombaient, criaient; ce qui provoquait les «chut!» impatients de la surveillante, très sévère sur le chapitre de la discipline.

Quelques mères ayant imaginé de promener leurs nourrissons pour les endormir, elle les rappela vivement à la règle, qui était d'attendre à sa place, en silence.

Du côté des adultes, nulle infraction. Tous, vieux ou jeunes, attendaient, avec une expression de patience résignée.

Les yeux se tournèrent vers Claude, qui entrait et eut un petit signe de bienvenue à des habitués qui la saluaient. Elle fourragea dans le meuble aux fiches, le geste précis, découvrit aussitôt ce qu'elle cherchait et porta le papier à Élisabeth, occupée maintenant à recueillir les confidences d'une jeune femme qui avait un visage désolé.

Claude, discrètement, posa le papier sur le bureau et disparut, regagnant la salle de pansements, où les huit infirmières, de service ce jour-là, accomplissaient leur tâche. Par les hautes fenêtres, là aussi, s'épandait largement la mélancolique clarté d'octobre, sur les murs luisants, couleur de neige, aux angles arrondis, sur la faïence blanche des lavabos, sur le métal étincelant des outils étalés sur la table, derrière laquelle se tenait l'infirmière auxiliaire.

Et puis, assis sur les chaises blanches, elles aussi, la ligne des misérables qui venaient chercher, sinon la guérison, du moins le soulagement, et autour desquels s'empressaient les infirmières. Sur les plaies, elles mettaient les compresses, enroulaient les bandages, et leurs gestes avaient une douceur adroite, suivis par le regard anxieux des patients, hommes et femmes de tout âge.

Claude était revenue vers l'enfant qui attendait toujours sans bouger, ni parler, ni penser, et elle lui sourit:

– Eh bien, nous allons maintenant te soigner, petite fille.

Et elle s'agenouilla pour laver les plaies qui ensanglantaient les pauvres membres.

Jusqu'au bout de la longue salle immaculée, c'était ainsi des souffrances qui imploraient l'apaisement, que, depuis le début de l'après-midi, leur dispensaient les mains compatissantes.

Et après ces malheureux, d'autres encore, ce jour-là, allaient venir, pour lesquels l'inlassable charité poursuivrait son œuvre…

Le chemin qui descend

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