Читать книгу Le chemin qui descend - Ardel Henri - Страница 7
VII
ОглавлениеLe dernier malade était sorti, les instruments soigneusement stérilisés, et Élisabeth avait dit à ses aides:
– Maintenant, allons goûter!
Dans son accent, il y avait l'intime joie d'une créature consciente d'avoir bien rempli sa tâche.
Claude refoula, bravement, le «Enfin!» qui lui montait aux lèvres, cri de délivrance instinctif; et, tandis que ses compagnes passaient au lavabo et y enlevaient leurs blouses, elle grimpa dans sa chambre, sa cellule, comme elle disait. Elle aussi rejeta son uniforme de service. Mais sa main l'écartait d'un geste presque violent; et des mots – combien sincères! – s'échappaient de ses lèvres tremblantes un peu…
– Quel supplice, de tels après-midi!
A pleins poumons, devant sa fenêtre large ouverte, elle aspirait l'air humide, presque glacé, du crépuscule d'automne, tout en vaporisant sur elle le jet d'un flacon qui embaumait le muguet.
Mais sa main était machinale, tant sa pensée était envahie par l'instinctive révolte de son être jeune, sévèrement contraint tout l'après-midi à l'austère labeur.
– Comment vais-je retrouver le courage d'être encore une véritable aide pour Élisabeth! C'est odieux, cette odeur de misère, de maladie, de saleté, de blessure! Oh! il me semble que j'en suis imprégnée à ne pouvoir m'en délivrer!
Pourtant, elle venait de baigner son visage d'eau fraîche, brosser les boucles rebelles autour du front, savonner les mains qui, adroites, avaient pansé les plaies, très doucement. Elle songea, un peu calmée par la violence même de sa révolte:
– Peut-être l'accoutumance va me venir en aide! Mais pourquoi, tout à coup, ai-je si fort l'horreur de tant de laideur dans les visages, dans les maisons de pauvres qui forment notre quartier, qui entourent la mienne! Ah! la misérable chose que je suis!.. pour un instant seul, j'espère!
Pourtant, depuis des années, même avant qu'elle partît pour Landemer, deux mois plus tôt, elle accomplissait cette tâche comme un devoir tout simple, qui l'intéressait fort… Elle estimait, très sincère, que toute créature se doit à un devoir et, dans la mesure de ses moyens, à ceux de ses semblables qui ont besoin de son assistance.
Et puis, là-bas, libérée de ses devoirs quotidiens, maîtresse absolue d'elle-même et de son temps, elle semblait brusquement s'être transformée. On eût dit qu'en elle, avait jailli une poussée d'égoïstes désirs, d'aspirations violentes vers la fortune, le succès qui enivre, une vie harmonieuse artistement; une soif d'indépendance l'étreignait, avec le besoin de dominer gens et choses. Ainsi de méchants prisonniers longtemps captifs, se redressent impérieux, sentant moins la main du maître, et réclament la liberté, prétendant vivre leur vie.
Comme à Landemer, le jour où elle avait reçu la dernière lettre d'Élisabeth, elle regardait machinalement son image éclairée de reflets bizarres par la petite lampe dont la brise faisait trembler la flamme. Visage de jeune sphinx, sévère, presque dur, où, dans les prunelles élargies, luisait la lueur montée des plus intimes profondeurs de l'être moral.
Elle pensait:
– Sans doute, l'influence d'Élisabeth va me ramener à ce que j'étais! Mais, à cette heure, je ne me sens plus qu'une vilaine âme d'arriviste qui veut jouir de tout ce qui est séduisant dans la vie, mordre dans ses plus beaux fruits, en épuiser la saveur… Je ne peux pas… Je ne dois pas!
«Je ne dois pas!» C'était la disciple d'Élisabeth Ronal qui avait pensé cela. Mais la nouvelle Claude, la révoltée, se dressait aussitôt. Elle ne devait pas? Pourquoi?.. Quelle loi le lui interdisait?
«Accepter la vie telle qu'elle se présente dans son implacable force et la dominer par la volonté», depuis son enfance, Claude s'entendait dire que c'était là le devoir, pour un être qui veut valoir.
Mais valoir, tenir à valoir… pourquoi? pour qui?.. Pour elle-même?.. Et ensuite?
Quelle vaine jouissance, on lui avait offerte ainsi!..
Quelqu'un le lui avait dit, il n'y avait pas très longtemps, et alors, elle avait écouté, un peu méprisante… Qui donc?.. Ah! oui, ce Raymond de Ryeux. Voici donc que, tout à coup, elle arrivait à la même conclusion que ce frivole et égoïste clubman! Vers quels bas-fonds descendait-elle soudain?
– Eh bien, Claude, tu ne viens pas? Que fais-tu donc?.. appela la voix d'Élisabeth.
Claude tressaillit, rejetée brusquement dans la réalité de sa vie. Elle était folle de rêvasser ainsi! En hâte, elle répliqua:
– Me voici tout de suite! Élisabeth.
Et, en effet, quelques minutes après, elle entrait dans la galerie attenante au cabinet d'Élisabeth, dont celle-ci avait fait une sorte de petit hall pour recevoir ses amis. Sous la clarté des lampes voilées, mais nombreuses, car Élisabeth adorait la lumière, la pièce était singulièrement hospitalière. Des meubles cannés, parmi lesquels un divan, quelques fauteuils où s'enfonçaient des coussins de cretonne.
Devant la baie vitrée, retombaient, à cette heure, des voiles persans. Au mur, quelques gravures, véritables œuvres d'art, deux grandes aquarelles, visions de prairie et de sous-bois. Au-dessus du piano, avec lequel voisinaient le pupitre et le violon de Claude, une admirable vue de mer, encadrée par deux reproductions en grisaille des chanteurs de Della Robbia.
Dans un angle, la bibliothèque tournante, lourde des volumes qui s'y pressaient. Des livres aussi, des revues sur les tables nombreuses; même sur le bureau de travail qui servait à Élisabeth et à Claude. Quelques plantes vertes. Et beaucoup de fleurs; – des fleurs très simples, des humbles, mais généreusement prodiguées pour épandre à travers la pièce une senteur de jardin.
Les visiteurs étaient arrivés pendant que Claude s'attardait à songer. Des intimes qui savaient qu'après ses consultations au dispensaire, Élisabeth se reposait un peu, en accueillant ses amis; et aussi tous ceux et celles qui venaient chercher l'appui de son jugement dont la précision claire était celle de ses diagnostics.
Quand Claude apparut, des conversation s'étaient déjà établies, très animées. Toute préoccupation touchant au dispensaire rigoureusement écartée, – pour une trêve nécessaire, – les propos se croisaient sur l'art, les lettres, la politique, les questions sociales; propos de gens incapables de papotages, très intelligents, tous individualistes, dont les goûts et les idées différaient comme leurs occupations mêmes.
En effet, parmi les nouveaux venus, il y avait une frêle artiste anglaise, Lily Switson, qui faisait des eaux-fortes déjà très remarquées et qu'Élisabeth avait sauvée, alors que le travail l'avait épuisée. Peu à peu rétablie, de retour de Davos, elle avait repris son labeur opiniâtre de fille qui veut arriver, attendue en Angleterre par un fiancé artiste lui aussi.
Et encore, il était venu une femme aux cheveux grisonnants, Mme Albran, qui avait des allures masculines et une âme d'apôtre pour diriger, avec une maîtrise égale à son inlassable charité, une œuvre de travail à domicile à l'intention des ouvrières.
Attentive, elle écoutait, au moment où Claude entrait, les explications que donnait, sur la question des logements ouvriers, Étienne Hugaye, neveu de la vieille marquise de Ryeux, un garçon d'une trentaine d'années, qui, aristocrate par sa naissance et son éducation, ses attaches, vivait pour le peuple, prenait la cause de toutes les misères dans les conférences, les articles auxquels il livrait la majeure partie de son temps… Il avait l'abord froid, aisément agressif avec les gens de sa classe, la parole un peu âpre, la pensée intransigeante, le cœur chaudement généreux, une volonté inflexible et rude. Pour Élisabeth, il éprouvait une admiration enthousiaste, très fier de l'estime qu'elle lui accordait, parce qu'elle sentait la sincérité de sa pitié active pour les misérables.
Il aimait à lui soumettre ses idées, ses essais, les projets qu'il s'appliquait à réaliser, insouciant des obstacles.
Ce jour-là, il avait amené un journaliste avec lequel il faisait campagne pour les maisons ouvrières, singulier garçon, très fruste, fort intelligent, qui avait un type d'anarchiste et était un remarquable musicien.
Un petit cercle s'était formé autour d'eux, dans lequel figuraient plusieurs des infirmières. Débarrassées de leur blouse, elles étaient redevenues d'élégantes femmes du monde, quelques-unes très jolies, jeunes pour la plupart.
Mlle de Villebon, elle, avait entrepris le docteur spécialiste pour les yeux, qui venait de finir ses consultations; un jeune philanthrope, lui aussi, dispensateur pour les pauvres, de son temps et de sa fortune.
Et un peu plus loin, Élisabeth causait avec d'autres infirmières et le docteur Delbeau, son maître de jadis, aujourd'hui son ami, venu, après ses consultations, lui demander une tasse de thé, «pour se reposer!» disait-il.
Près de lui, grand, robuste, coloré sous ses cheveux blancs coupés court, elle paraissait singulièrement jeune encore en ce moment où l'animation de la causerie détendait ses traits fatigués.
L'apparition de Claude l'interrompit et elle s'exclama d'un accent d'amicale gronderie:
– Mais, Claude, ma petite, que deviens-tu donc? Le thé est là. Sers vite; il sera froid et trop fort.
Claude ne s'excusa pas. Mais, tout de suite, elle alla, serrant au passage des mains amies, vers la table où le plateau était posé et prit la théière.
Lily Switson s'était rapprochée.
– Je vous aide? Claude. Comme les vacances vous ont bien réussi! Vous me donnez une terrible tentation de vous demander quelques séances de pose… Je suis sûre qu'avec vous, je ferais quelque chose d'intéressant!
– Lily, où trouverais-je jamais le temps de poser!.. Tenez, voulez-vous porter une tasse de thé au professeur Delbeau? Prenez le sucre aussi…
Elle-même se mettait à circuler parmi les groupes, silencieuse, distribuant les tasses, avec la conscience qu'elle eût apportée à remplir une sérieuse tâche. Pour Élisabeth, seule, elle eut un sourire:
– Voici, grande amie; croquez vite une tartine… Vous en avez besoin, après vous être tant dépensée, tantôt!
– Nous avons vu de bien grosses misères, n'est-ce pas? mademoiselle de Villebon. Je ne suis pas tranquille pour la petite Dupage. J'y passerai ce soir.
Claude, qui avait entendu, protesta:
– Ça, non! Élisabeth… Après un après-midi comme celui d'aujourd'hui, vous devez vous reposer; toute la matinée, déjà, vous avez circulé. Soignez-vous donc un peu, vous-même, de temps en temps!
Élisabeth se mit à rire.
– Vous entendez, docteur, cette petite qui se mêle de donner des consultations. Claude, porte plutôt du lait à Hugaye qui m'a l'air de fourrager inutilement sur le plateau.
Elle obéit et versa le lait dans la tasse que lui tendait le jeune homme. Tous deux étaient sous la haute clarté d'une lampe, près de la table. Claude, debout, s'était mise à grignoter une tartine de pain bis.
Étienne interrogea:
– Qu'est-ce que vous avez fait cet été? Claude.
Ils étaient de vieux amis et se traitaient comme tels.
– A Landemer? J'ai joué du violon, j'ai lu, j'ai vagabondé sur les falaises et dans d'exquis petits sentiers… J'ai même été une fois en auto!
– Une fois?..
Elle rit.
– Oui, une fois, une seule fois!.. Et c'est à votre tante, Mme de Ryeux, que je le dois. Elle a demandé à son fils de m'emmener à la Pointe de Jobourg. J'ai fait une exquise promenade!
– Avec son fils?.. Avec Raymond de Ryeux?..
– Mais oui!.. Est-ce qu'elle a un autre fils?
– Non, bien entendu. Mais quelle diable d'idée a-t-elle eue là de vous envoyer ainsi avec Raymond?.. Il n'était pas du tout un… chaperon pour vous!
Une lueur d'amusement brilla dans les prunelles de Claude:
– Vous parlez comme Mlle de Villebon! Pourquoi donc traitez-vous avec tant d'irrévérence, l'aimable idée de votre tante? Son fils m'a paru un monsieur très correct. Nous ne nous sommes pas dit un mot durant le trajet. Nous avons bavardé seulement à Jobourg, en descendant la falaise, et au goûter!.. Pour être un homme du monde, il n'était pas stupide!..
– Merci pour lui!.. Vous lui avez donc fait de la musique?.. Je me souviens de l'avoir entendu parler de votre talent!
– Vraiment?.. C'est gentil à lui! Il aura été reconnaissant. Afin de le remercier de m'avoir si bien promenée, j'ai joué pour lui, tout seul, dans l'église d'Urville.
– C'est vrai, tout cela?.. Vous ne vous moquez pas de ma candeur?..
– Très vrai!
Il la regardait avec une sorte de stupéfaction mécontente.
– Eh bien, je ne vous en fais pas mes compliments.
– Je ne vous les demande pas! lança-t-elle, taquine.
Comme s'il n'avait pas entendu, il continuait rudement:
– Je me demande à quoi a pensé Mlle de Villebon, d'autoriser cette absurde équipée.
– Mais Mlle de Villebon n'avait rien à autoriser ou à interdire, riposta-t-elle avec insouciance, un peu hautaine. Je suis libre, j'imagine, de mes actes.
– Très exact, vous avez raison. Recevez mes excuses de m'être mêlé de ce qui ne me regarde pas.
– Bon!.. Alors, puisque vous reconnaissez vos torts, faisons la paix!.. Vous me demandiez ce que j'ai fait à Landemer?.. J'ai aussi regardé Mlle de Villebon soigner son troupeau.
Une impatience passa en éclair dans les yeux gris du jeune homme.
– Et vous l'avez aidée?
– Bien peu… pour ne pas dire «point», si j'ose un tel aveu. Je ne me sentais pas un brin altruiste, à Landemer.
Une expression désapprobatrice assombrit le visage d'Étienne Hugaye.
– Je suis sûr que vous vous calomniez.
Elle eut un petit rire bref:
– C'est que vous êtes une belle âme; vous jugez les autres à votre image; comme Mlle de Villebon qui, très sincèrement, ne connaît rien de plus passionnant que de faire du bien à ses semblables… Si elle n'était très charitable, elle aurait été plus d'une fois scandalisée de ma misérable insouciance pour les obligations de la solidarité! Peut-être, à Paris, près d'Élisabeth, je vais redevenir un peu meilleure… Mais ce n'est pas sûr!
Elle parlait avec une légèreté ironique, amusée de l'irritation qu'elle devinait chez son sévère interlocuteur.
Leurs rapports étaient tout particuliers. Elle aussi l'estimait. Mais résolument, en toute occasion, elle s'insurgeait contre son intransigeance autoritaire qui la choquait, elle si indépendante et de pensée si souple; contre son austérité qu'il eût voulu voir partagée par tous, comme la source d'un bonheur né du renoncement à la joie de vivre.
Très souvent, elle le choquait; quelquefois même elle le blessait; mais toujours elle l'intéressait, alors même qu'elle l'irritait jusqu'à l'exaspération. Seulement, combien de plus en plus, elle lui paraissait inquiétante! Il reprit:
– J'espère bien, moi, que vous êtes toujours la même, très généreuse quoi que vous en disiez… Car j'ai besoin de votre concours.
– Pour?
– Pour venir faire entendre un peu de musique à mon cercle ouvrier.
La même obscure rébellion, qu'elle ne s'expliquait pas, frémit au cœur de Claude. Aller retrouver là, encore, cette atmosphère de pauvreté dont il semblait que, peu à peu, le dégoût lui venait! Pourtant, plusieurs fois déjà, et de très bon cœur, elle avait été ainsi donner à des humbles, l'aumône de son talent. Elle avait aimé la ferveur de leurs applaudissements… Alors qu'avait-elle donc?..
Bravement, peut-être parce qu'au passage, elle rencontrait le regard lumineux d'Élisabeth, elle domina tout de suite la honteuse impression:
– Je serai à votre disposition, Étienne, le soir où vous voudrez.
– Bien. Merci beaucoup, Claude. Je vous dirai, ces jours-ci, la date exacte du concert. Croyez-vous que votre amie, Rita Delviani, consentirait à chanter?
– Étienne, vous m'en demandez trop long. Mais Rita viendra, je pense, tout à l'heure. Vous pourrez lui adresser vous-même votre requête… Tenez, les dieux sont pour vous, la voilà justement!.. Ah! Sonia aussi!..
En effet, la porte venait encore de s'ouvrir devant deux nouvelles visiteuses très différentes d'aspect: une superbe créature, grande, très forte, des yeux de velours sombre, une bouche délicieuse sur des dents de bébé, un air joyeux de bonne fille qui goûte la vie avec des lèvres gourmandes, Rita Delviani, la chanteuse dont la voix était d'un admirable métal.
L'autre, Sonia Lavernoff, une Russe, étudiante en médecine, d'une vingtaine d'années, qui avait des yeux clairs de mystique, dans un masque rude. Insouciante de la pauvreté, elle poursuivait ses études pour atteindre les grades qui lui permettraient de s'en aller exercer un ministère charitable dans une région perdue de la Russie.
Claude lui serra amicalement la main car elle admirait fort sa valeur morale; tandis que Étienne Hugaye évoluait pour se rapprocher de Rita. Il la savait très généreuse, toujours prête à faire, pour les malheureux, le don de sa belle voix; et, à cause de cela, il lui pardonnait les allures que sa rigidité et son éducation condamnaient.
Il dut attendre un peu pour l'aborder. Après avoir gaiement pris contact avec Élisabeth et ses hôtes, elle était revenue à Claude et demandait:
– Claude, ma petite, voulez-vous, dimanche prochain, venir jouer dans un concert à Rouen? Je chante. Nous partirions le matin avec la troupe des artistes. Ce n'est pas bien avantageux… Mais vous savez mon principe. Quand on débute, il faut surtout se faire connaître; donc ne jamais refuser une occasion d'être entendue. Le cachet n'est pas fort, mais le voyage est payé… Ça vous tente-t-il?
– Bien sûr! fit Claude, rieuse. Rien que le voyage me tenterait… C'est si amusant de remuer!.. Expliquez-moi ce qu'il faudrait jouer…
Rita, très volontiers, se mit en devoir d'expliquer. Mais elles furent interrompues par une exclamation du professeur Delbeau:
– Est-ce que nous n'allons pas avoir un peu de musique?.. Les deux artistes seraient bien aimables de ne pas s'absorber dans leur aparté.
Le petit journaliste hirsute avait aussitôt dressé la tête, abandonnant les «logements ouvriers». Ses yeux vifs regardaient avec envie le groupe des deux jeunes femmes qui, en riant, terminaient sans façon leurs arrangements.
Puis Rita se rapprocha:
– Docteur, qu'est-ce qu'il vous faut?.. Du chant?.. du violon?
– Tous les deux.
– Quelle gourmandise…! Claude, voulez-vous jouer seule, d'abord… parce que, moi aussi, j'ai envie de vous écouter… pour me mettre en train…
Elle s'était assise au piano. Claude vint se placer près d'elle… Et elles commencèrent. Alors, instantanément, les conversations cessèrent. Tous, même les pures intellectuelles comme Mme Albran, étaient saisis par la magie des sons. Étienne écoutait, son cerveau d'observateur se prenant, une fois de plus, à chercher le mystère d'une personnalité que ne livrait guère cette troublante Claude. Le petit journaliste semblait hypnotisé; son regard ne quittait point les artistes. Les yeux mystiques de Sonia rêvaient; et ceux de Lily détaillaient le visage de Claude, devenu ardent et grave, notaient le mouvement harmonieux du bras qui faisait frémir l'archet.
A travers la maison où, une heure plus tôt, montaient les plaintes de la souffrance, s'épandaient maintenant les sonorités du chant qui s'élevait pareil à une voix humaine, toute vibrante d'une passion d'abord contenue, puis épanouie dans une allégresse triomphante.
Quand Claude se tut, laissant retomber son archet, Rita se tourna vers elle, avec l'exclamation qui était dans toutes les pensées:
– Ma petite, vous avez encore fait des progrès depuis cet été!
Les paroles se croisaient, tandis que Claude, une faible lueur pourpre sur les joues, reposait son violon d'un geste presque tendre, elle si peu démonstrative. Elle souriait parce que Rita poursuivait drôlement:
– Vous savez, Claude, vous devenez dangereuse, au moral s'entend, pour vos auditeurs! Vous avez un jeu qui rend tout prêt à la chute… s'il y a occasion!
Rita Delviani ne se doutait pas qu'en ce moment même, le docteur Delbeau disait à Élisabeth:
– Comme elle joue, cette gamine! Elle n'a plus rien d'une écolière. C'est une vraie femme. Mon amie, gare à l'éveil! Il est tout proche.
– L'éveil?.. Oh! pas encore, j'espère.
– Vous espérez? Pourquoi? C'est beau, le développement normal de l'être.
– Très beau… oui… Mais si inquiétant aussi! Ah! comme nos enfants nous échappent vite.
– Toujours l'évolution, l'inévitable évolution!
Encore une fois, pensivement, elle fit «oui». Le docteur la regardait, trop observateur pour n'être pas perspicace; mais aussi, trop discret pour lui laisser voir qu'il percevait en elle une obscure préoccupation au sujet de Claude; et amical, il dit seulement, tout haut:
– Pour votre tranquillité… – et celle de Claude! – tâchez de n'être pas ainsi «mère poule». Vous avez élevé cette petite, donc elle doit être bien trempée… Vous l'avez élevée – et Dieu sait que je vous en approuve! – de façon à lui permettre d'acquérir une personnalité. Eh bien, cette personnalité est en train de se révéler. Voilà tout! Il ne faut pas vous en plaindre!