Читать книгу Les mains pleines de roses, pleines d'or et pleines de sang - Arsène Houssaye - Страница 12
IL ÉTAIT UNE FOIS…
ОглавлениеA quelque temps de là, Georges du Quesnoy alla passer la soirée au château de Sancy-Lépinay.
Ce n'était pas sans une certaine émotion qu'il se hasardait dans sa vingtième année vers un monde nouveau. Quoiqu'il ne fût pas timide jusqu'à la bêtise,—c'est souvent la timidité des gens les plus spirituels—il avait peur de lui, il se demandait s'il trouverait quatre mots à dire dans ce beau monde, familiarisé avec toutes les impertinences, car la comtesse de Sancy avait depuis huit jours, dans son château, ces messieurs et ces dames, qui sont le tout Paris de l'Opéra et des courses.
Georges du Quesnoy avait longtemps hésité à affronter le feu. C'était son premier duel avec la vie; il résolut d'être brave et de sourire au premier sang, car il ne doutait pas qu'il ne fût le point de mire de beaucoup de railleries plus ou moins directes: les Parisiens sont des francs-maçons qui font toujours subir une rude entrée aux provinciaux.
«Après tout, disait Georges, ils ne me mangeront pas.»
Il savait bien, d'ailleurs, qu'il n'était pas plus bête qu'un autre. Il avait eu le prix d'excellence au collège de Soissons,—ce qui n'était pas une raison, puisque le génie n'a pas souvent de présence d'esprit,—mais en outre ses camarades lui accordaient une certaine éloquence humouristique. Ce n'était certes ni l'humour de Sterne, ni de Hogarth, ni de Heine, ni de Stendhal. On ne revient pas si jeune de Corinthe. Mais il y avait toujours du charme dans sa causerie, parce que la gaieté y jaillissait des questions plus graves.
Il était moins content de son habillement que de son esprit, car après tout on peut apprendre à lire Homère et Platon à Soissons comme à Paris, mais les tailleurs de Soissons n'ont pas encore le coup de ciseau des tailleurs de Paris. Il avait eu beau s'étudier devant son miroir, en se donnant des airs de désinvolture; il avait eu beau se coiffer à la dernière mode; il avait eu beau se relever la moustache: il y avait encore en lui je ne sais quoi de soissonnais qui marquait trop le terroir. Heureusement il ne se jugeait pas; il était trop habitué à lui-même pour se critiquer à propos; il trouvait même que son père et sa mère n'avaient pas trop mal travaillé, car j'oubliais de dire qu'il avait une belle tête, peut-être un peu féminine, à force de jeunesse, mais qui promettait de prendre du caractère. Le profil était même d'un dessin sévère, mais l'oeil bleu de pervenche était trop doux. On eût dit des yeux d'hiver ou tout au plus de printemps, car ils ne jetaient pas de flammes vives; peut-être le volcan dormait-il sous la neige, peut-être la passion devait-elle allumer ces yeux-là.
Georges du Quesnoy n'était pas trop mal chaussé; aussi, dès son entrée dans le salon du château, la comtesse dit-elle à une des ses amies: «N'est-ce pas qu'il a de jolis pieds pour des pieds de province?»
Quand un domestique dit son nom à la porte, il se sentit pâlir et chanceler, il salua à droite et à gauche sans savoir son chemin. Il alla trébucher contre un coussin et donna de la tête sur l'éventail de la jolie Mme de Fromentel, qui dit tout haut à une de ses amies: «Ce jeune homme est terrible, un peu plus il m'arrivait en pleine poitrine.» Georges du Quesnoy était revenu à lui à ce point qu'il hasarda ces paroles: «Je ne me serais pas cassé la tête, madame.» Mme de Fromentel ne savait si elle devait rougir ou se fâcher.
«Voyez-vous, monsieur, lui dit-elle avec une pointe d'impertinence, c'est parce que vous n'y voyez pas avec votre lorgnon dans l'oeil.»
—C'est parce que j'avais peur d'être ébloui, madame.»
On disait la bonne aventure au voisinage, non pas avec les cartes ni avec le marc de café, mais en lisant dans les mains:
«Vous n'y entendez rien, dit tout à coup la maîtresse de la maison à la sibylle. Monsieur du Quesnoy, savez-vous prédire l'avenir en lisant dans les mains?
—Puisque je sors du collège, je sais tout, dit Georges, en s'efforçant de sourire.
—Eh bien, vous allez commencer par moi.»
Georges du Quesnoy commença bien: la dame avait trente ans passés; or, en lui prenant la main, voilà quelles furent ses premières paroles: «Madame la comtesse, quand vous aurez vingt-huit ans, vous traverserez des périls sans nombre!» Jusque-là tout le monde avait regardé le nouveau venu avec le froid dédain des gens qui sont au spectacle de la bêtise humaine. On s'était quelque peu mis à rire en le voyant se jeter le lorgnon dans l'oeil sur l'éventail de Mme de Fromentel; on l'avait comparé à un écuyer du cirque qui va traverser un cerceau de papier; mais quand on vit qu'il n'était pas trop dépaysé, on répéta de bouche en bouche que le collégien n'était pas si bête qu'il en avait l'air.
Un rayon presque sympathique tomba sur lui, on se demanda qui il était et d'où il venait. On ne fut pas fâché d'apprendre que son père était une des personnalités de la magistrature, demi-noblesse de robe qui lui donnait ses petites entrées dans ce château héraldique s'il en fut. Puisque ce n'était pas le dernier venu, on pouvait lui permettre d'avoir de l'esprit, aussi toutes les femmes voulurent lui donner la main.
Il s'était hasardé dans cette aventure sans savoir un mot de ce qu'il allait dire. La fortune est aux audacieux; d'ailleurs il lui était impossible de rebrousser chemin: coûte que coûte, il fallait parler.
Il parla. Il ressemblait fort à ce bûcheron ivre qui fait des fagots à travers la forêt, donnant des coups de hache de çà de là, abattant comme un aveugle et se déchirant la main aux épines. Quoiqu'il fût toujours un peu troublé, il n'oubliait pas de regarder chaque patiente face à face, pour lire quelque peu dans sa physionomie. C'est encore plus sûr que la main, surtout pour ceux qui n'ont pas appris à lire dans ces hiéroglyphes que déchiffrent si galamment les initiés, comme si c'était vraiment une langue consacrée.
Déjà il avait contenté ou mécontenté deux curieuses plus ou moins naïves, quand une troisième, qui s'y entendait, lui prit sa main à lui-même et lui débita quelques malices cousues de fil blanc.
Il se laissa faire d'autant mieux que la dame était jolie, étrange et provocante.
«Monsieur, lui dit-elle, j'en sais plus que vous; tout ce que vous avez dit là, ce ne sont pas des paroles d'Évangile; vous avez sans doute appris cela en faisant votre rhétorique ou votre philosophie. Je vous ai ouï parler du démon de Socrate et des visions de Descartes….
—Des cartes! s'écria une femme, on va tirer les cartes. J'en suis.»
La dame qui tenait la main de Georges du Quesnoy se tourna vers l'interruptrice:
«On voit bien, ma chère, que si vous avez fait votre rhétorique, vous n'avez pas fait votre philosophie: Descartes, c'est le philosophe.»
Cette chiromancienne, qui avait les secrets de Desbarolles, était une demoiselle de Lamarre, cousine de la maîtresse de sa maison. Elle n'avait pas voulu se marier, parce qu'elle avait lu dans sa main que le mariage lui serait fatal. Elle avait d'ailleurs une figure à rester vieille fille, quoique avec de beaux yeux et de belles dents.
Cependant Mlle de Lamarre continuait à étudier la main de Georges:
«Ah! mon Dieu!» dit-elle tout à coup.
Elle prononça ces mots avec une pâleur soudaine et avec une voix émue qui frappèrent tous ceux qui étaient là en spectacle.
Georges du Quesnoy la regarda avec une curiosité inquiète, quoiqu'il s'efforçât de prendre un masque moqueur.
Elle avait laissé retomber la main.
«C'est impossible, dit-elle en la reprenant.
—Mais qu'y a-t-il donc? lui demanda la comtesse de Sancy.
—Parlez! parlez! dit le jeune homme. Vous imaginez-vous que vous allez me faire peur?
—C'est moi qui ai peur, murmura la devineresse.
—Vous avez donc vu le diable dans ma main?
—Si ce n'était que cela.
—Qu'avez-vous vu?
—Je ne le dirai pas.
—Permettez, dit un des assistants, c'est un peu le jeu des enfants que vous jouez là. Vous devez parler tout haut.»
Après un silence de quelques secondes, la dame reprit gravement la parole:
«Si je croyais beaucoup à toutes ces sorcelleries, je ne dirais rien; mais comme je n'y crois pas pour deux sous, je vais dire ce que j'ai vu. La ligne de Saturne est brisée par un X fatal, c'est un signe de mort violente.»
Un beau sourire s'épanouit sur la figure de Georges du Quesnoy.
«Madame, lui dit-il, vous ne pouviez pas m'annoncer une mort plus agréable pour moi: mourir de mort violente, voilà qui n'est pas à la portée de tout le monde, c'est la mort des dieux et des rois. Si j'étais un peu pédant, quelle belle occasion j'aurais là de faire une page d'histoire!
—Soyez un peu pédant, dit la maîtresse de la maison, je ne suis heureuse que si on me raconte des morts tragiques.
—Vae victis! Tant pis pour moi! Tous les grands noms sont morts de mort violente, sans parler de Jésus-Christ. Homère est mort de faim, Socrate a bu la ciguë, César fut poignardé, Alcibiade fut percé de flèches, toute l'antiquité est pleine de ces choses-là. Sardanapale se brûla vif, Anacharsis fut étouffé, Zénon mourut dans les tortures, Polycrate fut crucifié, Ésope, comme Danaé, fut précipité du haut d'un rocher, Sapho se précipita elle-même; Philippe; roi de Macédoine, tomba sous les coups de Pausanias, qui tomba sous les coups d'Alexandre; Phocion but la ciguë, comme Socrate; Artaxercès fut dévoré par les bêtes, Pyrrhus tomba sous le coup d'une pierre, Antiochus et Bérénice furent empoisonnés, comme Annibal, comme Aristippe; Archimède fut tué au siège de Syracuse; Mithridate a eu beau s'habituer au poison, il n'en mourut pas moins de mort violente; Cléopâtre mit un aspic à son beau sein. Combien de morts terribles à Jérusalem! Plus de trois millions sous Vespasien et sous Titus. Et les Romains, croyez-vous qu'ils soient morts de leur belle mort? Tibère, Caligula, Claude, Néron, Galba, Othon, Vitellius, Domitien, Commode, Caracalla. Agrippine, femme de Tibère et fille d'Auguste, mourut de faim; mais je passe par-dessus toutes les tragédies. Protée se brûla lui-même sur un rocher, Manès fut écorché vif, Bhéram, roi des Perses, fut tué d'une flèche; l'empereur Maxime eut la tête tranchée, Attila, qui avait ruiné cinq cents villes et tué un million d'hommes, mourut de joie dans son lit: mort violente! L'empereur Xénon fut enterré vivant par la belle Ariadne. Je passe sur tous les drames de la cour de France avant Frédégonde, après Brunehaut. Et le conseil des Dix! et les Sforza! et les Borgia! Mais quel que soit le pays, qu'on s'appelle Jean Huss ou Marie Stuart, qu'on soit Cinq-Mars ou le duc de Montmorency, Barneweldt ou Buckingham. «Et la garde qui veille aux barrières du Louvre n'en défend pas les rois:» Henri IV meurt poignardé, Louis XVI guillotiné. 1793, c'est la grande époque; la guillotine ne frappe pas assez vite quand les terroristes sont au pouvoir. Et quand la guillotine se repose, tout est-il fini? Et Paul Ier, assassiné; et Mohamed, poignardé; et le duc d'Enghien, et le grand vizir Mustapha. Et le comte d'Entraygues et la Saint-Huberti dans les bras l'un de l'autre; et Napoléon Ier cloué sur un rocher, et Ney, qui inaugure la réaction blanche; et Kotzebue, et Karl Sand, et le duc de Berry, et le pacha de Janina, dont la belle tête, coupée, fut envoyée au sérail; et les massacres de Chio, et l'empereur Iturbide, et les janissaires massacrés à Constantinople; et le dernier des Condé, pendu à l'espagnolette d'une croisée; et Napoléon II, et Léopold Robert, et le baron Gros, et le maréchal Mortier, et Armand Carrel, et le comte Rossi, et les archevêques de Paris, et Gérard de Nerval, et Maximilien! Hécatombe, hécatombe, hécatombe de morts violentes! Il n'y a que les paresseux qui meurent dans leurs lits. J'accepte donc la mort violente; si je meurs ainsi, c'est que je jouerai un grand rôle.»
Les auditeurs furent émerveillés de la mémoire du lycéen. Il avait remué tous ces noms célèbres avec la rapidité d'un prestidigitateur.
Georges du Quesnoy paya encore d'audace.
«Et maintenant, madame, dit-il avec beaucoup de laisser-aller, je vais vous raconter ma mort.»
Il se fit un grand silence; le jeune homme avait décidément conquis tout le monde. On se groupa autour de lui, les femmes avec une inquiétude romanesque, les hommes avec une curiosité railleuse, mais pourtant attentive.
Georges du Quesnoy avait passé sa main sur son front comme pour faire jaillir la lumière dans sa pensée.
«Attendez donc, dit la maîtresse de la maison, on va servir le thé, vous nous direz cette belle histoire tout à l'heure, car je ne veux pas que l'histoire soit coupée en deux.»
La comtesse sonna, on apporta le thé, elle le servit de sa blanche main, mais en toute hâte, comme pour dire: «Dépêchez-vous, la tragédie va commencer.»
Pendant qu'on prenait le thé bruyamment, Georges, replié sur lui-même dans l'attitude d'un chercheur, eut une vision étrange; soit que ce mot: mort violente, lui eût fait une profonde impression, soit que la prescience lui montrât un des tableaux de l'avenir, il vit, sous le rayon d'un soleil levant, cet abominable échafaud armé d'un couperet qui s'intitule la guillotine.
«Eh bien, vous ne commencez pas?» lui dit Mme de Sancy.
Il leva la tête et sembla ne plus savoir où il était.
«Pardonnez-moi, madame, lui dit-il, mais j'étais déjà si loin dans mon histoire, que j'oubliais de vous la raconter.»
Cinq minutes après, tout le monde s'était remis en cercle autour du conteur inédit.
Georges du Quesnoy n'était pas fâché d'avoir vu s'ouvrir cette parenthèse entre le titre de son roman et son récit. Il avait pu, tout en causant, ébaucher dans son esprit toute une histoire pour la galerie, mais il avait peur de tomber dans quelques vulgarités rebattues. Les beaux romans sont connus de tout le monde, on ne peut pas les refaire; les mauvais sont toujours nouveaux, mais est-ce la peine de les faire? Il craignait, d'ailleurs, que les choses ne se passassent comme à la lecture de Paul et Virginie: au beau milieu de son conte tous les châtelains voisins demanderaient leur carrosse.
«Vaille que vaille, dit-il tout à coup. Je commence.»
Il huma délicieusement sa seconde tasse de thé, du vrai thé chinois, dans du vrai chine:
«Il était une fois….
—C'est un conte, dit une jeune fille; je n'y croirai pas.
—Chut! dit Mme de Sancy avec impatience, il n'y a rien de plus vrai que la Barbe-Bleue. J'en connais plus d'un ici qui a eu sept femmes.
—A propos, dit Georges du Quesnoy en se tournant vers la devineresse, vous m'avez dit que je mourrais de mort violente, mais de quelle mort violente? Serai-je pendu? Serai-je fusillé? Boirai-je la ciguë? Me précipiterai-je du rocher de Leucade? Serai-je assassiné? Serai-je guillotiné?»
Après chaque question, le jeune homme mettait un point d'interrogation et un silence, la dame répondait: «Non» par un signe de tête; mais à la dernière question: «Serai-je guillotiné?» elle se tut et porta la main à son coeur.
Et elle fit cela gravement, sans vouloir jouer la comédie, en femme convaincue.
Tout à l'heure elle ne croyait qu'à moitié, maintenant elle ne doutait plus. Elle murmura en se parlant à elle-même:
«Oui, guillotiné.»
Mme de Sancy fit remarquer alors que tout le monde écoutait, même les grillons du foyer.