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LA VISION DU CHATEAU DE MARGIVAL

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Cette histoire va vous paraître étrange; c'est la Vérité elle-même qui parle.

Un jeune homme de vingt ans passait à cheval dans une petite vallée du Soissonnais, coupée de prairies, de bois et d'étangs, dominée par une montagne où s'agitaient et babillaient trois ou quatre moulins à vent. Le soleil disait adieu aux flèches aiguës de l'église; l'Angélus ne sonnait pas comme dans les romans, parce que le maître d'école arrosait son jardinet bordé de buis, où fleurissait sur la même ligne la ciboule et le dahlia. On entendait le cri argentin du crapaud, ce doux poëte des marais. Le coucou et le merle, qui avaient déjà fait leur lit sur la ramure, ne se répondaient plus qu'à de longs intervalles.

Ce jeune homme allait je ne sais où, ni lui non plus. Le cheval, tout enivré par la verte et savoureuse odeur de la luzerne fauchée, était léger comme la jeunesse; il effleurait l'herbe et dévorait l'espace. Le cavalier allait plus vite encore; il voyageait à bride abattue dans le monde idéal qui vous ouvre à vingt ans ses portes d'or et d'azur. D'où venait-il? du collège. Il n'avait pas vécu de la vie jusque-là. Il n'avait connu que les Grecs et les Romains. L'étude avait chastement veillé en sentinelle sur son coeur, comme la vestale antique dans le temple de Junon.

Il allait vivre, enfin! La passion viendrait bientôt à lui tout échevelée avec ses fureurs divines, ses étreintes de flamme. Il avait appris à lire, mais il avait à peine entr'ouvert ce livre sacré, ce livre infernal où Dieu et Satan ont écrit leurs poëmes. Comme il ne croyait qu'à Dieu, il entr'ouvrait le livre avec confiance. Il entrait dans la vie avec la pieuse ferveur d'un chrétien qui franchit le seuil d'une église en songeant que là du moins, sous les regards des anges, des vierges et des saints qui sourient dans les vitraux ou dans les cadres, il est à l'abri des méchants.

Georges du Quesnoy,—c'est son nom,—était fils d'un magistrat, frappé dans sa carrière par 1848, un galant homme qui avait eu le tort de mettre un peu de politique dans la balance de la justice. Il avait trois enfants, deux fils et une fille. Sa fortune était des plus médiocres. Il vivait dans le Soissonnais, très-retiré du monde, du produit d'une ferme qui ne devait guère donner que 100,000 francs à chacun de ses enfants. La fille était mariée à un procureur impérial; le fils aîné, depuis un an sorti du collège, ne voulait rien faire, sous prétexte qu'il faisait des vers; le plus jeune se disait bon à tout: au journalisme, à la diplomatie, à l'épée, à la robe. Aussi il y avait tout à parier contre un que Georges du Quesnoy n'arriverait à rien.

Il devait, après la saison, partir pour Paris, le grand dévoreur d'hommes; Paris qui engloutit mille ambitieux pour faire un nain. En attendant ce rude combat, il vivait d'insouciance, amoureux de l'aube et du crépuscule, du rayon qui descend et du bruit qui s'élève, confiant ses rêves aux nuages, à la forêt et aux fontaines.

Ce soir-là on respirait l'amère senteur des fèves qui enivre quelques-uns jusqu'à la folie. Le moissonneur s'attardait dans les bois, au parfum des fraises déjà mûres. L'écolière s'amusait, au retour de l'école, à souffler, de ses lèvres virginales, le plantain en fleur qui semblait chevelu et poudré comme un marquis. L'écolier admirait la délicatesse architecturale des chardons; il cueillait le pissenlit hérissé, il se hasardait à sucer le suc de l'ortie, l'ortie dont il comparait la gueule blanche au rabat du prêtre. Tout était joie et fête en ce beau soir. La terre chantait son hymne à Dieu par la voix des hommes, des forêts, des moissons et des oiseaux. Il n'est pas jusqu'au champ de pommes de terre qui ne livrât au vent l'odeur plébéienne de ses vertes ramures, étoilées çà et là de ces humbles fleurs dédaignées que nulle main blanche n'a cueillies et que nulle muse n'a chantées.—Je vous salue, ô pommes de terre, vertes espérances des Spartiates futurs!

Georges, après avoir côtoyé une haie de sureaux et d'aubépines où le liseron suspendait ses clochettes blanches et roses, s'arrêta soudainement à la grille d'un parc touffu qui cachait à demi la façade Louis XVI du château de Margival, dont le parc était surnommé, on ne sait pas bien pourquoi, le Parc aux Grives, peut-être parce que la vigne grimpait sur tous les arbres et que les grives y venaient en belles compagnies au temps de la vendange.

Le château de Margival est un des plus jolis du Soissonnais; un peu moins, ce serait une simple villa, mais, un peu plus, ce serait un château princier, tant l'architecte a bien marqué le style dans cette oeuvre en pierre de la fin du XVIIIe siècle.

Dans ce château souvent abandonné, M. de Margival amenait tous les ans sa fille Valentine, qui était encore au Sacré-Coeur. Mais comme c'était déjà une vraie demoiselle, on quittait Paris avant les vacances, pour passer trois à quatre mois dans cette belle solitude.

M. de Margival s'y trouvait bien, en souvenir de sa femme qu'il avait adorée et qui était morte jeune.

Le pays où on a été malheureux de son bonheur est toujours un pays d'élection.

Mlle de Margival ne s'y trouvait pas mal, quoiqu'elle fût peu éprise de la solitude.

Ce n'était pas la première fois que Georges du Quesnoy venait se promener aux alentours de Margival. Son père habitait à trois quarts de lieue; au petit village de Landouzy-les-Vignes, dans une simple maison de campagne, appelée par la maison bourgeoise, petite cour avec pavillons, un arpent de jardin par derrière, où l'on veut jouer au parc tout en ménageant un potager.

Il aimait le château de Margival. Quoiqu'il ne fût pas poëte comme son frère, il avait déjà un vague sentiment de l'art: aussi était-il dans l'enthousiasme devant cette façade.

«Ah! s'écria-t-il tristement, si mon père habitait un pareil château, je voudrais y vivre et y mourir sans m'inquiéter des pommes d'or des Hespérides! Ne peut-on trouver ici mieux qu'à Paris les joies du coeur, les fêtes du ciel et de la nature?

Il avait mis pied à terre pour appuyer son front brûlant sur la grille. Il eût donné quelques beaux jours de sa vie pour pouvoir fouler en toute liberté l'herbe du parc. «Ainsi doit être la vie, pensa le jeune philosophe: des tentations qui vous montrent leur sein nu, mais qui vous défendent d'approcher.»

A cet instant il vit apparaître, comme dans un songe, une jeune fille vêtue d'une robe blanche, qui débusquait d'une avenue de tilleuls et venait vers la grille d'un air recueilli. Elle avait vingt ans. Elle était belle comme si elle fût sortie des mains du Corrège; elle était pure comme si elle fût sortie des mains de Dieu. Praxitèle, qui n'a jamais trouvé son idéal, se fût incliné devant elle.

Quoiqu'elle semblât méditer profondément, elle s'arrêta tout à coup devant un papillon enjoué qui battait des ailes, comme pour applaudir à cette vision. Elle voulut saisir ces ailes toutes d'or et de pourpre; elle se mit à courir comme une écolière à travers les massifs et les branches. Sa chevelure, à peine nouée, s'envola sur ses épaulés et lui voila les yeux. Sa robe, battue par le vent, s'accrochait à tous les rosiers. Vingt fois elle fut sur le point de saisir le papillon, qui semblait comprendre le jeu et qui voulait secouer un peu de la poussière d'or de ses ailes sur cette main virginale.

Elle poussa un cri qui traversa comme une flèche le coeur de Georges; elle avait déchiré sa main à un rosier; le sang coulait comme des perles de vin. Elle se mit à rire pour oublier de pleurer; elle saisit une rose blanche et la teignit de pourpre comme autrefois Vénus chassant avec les Heures.

Elle avait oublié le papillon; elle cueillit des marguerites, elle les éparpilla dans ses cheveux et regarda dans l'étang pour voir si elle était plus belle avec des fleurs.

Je ne saurais raconter les mille et une folâtreries dont elle égaya sa méditation. Georges du Quesnoy était toujours à la grille. Il y serait encore si un hennissement de son cheval n'eût effrayé la jeune fille. Dès qu'elle se vit surprise en sa solitude, elle s'envola comme une colombe à travers les ramées. Georges du Quesnoy ne vit plus que les branches émues qu'elle avait touchées au passage.

Il remonta à cheval, bien décidé à venir tous les soirs se promener dans ce parc enchanté.

Comme il éperonnait son cheval pour arriver chez son père à l'heure du dîner:

«Prenez donc garde, lui dit une paysanne ensevelie sous une moisson d'herbe fraîchement coupée, vous allez me jeter dans le ruisseau.

—Je ne vous avais pas vue.

—Où avez-vous donc les yeux? Ne dirait-on pas que je suis une fourmi portant un brin de paille à sa fourmilière!

—A qui appartient ce château?

—A la Belle au bois dormant.

—Est-ce cette jeune fille que je voyais tout à l'heure vêtue de blanc comme une communiante?»

La paysanne regarda Georges du Quesnoy d'un air moqueur.

«Êtes-vous visionnaire?

—J'ai vu une jeune fille courant après des roses et des papillons.

—C'est un conte. M. de Margival et sa fille sont en pèlerinage à Notre-Dame-de-Liesse. Il n'y a pas au château âme qui vive à cette heure.»

Georges du Quesnoy n'en voulait rien croire. Il partit au galop, bien décidé à revenir le lendemain pour revoir cette belle fille aux cheveux flottants, Ève idéale de ce paradis terrestre.

Les mains pleines de roses, pleines d'or et pleines de sang

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