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Rita à Claudie.
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«P. S. Grande nouvelle. On me marie. On, c'est-à-dire mon père. La femme étant au dire des poëtes, le chef-d'oeuvre de la création, comment se fait-il, très-chère, que tout bon père de famille n'ait pas d'autre inquiétude que de se débarrasser du dit chef-d'oeuvre en faveur du premier venu? Les poëtes se moqueraient-ils de nous, par hasard? Réponds à cela, subtile raisonneuse. Pour moi, j'en suis toute humiliée.
«Hier matin, j'étais en tête-à-tête avec Julie, cette adorable Julie qui me peigne si bien, et que tu m'as enviée si souvent. Je me regardais assez complaisamment dans la glace, adoucissant mes yeux et essayant mes sourires, ainsi que tu fais sans doute en pareille circonstance, lorsque mon père est entré.—Bravo! Rita, m'a-t-il dit en m'embrassant, tu aiguises tes armes, à ce que je vois. (J'ai rougi un peu.)—Papa, tu sais bien qu'il ne faut pas entrer chez les dames sans les faire avertir.—Le mal n'est pas grand, je n'ai rien vu. As-tu donné les ordres, pour ce soir? (Il faut te dire que mon père offre tous les mardis du thé, du punch et des cigares à trente ou quarante personnes qui se divisent en trois catégories: les gens riches, les gens d'esprit et les gens bien cravatés. Quand la conversation est engagée et qu'on s'échauffe, quand on partage l'Orient, donnant l'Égypte aux Anglais, Constantinople aux Russes, le reste à je ne sais qui, et à la France la Gloire de présider au partage; je m'esquive doucement sur la pointe du pied.)—Tout est prêt, papa, ai-je dit. Il m'a regardée dans les yeux, m'a embrassée une seconde fois très-tendrement, s'est assis près de moi et m'a demandé d'un air mystérieux: Penses-tu quelquefois au ménage?—Pas encore.» C'était presque vrai. Je n'y pense qu'à mes moments perdus, et je t'assure que ma toilette, les emplettes du matin, les promenades au bois de Boulogne dans l'après-midi, quelques visites à mes bonnes amies, les leçons de chant, l'Opéra, et l'édifiante lecture des romans de M. Jules Sandeau, ne me laissent guère de loisirs. «J'en suis fâché, a-t-il repris, car j'avais justement à te proposer un mari très-présentable; mais, puisque le mariage te déplaît, n'en parlons plus.—Oh! je n'ai ni sympathie ni antipathie pour le mariage; je n'y pense pas. Voyons un peu ton mari très-présentable.—Non, mon enfant, je ne veux pas gêner tes goûts ni tes habitudes....—Mais, papa, tu ne gênes rien ni personne, je t'assure.—Non, Rita, je connais le danger des unions mal assorties....—Mais papa, cette union n'est ni bien ni mal assortie, puisqu'elle n'est pas assortie du tout.—Non, mon enfant, je ne suis pas de ces pères barbares!... (Plus j'insistais, plus il reculait et s'amusait à irriter ma curiosité.)—Eh bien garde ton secret, ai-je dit avec impatience. Il s'est décidé à parler: Que dis-tu du nom de Brancas?—Duc de Brancas?—Non, non, Brancas avocat.—Il y a tant d'avocats!—Pas plus que de ducs.—Oh! je ne tiens pas aux ducs. Comment est-il fait ton M. Brancas, qui n'est pas duc?—Je ne sais pas, je le connais à peine, mais on le dit assez riche, fort éloquent, et du bois dont on fait les ministres, qui sont plus rares sur la place et plus recherchés que les ducs.—Voyons-le donc. Tu l'attends ce soir?—Tu l'as deviné. Viens déjeuner.»
«Les pédants nous accusent d'être surtout bavardes: ce sont de sottes gens qui n'entendent rien aux femmes: nous sommes mille fois plus curieuses. Je t'avoue que la journée m'a paru longue et qu'il me tardait de voir le mortel téméraire que ma dot a séduit; car, pour mes yeux, il n'y faut pas penser: où les aurait-il rencontrés? Était-il blond ou brun? grand ou petit, aquilin ou camus? Dans cette incertitude, les minutes coulaient avec la lenteur des siècles. Pour moi, un brun, aquilin, non sans moustaches et un peu farouche, me convenait assez.
«Enfin le désiré Brancas a paru. Ma chère, c'est un blond. J'aurais dû m'en douter. Le destin n'en fait pas d'autres. À cela près, il a bonne apparence: il n'est ni fat ni impertinent, ni trop content de sa personne, ni dédaigneux, ni bavard, ni empesé, ni froid. Tout dans ses manières respire la politesse, la franchise et la bienveillance: tu peux croire que si j'ai mal vu, ce n'est pas faute d'avoir bien regardé. En entrant, il m'a fait un très-court compliment auquel j'ai répondu par un sourire; puis mon père s'est emparé de lui et l'a conduit dans un petit salon que le sexe malpropre se réserve pour fumer et cracher tout à l'aise. Là ils ont causé de ne je sais quoi qui devait être fort intéressant, si j'en juge par l'air attentif de notre avocat. Mon père l'a quitté tout ravi. «On ne peut pas avoir plus d'esprit,» m'a-t-il dit en passant près de moi. Ma chère, cet homme est sans défaut; il est avocat, et il écoute; n'est-ce pas un prodige dans son métier? Il a deviné le faible de mon père, qui est de parler, et il n'a pas dit six paroles. Curieuse à mon tour de contempler ce prodige, je me suis avancée sous prétexte d'offrir du thé, et un conseiller d'État, qui est son oncle, a eu la discrétion de se retirer et de nous ménager un tête-à-tête dans l'embrasure d'une fenêtre.
«Claudie, c'est à n'y pas croire: il parle encore mieux qu'il n'écoute. Il est d'un naturel parfait, il ne s'échauffe pas, il ne gesticule pas, il ne cherche pas ses phrases, il ne s'efforce pas d'avoir de l'esprit et il en a, il ne se moque ni des présents ni des absents, il ne discute jamais, il ne cite personne, d'un mot il dit une histoire, il n'interrompt jamais et il se laisse interrompre; je ne crois pas qu'il ait du génie, bien que mon père assure qu'il est l'un des trois premiers avocats de Paris, mais c'est l'homme le plus aimable que j'aie jamais vu.
À ce mot tu vas rire, et je t'entends déjà. L'homme le plus aimable ne tardera guère à être le plus aimé. Mademoiselle, vous pourriez vous tromper. Il est très-aimable, je l'avoue, mais ce n'est pas mon idéal. Tu entends bien ce que je veux dire, toi qui cherches encore cet idéal et qui le cherchais dès la pension, tantôt dans le maître de chant, tantôt dans le maître d'italien. Mon idéal, c'est le beau Ténébreux, c'est Amadis de Gaule sur la Roche-Pauvre, c'est je ne sais quoi de mystérieux, d'héroïque, d'incompréhensible, qu'un avocat ne saurait avoir. As-tu vu quelque part l'histoire du premier roi de Portugal? C'était un brave gentilhomme, aimé des dames, et que sa maîtresse voulut obliger de lui conquérir un royaume.—N'est-ce que cela? dit-il en montant à cheval, eh! je vous en donnerai, s'il le faut, une demi-douzaine.—Il partit pour l'Espagne, et tua tant de Sarrasins que ceux qui restaient, pour obtenir quelque répit, lui offrirent le Portugal, dont il fit, ma foi, présent à sa dame comme il l'avait promis. Voilà un homme! Mais ceux d'aujourd'hui ne savent que s'injurier de vive voix ou par écrit, suivant leur profession.
«Pour revenir au sieur Brancas, qui ne conquerra jamais rien, si ce n'est peut-être le droit de s'asseoir avec quatre ou cinq cents bavards, dans une grande salle assez mal bâtie qui est au bout du pont de la Concorde, nous avons causé de toutes sortes de choses, et d'abord de voyages. J'ai déclaré, non sans quelque fierté, que j'avais vu la cataracte du Niagara. Cette nouvelle a paru lui faire grand plaisir. Espère-t-il, le voyage étant fait, n'avoir pas à le recommencer, ou bien a-t-il admiré mon intrépidité? Ce point est encore indécis.
«Du Niagara nous passâmes au Rhin, et du Rhin aux Alpes et à la poésie. Ma chère, croirais-tu qu'il ne lit jamais les poëtes? C'est à faire frémir; on n'est pas avocat à ce point. Monsieur s'excusa sur ce qu'il est hégelien. Hégel! Qui est cette bête-là? Tu as vu sans doute des loups, des ours, des renards et des éléphants blancs; mais peut-être n'as-tu jamais vu des hégeliens. Ma chère, rien n'est plus joli. Vois un peu: Tout ce qui est rationnel est réel; tout ce qui est réel est rationnel. Exemple: Tu n'as jamais vu d'homme à trois têtes, mais tu as l'idée d'un homme et d'une tête et par conséquent de deux et de trois têtes. Or, tout ce qui est rationnel est réel; donc l'homme à trois têtes, à cent têtes, à trente mille têtes existe, et s'il n'existe pas, c'est la faute de la Providence, de la nature ou de n'importe qui; n'est-ce pas clair? Eh bien, ma chère, il m'a débité cela couramment, sans broncher, comme un hégelien qu'il est. De Victor Hugo, de Lamartine ou de Musset, pas un mot. Messieurs les hégeliens ne se dérangent pas pour si peu. Oh! s'il s'agissait d'objectif ou de subjectif, c'est une autre affaire. J'ai voulu pousser celui-ci:
«Mais, monsieur, si toute idée rationnelle devient aussitôt une réalité, vous avez assurément l'idée que vous pouvez mourir; donc vous êtes mort?—Vous avez raison, m'a-t-il répondu avec gravité.... (Vis-tu jamais, Claudie, un hégelien de cette force?) Tous les jours il se joue, dans le fond de mon âme, des symphonies aussi réelles et mille fois plus belles qu'aucune symphonie de Beethoven. J'en ai l'idée, donc je les entends quand il me plaît et sans crainte de devenir jamais sourd. De même en amour: j'aime sans crainte, je suis sûr d'être aimé.
—Vous aimez? dis-je un peu étonnée et encore plus curieuse.
—Je veux dire: s'il me plaisait d'aimer.
—Et... vous plaît-il quelquefois?»
«En faisant cette question d'un air fort détaché, je rougissais malgré moi.
—Je n'en ai pas encore fait l'expérience.... (À trente ans, Claudie! le crois-tu?) J'attends encore mon idéal. (Ma chère, il a un idéal, cet hégélien!)
—Et votre idéal a sans doute une forme ravissante?
—Vous me feriez tort d'en douter, mademoiselle. C'est une blonde aux yeux de saphir, qui a bien de l'esprit et qui parle philosophie comme un platonicien.» (Avoue qu'il cause bien, cet hégelien; et si tu voyais comme ses yeux expliquent ses paroles.)
La conversation a continué quelque temps sur ce ton, et il ne tient qu'à moi de penser que j'ai fait sa conquête. Quant à lui, mon père n'avait pas tort, il est très-présentable.
Au reste, pour que tu puisses en juger, je vais te l'envoyer lui-même. Cela t'étonne. Apprends donc, chère belle, que mon hégelien va partir pour Vieilleville; c'est lui qui plaidera je ne sais quoi contre je ne sais qui. Cette indication doit te suffire. Il m'a gracieusement offert de se charger de tous mes paquets, messages et commissions, et, ma foi, j'en profite pour te le montrer. Il te remettra un bracelet qu'a demandé pour toi à Froment Meurice ta meilleure amie et ton humble servante.
«RITA.»
«Comment se porte le seigneur Audinet, ton futur propriétaire? Je ne sais pourquoi sa figure ne me revient pas, et je ne donne pas mon consentement au mariage. Oui, je t'entends, une fille sans dot ne fait pas ce qu'elle veut. Eh! mon enfant, est-il si dur de mourir fille? Coquette, je lis dans tes yeux que tu ne manques pas de maris. Au moins, ne me prends pas mon Hégelien. Ce n'est pas que j'y tienne, mais un Hégelien est un oiseau rare à Paris.»