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PRESTO
(NOUVELLE)

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Table des matières

J’étais rentré épuisé de fatigue et d’assez méchante humeur, après avoir erré une partie de la journée dans la montagne à la poursuite d’un gibier imaginaire ou pusillanime. J’avais bien le droit de le qualifier ainsi, puisqu’il avait obstinément refusé de se laisser apercevoir, même de loin.–Étendu sur ma chaise longue, devant ma cheminée, où brillait une flamme ardente, je m’abandonnais à cette ineffable sensation de bien-être que fait éprouver la chaleur pénétrante d’un bon feu, jointe à un repos absolu, succédant à une lassitude extrême.

Presto, mon chien favori, le compagnon fidèle et intelligent de mes expéditions cynégétiques, était couché, tout près de moi, sur une modeste peau de mouton qui lui servait habituellement de lit de repos. Immobile, et le cou nonchalamment allongé sur ses pattes, il promenait autour de la chambre un regard tranquille et doux où se lisait cette même sensation d’un bonheur durement acheté.

De temps en temps, lorsque ma main appesantie se reposait sur lui, ses yeux cherchaient les miens, comme pour me remercier, tandis que Je rapide mouvement de sa queue témoignait du plaisir que lui causaient mes caresses.

Peu à peu il cessa de me regarder et son corps ne frissonna plus sous ma main. Une agitation extraordinaire se manifesta dans tous ses membres. Ses mouvements devenaient convulsifs. Sa poitrine, soulevée par sa respiration entrecoupée, fit entendre de sourds aboiements. Évidemment Presto rêvait.

Qui pourrait dire ce qui se passait alors dans ce je ne sais quoi qui n’a pas de nom dans la science, et qui fait, en dépit de notre orgueil, que l’animal sent, pense et se souvient?.

A force de méditations creuses sur ces matières abstraites, je finis par ne plus penser moi-même, perdu au milieu des mille détours de ce labyrinthe philosophique.

Mais je m’aperçois que je n’ai pas encore donné à mon lecteur la moindre description de la pièce dans laquelle je viens de l’introduire assez brusquement; ce qui est absolument contraire aux principes d’une bonne esthétique. Certains détails sont, d’ailleurs, nécessaires ici pour l’intelligence de mon récit, et je ne crains pas de dire que leur absence lui enlèverait certainement toute vraisemblance. Je me hâte donc de réparer cette omission.

Cette pièce, par sa disposition intérieure, offrait un triple caractère. C’était tout à la fois un cabinet de travail, une bibliothèque et un musée en miniature. Des rayons chargés de livres occupaient le fond, dans toute sa hauteur. Les panneaux étaient ornés de tableaux représentant, pour la plupart, des épisodes de chasses et des vues de paysages prises dans les montagnes. Des panoplies, des armures antiques et des objets d’art s’étalaient sur les murs dans une harmonieuse profusion. Une table massive, en chêne sculpté, en occupait le centre. Des fauteuils et des chaises d’un style sévère, étaient rangés à l’entour.

Dans un des angles de la cheminée, précisément en face du siège confortable dans lequel je me reposais d’ordinaire, était appendu un tableau représentant un voyageur surpris, dans une gorge des Apennins, par des brigands calabrais. C’était l’œuvre d’un jeune peintre génevois, auteur de plusieurs productions remarquables, mais trop peu nombreuses, devenues la propriété de quelques amateurs. Une mort prématurée l’avait enlevé, au début de sa carrière, sur le chemin de la gloire, peut-être! Dans un angle du tableau se lisait le nom trop peu connu de Georges Muller.

Cette toile attirait d’abord l’attention par l’éclat du coloris, la vigueur des attitudes, la vérité et l’énergie dans l’expression des physionomies.

Un jeune homme, blessé et affaibli par la perte de son sang, est adossé à un rocher d’où il dirige sur ses agresseurs les canons d’un revolver. Il est pâle, de cette pâleur qui indique plutôt la force de la résolution que le trouble de la frayeur.

A ses pieds sont tombés, dans la surprise de l’attaque, son chapeau aux larges bords, son bâton de voyage et une boîte d’où s’échappent des pinceaux, des crayons, une palette. tout l’attirail d’un artiste ou d’un touriste amateur. Sa belle tête blonde, mais énergique, contraste avec les physionomies farouches des deux scélérats qui l’entourent et le menacent, sans oser l’approcher.

Sur le second plan, un troisième brigand se débat contre le chien du voyageur, un superbe molosse, au pelage fauve, au corps allongé et robuste, aux jambes musculeuses, qui se tient suspendu à son cou au moyen de ses puissantes maxillaires.

A demi suffoqué, paralysé par la douleur, le brigand laisse échapper le stylet qu’il tenait à la main. Son corps violemment rejeté en arrière et sa face convulsée indiquent suffisamment qu’il ne tardera pas à succomber.

Là première pensée que ce second groupe fait naître dans l’esprit du spectateur est celle-ci: Si le courageux animal triomphe et s’il en a fini assez tôt avec son adversaire, il peut, par une heureuse diversion, apporter à son maître un secours décisif, mais qui, pour être efficace, ne doit pas se faire attendre. Celui-ci, en effet, paraît s’affaiblir de plus en plus, et ce n’est qu’en appuyant sa main restée libre sur une saillie du rocher qu’il parvient à se soutenir.

Là est l’intérêt du drame. Tel est le problême qui s’impose à l’attention du spectateur et sa solution préoccupe encore son esprit longtemps après que ses yeux ont quitté le tableau.

L’action, quoique divisée, en apparence, n’est pas double, mais elle est complexe. Il n’y en a pas deux, puisqu’elles sont visiblement liées et solidaires.

Ce drame se passe dans un étroit défilé, entre deux rochers couronnés d’un côté par une forêt d’oliviers au feuillage sombre, de l’autre par un massif de caroubiers étalant, dans la transparence de l’air, leurs fruits d’un rouge éclatant. Il est éclairé par un soleil perpendiculaire dont les rayons, semblables à des flèches dorées, pleuvent, en rebondissant, sur les cailloux du chemin qu’ils font étinceler comme autantde pierres précieuses. La lumière, la chaleur et la vie éclatent sur ce petit coin de terre perdu dans les montagnes, entre ces bandits lâchement féroces et ce jeune homme héroïquement résolu. De cet ensemble d’hommes et de choses, il se dégage un rayonnement qui éblouit et une émotion poignante qui attache.

Lorsque, au retour d’une de mes excursions dans la montagne, je me laissais tomber de lassitude dans ma chaise longue, mes regards se portaient naturellement sur cette toile placée, comme à dessein, dans l’axe de mon rayon visuel.

Bien souvent, je dois l’avouer, mes yeux éblouis par l’éclat chatoyant des couleurs et fascinés par l’intérêt de la situation finissaient par se fermer au milieu de cette contemplation extatique.

Cette fois encore, je ne tardai pas à suivre l’exemple de mon chien. Je tombai dans un de ces sommeils profonds que connaissent seuls les chasseurs des pays de montagnes.

Je ne sais combien de temps aurait pu durer, entre mon compagnon et moi, cette touchante fraternité du repos succédant à l’émulation de la fatigue, si nous n’avions été réveillés brusquement par un de mes amis, qui entra dans ma chambre comme un véritable ouragan, ainsi qu’il en avait l’habitude.

–Bravo! mon cher, exclama-t-il en me voyant tout habillé; tu as été matinal aujourd’hui. Tu avais des projets pour ce matin, à ce qu’il paraît. Gela se trouve à merveille. Je venais précisément te chercher pour une partie que j’ai arrangée hier à ton intention. Allons! hâtons-nous! Le soleil commence à se dégager de sa couche brumeuse. Le vent souffle légèrement du nord, et le nez exercé de mes chiens semble y démêler un enivrant fumet de chevreuil.

Je protestai en vain contre l’erreur dans laquelle l’avait fait tomber la vue de mon costume de chasse. J’invoquai ma fatigue de la veille, dont je ressentais encore les effets, l’engourdissement de mes membres endoloris. Je ne pus triompher de son obstination. Un des guides qui nous accompagnaient habituellement dans nos expéditions, lui avait promis de nous mettre, avant deux heures d’ici, sur la piste d’un magnifique chevreuil qu’il avait aperçu la veille.

Cette dernière raison fit cesser mes irrésolutions. Je me levai encore tout alourdi par le sommeil. Je serrai la boucle du ceinturon qui retenait mon couteau de chasse et, saisissant mon fusil, je suivis mon ami sans plus de résistance.

La journée, en effet, s’annonçait sous de favorables auspices. Le ciel, d’un gris foncé, se voilait çà et là de nuages légers dont les contours commençaient a s’éclairer des premiers rayons du soleil. La terre était humide et l’air tout chargé des vapeurs du matin. Nos chiens impatients, le cou tendu, les naseaux ouverts, aspiraient avec ardeur les senteurs apportées par la brise.

Édouard (c’était le nom de mon ami), avait convié deux amateurs connus qui s’étaient joints à lui. Nous cheminions dans une étroite vallée, ayant devant nous les sommets neigeux que nous devions atteindre. Peu à peu, nous nous enfonçâmes dans une gorge profonde, et nos chiens libres enfin s’élancèrent à travers les détours de la montagne, reparaissant, de temps en temps, sur le revers ou sur la cime des rochers.

Après plusieurs heures d’une marche pénible, notre guide accourut et nous annonça qu’il avait découvert les traces de la bête. Nous le suivîmes avec précaution et nous aperçûmes, en effet, à quelques pas de là l’empreinte de quatre pattes sur le bord d’un ravin profond. Au premier coup d’œil, je fis remarquer à François (ainsi s’appelait notre guide), avec une surprise mélangée d’une certaine inquiétude, que, à en juger par leur forme et leur dimension, ce n’étaient pas là les traces de la bête que nous étions venus chercher.

–Votre chevreuil, lui dis-je, ressemble singulièrement à un ours.

François sourit sournoisement sans répondre, et s’étant agenouillé, il examina attentivement les empreintes laissées sur la neige. Puis, se relevant avec l’aplomb d’un homme sûr de son fait:

–La journée sera meilleure que je ne croyais, dit-il d’un air d’importance, et nous ne tarderons pas, si je ne me trompe, à nous trouver nez à nez avec un vieil ermite dont j’ai, depuis longtemps, promis la fourrure à Jeanne pour sa parure d’hiver.

J’avais quelque peine à comprendre le motif qui nous avait mérité, à mes amis et à moi, la flatteuse mission de pourvoir à la toilette de madame Jeanne. Mes compagnons ne paraissaient guère plus fiers et reconnaissants que moi du périlleux honneur qui leur était échu. Mais personne n’osa, comme il arrive toujours en pareil cas, faire connaître ses impressions particulières à ce sujet, de peur d’être soupçonné de pusillanimité. Je me hasardai, cependant, à faire observer que nous n’étions pas convenablement armés pour une chasse à l’ours, et que les balles de nos cartouches n’étaient pas d’un calibre suffisant.

–Rassurez-vous, répliqua aussitôt François, voici une arme spéciale, absolument conforme à votre désir et faite pour la circonstance.

En disant cela, il me présenta une carabine rayée, à deux canons, d’un fort calibre, système Lefaucheux, qu’il portait en bandoulière à son côté. C’était une arme de luxe qu’il avait gagnée par son adresse au dernier tir fédéral.

Je m’apprêtais néanmoins à refuser un pareil hoppeur, lorsque mes compagnons déclarèrent, d’une commune voix, que j’en étais seul digne. A l’appui de cette opinion, chacun se plaisait à vanter mon adresse et à citer les preuves que j’en avais données. Pourquoi rougirais-je de l’avouer? En les écoutant, il se livrait en moi un terrible combat entre mon amour-propre surexcité et un vif sentiment de crainte bien naturelle dans cette circonstance. Je n’avais aucune expérience de cette sorte de chasse et je n’étais pas bien certain de faire bonne contenance en face d’un pareil gibier. A la fin, l’amour-propre l’emporta et je saisis l’arme qui m’était présentée.

Mes compagnons, vu l’insuffisance de leur équipement, reçurent différentes destinations pour des postes où, d’après les calculs de notre guide, ils n’auraient vraisemblablement aucune occasion de montrer leur adresse et leur courage. Toutefois, par surcroît de précautions, il crut devoir donner à chacun des instructions particulières.

–Quant à vous, me dit-il, je vous réserve la meilleure place. En restant ici parfaitement immobile, vous avez toutes sortes de chances pour recevoir bientôt la visite du vieux montagnard. Surtout, si vous tenez à embrasser, ce soir, votre femme et vos enfants.

–Mais je n’ai ni femme ni enfants à embrasser, m’écriai-je, exaspéré par son sang-froid.

–N’importe, répondit-il, si vous tenez à la vie, n’oubliez pas mes recommandations. Quand vous verrez l’animal s’approcher, ne vous dérangez pas et laissez-le venir flairer, le plus près possible, le bout du canon de votre carabine. Lorsqu’il sera tout près de vous, il se dressera sur ses pattes de derrière, comme pour vous donner l’accolade. C’est sa manière la plus ordinaire d’aborder son homme. Alors, en pleine poitrine. inclinant un peu à gauche vers la troisième côte. Vous comprenez.

Et François faisait le geste d’ajuster l’animal avec son fusil.

Je ne comprenais que trop bien et goûtais de moins en moins la préférence dont j’étais l’objet. Je m’efforçai, cependant, de sourire en remerciant mon guide de cette attention flatteuse, et je m’assis en silence les yeux fixés dans la direction qui m’avait été désignée.

N’ayant rien de mieux à faire, pour le moment, je me mis à réfléchir sur les dangers glorieux que j’allais affronter, bien malgré moi, et j’arrivai bientôt à cette conclusion que, le plus souvent, la bravoure et le point d’honneur ne sont que des formes diverses de l’amour-propre. La discipline elle-même et le devoir de l’obéissance passive ne me paraissaient que des garanties prises contre un amour excessif de la vie et cet instinct de la conservation si naturel au cœur de l’homme.

Et plus je réfléchissais, moins je comprenais la nécessité qui m’était imposée d’attendre là un horrible et redoutable animal, pour satisfaire à un caprice de coquetterie d’une paysanne qui m’était inconnue, et acquitter la galante promesse de son imbécile de mari. N’eût-il pas mieux fait, pensais-je, de s’adresser tout simplement à ma générosité, pour se procurer la peau d’un ours quelconque, quand j’aurais dû aller la chercher moi-même à Archa ngel ou à Nijni-Novogorod?

Au milieu de mes réflexions, je perdis bientôt de vue successivement les autres chasseurs. Lorsque le dernier eut disparu et que j’eus cessé d’entendre le bruit de ses pas craquant sur la neige durcie, je promenai avec effroi les yeux autour de moi. Tout était morne et silencieux. De temps en temps seulement, le souffle de la bise détachait, çà et là, quelques masses blanches qui rendaient, en tombant, un son mat et monotone.

L’impression pénible dont je n’avais pu me défendre finit, cependant, par se dissiper, et je tombai peu à peu dans une profonde rêverie qui m’enleva totalement le sentiment de ma position. Ma pensée s’envolant de ces tristes lieux me ramena bientôt sous le toit fortuné que je me reprochais d’avoir quitté. Je pensai à mon foyer si paisible et si chaud, à mes études et à mes livres favoris. Mais (le dirai-je?) ce que je regrettais surtout, dans un pareil moment, c’était mon chien, mon brave et fidèle Presto. Je me rappelais toutes les occasions où j’avais vu briller son courage et sa force. Combien sa présence m’eût été précieuse, dans cette circonstance! Peut-être, me disais-je, est-il maintenant aux prises avec ce nouvel et terrible ennemi. Peut-être a-t-il succombé dans cette lutte inégale.

J’en étais là de mes suppositions, lorsqu’un choc violent me précipita la face contre terre, et je sentis deux lourdes pattes se poser sur mon dos. C’en était fait de moi. Ah! madame Jeanne! madame Jeanne! murmurai-je, en manière d’oraison mentale. Mais je fus promptement rassuré. J’étais entre les pattes et sous la protection de mon cher Presto, dont l’empressement et les brusques démonstrations avaient failli me faire mourir de peur. Avec sa coopération, il me semblait que je n’avais plus rien à craindre.

En dépit des recommandations de mon guide, et sans garder rancune à mon chien pour son intervention un peu brutalè, je rendis à ce dernier toutes ses caresses, et joyeux d’avoir retrouvé mon ami le plus dévoué, je ramassai promptement l’arme échappée de mes mains, je secouai la neige qui couvrait mes habits et suivis, sans plus tarder, le chemin que Presto semblait m’inviter à choisir.

J’espérai qu’il me conduirait vers quelqu’un de mes compagnons auquel je parviendrais facilement à faire prendre le change sur la véritable cause de ma désertion, au moyen d’un de ces innocents mensonges qu’un chasseur trouve toujours, faute de mieux, dans le fond de sa carnassière.

Cet espoir me fortifia quelque temps contre les fatigues d’une marche qui n’était pas exempte de périls. Mais, à l’approche de la nuit, je sentis renaître mes inquiétudes. Presto lui-même semblait avoir perdu la confiance qu’il avait montrée jusque-là. Il allait et venait autour de moi, s’éloignant et se rapprochant, flairant la neige, furetant partout, puis me regardant de temps en temps, comme pour me consulter.

Mon anxiété croissait avec les ténèbres. A la fin, je n’y tins plus; une véritable frayeur s’empara de moi. Je commençai à siffler, puis à crier, puis à appeler. Presto, me considérant d’un air consterné, se mit à aboyer à l’unisson, en poussant des hurlements lamentables. Au milieu de ces manifestations de notre commune terreur, je ne pus m’empêcher de rire, en songeant qu’un pareil vacarme était capable de mettre en fuite tous les ours de la montagne.

Quelqu’un néanmoins, accourut à ce bruit. Ce n’était pas un ours, à la vérité; mais son aspect n’offrait rien de beaucoup plus rassurant. C’était un homme vêtu d’un sarreau bleu retenu par une ceinture rouge, selon la mode du pays, la tête couverte d’un bonnet de laine brune. Il tenait à la main un long bâton ferré pour assurer sa marche, et il était accompagné d’un énorme chien qui n’appartenait pas à l’espèce des chiens des Alpes.

L’extérieur et la physionomie de cet homme m’inspiraient peu de confiance.. Presto se rap procha de moi en grommelant et lui aurait fait apparemment un mauvais accueil, s’il n’eût été contenu par l’aspect formidable de son compagnon.

L’étranger s’avança et m’offrit un asile pour passer la nuit, en ajoutant que la cabane qu’il habitait n’était éloignée que de quelques pas.

–Indiquez-moi plutôt, lui répondis-je, pour lui faire comprendre que je n’étais pas seul, de quel côté je retrouverai les chasseurs que j’ai perdus de vue il n’y a qu’un instant.

–Je n’ai pas rencontré aujourd’hui l’ombre d’un chasseur. Quant à vos compagnons, il est probable qu’à cette heure ils sont tous de retour dans la vallée, et je ne vous conseille pas de vous aventurer seul à leur suite. Dans tous les cas, si c’est à Couvet que vous allez, voici le chemin qu’il faut prendre.

–Merci, lui dis-je, en désignant au hasard un sentier qui descendait dans une direction opposée. C’est par ce chemin que je suis venu et que je dois m’en retourner.

En disant cela, je lui tournai le dos, sans plus de cérémonie.

En réalité, j’ignorais absolument l’endroit où aboutissait le chemin que je suivais. Mais j’aimais mieux m’exposer à errer dans la montagne toute la nuit, malgré la fatigue extrême que je ressentais, que de rester plus longtemps dans la compagnie suspecte de cet inconnu. Je pensais que je venais peut-être de faire la rencontre d’un malfaiteur, et je m’applaudissais d’avoir trouvé un prétexte pour me séparer de lui.

Heureusement pour moi, le ciel était pur et la lune brillait d’un vif éclat. Je marchais depuis environ deux heures, pensant que je ne pouvais pas être éloigné d’atteindre le pied de la montagne. Déjà les rochers laissaient apercevoir, à leur base, quelques traces de végétation. La pente devenait plus facile et moins rapide. Je marchais d’un pas allègre et presque joyeux, lorsque à un détour du chemin, je m’arrêtai saisi d’étonnement. Le sentier finissait brusquement. Je me retrouvais en face de la montagne, au fond d’une sorte d’entonnoir sans issue. Je promenai en vain mes regards autour de moi. Je ne pouvais sortir du gouffre dans lequel j’étais descendu sans m’en apercevoir, qu’en remontant la pente perfide qui m’y avait amené. Je sentis mon courage m’abandonner complètement. Mes forces étaient épuisées.

Presto s’était arrêté, aussi surpris et non moins inquiet que moi, en apparence. Après qu’il eut fait plusieurs fois le tour de notre prison, je le vis disparaître dans le flanc de la montagne. En m’approchant, je découvris une étroite ouverture cachée sous un épais rideau d’arbustes et de plantes alpestres. Je délibérais si je m’y engagerais à sa suite, lorsqu’il reparut bondissant et caracolant en signe d’allégresse. Je n’hésitai plus à me laisser conduire par lui.

J’entrai, en rampant, dans une sorte de souterrain bas et resserré et tellement obstrué par les racines d’arbres et de plantes qui s’y entrecroisaient, que je fus forcé, en plus d’un endroit, de me courber jusqu’à terre et de marcher sur mes genoux. Plus j’avançais, plus la voûte semblait s’abaisser sur moi. Je croyais sentir la montagne peser sur mes épaules de tout son poids.

Je respirais avec peine, tant l’air était rare, et je fus plus d’une fois tenté de revenir en arrière. Mais il n’était plus temps. En sondant l’obscurité avec mes mains, je touchai les parois de ma prison, et je compris qu’il me serait impossible de me retourner. Je me reprochai amèrement alors mon excessive confiance habituelle dans l’instinct merveilleux et la sagacité extraordinaire de mon chien.

Enfin, je vis briller, à une extrémité du souterrain, une faible clarté d’un bleu pâle... A mesure que j’avançais, la lueur grandissait. C’était un coin du ciel. Je revoyais la lumière. J’aspirais, a pleins poumons, l’air rafraîchissant de la nuit. Je contemplais le ciel parsemé d’étoiles. J’étais dans un vallon étroit que la lune inondait, en ce moment, de ses rayons. En face de moi se dressait une cabane appuyée à la montagne, et qui se détachait noire et silencieuse sous les rayons de l’astre de la nuit. Je frappai à la porte à coups redoublés et n’obtins d’abord, pour toute réponse, que les aboiements furieux d’un chien qui semblait, de son côté, vouloir renverser la cabane pour s’élancer sur moi.

Après quelques instants, la voix d’un homme se fit entendre et la porte s’ouvrit.

Que l’on juge de ma surprise, en reconnaissant le montagnard, à la mine suspecte, dont j’avais refusé l’hospitalité, moins de deux heures auparavant.

Il sourit, en voyant l’étonnement mêlé de terreur dont je n’avais pu me défendre, et m’invita à entrer sans crainte, tandis qu’il retenait son chien, qui paraissait sympathiser aussi peu avec le mien, que moi avec son maître.

Mon hôte s’empressa de ranimer quelques tisons qui fumaient encore dans l’âtre d’une étroite cheminée, et m’engagea à me débarrasser de mon fusil et de mon couteau de chasse. Ce que je refusai le plus poliment possible.

Il alluma ensuite une petite lampe en fer fixée à la muraille et je pus alors distinguer parfaitement sa figure.

C’était un homme d’une cinquantaine d’années, maigre et de taille moyenne. Ce qui me frappa d’abord dans sa physionomie, c’était quelque chose de plus fin et de plus perfectionné, en quelque sorte, que la ruse grossière et la fausse bonhomie qui se lisent ordinairement sur la figure des gens de la campagne. La vivacité de son regard contrastait, d’ailleurs, avec les cheveux gris qui couvraient son front.

Une autre observation, qui m’avait échappé dans le trouble où m’avait jeté notre première rencontre, c’est que cet homme n’offrait du paysan que son costume. Son langage et ses allures sentaient les habitudes et les mœurs des villes. Cette découverte, loin de calmer ma frayeur, fortifiait mes soupçons.

Épuisé par la fatigue, et, je dois en convenir, par les émotions de la journée, je me laissai tomber sur un escabeau, tandis que lui-même s’assit sur un lit de paille où se voyait encore la place qu’il venait de quitter.

Après que j’eus réparé mes forces au moyen des provisions tirées de mon havresac, mon hôte me fit remarquer que j’avais besoin de repos et m’offrit obligeamment la moitié de son lit. Je répondis que je préférais attendre le jour au coin du feu. Nouvelle exhortation de sa part de quitter mes armes, et nouveau refus de la mienne.

Une lutte avec cet homme n’avait rien d’effrayant pour moi; mais j’avais tout à craindre d’une surprise, et je ne pouvais montrer trop de vigilance. Je suivais attentivement chacun de ses mouvements, tout en affectant une certaine insouciance. Il s’aperçut néanmoins de mon inquiétude, et essaya de détruire les préventions fâcheuses dont il se sentait l’objet.

–Je conçois, me dit-il, en cherchant à donner à sa physionomie l’expression de la naïveté,que vous soyez étonné de trouver dans ces lieux sauvages un homme moins grossier que ces habits et cette misérable habitation devaient le faire supposer. Mais, puisque vous ne paraissez pas disposé au sommeil, je vous expliquerai, si vous le permettez, cette singulière contradiction.

–Volontiers, répondis-je, un peu rassuré par ces paroles; car je ne vous dissimulerai pas.

–Bien, bien. Je comprends que toutes les suppositions soient possibles, en pareille circonstance. Mais auparavant, ajouta-t-il en avançant là main par un geste familier, veuillez me faire passer cette gourde où je vous ai vu boire, tout à l’heure, autre chose, je suppose, que de l’eau de la montagne. Si j’ai bonne mémoire, je me souviens d’avoir appris, au collège, que les anciens, beaucoup plus religieux que nous, sanctifiaient toujours par des libations chaque action importante de leur vie. Je bois donc aux dieux lares, mon cher hôte, et à l’hospitalité!

En disant cela, il avala d’un seul trait le reste du vin laissé au fond de ma gourde.

–Et d’abord, continua-t-il, sachez que je ne suis point aussi vieux que je le parais. Ces cheveux gris sont ceux d’un de mes meilleurs amis, pendu, ..

–Pendu!. m’écriai-je.

–Oui, pendu à la suite de je ne sais plus quel démêlé avec les policemen de la ville de Londres. J’avais eu l’occasion de le rencontrer quelque temps auparavant, pendant un court séjour que je fis dans la plus vaste et la plus solidement construite des maisons de Newgate.

A cette déclaration, je reculai involontairement le siège sur lequel j’étais assis.

Il poursuivit sans se déconcerter:

–Cette barbe, de même couleur, a décoré longtemps le menton d’un savant naturaliste qui s’égara, un jour, sous ma direction, en herborisant dans la montagne, et dont je trouvai, par hasard, le lendemain matin, le corps au fond d’un ravin.

Je me levai avec un cri de surprise. J’avais devant moi un homme de quarante ans, au plus, malgré ce que sa calvitie, évidemment factice, pouvait ajouter, en apparence, à son âge réel. Mon hôte paraissait s’amuser beaucoup de ma stupéfaction.

–Vous conviendrez, me dit-il, que je ne mets pas de coquetterie dans mes travestissements.

Je ne pouvais plus me le dissimuler, j’étais en face, et peut-être au pouvoir d’un misérable couvert de crimes, qui avait voulu se donner le spectacle divertissant de mes naïves terreurs, comme le tigre joue quelquefois avec sa proie avant de la dévorer. Je portai instinctivement la main sur le manche de mon couteau. Mon hôte, de son côté, souriant avec ironie, fixait sur moi son regard scrutateur.

–Permettez, reprit-il, que j’aide à vous débarrasser.

Et il étendit la main pour saisir mori fusil. Mais je me reculai en me mettant sur la défensive.

–Je devine votre intention, ajouta-t-il avec le même sang-froid, vous voulez m’épargner ce soin; mais vous ne refuserez pas sans doute J’aide de mes domestiques.

En même temps, il frappa du poing sur une table placée près de son lit. Aussitôt, une porte, que je n’avais point remarquée, s’ouvrit et livra passage à trois hommes armés qui se jetèrent sur moi.

La résistance était inutile. J’essayai pourtant de me défendre. En me débattant entre leurs mains, je renversai la lampe, qui s’éteignit. Je parvins alors à dégager un de mes bras, et tirant vivement mon couteau de chasse, j’en frappai au hasard dans l’obscurité, deux coups désespérés.

Deux gémissements plaintifs se firent entendre. Une vive clarté illumina tout à coup les objets autour de moi. Le soleil déjà levé sur l’horizon inondait ma chambre de ses rayons. J’étais tombé de mon siège auprès de ma cheminée où s’éteignaient, en pâlissant, les dernières lueurs du feu allumé la veille. A mes pieds, Presto agonisant et percé de deux larges blessures, léchait encore ma main sanglante, en atlachant sur moi un regard que je n’oublierai jamais.

Je venais de frapper mortellement mon chien dans les hallucinations d’un pénible cauchemar.

J’ai fait enlever le tableau de Jacques Muller, cause première de ma fatale erreur et de la fin tragique de Presto. Il est relégué maintenant au fond de mon cabinet, dans un endroit où mes yeux ne peuvent l’apercevoir qu’avec le consentement exprès de ma volonté.

Presto a reçu les derniers témoignages d’estime et de regrets que l’amitié pouvait lui donner. Son corps repose dans un coin de mon jardin, connu de moi seul, et où seul je vais quelquefois évoquer le souvenir de ses rares qualités et de son dévouement si mal récompensé.

Les soirées de Saint-Germain

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