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UN AMBITIEUX
(NOUVELLE)
ОглавлениеDans un pauvre village de l’Auvergne vivait, il y a quelques années, le plus pauvre des desservants qui aient jamais circulé à travers les défilés des Cévennes. La masure qui lui servait d’habitation n’aurait pas fait envie au dernier des paysans employés à fouiller les entrailles de la montagne pour en extraire la houille ou l’antimoine.
Adossée à une petite église en pierres grises, que surmontait une croix de fer, on eût dit un pieux ermitage ou quelqu’un de ces asiles hospitaliers élevés sur les hauts lieux, loin des routes frayées par les pas de l’homme. Du plateau sur lequel elle était assise, le regard plongeait sur le fertile bassin de la Limagne, bordé dans sa plus grande longueur par le ruban argenté de l’Allier. Derrière l’église, sur le penchant de la montagne, quelques cabanes échelonnées ressemblaient à une caravane gravissant une route escarpée. De ce point, la vue courait, de rocher en rocher, le long de la chaîne d’où se détachent le Puy-de-Dôme, le Plomb du Cantal et le Mont-Dore.
Telle était à peu près l’espèce de Thébaïde habitée depuis dix ans par le curé de ***. –On comprendra facilement le scrupule qui nous empêche d’écrire ici le nom du village, aussi bien que notre répugnance à altérer l’exactitude des moindres détails de cette simple histoire par la banalité d’un pseudonyme.–C’était un homme de soixante ans, sec, alerte, d’une physionomie douce et bienveillante. La simplicité de son cœur n’excluait ni la finesse, ni l’élévation de l’intelligence, de même que l’austérité de ses mœurs ne diminuait rien de son indulgence naturelle pour les autres. Sa foi était ardente, et son zèle pour ses administrés n’avait d’autres bornes que celles que la nature avait imposées à sa force physique. Sa charité, sous ce rapport, lui faisait accomplir des miracles. L’hiver n’avait pas de froid assez rigoureux, de neige assez épaisse, la montagne n’avait pas de ravins assez profonds, la nuit de ténèbres assez effrayantes pour l’arrêter dans l’exercice de ses pénibles fonctions. Et tout cela se faisait simplement, sans le plus secret mouvement de vanité, avec cet air de bonhomie qui ôte jusqu’à la pensée du sacrifice.
Cet homme au cœur simple avait pourtant une ambition, ambition modeste et bien légitime, mais toujours déçue. Depuis plusieurs années, le bon curé nourrissait, en secret, le désir de posséder. une soutane neuve! Et il convient de reconnaître que ce désir n’était que trop justifié par l’état de maturité très avancée de la principale pièce de son vêtement. C’est que cet humble habit comptait, lui aussi, de longs et honorables services. Il y avait longtemps qu’il accompagnait son maître dans toutes ses excursions. Avec lui, il avait bravé les intempéries des saisons et essuyé bien souvent la pluie, la poussière et la neige, avec des alternatives de vent et de soleil. Sous l’action combinée de ces divers éléments de destruction, la couleur primitive avait été visiblement altérée. Après avoir passé, par des dégradations insensibles, du noir au brun, du brun au roux, il avait acquis définitivement cette teinte effacée et indécise qui rappelle les horizons brumeux des derniers jours d’automne. Comme cette arrière-saison de l’année, son aspect avait quelque chose de mélancolique qui portait à la rêverie. Aminci, fatigué, et comme à bout de force, il paraissait prêt à rompre, au moindre tiraillement, tout contact immédiat avec celui qu’il avait mission de couvrir, mais qu’il ne protégeait plus, hélas! que pour la forme! Et il est probable qu’une séparation, au moins partielle, se serait déjà effectuée, en plus d’une circonstance, sans le talent et l’infatigable dévouement de dame Marguerite, respectable matrone, à l’air imposant, à la taille ronde et courte, attachée au service du curé, après avoir, depuis longtemps, passé l’âge canonique.
En présence d’un danger sans cesse renaissant, cette courageuse femme semblait avoir pris pour devise: «Je maintiendrai!.» Sous son impulsion généreuse, son aiguille accomplissait, chaque jour, de véritables prodiges, en traçant, à travers l’étoffe, de savantes et invisibles arabesques. Grâce à elle, la séparation, toujours imminente, se trouvait retardée de jour en jour, sans que la dignité du curé eût trop à souffrir de cette association infiniment prolongée, et qui, toujours près de se rompre, ne tenait bien souvent qu’à un fil!...
Il ne faudrait pas croire, cependant, que ce vénérable prêtre fût insensible à ce que l’on est convenu d’appeler le respect de sa propre personne. Sous des dehors plus que modestes, il cachait un amour inné de la propreté. Ce n’était pas un de ces rigoristes qui font un crime de tout ce qui a l’apparence d’une concession aux préjugés ou à l’opinion, et encore moins un de ces apôtres orgueilleux qui se drapent dans leurs guenilles. Il sentait sa misère et la portait courageusement, toujours prêt, quand il le fallait, à renoncer, dans l’intérêt d’autrui, à la satisfaction de son unique désir, l’acquisition d’une soutane!
Ce désir, ce rêve avait failli plusieurs fois se réaliser. Vain espoir! Le bon curé avait compté sans les entraînements de son cœur. Au milieu d’une population privée de ressources, les occasions de faiblir dans sa résolution étaient trop nombreuses et s’offraient à lui, pour ainsi dire, à chaque pas et sous toutes les formes. Comment résister à de pareilles tentations, lorsque l’on sent dans sa poche deux écus qui sautillent en babillant joyeusement, et ne demandent qu’à prendre leur volée?
Avec eux, hélas! s’envolaient aussi l’espoir et les moyens de posséder une soutane neuve! Et, chose encore plus grave, le petit trésor laissé entre les mains des malheureux représentait presque toujours très exactement toute la fortune présente du curé. En présence de la misère des autres, ce singulier pauvre trouvait toujours qu’il avait du superflu. Cette manière d’envisager les biens de ce monde et d’en faire usage n’était pas toujours partagée par dame Marguerite, et cette différence d’appréciation amenait souvent sur ses lèvres des réflexions et des récriminations peu obligeantes pour son maître.
Au milieu de ces alternatives d’espérance et de découragement, les années s’écoulaient, les fêtes se succédaient, ainsi que les déceptions, et toujours le pauvre curé répétait, avec une infatigable persévérance: Ce sera pour l’année prochaine, pour Pâques, pour la Pentecôte, pour l’Assomption, pour Noël! En vain, il avait parcouru dix fois ce cercle fatal. Les saisons et les fêtes revenaient avec une impitoyable régularité, laissant, à chaque retour, une trace plus sensible de leur passage sur la malencontreuse soutane!
Un soir d’été, il pouvait être huit heures, le curé, après avoir achevé la lecture accoutumée de son bréviaire, était assis en silence près d’une fenêtre basse donnant sur le village. Le temps était à l’orage, et le curé, revenu tard et fatigué d’une longue excursion, respirait avec une douce volupté l’air rafraîchissant, quoique un peu vif, qui péné trait dans la salle. Marguerite rangeait, sur les rayons d’un dressoir en chêne, la vaisselle qui avait servi au souper frugal de son maître.
Outre le meuble dont nous venons de parler, la chambre renfermait une table à manger, qui servait aussi de table à jeu dans les longues soirées d’hiver, lorsque le curé disputait gravement à dame Marguerite les chances d’une partie de dames ou de dominos. Tout auprès, se voyait un bahut en noyer, et, dans le fond, adossé au mur, le meuble le plus apparent, quoique d’une simplicité patriarcale, le lit du curé. Un Christ en ivoire, magnifique présent de la piété d’une noble dame, s’élevait au-dessus d’un prie-Dieu en bois noir. A l’un des angles formés par le manteau d’une vaste cheminée, se dressait une de ces longues boîtes bariolées, assez semblables à l’étui d’une momie égyptienne, et au-dessus desquelles apparaît le cadran d’une horloge villageoise. Quelques chaises de paille grossière complétaient l’ameublement. Un étroit corridor séparait cette chambre de celle de Marguerite, où régnait une simplicité plus évangélique, en quelque sorte.
Marguerite était la véritable souveraine de ce modeste domaine. Le maître légitime avait abdiqué peu à peu, en sa faveur, toute autorité administrative. Et, sauf quelques abus de pouvoir et quelques accès d’humeur grondeuse, cette domination, il faut le dire, n’avait rien que d’utile à l’intérêt commun, et convenait d’ailleurs parfaitement à l’insouciance absolue du curé pour les menus détails de la vie, surtout en ce qui le touchait personnellement.
Ce jour-là était précisément un de ces jours néfastes où le mécontentement de la vieille gouvernante assombrissait son front, pareil aux nuages qui flottaient en ce moment au-dessus de la montagne, répandant autour d’eux une obscurité sinistre. Ses mouvements un peu brusques, son activité redoublée, trahissaient une agitation secrète qui n’attendait qu’une occasion pour éclater. La figure du curé, au contraire, exprimait cette placidité et cette tranquillité d’àme qui lui étaient habituelles. On aurait pu même remarquer sur son front un certain air de triomphe peu conforme à sa modestie naturelle et au précepte de l’humilité chrétienne. De temps en temps il reportait, du vaste horizon où ils semblaient errer, ses yeux sur Marguerite qu’il examinait à la dérobée. Sa bouche dessinait alors un rapide sourire, où brillait une joie qui n’était pas exempte de malice.
La nuit, cependant, était venue; le ciel était sombre et la lune ne se montrait qu’à de longs intervalles. Le vent commençait à tourmenter la cime des deux hauts marronniers plantés devant la porte du presbytère.
–Après vos courses et vos fatigues de la journée, dit tout à coup Marguerite d’un ton d’autorité maternelle, le sommeil vous ferait plus de bien, à cette heure, que le grand air. Ce vent de la plaine n’est pas sain. L’orage n’est pas loin. Vous devriez au moins fermer la fenêtre.
–Je ne me sens pas fatigué, Marguerite. Pour ce qui est de l’air, vous avez raison, et je vous obéis. quoique,–ajouta-t-il à demi-voix en fermant la fenêtre,–l’orage le plus à craindre en ce moment ne soit peut-être pas celui qui menace au dehors.
Marguerite n’entendit pas ou feignit de n’avoir pas entendu; le curé se rassit.
–Seriez-vous mécontente de moi, aujourd’hui?–poursuivit-il lentement, tout en la regardant d’un air de doute affecté. Cette fois, vous auriez tort, Marguerite.
L’apparente bonne foi avec laquelle ces paroles furent prononcées, amena l’explosion prévue par le curé.
–Ah! vraiment, j’aurais tort, s’écria-t-elle avec une indignation comique; et je dois être contente de vous. Une journée passée hors du logis, sans boire ni manger, à votre âge! Cela est sage et louable, sans doute! Oh! cela finira mal pour vous, c’est moi qui vous le dis.
En ce moment, un éclair brillant illumina toute la salle. Le curé et sa gouvernante se signèrent. Marguerite alluma une petite lampe placée sur la tablette de la cheminée.
–Paix! Marguerite, paix! reprit timidement le curé; uotre ministère a des devoirs pénibles.
–Eh! mon Dieu! L’Église, vous le dites vous-même, n’exige pas qu’on tue son corps pour sauver son âme. Encore si cela vous rapportait quelque chose autre que des bénédictions!. Ainsi, voyez où cela vous a mené! Regardez autour de vous! Voilà tout ce que vous possédez! voilà le fruit de trente années d’exercice!. Il n’y a jamais cinquante francs dans votre bourse!.
–Qui sait? murmura le curé, il ne faut jamais désespérer de la Providence.
–Vous avez bien raison, car si elle n’y pourvoit pas, je ne sais comment nous aurons un morceau de pain pour nos vieux jours, puisque vous ne savez pas conserver pour vous celui qu’elle vous envoie. Regardez-vous, s’il vous plaît... Y a-t-il dans toute la paroisse un homme plus pauvre que vous? Que sont devenues les belles promesses que vous m’avez faites à Pâques?. Voilà l’Assomption qui approche, qu’allons-nous faire?... Que vous a rapporté, par exemple, la journée d’aujourd’hui? Rien.
–Eh! eh! fit le curé d’un air mystérieux.
–Ou, tout au plus, quelques menues pièces blanches pour vos pauvres, car vous ne savez rien réserver pour vous.
En cet endroit, Marguerite fut interrompue par un violent coup de tonnerre qui ébranla la maison, et traça sur le flanc de la montagne une éclatante traînée de feu.
La vieille gouvernante saisit un rameau de buis qu’elle trempa dans un bénitier suspendu à la muraille, et se mit à semer autour d’elle les gouttes de l’eau bénite, tandis que le curé récitait une courte prière.
Pendant ce temps, le tonnerre s’était éloigné; la pluie tombait en abondance. Le curé continua tranquillement:
–Marguerite, il faudra vous informer s’il y a dans le pays un tailleur capable de faire convenablement et promptement une soutane neuve. pour votre curé.
–Plaît-il? répondit la gouvernante, qui crut avoir mal compris. Que dites-vous?
–Je dis que vous avez oublié que c’est bientôt le25juillet.
–Eh bien?...
–Eh bien?. j’ai visité aujourd’hui dans son château Mme la baronne Dubief, qui m’a renouvelé sa recommandation au sujet des dix messes de fondation pour l’âme de son mari. et la bonne dame m’a prié d’accepter en dédommagement la somme de deux cents francs, que voilà.
En parlant ainsi, le curé sortit de dessous sa soutane une bourse de peau fort agréablement arrondie.
Marguerite avançait la main pour s’assu rer de la réalité du fait, lorsque son maître se leva en poussant un grand cri. Une vive lueur teignait le penchant de la montagne jusqu’au pied de la fenêtre. Le curé courut ouvrir la porte du presbytère. Une colonne de fumée ardente s’élançait du toit d’une maison au milieu du village.
–Au feu! cria le curé. Marguerite, hâtez-vous, allez sonner la cloche de l’église, pour appeler du secours.
Marguerite sortit par une porte intérieure du presbytère qui communiquait à la sacristie. Le curé prit son chapeau et sa canne, et s’achemina à travers l’obscurité vers le théâtre du sinistre.
Le lendemain matin, l’incendie était éteint; une seule habitation, la plus chétive de toutes avait péri. mais le curé avait perdu au milieu des flammes une notable partie de sa soutane.
–Heureusement, disait Marguerite en achevant de réparer ce nouveau désastre par une pièce mal assortie, quant à la cou leur, au ton général de l’habit, heureusement que, grâce à la générosité de Mme la baronne, le mal, cette fois, n’est pas sans remède.
–Hélas! ma bonne Marguerite,–répartit le curé en portant la main derrière son oreille, comme un écolier pris en faute, –il n’en est pas de même du malheur qui a frappé ces pauvres gens.
–Eh bien! vous ferez un sermon et une quête en leur faveur. On les aidera, sans doute.
–Il faut l’espérer, du moins; mais ne serait-ce pas à nous, Marguerite, de donner l’exemple?
–Voilà encore une de vos idées. Chacun est tenu de secourir les pauvres selon ses moyens. Les riches avec de l’argent, les prêtres avec la parole. Songez que vous avez à peine le nécessaire.
–C’est vrai, mais ils manquent de tout.
–Il vous faut une autre soutane.
–Ils n’ont ni pain, ni vêtement.
–Mon Dieu! exclama la gouvernante frappée d’une idée subite, qu’avez-vous fait de l’argent que vous m’avez montré hier?
–Marguerite, répondit le curé avec confusion, vous n’irez pas commander pour moi la soutane neuve dont nous avons parlé. Je porterai encore celle-ci à la fête prochaine.
Le curé avait perdu volontairement les moyens d’acheter une soutane.
Un événement inattendu vint, au printemps suivant, redoubler l’anxiété du digne prêtre. Le bruit se répandit tout à coup d’une visite pastorale de l’évêque dans toutes les paroisses de son diocèse. Cette nouvelle jeta d’abord le curé dans une sorte de torpeur résultant de la vue d’un danger imminent. Il eut, un instant, le vertige, comme s’il eût senti la terre vaciller sous ses pas. Puis, à cette prostration de toutes ses facultés succédèrent une agitation fébrile et une activité surnaturelle. Il allait, venait, se multipliait, agissait sans motif et sans relâche, faisait et recommençait les mêmes choses à tout moment. Il parlait haut et seul, et se livrait à tous ces actes de surexcitation par lesquels les poltrons cherchent à s’étourdir et à s’assurer contre leur propre faiblesse. Soins superflus! tous ses efforts aboutirent à un si misérable résultat, qu’il dut renoncer définitivement à tout espoir de sortir honorablemeut de cette terrible épreuve. Déjà il se voyait comparaissant honteux, négligé et misérable, comme un homme de mauvaises mœurs, devant son supérieur ecclésiastique, lorsque la Providence vint encore à son secours sous les traits de la charitable veuve, avertie secrètement par Marguerite.
Un tailleur fut mandé d’un bourg voisin. Le temps pressait. Le tailleur était pauvre; il fallut lui payer d’avance le prix de son travail et lui fournir les moyens d’acheter l’étoffe nécessaire.
En s’en retournant, le tailleur, qui aimait à boire, s’arrêta dans un cabaret où le vin, ce consolateur du pauvre, agit si merveilleusement sur son imagination, qu’il lui fit perdre complètement le discernement du mien et du tien. Le curé supporta ce nouveau coup avec l’insensibilité apparente d’un malheureux qui n’a plus assez de force pour souffrir. On arrêta le voleur; le curé le fit relâcher, en se disant à lui-même qu’un malheur n’en réparait jamais un autre, et en affirmant tout haut que l’argent dépensé par le tailleur n’était pas un dépôt, mais un don.
Marguerite, à cette déclaration, crut que son maître était devenu fou.
Le jour redouté arriva. Le bruit des cloches, sonnant à haute volée, annonça l’entrée du prélat sur le territoire de la paroisse. Le curé, accompagné de son sacristain et de deux enfants de chœur en costume officiel, quitta le presbytère pour venir, à l’entrée du village, recevoir Sa Grandeur. Les autorités locales, le maire à leur tête, entouraient le dais sous lequel l’évêque devait être conduit à l’église avec le cérémonial d’usage. Le curé lui-même, fier et heureux de l’éclatant surplis qui recouvrait sa soutane, s’avançait d’un pas ferme à la tête de sa petite escorte, sur un chemin jonché de fleurs, entre une double haie de maisonnettes cachées derrière des draperies de feuillage. L’évêque parut. Le cortège s’achemina vers l’église. Le curé officia. Après la messe, il fut admis à présenter ses salutations au prélat.
Sa Grandeur était assise entre ses deux grands vicaires qui se tenaient debout dans une attitude respectueuse, et les notables habitants de la commune. C’était un fort bel homme de quarante ans environ: ses manières étaient celles d’un homme de cour, sa physionomie avait de la noblesse et il s’exprimait avec la grâce et l’abondance d’un orateur habitué à parler devant les grands de la terre.
Le curé avait senti sa fermeté l’abandonner à l’instant où il avait été forcé de quitter l’officieux surplis, qui lui avait permis, quelques instants auparavant, de se présenter devant son supérieur avec une assurance apparente. Le jeune prélat, à la vue du vêtement misérable du vénérable curé, fronça le sourcil. Le curé se mit à trembler comme un criminel devant son juge.
–Votre paroisse, monsieur le curé, dit l’évêque d’une voix sévère, est-elle donc si pauvre et vos revenus sont-ils si modiques, que vous ne puissiez accorder à votre personne les soins qu’exige la dignité du sacerdoce?
–Je supplie Votre Grandeur de me pardonner.
–Nous sommes loin, monsieur le curé, poursuivit l’évêque avec gravité, des temps heureux où l’Église, honorée pour elle-même, ne se parait que des vertus austères de ses serviteurs.
–Monseigneur, mes faibles moyens sont seuls la cause, je vous l’atteste.
Et le curé s’arrêta; le désir de se justifier allait lui faire proférer un mensonge.
–Je sais tout! je sais que votre imprévoyance et votre charité mal entendue compromettent la considération nécessaire à un ministre de la religion, et je blâme hautement une conduite aussi peu mesurée. Allez, monsieur le curé, et souvenez-vous qu’en sacrifiant ce que l’on doit à soi-même, on s’expose quelquefois à manquer au respect que l’on doit à d’autres.
Dès que le curé fut sorti, le prélat se tourna en souriant vers les témoins de la petite scène qu’il venait d’improviser:
–La leçon a été rude, dit-il, mais elle était nécessaire, .. Je crois notre brave curé corrigé pour longtemps de son excessive libéralité. Quoi qu’il en soit, monsieurl’abbé, ajouta-t-il en s’adressant à l’un de ses vicaires, ayez soin de faire parvenir promptement à mon digne pénitent une soutane neuve et trois cents francs, destinés à parer aux éventualités de son dévouement.
Avant de retourner au presbytère, le curé que cette scène avait profondément affecté, pria longtemps dans l’église. Une sueur froide mouillait son front. Rentré chez lui, il avait la fièvre. Marguerite le gronda plus doucement qu’à l’ordinaire et l’obligea de se coucher.
Quelques jours après, un médecin se tenait debout, l’air abattu, près du lit du curé. Marguerite cachait sa figure dans ses mains, et essuyait, de temps en temps, ses yeux avec le coin de son tablier.
Un étranger entra. Il portait sur un de ses bras une soutane du plus beau noir, et dans une de ses mains une bourse pleine.
–De la part de Monseigneur, dit-il.
Le malade sourit tristement:
–Remerciez, je vous prie, répondit-il en élevant la voix, Sa Grandeur. au nom de mon successeur, et recommandez à ses bontés un ardent prédicateur que j’ai trop peu écouté.
Le curé désignait Marguerite.
–Mon Dieu! ajouta-t-il plus bas, j’ai été ambitieux, sans doute, mais puisqu’il est si difficile d’avoir une soutane neuve dans ce monde, faites, je vous en conjure, que les pauvres soient moins nombreux. et les gouvernantes plus traitables.
Ce furent ses dernières paroles.