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EN PERDITION

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Ce pays, que nous verrons plus tard s’épanouir sous le soleil, dans toute l’étrangeté de sa beauté sauvage, était alors enveloppé par la brume et par la tempête. La Hague, qui forme la partie septentrionale de la presqu’île du Contentin, est le dernier débris d’un amas de rochers qui, dans les temps préhistoriques, joignait l’Angleterre au continent. La mer a continué, depuis des milliers d’années, son œuvre de destruction. Elle ne paraît pas l’avoir achevée encore, car, sans se lasser, elle attaque par la base, et détruit incessamment, les énormes masses qui forment les falaises de Jobourg.

On était au mois de mars. Les tempêtes d’équinoxe sont toujours redoutables. Mais, jamais, de mémoire de marin, on n’avait vu de pareil temps. Un seul mot peut donner l’idée de l’ouragan qui régnait dans ces parages depuis la fin de février: c’était un coup de tonnerre prolongé pendant trois semaines, et dont les habitants de la pleine terre ne peuvent concevoir la violence. Le tonnerre, les éclairs incessants; une pluie battante, aveuglante, mêlée d’averses de grêle et de tourbillons de neige, contraignaient les habitants des côtes à se tenir dans leurs masures, portes et volets fermés. Encore les violences du vent, tombant d’en haut, pesaient d’un tel poids sur les toitures, que les charpentes cédaient, et que l’eau ruisselait jusqu’au coin des foyers. Parfois, le vent prenant une direction soutenue, balayait la brume et découvrait l’immense horizon de la mer grisé et démontée, sur lequel l’œil errait avec stupeur. Il ne passait pas de jour que, sur tous les points de la plage, sur toute la ligne des côtes de la Manche, du raz de Sein jusqu’au Pas-de-Calais, on ne signalât la perte de plusieurs navires. Pas une barque de pêche, pas un navire de cabotage ne s’avisait de prendre la mer. Tous avaient cherché leur refuge dans les ports voisins. On les voyait entassés le long des quais, abrités par les jetées, secoués par la lame furieuse, qui déferlait jusqu’au fond des bassins. Craintifs, ils paraissaient attendre la fin du cataclysme. Mais le calme régnait sur l’Océan. Les longs courriers, qui venaient de tous les points du globe, comme vers un rendez-vous, à cet entonnoir que forme la Manche, n’avaient connaissance de la tempête qu’au moment où ils étaient saisis par elle. Le premier coup de vent ne les lâchait plus. Il fallait aller à l’aventure, à la garde de Dieu, comme disent les marins.

Dieu les gardait mal.

Toutes les côtes de la Manche, disons-nous, eurent leur part de sinistres. Au Havre, depuis quinze jours, on ne les comptait plus. A Cherbourg, la digue disparaissait sous les grandes vagues hautes de dix mètres. Cette énorme masse de pierres pouvait à peine se défendre elle-même. Les grosses pièces de marine placées en batterie étaient enlevées avec leurs affûts et roulées comme le vent roule les feuilles sèches. Loin de pouvoir savoir ce qui se passait au large, en pouvait à peine se rendre compte du sort des navires qui avaient cherché un refuge dans la rade. Le vent arrachait de la crête des vagues une poussière d’eau, menue et si intense, qu’on aurait cru voir une masse de vapeurs en ébullition sortant d’une chaudière qui viendrait d’éclater. Et pourtant, dans les ports, on avait l’appui, le refuge de tous les grands travaux exécutés depuis des siècles. Que n’était-ce pas sur les côtes, où rien ne pouvait rassurer l’homme.

En partant de Cherbourg, une route qui suit, pour ainsi dire, le bord septentrional de la Hague, après des alternatives de montées et de descentes, finit par s’élever jusqu’à une hauteur de deux cents mètres, vers un gros bourg nommé Beaumont. En cet endroit la route bifurque. On dirait les deux branches d’un compas dont Beaumont occuperait la tête. La route du nord rejoint enfin la mer en un autre endroit où se trouve un village nommé Omonville-la-Rogue. Omonville possède une petite rade foraine, un petit fortin armé de deux pièces de canon, et un bateau de sauvetage.

L’autre partie de la route marche droit vers l’ouest et s’arrête à un village nommé Auderville. Quelques travaux ont fait d’Auderville un port de refuge pour une trentaine de bateaux de pêche. La partie du promontoire, comprise entre Auderville et Omonville forme une sorte de dos d’âne, du haut duquel on aperçoit la mer de toutes parts. On se croirait presque dans une île. Mais une chose merveilleuse attire tout d’abord le regard des visiteurs qui viennent là pour la première fois: c’est le phare; le phare de la Hague, comme le nomment les géographes; le phare d’Auderville, comme disent les gens du pays. Il est placé à un kilomètre en mer. Blanc et net, il s’élève et se détache sur l’Océan d’une telle sorte, qu’il fait penser tout d’abord à cette comparaison du poète:

«Chandelier que Dieu place sur la grève.» Trois hommes, isolés du reste du monde, vivent là, au milieu des flots; comme il arrive souvent qu’il est impossible de venir les ravitailler, ces hommes ont leurs provisions, une citerne pour l’eau douce, et vivent ainsi solitaires. Dès que la nuit tombe, ils allument le foyer du phare, un feu blanc intermittent, et écoutent la mer rugir. Elle les secoue d’une telle sorte qu’au sommet du phare on croit sentir le roulis d’un navire. Les grands oiseaux de mer, mouettes et goélands, affolés par la lueur du foyer, y volent comme les mouches autour d’une lampe. De leurs becs durs ils cognent et brisent les lentilles de cristal qui n’ont pas moins de cinq centimètres d’épaisseur. Et les hommes rêvent. Parfois, ils entendent s’élever autour d’eux des voix lamentables. Un navire se perd. Il semble que le phare l’ait attiré comme il attire les oiseaux. D’autres voix répondent. Ce sont les cris des sauveteurs. Auderville possède aussi un canot de sauvetage. Toute une héroïque famille, la famille des Hue, se transmet de père en fils la mission du dévouement. Ces hommes, véritables héros, accomplissent leur devoir sans phrases. Pas un n’est décoré, pas un seul n’a une médaille, et chacun d’eux a sauvé la vie de plusieurs centaines de naufragés.

A Omonville, à Auderville, les navires en perdition peuvent encore espérer quelque secours. Il n’en est plus de même si l’on suit la côte vers le midi. Là s’élèvent les falaises de Jobourg qui, enchérissant encore sur la hauteur de Beaumont, atteignent une altitude de trois cents mètres. Ces falaises, à pic, dominant une mer irritée en toutes saisons, sont une des grandes curiosités de la France. Entre elles et l’île d’Aldernay la mer est toujours houleuse. Les cartes hydrographiques, avec quelques sondages, signalent le ras de Blanchard par cette simple, mais éloquente mention: relèvement du fond qui occasionne un fort remous. — Comprenez: s’il règne un grain, tout navire qui passe là est sûr de se perdre. Se perdre! Au pied de ces falaises inaccessibles qu’il est impossible de gravir; du haut desquelles aucun secours ne peut descendre. Se broyer contre d’inexorables rochers, que l’Océan seul peut attaquer. Et, en effet, ce n’est pas seulement un escarpement à pic que forment les falaises. Minées à leur base par l’incessante fureur des flots, elles surplombent dans le vide jusqu’à ce que le travail de la mine soit assez avancé pour déterminer un éboulement. Des habitations, des fermes, des villages, imprudemment construits au haut de la falaise, se sont éboulés. Reconstruits plus loin ils sont menacés de nouveau. On y reste cependant tant est grande l’insouciance et la bravoure de ces populations maritimes. Un sémaphore, relié à Cherbourg par un fil télégraphique, se tient, là-haut, comme une grande sentinelle et fait des signaux désespérés aux navires, comme pour leur crier: n’approchez pas!

Plus au sud encore, la falaise s’abaisse; le rivage s’échancre; la falaise se redresse, s’abaisse de nouveau et finit par former un grand demi-cercle, une belle plage de sable fin, avec une bordure de galets. La falaise ne reprend que six lieues plus loin, à un promontoire où se trouve le petit port de Diélette. A mi-chemin de Jobourg et de Diélette, au fond de cette échancrure qu’on appelle l’anse de Vauville débouche une petite rivière dont l’ouverture forme une espèce de petit port accessible aux navires d’un certain tonnage: c’est le port de Pénitot. Pénitot peut armer une cinquantaine de barques de pêche. On peut amarrer le long de son quai huit ou dix bricks-goëlettes. La ville, puisque cela s’appelle une ville, compte 3,554 habitants, non compris une vingtaine de marins anglais, habituellement gris, dans deux ou trois auberges où ils boivent de mauvaise bière et d’excellent vin.

Pour un individu inexpérimenté, pour un gardeur de vaches, selon l’expression méprisante dont les gens de mer se servent vis-à-vis des terriens, la tempête, qui durait depuis trois semaines, paraissait ne devoir jamais finir. Mais pour les Hue, pour les sauveteurs d’Auderville, il en était autrement.

L’ouragan agonisait. Trois de ces bonhommes, effroyables échantillons de l’espèce humaine, larges de carrure, lourds de démarche, enveloppés de leurs cabans de toile goudronnée, coiffés de leur surouet, sous les larges bords duquel on voyait leur figure placide, tannée, ridée, maroquinée, percée d’yeux fins, grimpèrent d’Auderville au haut de Jobourg. La nuit approchait, la brume avait disparu. Sans que le vent eût diminué de violence, sans que la pluie, la neige et la grêle eussent cessé de tomber, sans même que le tonnerre eût cessé de rugir, on apercevait vers l’ouest une bande claire dans le ciel. Et, de plus, sur cette bande claire, quelques petits nuages d’un blond doré révélaient un beau coucher de soleil, au large, dans l’Océan. La silhouette des trois grandes îles anglaises que, par entêtement, les Français continuent à appeler îles normandes: Jersey, Guernesey et Aldernay, se détachait âprement sur le clair du ciel. Autour des trois îles la mer était noire, lourde, furieuse. Le phare d’Auderville jetait ses premières lueurs pâles. Le phare d’Aldernay ne tarda pas à lui répondre. L’ouragan aboyait; mais ce grand bruit permanent était grave et calme comme le silence. Les grandes vagues effarées roulaient, sautaient et venaient se tordre au pied de la falaise. Les Hue, en regardant vers Pénitot, virent, échoués sur la plage de Vauville, les cadavres de deux navires dont ils avaient à grand’peine, sauvé les équipages, et que la mer n’avait pas encore eu le temps de démolir.

Les trois marins n’eurent point besoin d’échanger une parole. A quoi bon parler, d’ailleurs? C’était le cas ou jamais de dire: autant en emporte le vent! Les Hue, donc, ne se dirent pas un mot; mais, par une commune entente, ils tournèrent leurs regards vers le large, puis ils secouèrent la tête. Signe évident qu’il se passait là-bas quelque chose qui leur déplaisait. Ainsi que trois automates, ils tirèrent de leurs poches chacun une petite galette de tabac. On peut être sauveteur et héroïque, on n’en fume pas moins le tabac de contrebande que tous les douaniers du monde ne sauraient empêcher d’apporter des îles anglaises en petites galettes. Les trois marins hachèrent méthodiquement, chacun sa portion de tabac dans le creux de sa main. Les pipes furent bourrées, allumées comment? Le diable n’en sut jamais rien. C’est un secret que gardent les marins d’allumer leurs pipes par les plus mauvais temps. Les trois bonshommes se mirent à fumer, et continuèrent à regarder le large.

En effet, pour quiconque pouvait tenir les yeux ouverts dans ce vent carabiné, le spectacle était saisissant: Un grand navire pointait à l’horizon, courant vent arrière, droit sur la falaise de Jobourg. Sa mâture était calée au plus bas, en bon ordre d’ailleurs. Pas un bout de raban qui ne fût en place. Il se tenait au vent avec sa hune de misaine et un foc, tous les ris pris dans le hunier. Mais quelque solide que parût l’attitude du navire, on pressentait qu’il était lourd et devait avoir de l’eau dans la cale. Il gouvernait mal; et, à plusieurs reprises, en le vit faire une tentative pour changer sa route et éviter le raz de Blanchard en prenant le vent au plus près. Ces tentatives furent vaines. Le bâtiment n’obéissait pas. Les trois marins, au haut de la falaise, se regardèrent encore, secouèrent de nouveau la tête, et, pour le coup, l’un d’eux dit:

— Fichu!

— Savoir! dit le second.

— Possible! fit le troisième.

Et ils se reprirent, avec ténacité, à regarder le large, malgré le vent qui leur fouaillait la figure.

Le navire était encore trop loin pour que, de Jobourg, on pût voir s’il faisait des signaux. On ne distinguait que son hunier, noir sur le ciel clair, comme une grande aile d’oiseau nocturne effaré. Mais, probablement, à Guernesey, on avait vu que le navire demandait un pilote. Aussi deux ou trois embarcations se détachèrent de l’île, et, malgré l’imminence du péril, entreprirent de courir au grand bâtiment. Ces bateaux pilotes sont, généralement, des cutters qui, de loin, produisent l’effet d’une charrue. Pour cette fois, le sillon brisa le soc; on vit disparaître dans la bourrasque les malheureux cutters qui s’y étaient aventurés. Furent-ils dévorés par la mer? Purent-ils regagner la terre? On n’en put rien voir. Un autre cutter, plus proche, fit une tentative en s’élançant d’Aldernay. Le sort de celui-là ne fut pas douteux. Il n’était pas éloigné de trois encâblures qu’il était broyé comme une paille. Les hommes qui le montaient ne reparurent pas.

Et le grand navire courait toujours. Cette mer est hérissée de rochers. Quelques-uns émergent même à marée haute. Tels sont, par exemple, ceux qu’on appelle les Moines ou les Huquets. D’autres ont des noms pittoresques, comme la Tête-de-Vache, l’Homme-qui-Guette, et cœtera. Ceux-là sont les moins dangereux. On les voit. Mais il en est d’autres qui ne sont visibles qu’à marée basse, d’autres encore que la mer ne découvre jamais. Les vagues gaies sautent joyeusement sur ces pointes hérissées qui ne sont guère à plus d’un mètre de profondeur. Dans les temps de calme le remous indique le péril. Mais, quand la mer est démontée et qu’elle brise partout, les gens du pays seuls peuvent deviner l’emplacement des récifs. Les bâtiments de guerre, détachés de Cherbourg, qui viennent à cet endroit faire l’exercice du canon, n’y marchent jamais que sous petite vapeur, la sonde à la main, et un pilote à bord.

Cependant le grand bâtiment qui venait du large, emporté par le vent, courait toujours, courait comme un fou; il venait donner tête baissée, et ne pouvait pas s’arrêter.

Au moment où il atteignait enfin la pointe sud d’Aldernay, on le vit tout à coup pivoter sur lui-même, et donner une forte bande. Il se trouva soudain immobile, ayant viré bord pour bord, le nez au large. Les sauveteurs de Jobourg comprirent qu’une tentative de mouillage venait d’être faite, et soupirèrent largement. Le hunier et le foc du bâtiment furent amenés. On put croire qu’il allait rester là, immobile et sauvé. Mais l’espérance ne fut pas longue. La chaîne ayant probablement cassé, le navire reprit sa course désordonnée, et, pour cette fois, culait à terre. Quelques minutes d’une indicible angoisse se passèrent. Une seconde tentative de mouillage eut lieu et, de nouveau, le navire se trouva immobile.

Puis la nuit se fit. Quelques instants encore on vit le fantôme noir se débattre sur le clair des vagues. La nuit devint opaque. Plus rien.

Les trois marins descendirent rapidement de la falaise. Dans la prévision des événements que pouvait amener la nuit, ils résolurent de se donner des forces. Ils entrèrent dans la première auberge qui se trouva sur leur chemin, et se firent servir un pot de phlipp.

Le phlipp est une boisson étrange, dont il est assez difficile de donner l’exacte composition. On prend un litre de cidre, aussi fort que possible. On y ajoute un ou deux litres d’eau-de-vie, du sucre, de la canelle et du poivre; peut-être autre chose encore. La composition quelle qu’elle soit, versée dans un chaudron, est placée sur le feu, où on lui fait jeter un petit bouillon. On allume l’eau-de-vie, qu’on laisse brûler tant qu’elle veut; on brasse le tout avec une longue cuiller de fer; on retire du feu. Et on boit.

On ne saurait comprendre la rage que cette drogue met dans le ventre des gens qui l’ont avalée brûlante; mais les marins des côté ? normandes tiennent le phlipp en singulière estime. Boire du phlipp est d’ailleurs un luxe qu’on ne se permet que dans les circonstances solennelles: quand il s’agit de risquer sa peau pour un acte de bravoure, ou bien, dans une maladie sérieuse, quand on veut donner à la médecine qui vous condamne à mort un démenti formel. Il est certain que, comme avant-coureur de l’enfer, le phlipp est tout à fait capable de ramener sur la terre le moribond le plus déterminé.

Tandis que, selon la méthode des athlètes antiques, les trois sauveteurs se préparaient à entrer dans l’arène et à se faire briser les os pour la plus grande gloire de l’humanité, le grand navire noir continuait sa lutte désespérée contre la mer.

C’était le clipper Diana, de New-York, de 2,500 tonneaux de jauge. Bon navire, du reste, il était de première cote et ne comptait pas plus de deux ans de navigation.

Bel échantillon d’architecture navale, construit en vue d’une marche rapide, ce clipper pouvait soutenir la comparaison avec les meilleurs steamers transatlantiques. Solide comme un roc, un peu trop long, malheureusement, pour pouvoir virer de bord avec facilité. C’est le défaut général de ces clippers. Avec cela, installé d’après les meilleures méthodes. Quoique sa mâture fût énorme, elle était tout entière de brin. Les Américains seuls peuvent se payer ce luxe sur leurs navires.

La Diana était commandée par le capitaine Stephen Harvey, lequel capitaine Stephen Harvey, bon Yankee, excellent marin, avait pour second M. Jonathan Bing.

M. Jonathan Bing n’était ni moins bon Yankee ni moins bon marin que son capitaine. Le premier lieutenant était un jeune Français, de vingt-deux ou vingt-trois ans, nommé Paul Denise. Ce garçon d’ailleurs, sans doute par suite d’un long séjour en Amérique, avait les mêmes allures américaines que ses deux supérieurs.

Nous ne dirons rien du reste de l’état-major. Il était à l’avenant. Mais nous devons signaler un maître d’équipage, un Canadien nommé Tom, Français d’origine probablement, qui se distinguait par une certaine gaieté assez insolite dans le caractère des marins. L’équipage, cosmopolite s’il en fut, se composait de cinquante-trois gaillards qui, selon toute apparence, avaient absolument perdu le souvenir des pays qui les avaient vus naître. Il y avait des Espagnols, des Italiens, des Danois, majorité d’Anglais et d’Américains naturellement. Trois nègres pourtant, qu’on avait coutume de rouer de coups. L’un de ces nègres était le cuisinier, et fricassait assez bien.

Tel était le personnel fixe du bâtiment. Mais, pour le quart d’heure, il y avait des passagers. Sept ou huit cents Allemands infortunés, de tout âge et de tout sexe, étaient entassés dans la batterie et l’entrepont. Ces créatures, un ou deux ans avant, s’étaient avisées d’émigrer d’Allemagne en Amérique. Elles se ravisaient, à cette heure, de revenir d’Amérique en Allemagne. Ce luxe de déplacement s’explique avec facilité. Les bons Allemands — c’était alors une coutume de trouver que les Allemands sont bons, — les bons Allemands avaient quitté leur terre natale dans l’espoir de faire fortune en Amérique.

On les avait vus sur les quais de Hambourg, d’Anvers, du Havre, campés comme des nomades et s’embarquer à bord des navires d’émigration. Ils étaient partis, ils étaient arrivés; ils avaient, dans le libre pays d’Amérique, embrassé les industries diverses à l’aide desquelles un homme peut se déshonorer en faisant fortune. C’est le caractère allemand. Rien ne leur répugne. Il y en eut qui amassèrent un petit pécule. Cela marchait bien. On voyait luire l’aurore du jour heureux où chacun de ces honnêtes Germains aurait un capital suffisant pour se transformer en usurier.

Par malheur, la guerre de sécession éclata en Amérique. Outre que les Allemands craignent généralement les coups, aucun d’eux n’a un goût prononcé pour les dollars en papier. Ils préfèrent la monnaie ronde et sonore. C’est pourquoi chacun d’eux mit dans un sac ce qu’il avait de comptant, laissa les citoyens américains à leur besogne d’émancipation et revint en Europe. Il y en eut qui oublièrent là-bas leurs femmes et leurs enfants, tant fut grande leur hâte de partir. L’affaire leur parut de maigre importance, la caisse étant sauve; et puis on sait bien que les Allemands trouvent partout des femmes et des enfants.

Les Américains frétèrent alors un très-grand nombres de bâtiments pour rapatrier ces Européens fugitifs. La Diana, sous le commandement du capitaine Stephen Harvey, en prit à son bord sept ou huit cents, avons-nous dit. D’abord les choses marchèrent bien. Les passagers s’étaient installés dans l’entrepont. On leur avait fabriqué des espèces de petites chambres à l’aide de cloisons de toile. La soupe était bonne. Les pommes de terre abondantes. Quelques-uns d’entre eux avaient apporté des saucisses; car il est aussi difficile de rencontrer un Allemand sans saucisses que sans enfants.

A bord, la bière n’était pas chère; ils furent heureux. Durant les premiers jours de la traversée, après qu’ils eurent payé à la mer le tribut exigible, on les entendait chaque soir, dans la batterie, au mépris de toute consigne, chanter des lieder mélancoliques à l’aide desquels ils essayaient de se rappeler la patrie absente qu’ils allaient revoir. Ces mélodies, de temps à autre, étaient coupées par les gros éclats de rire des buveurs de bière ou les hurlements d’un enfant indiscipliné.

L’arche de Noé n’était pas plus gaie. Nous pouvons même supposer qu’elle l’était moins. Ce qui gâta l’affaire, c’est qu’en approchant de la mer de la Manche, la Diana se mit à cabrioler sur de grosses vagues qui ne promettaient rien de bon. Les matelots, gens peu causeurs, prirent une attitude éloquente au dernier point; les passagers réfléchirent d’abord, puis se turent. On fit descendre dans la batterie ceux qui se trouvaient sur le pont. Mauvais signe, grand émoi! Le navire se secouait de plus en plus. Saisis d’effroi, les huit cents misérables, derrière leur cloison de toile, se trouvèrent repris par le mal de mer.

Pendant ce temps, le capitaine Harvey, aussi tranquille que s’il s’était promené dans les docks de Southampton, les mains dans les poches de son caban, se tenait sur la dunette et regardait le ciel. Le ciel était inquiétant. Les premières colères du vent se faisaient sentir. M. Jonathan Bing sortit brusquement du carré, grimpa l’escalier de la dunette, échangea quelques paroles rapides avec le capitaine, et dégringola lestement sur le pont.

M. Jonathan Bing était un personnage long et maigre, d’aspect sévère.

Il ne riait que dans les méchantes occasions. Quand le maître d’équipage Tom, debout au pied du grand mât, vit venir à lui M. Bing, gesticulant de ses grands bras et de ses grandes jambes, manifestant une bonne humeur insolite, Tom jugea la situation sur-le-champ. Il prit son petit sifflet, en tira trois ou quatre modulations stridentes. C’était significatif: — Tout le monde sur le pont! Les cinquante-trois gaillards de l’équipage, sachant déjà par eux-mêmes à quoi s’en tenir, ne se le firent pas dire deux fois. En moins de dix minutes, semblables à des singes, les matelots grimpèrent dans les manœuvres, et la Diana diminua sa toile.

Les timonniers, à la barre, serraient les lèvres, raidissaient les bras pour maintenir le gouvernail qu’ils violentaient. Ils suaient à grosses gouttes. On dut leur envoyer un homme de renfort, puis deux. Paul Denise, à son tour, monta sur la dunette et s’approcha du capitaine Stephen Harvey.

— Je crois, dit le lieutenant, que nous allons la danser, capitaine.

— Monsieur, répondit le capitaine, je me permets de vous faire remarquer que vos paroles sont inconvenantes au plus haut point. Je ne danse jamais dans ces circonstances.

Paul Denise se mit à rire. Et le capitaine, lui désignant vers tribord un autre navire qui se trouvait déjà engagé dans la tourmente, et dont le vent venait de briser le grand perroquet, saisit l’oreille de son lieutenant et la pinça jusqu’au sang en lui demandant:

Danse-t-il celui-là ?

— Non, répliqua Denise, il salue.

Stephen Harvey trouva la réponse déplacée; cependant il ne put s’empêcher de sourire. Il haussa les épaules et reprit:

— Prenez le quart, monsieur. Je reviens dans un moment.

Le capitaine descendit lentement dans sa cabine, et revint un instant après chaussé de grandes bottes et enveloppé d’un imperméable.

Décidément, le temps se gâtait. Le vent faisait rage. Il fallut encore diminuer la voilure, caler les mâts et s’en tenir au hunier de misaine et au petit foc. Le capitaine eut un instant la pensée de rallier le port de Brest. Puis il pensa à se jeter sur Jersey; mais il n’était déjà plus maître de sa route: la Diana roulait et tanguait affreusement. Cet énorme colosse fatiguait à la mer, et, comme un être vivant, tremblait de tous ses membres. D’un bout à l’autre du navire, et, jusqu’aux dernières profondeurs de la cale, on entendait craquer toute la charpente.

Les gros bois de chêne et d’orme, les fines menuiseries de teck et de sapin, les boiseries d’acajou, de noyer et de palissandre, tout geignait et se lamentait.

La Diana paraissait une noix gigantesque dont une mâchoire surhumaine aurait broyé la coquille. De temps en temps, parmi les plaintes du bois, éclatait le coup sec d’un nœud qui venait de se rompre. A chaque instant, on aurait pensé que le navire se disloquait. La nuit se fit. On essaya d’allumer les feux règlementaires. Il fallut y renoncer: la mer et le vent brisaient tout.

On fuyait devant le vent. On allait. On allait. Malheureusement, on connaissait l’inévitable fin de cette course folle. L’angoisse était dans tous les cœurs. Un moment, le ciel s’illumina d’une lueur rouge intense. Les grosses vagues, lourdes et noires apparurent alors autour de la Diana. La lueur s’éteignit. Probablement, c’était un navire en détresse qui brûlait des fusées. L’instant d’après, à travers les rugissements de la tempête, on entendit trois coups de canon précipités l’un sur l’autre. Puis, plus rien. Une agonie, pareille à celle de la Diana, plus terrible peut-être se passait dans le voisinage. Une heure après, la Diana passa bord à bord d’une grosse masse noire, qu’on devina malgré l’obscurité être un autre navire en perdition. Une voix se fit entendre. Mais le vent emporta la phrase. Le capitaine Harvey, toujours à son poste sur la dunette, ne put saisir que ces mots: Résolute... Colon... Aspinwall.

Ce fut tout, et on se retrouva dans l’effrayante solitude de la mer. La nuit avançait pourtant et aucun accident grave ne s’était encore produit, lorsque soudain, au milieu d’un redoublement de fureur du vent et de la mer, une lamentation furieuse et désespérée sortit des flancs du bâtiment. Paul Denise se précipita dans la batterie. Un coup de mer venait de défoncer un sabord.

Les huit cents passagers, épuisés d’angoisses, succombant sous le mal de mer, se tenaient couchés; pleuraient et geignaient, regardaient d’un air abêti les fanaux accrochés çà et là, secoués au hasard par le roulis et le tangage et projetant au hasard de grands pans de lumière et d’ombre où apparaissaient et disparaissaient tour à tour des figures livides et désespérées.

Tout à coup un choc violent avait ébranlé tout le navire. Un sabord était défoncé, disons-nous. Par l’ouverture béante les flots, comme une meute qu’on fouaille pour l’hallali, se précipitèrent sur les passagers, ainsi que dans une réserve de chasse. A l’effroyable cri que poussèrent les malheureux Allemands, Paul Denise était accouru. Il vit le désastre. Avec une énergie indomptable il imposa le silence et le calme à ces effarés. Le navire se remit à rouler en silence. On entendit seulement les coups de hache et de maillet du charpentier qui réparait l’avarie, et les clapotements sinistres de l’eau qui roulait çà et là dans l’entrepont, que l’on s’efforça d’abord d’éponger. Tous les passagers pataugeaient, désespérés, trempés jusqu’aux os; et se remirent à crier.

De la sorte on alla encore pendant deux heures. La violence de l’ouragan était telle que, sur le pont, il fallut amarrer les hommes de l’équipage. Le vent rugissait, claquait de telle sorte, qu’on avait dans l’oreille le même tintement que produiraient une centaine de cloches. Et, de temps à autre, les taquineries de la rafale appliquaient sur la figure des coups qui cinglaient comme d’énormes giffles.

Tous les agrès du bâtiment gémissaient avec une grande voix sonore comme le roulement d’un orgue de cathédrale. Les timonniers se relevaient sans cesse. Brisés de fatigue, ils se couchaient sur le pont dès qu’ils avaient quitté la roue du gouvernail.

Un moment on crut démêler une lueur vers l’horizon; un phare peut-être. Mais la brume était si intense qu’il était difficile de s’en rendre compte. Paul Denise cria:

— Un homme dans la mâture!

Il s’en présenta dix; on dut faire un choix. L’homme grimpa. On entendit un gémissement étouffé, le bruit d’une chute: un cadavre roula sur le pont, disloqué, broyé parla lame!

— Un homme dans la mâture!

Personne ne répondit, pour le coup.

— Alors, moi! dit Denise.

Il grimpa. La voix du timonnier domina un instant le bruit de la rafale; celle de Denise répondit:

— All rigth

— Tout va bien. C’est-à-dire tout allait comme il plaisait à la mer et au vent de le mener. Le capitaine Stephen Harvey se cramponnait au mât d’artimon, serrait les lèvres et les poings, et se tenait prêt à tout événement. Un énorme coup de mer balaya ensemble les trois embarcations amarrées sur le flanc de tribord. Ce fut comme un rêve. Un cri désespéré se fit entendre. C’était un matelot qui, se trouvant là, était lancé dans l’éternité.

— Un homme à la mer! rugit le capitaine.

Personne ne bougea. A quoi bon, en effet? C’était bien fini pour celui-là.

Et la même voix lamentable du timonnier reprit:

— All right!

All rigth! répondit Denise dans la hune de misaine.

Va toujours! va toujours! jusqu’à ce que la mer te dévore, ou jusqu’à ce que les rochers te brisent. L’infini, l’inconnu, plus terrible encore, tenait désormais le grand navire avec ses huit cents existences humaines. Les grands flots échevelés passaient et repassaient, secouant dans la nuit leurs crêtes humides, avec des lamentations de furies désespérées. Le vent chantait un De Profundis formidable. La fosse était ouverte. On n’avait qu’à se laisser couler au fond.

Et alors, on vit une petite lueur semblable à un feu follet, émerger du grand panneau. Cela dansait, sautait, cabriolait. Cela était simplement une lanterne que portait M. Jonathan Bing. Malgré les éléments déchaînés, M. Jonathan Bing et sa lanterne tinrent bon. L’un portant l’autre, ils se dirigèrent vers la dunette, et M. Jonathan Bing aborda résolûment le capitaine Harvey.

— Nous avons une voie d’eau.

— Hein! fit le capitaine, qui n’avait pas entendu, ou n’osait pas entendre.

— Deux pieds d’eau dans la cale! cria M. Jonathan Bing.

Le capitaine ne répondit pas d’abord.

— Ètes-vous sûr? dit-il au bout d’un instant.

— Peut-être plus, répliqua M. Jonathan.

— Alors, aux pompes.

Cette nouvelle était terrible. Outre ses passagers, la Diana avait dans sa cale un millier de balles de coton, marchandise très-susceptible de boire l’eau et de ne pas la rendre. Il fallait arrêter l’envahissement de la cale.

Les pompes! cela est facile à dire, et à terre cela paraît tout simple. En mer, c’est autre chose. Par bonheur, cependant, et par extraordinaire, les pompes de la Diana étaient en bon état. Circonstance notable, car, sur cent navires, il n’y en a pas cinq qui puissent se vanter d’un tel avantage. La Diana était un navire modèle, un excellent bâtiment. Meilleur encore était le lieutenant Paul Denise, car l’ordre était à peine donné par le capitaine, qu’il avait installé l’équipe des pompes. M. Jonathan Bing, qui courait à la besogne, en jeta sa lanterne de découragement. Il pensa que, pour sûr, Paul Denise lui ferait du tort dans l’esprit de son capitaine et de ses armateurs.

On pompa. Une heure durant, les passagers, tenus en éveil, entendirent le bruit sourd des pompes montant et descendant. Ils se communiquèrent les uns aux autres la nouvelle terrible: il y avait une voie d’eau! On allait couler bas!

Au bout d’une heure, Tom, le maître d’équipage, étant descendu dans la cale, constata qu’au lieu de deux pieds d’eau, on en avait trois. Le désespoir s’empara même de Jonathan Bing. Le capitaine Harvey fut prêt lui-même à s’y abandonner.

Pendant une heure, ce fut de toutes parts un tumulte indescriptible. Le jour pointait, si on peut appeler jour cette lueur blafarde dans laquelle les flocons de neige, qui paraissaient noirs, tourbillonnaient comme des débris de papier brûlé. Paul Denise avait réussi à installer une pompe à incendie, grâce à laquelle on parvint à maintenir l’eau de la cale à son niveau. L’eau ne gagnait rien, mais aussi elle ne perdait rien.

Ce matin-là, les Allemands durent se passer de soupe. Il ne pouvait être question de cuisine. On cassa des biscuits dans le vin; on distribua un quart de rhum à l’équipage et aux passagers.

Vers midi, les hommes qu’on tenait aux pompes étaient définitivement rendus. Ils refusèrent le service. Ni les prières, ni les menaces ne purent les obliger à surmonter leur découragement. M. Bing recourut alors aux grands moyens. Le révolver au poing, il voulut contraindre un Maltais à se lever et à travailler. Le Maltais lui répondit par un coup de poing.

M. Bing répliqua d’un coup de révolver. Cela refit un peu la discipline. Dix minutes après, une lame broya la tête de l’un des travailleurs sur la pompe même: signal d’une insurrection nouvelle.

Il fallut avoir recours aux passagers, du moins à ceux d’entre eux qui étaient encore valides.

La journée se passa dans ces angoisses. Vers le soir, on constata quatre pieds d’eau dans la cale.

Enfin quelqu’un cria: la terre! La terre. C’est-à-dire la perte certaine; personne, dans l’état-major et dans l’équipage, n’eut un moment d’illusion. Les passagers étaient fous de joie. La nuit se faisait. C’est à ce moment que, du haut des falaises de Jobourg, les trois sauveteurs aperçurent le navire en perdition.

On fit les signaux pour appeler un pilote. Nous savons quel en fut le résultat. Toute espérance étant perdue de ce côté, il ne restait plus qu’une chance. Essayer de prendre le mouillage. Paul Denise proposa cette dernière tentative au capitaine.

— C’est une folie! répondit celui-ci.

Cependant il donna des ordres. Le fond paraissait bon. L’ancre, détachée du bossoir, fila en entraînant la chaîne. La chaîne énorme, dont chaque maille avait un demi-mètre de longueur, ripait dans les écubiers, arrachant des étincelles et de la fumée. L’ancre mordit. Le navire pirouetta sur lui-même et fit tête à l’ouragan. Immobile au bout de sa chaîne, il palpitait. On amena le hunier et le foc. Tout le monde, à bord, se posait la question anxieuse:

— Tiendrons-nous?

La réponse ne se fit pas attendre. Tandis qu’on parait à mouiller la seconde ancre, la chaîne fatiguait, se tendait, s’allongeait. Un coup sec, violent, se fit entendre; la chaîne était cassée.

En un instant, on fila de cent mètres vers la terre.

— Mouille!

La seconde ancre descendit vers le fond. Nouvel arrêt. Nouvelle angoisse. La seconde ancre tenait bon. Mais, tiendrait-elle longtemps? Là était la ques. tion. On n’avait plus à bord que des ancres trop faibles pour offrir une ressource sérieuse. Il est vrai que, malgré le capitaine Stephen Harvey, les armateurs de la Diana avaient embarqué une ancre de nouveau modèle, une ancre articulée. Mais le capitaine faisait peu de cas de ces mécaniques. L’ancre en question, amarée près du cabestan, appartenait au système Parret. On se résigna à l’employer. Mais on s’aperçut alors que la chaîne cassée était trop courte. Une vieille chaîne, énorme et rouillée, gisait à fond de cale. Aller la chercher sous les quatre pieds d’eau? Chose impossible. Le lieutenant Denise se dévoua. Une heure après on avait halé la vieille chaîne sur le pont.

La nuit était faite. On n’entendait plus rien que les rugissements de la mer; et, vers l’avant du clipper, les coups de marteau qui remaillaient la chaîne. Cette troisième ancre, mouillée à temps, présenta un point d’appui, que l’on crut d’abord inébranlable. On fila les deux chaînes assez pour les rendre égales. Et le navire tint bon.

— Sauvés!

Pas encore. Nous avons dit que, bien que la rafale n’eût pas cessé de faire rage, la brume avait disparu; on voyait assez bien les feux des deux phares d’Aldernay et de La Hague. En les regardant attentivement, au bout de quelque temps on s’aperçut que l’un filait vers le bossoir de tribord et l’autre vers le bossoir de babord. Chose évidente et bien faite pour désespérer: le navire chassait. Le fond ne tenait pas. Montre en main, minute par minute on pouvait calculer l’espace incessamment diminué qui séparait encore la Diana des rochers où elle devait se briser. Rien à faire, dès lors.

La nouvelle sinistre se répandit dans l’équipage et parmi les passagers. On refusa de travailler aux pompes. L’insurrection devint flagrante. L’un des nègres sortit du poste de l’équipage tenant une bouteille de rhum à même laquelle il buvait à plein goulot. Les soutes étaient défoncées. On chercha une consolation dans l’alcool. Puisqu’il fallait mourir, on voulait mourir gaiement, on voulait mourir abruti. Des chansons bachiques et obscènes, des vociférations sans nom répondirent aux hurlements de la tempête.

Dans l’entrepont, les femmes effarées se turent et serrèrent leurs enfants dans leurs bras. Vainement les officiers essayèrent de lutter contre le délire universel. Les hommes, ivres, avaient des ricanements idiots. Et le capitaine Stephen Harvey, les yeux fixés sur le feu des phares, se sentait rouler dans un abîme, avec la pensée désolante que huit cents existences humaines, dont il était responsable devant Dieu, allaient disparaître avec lui.

Dans cet effarement général, on entendit alors, dominant le bruit de la tempête, un autre bruit, fai ble d’abord, mais sé renforçant de minute en minute. C’était la mer qui déferlait sur les rochers. Étaient-ce les rochers inexorables? Êtait-ce la terre qui pouvait offrir un asile? Question. En tout cas le dénouement parut proche; c’était l’instant des dévouements suprêmes: on le sentait. Tous les passagers qui conservaient un reste de vigueur étaient montés sur le pont; mêlés à l’équipage ils formaient une foule tumultueuse, qui criait et hurlait, incessamment assommée par la lame.

Seul, sur la dunette, le capitaine Stephen Harvey conservait son sang-froid. Il vit, ou plutôt il devina, deux ombres d’hommes qui s’approchaient de lui.

— Capitaine, dit Paul Denise, nous culons à terre, et, dans cinq minutes, nous serons perdus.

— Peut-être, monsieur, répondit le capitaine.

Et il lui indiqua du geste d’étranges et folles lueurs qui s’agitaient sur une plage, probablement voisine, indiquant qu’on s’efforçait de venir à leur secours.

Au même moment, débouquant du Nez de Jobourg on voyait, dans une lueur de vapeurs, éclairée par des reflets de foyer, la cheminée d’un remorqueur qui rougeoyait tout en s’approchant.

— Peut-être! répéta M. Jonathan Bing.

— En tout cas, reprit Denise, on pourrait essayer de porter une amarre à terre, afin d’établir un va-et-vient.

— L’homme qui fera cela, dit tranquillement le capitaine, est un homme aux trois quarts perdu.

— Je suis prêt, capitaine, dit le jeune lieutenant.

— J’allais faire la même proposition, affirma M. Jonathan Bing.

— Je l’ai faite, riposta Denise.

— D’accord, conclut Stephen Harvey. M. Bing, veuillez vous tenir en repos. Si vous voulez me rendre un service, vous pouvez aider M. Denise pour l’armement d’un canot. Tâchez de trouver six hommes, s’il nous en reste, pour courir l’aventure.

Le capitaine, debout à son poste, vit les deux ombres de Denise et de Jonathan s’éloigner. Un canot se trouva à la mer, avec six hommes aux avirons. Paul Denise, tenant en main le bout de corde du va-et-vient, était prêt à s’affaler dans le canot, quand il sentit une main solide se poser sur son épaule.

C’était M. Jonathan Bing qui lui souffla à l’oreille:

— Hardi, garçon! Tu trouveras une bouée que j’ai mise sous le banc.

— Hé ! fit Denise.

— Dieu te garde! conclut Jonathan.

Le canot, les six hommes, et Paul Denise tenant l’amarre, tout cela disparut dans la bourrasque.

Benjamine

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