Читать книгу Benjamine - Auguste-Marc Bayeux - Страница 5
ОглавлениеALMA PARENS
Le canot, en s’éloignant de la Diana, marcha péniblement, droit à la lame. Denise tenait la barre et, plutôt par instinct qu’autrement, il réussit à éviter tous les coups de travers qui l’auraient infailliblement perdu. En de certains moments, soulevé par les colères de la vague, il se sentait en l’air, tandis que les hommes du canot étaient sous ses pieds; puis il devinait que les hommes étaient sur sa tête, tandis que lui plongeait.
Du reste, pas un mot. On nageait avec énergie. D’instant en instant on se rapprochait de l’endroit d’où partait cette grande clameur qui faisait croire au voisinage de la terre. On devait y toucher presque, car la clameur devenait assourdissante. Et alors se produisit un événement sur lequel Denise n’avait pas compté. Brusquement saisi par de grosses lames, le canot fut jeté en l’air, retomba, tournoya. Tous ceux qui étaient à bord furent aveuglés.
— Maladroit! s’écria Denise.
Il mettait cet accident sur le compte d’une fausse manœuvre.
Il n’eut pas le temps d’en dire davantage; pas même de penser. Il se trouva au fond de l’eau, ayant lâché l’amarre et tenant instinctivement une chose quelconque qui se trouvait à sa portée. D’un élan vigoureux, il revint à la surface et respira bruyamment. Il se sentit pris aux jambes par un matelot qui se noyait. D’un coup vigoureux il se débarrassa de l’étreinte, roula de nouveau au fond de l’eau, revint encore au grand air, vit autour de lui des masses informes qui s’agitaient et s’aperçut qu’il tenait la bouée que M. Jonathan Bing avait déposée dans le canot.
Il s’y cramponna avec énergie, tout en essayant de nager avec un bras. Les flots le repoussaient aux flots, à l’aventure; il lui était impossible de se diriger. Comment l’eût-il fait? Dans cette obscurité profonde, aveuglé par les coups de mer, ignorant absolument de quel côté se trouvait la terre, Denise ne pouvait que se confier à l’aventure, et attendre.
Sans la bouée, il aurait été perdu vingt fois. Les forces menaçaient de lui manquer; il nageait, il se reposait sur la bouée, se remettait à nager, sans but, sans espoir. Allait-il vers la pleine mer? Allait-il vers la terre? Il n’en savait rien. Mais, avec l’instinct bestial de l’animal qui veut son salut, il luttait désespérément.
Cela dura une heure. Deux heures. Quatre heures peut-être. La jeunesse et la soif de la vie donnaient au lieutenant de la Diana une force surhumaine. Et puis le vent tomba. En levant les yeux vers le ciel, Denise entrevit la voûte céleste, parsemée d’étoiles, sur laquelle les derniers nuages de la tempête se traînaient. La lune se leva claire. Ce fut une illumination merveilleuse.
Une grande nappe d’argent s’étalait sur les flots, tumultueux encore des dernières commotions de l’ouragan. Denise fit un effort suprême; il s’éleva au-dessus de la vague jusqu’à la ceinture, et regarda. En un instant il vit autour de lui, la mer d’abord, la mer immense et furieuse encore. Et, sous le ciel clair, un rivage étrange, hérissé de rochers, un ensemble inouï de formes bourrues et effrayantes. Et cela, de tous côtés. Les lueurs mouvantes des phares s’agitaient sur l’horizon infini. Il essaya de voir si la Diana était à sa portée. Il ne la découvrit pas. Depuis longtemps, sans doute, il en était loin.
Et pourtant, malgré l’angoisse qui lui serrait le cœur, malgré le désespoir que lui causait la perte de son navire, malgré la mort imminente, Denise eut comme un frémissement de joie.
Cette terre qu’il voyait, tout inhospitalier et menaçant que fût son aspect, cette terre, c’était la France! C’était la patrie.
La patrie, quoi qu’en puissent dire les sceptiques, n’est point un vain mot. Sans doute, les Anglais aiment autant les bords de la Tamise, que nous autres, Français, nous aimons les bords de la Seine. Et il est probable qu’il en est ainsi de tous les peuples, chacun aime le sien. Et il est certain que, dès l’antiquité la plus haute, il en a été ainsi partout. Ceux qui n’ont point vécu à l’étranger ne peuvent comprendre ce que devient la patrie quand on en est séparé depuis longtemps.
Loin de s’habituer à la terre étrangère, l’homme finit par la prendre en horreur et, ce qui est pis, en dégoût. Le langage qu’il entend autour de lui n’est pas sa langue maternelle. Les objets qui l’entourent ne sont pas ceux qu’il sait aimer. Les hommes n’éveillent plus chez lui aucune sympathie. Le ciel lui-même lui paraît hostile. Il faut revenir à l’endroit où on a été bercé dans son enfance. Les Romains s’écriaient: «Italie! Italie!» Nous, nous crions:
«France!» C’est le même sentiment.
Il y avait douze ans que Paul Denise avait quitté la France. Paul Denise était un enfant de l’amour. Puisque c’est de ce nom que l’on désigne les enfants nés d’une action par laquelle un homme commet un crime un peu plus abominable que s’il assassinait une femme.
Bref, Denise Blanchet, petite grisette de Granville, avait été séduite, ces choses-là se voient, par un commis-voyageur.
La fille se trouvant enceinte, le commis-voyageur alla porter ailleurs ses belles moustaches et ses belles manières. De telle sorte que Denise Blanchet, toute seule, fut responsable, devant la société, de la naissance illégale d’un enfant du sexe masculin.
On le baptisa: on n’a point encore imaginé de refuser le baptême à ces sortes de parias. Il fut nommé Paul; auquel nom de baptême, selon une coutume assez générale dans le pays, on aj outa le prénom de sa mère comme nom de famille. Cela fit Paul Denise.
Paul Denise, pendant dix ans, vécut de pain bis que sa mère gagnait dans une fabrique d’épingles. Il vécut surtout de la grâce de Dieu, ou du diable, car il est assuré que les hommes n’eurent pour lui aucune charité. A dix ans, comme il faisait des courses, moyennant deux sous sur le port de Granville, il s’avisa de regarder un brick, l’idée lui vint de se faire mousse. Le voilà parti sans dire un mot à sa mère. Le brick allait pêcher la morue à Terre-Neuve.
Ce que Denise reçut de coups pendant la traversée ne se peut imaginer. Il est probable qu’il en aurait reçu encore davantage à Terre-Neuve. Mais, par bonheur, le brick se perdit corps et biens. De toutes les personnes embarquées à bord, une goëlette anglaise, qui passait là, ne put sauver que Paul Denise et un chien barbet. Nous ignorons absolument ce que devint le chien. Nous sommes fondés à penser que son existence fut heureuse.
En général, les animaux qui vivent à bord des navires sont bien traités; mais le sort de Paul Denise devint lamentable. Quotidiennement roué de coups, il passa de la goëlette sur un trois-mâts, apprit l’anglais, fit une vingtaine de milliers de lieues dans le Pacifique, pêcha la baleine, fit la traite des nègres et, à seize ans, se trouvait être un des matelots les plus surprenants qui naviguassent sur les surprenants navires de la grande République américaine.
Il ne recevait plus de coups. Mais il fit trois ou quatre fois naufrage, et faillit être mangé par un chef des îles Fidji. Il se tira d’affaire en assommant le chef. Finalement, il s’amassait un pécule.
Comme il n’avait pas de grands vices, qu’il ne buvait pas, qu’il ne jouait pas, il envoyait, de temps en temps, à sa mère, des sommes assez rondes pour que la pauvre femme travaillât un peu moins et vécût un peu mieux.
En Amérique, dès qu’un homme d’une certaine valeur est doué d’énergie et de persévérance, qu’il ne répugne pas à la besogne, il est sûr de faire son chemin. Denise, étant travailleur, se fit une belle éducation maritime. A vingt ans, il devint maître au cabotage et navigua, tant bien que mal sur un brick qui valait mieux que celui sur lequel il avait reçu tant de coups. L’occasion s’offrit pour lui de passer à bord de la Diana en qualité de lieutenant. Il fit avec elle, déjà en compagnie du capitaine Harvey et de M. Bing, deux grands voyages dans les mers du sud. Au retour, à New-York, les armateurs lui offrirent le commandement d’un autre navire. Paul Denise refusa. Il savait que la Diana devait se rendre en Europe. Il s’était habitué aux bizarreries de M. Bing, aux sévérités du capitaine Harvey; par-dessus tout il aimait son navire. Et puis, ce qui était plus encore que le reste, ce voyage en Europe était une occasion de revoir enfin sa mère.
Denise partit donc plein de joie et d’espoir. Il avait une ceinture bien garnie de dollars, un portefeuille assez fourni de bank-notes. La traversée fut pour lui un enchantement. Déjà presque riche; à vingt-trois ans, entouré de l’estime de tout le monde, soutenu par l’amitié de quelques-uns, revenir en France, revoir sa mère, avoir la perspective, pour le prochain voyage, de prendre lui-même le commandement d’un grand navire, et peut-être de la Diana, que pouvait-il souhaiter de plus? Que pouvait-il demander?
Il aurait pu demander de n’être point accueilli en vue des côtes de France par une épouvantable tempête. Il aurait pu demander de ne pas se trouver livré aux caprices de la pleine mer, sous la nuit immense, avec une bouée pour unique chance de salut.
Présentement, brisé de fatigue, prêt à s’abandonner, il se sentait bousculé et assommé par les grosses lames qui roulaient encore furieuses. Il se tenait cramponné à la bouée par un effort inconscient et machinal. Quelques instants encore, et il allait céder.
Mais voilà que, soudain, il sentit le fond sous ses pieds. Cela lui rendit de la vigueur. Il lâcha la bouée et se remit à nager. Une vague l’enleva, une autre le ramena. Il sentit le fond de nouveau. Après des alternatives nombreuses d’efforts et de désespoir, puis d’espérances nouvelles et de découragement. Il parvint à prendre pied un moment.
La mer le ressaisit. Avec une énergie désespérée, il reprit pied et se crut sauvé, lorsqu’un dernier flot, haut, énorme et lourd, qui roulait avec un grand fracas de galets, tapa Denise sur la nuque d’un coup formidable, le poussa avec violence et lui fit perdre la respiration. Le malheureux naufragé tendit les bras en avant, essaya de fuir. Dix mètres à peine le séparaient de la terre. Mais, sans qu’il pût se rendre compte de ce qui lui arrivait, il se trouva saisi par une force surhumaine, ressentit une étrange secousse, se coucha, ferma les yeux et perdit connaissance:
Pour le coup, tout était bien fini. Derrière les sommets de la falaise de Jobourg et des coteaux de Vauville, l’aurore rose se levait dans un ciel serein, et d’une limpidité telle qu’on n’aurait jamais pensé que cet azur ineffable avait pu recevoir le vent d’une bourrasque. Dans un grand et solennel silence, la terre regardait la mer, et la mer, essoufflée, roulait majestueusement ses larges vagues aux pieds de la terre.
Sur la plage de Vauville, vers Pénitot, on voyait un énorme navire noir échoué, démâté, abandonné. Déjà la mer roulait au bord sept à huit cadavres. Les goëlands et les mouettes se promenaient par bandes le long du flot. De temps à autre ces oiseaux s’élevaient et tournoyaient en poussant des cris sinistres. Les églises des villages sonnèrent l’Angelus. La fumée s’élevait en colonne au-dessus de quelques chaumières.
Et voilà que, soudain, le soleil succédant à l’aurore, illumina le ciel de ses rayons splendides. La grande lueur joyeuse monta dans l’infini. La mer se tut.
Un paysan, qui cheminait derrière une haie se mit à chanter.
Et les oiseaux pépiaient dans le matin.