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COMMENT M. PINCE FIT UNE TROUVAILLE

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M. Pince — Gustave, — que nous avons le bonheur de rencontrer au moment où il sort de chez lui, n’était point un homme ordinaire. D’abords il avait ceci de bon, et nous dirons même de recommandable, que, dans un pays où les hommes sont généralement de petite taille et toujours vêtus de noir, M. Pince apparaissait vêtu de gris et d’une taille imposante. Il avait passé, et de beaucoup, l’âge périlleux de la cinquantaine.

Grâce aux soins excessifs qu’il prenait de sa personne, il semblait toujours avoir cinquante ans. De plus, il passait pour vertueux, très-vertueux. Nous saurons plus tard ce que valait cette réputation. Ce que nous pouvons dire, quant à présent, c’est que M. Pince (Gustave) était éditeur à Paris, et, à Vauville, propriétaire. Sa librairie avait éprouvé des chances diverses.

On avait parlé vaguement de mauvaises affaires, de créanciers intraitables, d’arrangements qui avaient empêché des faillites; mais c’étaient de mauvais bruits, de pures menteries, car M. Pince s’était toujours retrouvé debout, homme estimable et estimé, propriétaire de la plus jolie maison de Vauville, à une lieue de Pénitot.

Un détail fera comprendre toute l’économie d’existence de cet homme. Dans ce pays où le vent est violent, les pluies fréquentes et torrentielles, il est prudent d’avoir des doubles fenêtres, lorsque les maisons ont la façade tournée vers la mer. Or, seule avec la maison de l’abbé Miget, curé de Vauville, la maison de M. Pince avait des doubles fenêtres. Il y dormait, douillet, confiant dans les soins d’une gouvernante nommée Alméria. Bien entendu, quand les exigences de sa librairie ne le retenaient pas à Paris.

A Vauville, il se levait de bonne heure. Cela convient à un homme vertueux et irréprochable. En toutes saisons, il prenait son chocolat à sept heures du matin. Il regardait, du seuil de sa porte le temps qu’il faisait, toussait. Puis, après avoir toussé, il sortait si le temps était beau, et retournait se coucher si le temps était mauvais.

Le piéton de la poste, chaque malin, lui apportait des masses de papiers. C’étaient des épreuves d’imprimerie, des journaux, quelques lettres.

Ce matin-là, comme le temps était splendide, M. Pince, qui n’était point sorti depuis quinze jours, se résolut à faire une promenade.

Bien emmitouflé, car le matin était frais, on le vit arpenter la rue de Vauville et se diriger vers le chemin de la Crecque.

Le chemin de la Crecque, coupant à angle droit la rue de Vauville, descend directement vers la mer, bordé d’un côté par la falaise, et de l’autre par une sorte de petite rivière. Il tire son nom d’un amas de rochers qui se trouvent à quelque distance sur la plage, couverts à la haute mer, découverts à marée basse.

Au coin de la rue de Vauville et du chemin de la Crecque, M. Pince fit la rencontre de l’abbé Miget. L’abbé Miget était un prêtre maigre, qui passait pour ladre et pour riche. Régulièrement il disait sa messe à huit heures. Il sortait de son presbytère à huit heures moins un quart pour se rendre à l’église. Il parut singulier à M. Pince que l’abbé Miget se trouvât par les chemins à sept heures du matin. M. Pince salua l’abbé Miget, qui lui rendit son salut; et, comme M. Pince était naturellement curieux, il aborda l’abbé afin de s’enquérir des motifs qui le faisaient voyager de si grand matin.

— Monsieur le curé, fit M. Pince, avez-vous eu quelque malade, quelque moribond?

— Peuh! fit l’abbé pour toute réponse.

— Est-ce par partie de plaisir que vous êtes allé prendre le frais?

— Peuh! fit encore l’abbé.

— Hem! reprit M. Pince qui parut tousser.

Tous deux se regardèrent. M. Pince tira méthodiquement de sa poche une fort jolie tabatière d’or, la tourna et la retourna entre ses doigts osseux. L’abbé tira, de son côté, une tabatière d’argent; il l’ouvrit et la présenta à M. Pince. D’une main, M. Pince puisa une large prise dans la tabatière du curé, et se bourra le nez, tandis que, de l’autre main, il remettait sa propre tabatière dans sa poche.

Il avait économisé son tabac.

L’abbé sourit finement. Même il haussa imperceptiblement les épaules. Puis, comme M. Pince continuait à le regarder d’un air interrogateur, l’abbé reprit:

— Je viens du château.

— Si grand matin? dit M. Pince.

— J’y ai passé la nuit, près de Madame la marquise, continua doucement l’abbé. M le marquis, comme vous le savez sans doute, est à Cherbourg depuis hier matin.

— A Cherbourg! fit M. Pince on riant.

— A Cherbourg, affirma l’abbé.

— J’aurais pensé, fit M. Pince, qu’il était plutôt à Merville.

— Pourquoi? interrogea l’abbé d’un air innocent.

— Peuhl fit à son tour M. Pince.

— Je ne comprends pas bien, dit l’abbé.

— Peuh! fit encore M. Pince, qui tenait à se venger, apparemment.

Il y eut un moment de silence. Ces deux hommes, également fins, se regardaient en clignant de l’œil. Puis l’abbé reprit la parole.

— Je vous disais donc que M. le marquis est à Cherbourg depuis hier matin. Hier au soir, comme cela m’arrive souvent en sortant de la conférence, je me suis arrêté au château. Et puis, il faut vous le dire, le vent avait retourné mon parapluie, il pleuvait à verse, et je voulais me sécher un peu.

— Fort bien! approuva M. Pince.

— J’ai trouvé madame la marquise dans un état très-alarmant, continua le curé.

— Elle avait peur de la tempête?

— Oh non! vous savez que c’est un caractère. Mais enfin je dis qu’elle était dans un état alarmant. Elle criait et pleurait. Elle éprouvait d’étonnantes angoisses. On aurait pu croire qu’elle savait quelqu’un qu’elle aimait beaucoup dans un grand péril.

— Vraiment?

— La Providence, fit l’abbé avec onction, la Providence a ses desseins impénétrables. Madame la marquise me pria de rester près d’elle; j’y consentis, voulant lui apporter quelques consolations. J’espérais d’ailleurs me retirer au bout de quelque temps. Mais l’état de madame la marquise devenait de plus en plus alarmant. J’ai dû passer la nuit tout entière auprès d’elle.

— Vous avez de la chance, monsieur le curé ! dit cyniquement M. Pince.

L’abbé Miget ne parut pas s’inquiéter de l’épigramme, ni même la comprendre. Il continua:

— J’ai engagé madame la marquise à recourir à la prière. Nous avons prié tous les deux. Dehors, le temps était si épouvantable, que véritablement il n’y avait pas autre chose à faire qu’à prier pour les pauvres voyageurs qui sont sur la mer. La tempête semblait vouloir déraciner le château... Ah! monsieur Pince, dit l’abbé, avec un redoublement d’onction, la religion est une grande consolatrice... Par malheur, madame la marquise était tellement agitée, elle était dans un si grand trouble, qu’elle oubliait de répondre aux litanies.

— Diable! dit M. Pince.

— Et, reprit l’abbé, comme je le lui faisais remarquer, savez-vous ce qu’elle me répondit?

— Je ne m’en doute pas.

— Elle me dit d’aller me promener!

— Vous promener?

— Absolument.

— Par un temps pareil!

— Par un temps pareil, monsieur Pince.

— Cette petite Benjamine est folle, dit M. Pince.

— Madame la marquise de Kergal, rectifia posément l’abbé, n’était pas folle. Elle avait ses nerfs, voilà tout. J’ai cessé de dire les litanies, et j’ai essayé de la consoler. Je vous le répète, monsieur, la religion a une grande puissance. Vers trois heures du matin, madame la marquise s’est endormie.

— Tranquillement? interrogea M. Pince.

— Non, répondit l’abbé ; l’important est qu’elle dormait. Mais elle criait tout en dormant.

— Alors, reprit M. Pince, je ne vois pas...

— Enfin, continua l’abbé, elle dormait, et c’est déjà quelque chose. Son agitation n’a cessé qu’à la pointe du jour. En ce moment, elle dort très-tranquillement; j’ai pu la quitter en la confiant aux soins de sa femme de chambre. Et je vous souhaite bien le bonjour, monsieur.

L’abbé s’éloigna, après avoir salué cérémonieusement M. Pince, qui, de son côté, lui fit un signe amical. Et, tandis que l’abbé trottinait vers son église, M. Pince s’engagea dans le chemin de la Grecque.

En débouchant sur la plage, avant de franchir la zone de galets qui le séparait du sable, il inspecta du regard toute l’anse de Vauville.

Nous avons dit que plusieurs navires s’y étaient échoués les jours précédents. Nous savons aussi que la nuit dernière avait apporté son tribut, et qu’un grand bâtiment noir s’y trouvait défoncé.

Les gens des villages environnants, chose triste à dire, n’ont point renoncé à la coutume barbare d’exercer le droit d’épaves; car ils appellent cela un droit. Quand un navire arrive à la côte, c’est, pour les paysans, une occasion de pillage.

Les douaniers, la gendarmerie, le syndicat des gens de mer n’y peuvent rien. Chacun se précipite vers le navire perdu et en arrache un débris. Les paysans assez riches pour posséder un cheval et une charrette y vont avec leur équipage.

Ceux qui n’ont qu’une brouette y vont avec une brouette. Ceux qui n’ont que leurs bras y traînent leur femme, et chargent leur femme comme une bête de somme; après quoi ils s’en vont eux-mêmes traînant une poutre, une planche. N’importe quoi.

Dans les bonnes occasions, s’ils peuvent mettre la main sur un objet précieux, ils le volent impudemment.

Par conséquent, sur toute la plage de Vauville, M. Pince aperçut des groupes affairés qui picoraient à travers les débris. Dans cette étendue immense, ces groupes de noirs pillards produisaient l’effet de fourmis travailleuses, au milieu desquelles se montrait la masse énorme des bâtiments échoués.

Çà et là circulaient des attelages et des charrettes. Par volées, les mouettes passaient en l’air.

M. Pince, ami de la loi, homme probe et vertueux, maugréa quelque peu. Peut-être eut-il le regret de ne pouvoir participer à la curée. Mais il prit son parti et solitaire, il le croyait du moins, il s’achemina vers sa droite, au pied de la falaise.

De ce côté la plage de sable, d’abord hérissée de rochers étranges, finit par disparaître complètement et est remplacée par un amoncellement formidable de rocs et de granits. La mer, en faisant écrouler la falaise, n’a pas su en niveler la base. De telle sorte, qu’en cet endroit, on croirait voir les ruines effrayantes d’une grande ville écroulée.

Les varechs apportés par la mer, se prennent aux pointes des rochers et s’y confondent avec les petites végétations marines du rivage. Çà et là on se trouve arrêté par des amoncellements de roches à pic. Ailleurs la mer a creusé des bassins profonds dans lesquels l’eau limpide reste emprisonnée à marée basse. Dans le fond de ces bassins grouillent, nagent, fourmillent les êtres bizarres et effrayants dont la mer seule possède le secret. Des poulpes, des crabes, des étrilles, des clopoints, des crevettes, des soles de rochers. Sur la roche, parmi les herbes, sont fixés les flies, les biguernaux: mille bêtes effrayantes. Les crevettes nagent et frétillent, et, par endroits, se trouvent des huîtres qui, pour n’être point parquées, n’en sont pas moins bonnes. Les homards se tiennent tapis dans leurs trous. Ils sont rares, mais voraces. Quoi qu’il en soit, toutes ces bêtes qu’on juge répugnantes au premier abord, sont excellentes à manger et procurent aux habitants riverains d’abord une alimentation facile; puis, par leur vente, de l’argent.

Les crabes moussus, les poupards et les gouffiques se vendent un assez bon prix sur le marché de Cherbourg. Ces animaux exquis de chair sont inconnus des Parisiens. Et, certainement, une gouffique de moyenne grandeur, pêchée sans peine à l’aide d’un couteau haguard, fournit un repas plus copieux et plus délicat qu’un gros beefteack.

Une douzaine de femmes et de gamins, trop faibles ou trop honnêtes pour prendre part au pillage des navires échoués, barbottaient dans les flaques d’eau, parmi les rochers, parmi les varechs. On ne pouvait guère les voir, et M. Pince ne les vit pas. Ce petit monde, l’échiné courbée, pataugeait et péchait.

M. Pince, sautant de rocher en rocher, évitant de se mouiller les pieds, allait de son mieux: il gagnait de l’appétit. Après avoir fait ainsi, péniblement, deux ou trois cents mètres, arrivant à un endroit qui s’appelle les Pougelées, au-dessous d’un hameau perché sur la falaise et qui s’appelle le petit Beaumont, M. Pince pensait s’asseoir sur une belle roche, appelée la Table, et y fumer sa cigarette au soleil.

La chance déjoua sa combinaison.

Comme il approchait de la Table, parmi la couleur sombre des herbes marines, au bord d’un joli petit bassin où grouillaient les poulpes et les crabes, il vit un objet brillant, bizarre. Cela paraissait de l’or. En avançant la tête, suspendu en équilibre sur un seul pied, M. Pince reconnut que l’objet était rond. Il crut voir un louis.

Quelle affaire!

M. Pince avança résolûment vers cette chose inespérée. Ce ne fut plus un seul louis qu’il aperçut. C’en fut deux, trois, dix! Hélas! l’illusion avait été courte. Ce qu’il avait pris d’abord pour des louis était simplement des boutons de cuivre doré, cousus sur un uniforme de marin. Et, dans l’uniforme, se trouvait un homme qui avait tout l’air d’un cadavre.

M. Pince, s’il avait eu le loisir de réfléchir, aurait tourné le dos et se serait en allé. C’était un homme paisible, qui n’aimait pas les émotions. Mais, effaré de sa découverte, il eut l’imprudence de crier.

Son cri fut entendu. Les femmes et les enfants qui pêchaient des crabes, accoururent de leur mieux, cabriolant et trébuchant de rocher en rocher. Non par humanité, mais par décence, M. Pince dut indiquer l’endroit où gisait Paul Denise; car, on l’a déjà deviné, ce cadavre n’était autre que celui du lieutenant de la Diana. Les crabes n’avaient point encore eu le temps de l’entamer. Il était là, étendu, les bras ouverts; et, par bonheur, la tête hors de l’eau.

Cette belle et jeune tête, cette fière figure, pâle jusqu’à paraître livide, avec ses beaux cheveux bruns épars sur le front, était pathétique et racontait un désespoir inouï. Si bien que, parmi les curieux accourus, une femme fut saisie de pitié, et se mit à pleurer en beuglant, au point de faire croire qu’elle avait perdu tous ses parents.

D’autres cris répondirent à ce premier cri. Un long appel courut de bouche en bouche. M. Pince n’était pas content. Dans son honnête conscience, il envoyait au diable tous les naufragés du monde, et se demandait comment il allait se tirer de là sans se mouiller les pieds. Peut-être encore, seul avec les paysans, aurait-il réussi à battre en retraite. Mais il s’entendait appeler par son nom. Une voix venant d’en haut cria distinctement:

— Eh! là bas! Pince! Pince! Pince!

Triple et formidable appel.

M. Pince leva les yeux vers le haut de la falaise. Et il aperçut, criant, gesticulant, le docteur Berthier qui, tout bonnement, se mettait en mesure de dégringoler vers les Pougelées.

En cet endroit la falaise n’a point encore acquis toute sa hauteur, et n’est point assez escarpée pour que les contrebandiers, dans de louables intentions sans doute, n’aient pas su y faire des entailles qui permettent aux gens résolus de descendre sans se casser le cou. A la rigueur, c’est une aventure à courir. Autant vaut cela qu’une balle de douanier.

Quand on connaît bien le terrain, en plein jour, on peut se risquer. Et le docteur Berthier tenta l’aventure. En moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, un peu contusionné, avec quelques accrocs à ses vêtements, le docteur prit pied sur les rochers d’en bas.

Il arriva près du groupe qui s’était formé autour de M. Pince et du cadavre de Paul Denise.

Déjà deux femmes avaient traîné ce corps inerte en un endroit où le rocher offrait une surface à peu près plane. Le docteur Berthier ausculta le corps, secoua la tête et dit:

— Je crois que c’est une affaire finie.

Les lamentations des femmes recommencèrent sur un ton suraigu. Et M. Pince se moucha.

Le docteur reprit son examen, retourna Paul Denise dans tous les sens et conclut:

— Une forte lésion dans la poitrine. Probablement les côtes défoncées. Les deux jambes...

Le docteur hésita un instant, puis reprit:

—... Les deux jambes, je n’en donnerais pas vingt sous. Elles ne sont pas cassées. Elles sont broyées.

Nouveaux hurlements des femmes.

— C’est répugnant! dit M. Pince.

Le docteur Berthier haussa les épaules et continua:

— Ce garçon-là, dit-il, a été calotté par la lame au moment où il pensait atterrir. Oh! il a reçu une belle giffle, allez! Tenez, regardez la nuque. Voilà une des contusions les plus effrayantes que j’aie vues de ma vie. C’est un galet qui lui a donné ce coup-là. Il y avait de quoi lui dévisser la tête.

— Et il est mort? demanda M. Pince, sans dissimuler qu’il attendait une réponse affirmative.

Le docteur recommença l’examen du cadavre, ouvrit largement la chemise et appliqua son oreille sur la poitrine, chercha à surprendre un dernier souffle entre les lèvres, interrogea le pouls, puis il se redressa avec un soupir de soulagement:

— Pas tout à fait! dit-il. C’est vraiment prodigieux; mais le cœur bat. Tenez, monsieur Pince, mettez-vous à genoux et appliquez l’oreille, là.

— Du tout! s’écria M. Pince, je vous crois sur parole.

— Oh! riposta le docteur, vous feriez un mauvais médecin, vous. Dans un diagnostic, il ne faut jamais rien croire sur parole; vous avez peur de vous mouiller les genoux.

— Ce n’est pas mon métier! riposta M. Pince avec aigreur.

Les femmes et les enfants, à la nouvelle qu’il ne s’agissait point d’un cadavre, mais d’un homme encore vivant, s’éparpillèrent comme une volée de pérdreaux devant un coup de fusil. Ils criaient à tue-tête, appelaient à l’aide et télégraphiaient par de grands gestes aux paysans qui se voyaient au loin sur la plage. Même, plus pratique que les autres, un gamin se mit à courir afin de requérir une charrette.

Le docteur, qui s’était remis à genoux près de Denise, continuait sa démonstration.

— Ce camarade-là, voyez-vous, monsieur Pince, doit avoir, comme on dit, l’âme chevillée dans le corps. Il est jeune, il est bien capable d’en échapper, le gaillard! Je ne réponds pas qu’il conserve ses jambes, par exemple. Mais la vie c’est déjà quelque chose. Qu’est-ce qu’il a encore là ?

Ça, continua le praticien, c’est une simple bêtise. Il a une chance! une chance! Large épanchement de sang, et pas la moindre lésion au crâne. En voilà une saignée! Tout bêtement, c’est peut-être cela qu’il l’a sauvé.

Un paysan, qui flairait un bon payement pour le service qu’il allait rendre, s’était approché avec sa charrette, autant que le pouvaient permettre les rochers. Le docteur, afin d’amortir les durs cahots du bois, fit jeter plusieurs pelletées de sable dans la charrette, et le disposa de façon à former une sorte de couchette.

M. Pince refusant son service, — il était, disait-il, trop ému, — le docteur se fit aider par les femmes et transporta le corps de Denise sur son lit de sable. On se mit en route pour regagner le chemin de la Crecque.

Quand il fallut passer sur les galets, la voiture bouscula affreusement, secouant le corps disloqué du lieutenant de la Diana. Les jambes paraissaient ne plus tenir. Ce fut affreux.

Les femmes redoublèrent leurs lamentations désespérées, et tous les maraudeurs de la plage abandonnèrent leur besogne pour un moment. Il se forma une longue procession derrière la charrette.

Les chevaux tiraient à plein collier; le charretier fouaillait et jurait. Les femmes pleuraient. Les hommes chuchotaient. Et M. Pince, que le docteur Berthier contraignait à marcher en sa compagnie, avait l’attitude désolée qui convient à un homme sensible devant une grande catastrophe.

Au détour du chemin de la Grecque et du chemin de Vauville, la charrette s’arrêta court contre un obstacle inattendu. C’était une grande berline, attelée de deux forts chevaux bais, qui, descendant la route de Beaumont, se trouvait en compétition avec la charrette. La rue de Vauville étant trop étroite, il s’agissait de savoir qui, de la charrette ou de la berline, passerait en avant.

— Allez donc! cria le docteur, qui ne vit pas d’abord.

S’étant avancé de quelques pas, le docteur Berthier reconnut la berline de M. le marquis de Kergal. Au même moment, celui-ci rejetait les fourrures qui le couvraient dans le fond de la berline, et mettait la tête à la portière pour voir de quoi il s’agissait.

A la vue du docteur, le marquis éprouva un embarras visible; Une rougeur rapide passa sur sa figure pâle et disparut aussitôt. Cependant, sa voix tremblait un peu lorsqu’il demanda:

— De quoi s’agit-il?

— C’est, répondit le docteur, un blessée un homme presque mort, que nous venons de ramasser sur la plage, et que nous transportons chez M. Pince.

— Ah! fit le marquis.

Mais M. Pince s’écria:

— Du tout! du tout! Je n’ai pas dit que je recevrais cet homme-là chez moi.

— Mais où diable voulez-vous qu’on le mette? demanda le docteur.

— Mais, simplement au château, dit vivement le marquis.

Et il appela:

— Pierre!

Pierre, le valet de pied du marquis, dormait consciencieusement sur son siège, derrière la berline. A l’appel de son maître, Pierre sauta à terre et ouvrit la portière de la voiture. M. le marquis descendit avec lenteur, serra largement la main de M. Pince, parut ne pas voir la main que lui tendait le docteur Berthier, et s’approcha de la charrette où gisait le naufragé.

— C’est grave! dit-il.

M. le marquis Antoine de Kergal était un homme d’environ quarante-cinq ans, mieux conservé qu’on ne l’est généralement à cet âge. Il paraissait avoir à peine trente-cinq ans. Brun de cheveux, noir de barbe, il avait de grands yeux doux et mélancoliques, ombragés par des sourcils très-prononcés.

Son teint était chaud. Il avait la bouche largement fendue, et sous les moustaches, dans la barbe noire; se dessinaient des lèvres rouges et sensuelles entre lesquelles, lorsqu’il parlait, on voyait briller de larges dents, indice certain d’une nature passionnée.

Le front, très-large, très-développé, s’agrandissait encore par un commencement de calvitie, appréciable seulement lorsque le marquis ôtait son chapeau. Le moment où il se décoiffait était toujours un moment de surprise, même pour ses plus intimes amis. On se demandait alors quelles étranges passions pouvaient hanter l’esprit de cet homme.

Des pensées douloureuses avaient laissé leur empreinte sur le front; et une volonté de fer se lisait dans de petites rides qui faisaient froncer la peau à la moindre contrariété, de façon à hérisser les cheveux vers les tempes.

Et, malgré tout cela, cet homme paraissait presque craintif. Il avait la voix basse, voilée, onctueuse. Peu de gens savaient résister au charme de cette voix. En outre, le marquis s’exprimait toujours brièment et en termes mesurés. Poli envers tout le monde, déférent même avec ses inférieurs et ses domestiques.

Au fond, ne cédant jamais sur une chose qu’il avait résolue.

Seuls au monde, deux hommes paraissaient exercer une influence sur la volonté du marquis. Labbé Miget, curé de Vauville, d’abord. Non pas que le marquis ne Kergal fût dévôt, et témoignât une grande déférence au caractère de l’abbé.

Même, dans le pays, le marquis passait pour libre-penseur; et des gens qui avaient écouté aux portes, affirmaient avoir, à plusieurs reprises, entendu de violentes discussions entre le marquis et l’abbé. Ce qui n’empêchait pas, disons-nous, que l’abbé Miget n’exerçât une grande influence sur la volonté du marquis.

Évidemment il y avait un secret. L’âpre volonté bretonne de M. de Kergal se fondait, disparaissait dès que l’abbé avait parlé sur son ton doux de sacristie.

L’autre personne, l’homme qui partageait avec l’abbé le privilége de tenir tête à M. de Kergal, était le docteur Berthier; mais cette influence s’exerçait dans des conditions tout autres que celles du curé. Ici, il y avait lutte, lutte évidente et publique. Qui ne dépassait pas les limites du ton de la bonne compagnie.

On savait même que, malgré la disproportion de leurs positions sociales, le marquis et le docteur étaient amis intimes depuis douze ou quinze ans; mais, chose singulière, cette amitié semblait attribuer une infériorité au marquis et une supériorité au médecin.

La haute société de Pénitot, les bourgeois campagnards qui voyaient ces deux hommes, pensaient et disaient hautement que M. le marquis de Kergal, en homme bien élevé, se faisait un devoir d’user de déférence envers un pauvre médecin de campagne qu’il point un centime. Et que c’était aux noyés, assez riches pour se faire transporter dans les châteaux, qu’il incombait de payer le prix de leur transport.

Et, laissant là le charretier ébahi, M. Pince gagna un petit chemin rocailleux qui montait sur la croupe d’une colline. Une fois seul, il se mit à siffler un air assez populaire, dont les paroles, œuvre d’un poète anonyme, affirment que le père de l’auteur était ce que tout le monde devine, par la faute de sa mère qui l’avait absolument voulu.

Cette ballade avait probablement, dans l’esprit de M. Pince, une application malicieuse à la situation respective de deux personnages qui avaient pris part à la scène précédente. Quoi qu’il en soit, le marquis de Kergal et le docteur Berthier, ensemble et d’accord, cheminaient derrière la berline dans laquelle gisait, tout disloqué, Paul Denise.

— Vous revenez de Cherbourg de grand matin, monsieur le marquis? demanda le docteur.

— De grand matin, fit le marquis avec un signe d’assentiment. Et, ce qui va vous surprendre, c’est que je suis revenu à pied jusqu’à Beaumont.

— Comment cela?

— Je pensais devoir rester encore quelques jours à Cherbourg, et, hier au soir, j’avais renvoyé ma voiture à Beaumont.

— Si je l’avais su, repartit le docteur, sans votre autorisation, je m’en serais servi. Je devais soigner, à Herqueville, la femme d’un matelot, qui, s’il vous plaît, est accouchée de deux jumeaux gros et poilus comme des oursons. C’est inimaginable! Ces gens-là ne mangent que de la soupe et des caudrées de poisson. Ça vous fait des enfants à repeupler la Thébaïde.

—Ma voiture, dit le marquis, est toujours à votre service, docteur.

— Il faisait un temps, continua le médecin, un temps du diable! L’affaire a été dure. Et comme j’étais venu à pied, j’ai accepté un lit chez ces braves gens pour passer le reste de la nuit. Si j’avais eu votre voiture, monsieur le marquis, je serais rentré paisiblement chez moi, cette nuit, près de ma femme.

— Ma voiture, en ce cas, aurait été bien employée, dit le marquis de l’air le plus tranquille du monde.

— Sans doute.

— Si bien, reprit M. de Kergal, que vous n’êtes rentré chez vous que ce matin?

Pour le coup, il y avait une nuance d’ironie dans les paroles du marquis. Mais le docteur ne s’en aperçut pas, et il répondit:

— Je ne suis pas encore rentré. C’est en revenant de Herqueville que j’ai aperçu, du haut de la falaise, les gens qui s’étaient attroupés avec M. Pince autour de ce pauvre diable qui est là, dans la berline.

— Il était écrit, fit remarquer M. le marquis, que ma berline servirait à la Faculté.

— Mais, interrogea le docteur, vous avez dû partir de Cherbourg de bien grand matin, pour retrouver votre voiture à Beaumont, comme si vous aviez passé la nuit dans le voisinage.

La rougeur montaaux joues de M. le marquis. Pourtant il répondit avec calme:

— Oui! je suis parti de Cherbourg de très-grand matin.

— Chez qui aviez-vous passé la nuit?

Le docteur avait fait cette question sans aucune arrière-pensée. Rien ne pouvait faire croire qu’il eût un doute sur quoi que ce soit. Cependant le marquis tressaillit, et ce fut en balbutiant qu’il répondit:

— Chez personne. A l’hôtel.

L’autre, fort innocemment, parut résolu à pousser à fond ces interrogations désagréables.

Il reprit donc:

— Vous avez des raisons pour cela, sans doute. Diable! monsieur le marquis, vous ne voulez mettre aucun de vos amis dans vos confidences. Si madame la marquise Benjamine voulait se renseigner sur votre fidélité, il ne lui resterait qu’à vous demander le nom de l’hôtel où vous avez couché.

Il y eut un silence, au bout duquel le marquis fit entendre un petit ricanement. Il parut prendre son parti d’une chose fâcheuse et reprit:

— Pourquoi voulez-vous que madame la marquise me soupçonne? Autant vaudrait dire que madame Berthier aurait à craindre que vous n’ayez pas réellement passé la nuit chez le matelot d’Herqueville.

— Hélène, repartit le docteur, me connaît assez. Et, d’ailleurs, ce n’est pas près des femmes de matelots qu’on va chercher des aventures.

— Sans doute! consentit le marquis.

— Mais, fit soudain M. Berthier, changeant le cours de la conversation, vous avez peut-être des nouvelles à me donner.

— Quelles nouvelles? interrogea le marquis.

— Voici, répondit le docteur. Ce matin, à deux heures, comme j’allais me mettre au lit chez ces braves gens, un pêcheur de Herqueville est arrivé. Il revenait de Cherbourg malgré la tempête.

Il nous a raconté que, dans la soirée, on avait reçu une dépêche télégraphique du sémaphore de Jobourg. Cette dépêche signalait un grand clipper américain en perdition sous Aldernay, et demandait l’envoi d’un remorqueur pour lui porter secours.

— Je n’ai point eu connaissance de cela, dit le marquis.

— C’est étonnant! Car. étant sorti un moment sur la falaise, j’ai vu, et tout le monde a pu voir, les feux rouges du steamer qui forçait de vapeur dans les environs du phare d’Anderville. Je ne sais ce qui en est résulté. Et je pensais que vous auriez pu en entendre parler ce matin à Cherbourg. on l’on doit certainement s’entretenir de cette aventure.

Le marquis parut réfléchir un moment. Puis, soit qu’il parlât avec sincérité, soit qu’à tout Lasard voulut donner une nouvelle, vraie ou fausse, il repondit:

— Oui, c’est vrai! j’ai vu un groupe de matelots sur la place de la Trinité. On pariait de cela.

— Eh bien?

— Eh tien! le clipper s’est perdu.

— Corps et biens?

— Corps et biens! répondit résolument le mar quis.

— Le steamer est revenu tout seul?

— Tout seul!

— Et le clipper américain s’appelait?

— On m’a dit son nom. Je ne m’en souviens Plus. Tous ces navires américains ont des noms en A. Sou-lia, Parthia. Je ne sais plus, enfin.

— Cependant, fit remarquer le docteur, l’affaire était notable. On m’a dit, à moi, qu’on avait ridée que ce clipper, signalé récemment par une dépêché de New-York, s’appelait Diana, et qu-il avail un millier de personnes à bord.

— C’est précisément cela, repartit vivement le marquis. Diana! en effet! Comment avais-je pu oublier ce nom, Diana? eh bien, la Diana s’est perdue, voilà tout.

— Comme vous y allez, dit le docteur Bercer. Un navire perdu arec un millier d’hommes ne vous cause pas plus d’émotion que cela?

— La chose est si fréquente sur nos côtes.

— C’est égal, cela me cause toujours un certain effet.

M. Berthier fixa sur son interlocuteur un regard. étonne. Celui-ci parut mal à l’aise. Mais il se tira de peine en s’écriant:

— Nous voici arrivés1.

Benjamine

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