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CHAPITRE PREMIER
ACTION DU FROID SUR L'HOMME.
ОглавлениеQuand il se transporte du pôle à l'équateur, l'homme observe des températures bien diverses. Pendant ce long parcours, tout change autour de lui. A l'équateur il voit, accompagnant la chaleur extrême, des jours égaux aux nuits, une végétation luxuriante, une flore et une faune nombreuses, des orages effroyables, des pluies torrentielles, des cyclones dévastateurs. Dans les régions froides, ce sont des jours de plusieurs mois, des nuits presque sans fin, à peine quelques animaux et quelques plantes; au lieu de forêts, des amas de glaces éternelles, les pluies remplacées par des neiges, les orages par des aurores boréales.
Au lieu de forêts, des amas de glaces éternelles...
Pour ne citer que les points extrêmes de l'échelle thermométrique, M. Duveyrier a observé dans le pays des Touaregs une chaleur de +67°.7 à l'ombre, tandis qu'à Nijni-Kdinsk, en Sibérie, on a eu à supporter un froid de −62°.5. Ce qui donne un écart total de 130 degrés. A ces deux températures si éloignées l'une de l'autre l'homme peut vivre, et la chaleur de son corps est sensiblement la même dans l'un et l'autre pays. Ce n'est qu'à cette condition, du reste, qu'il résiste à des climats si dissemblables, car la mort arrive très rapidement dès que la chaleur du corps s'écarte de quelques degrés en plus ou en moins de sa température normale, qui est de +38 degrés.
Comment cette température de notre corps peut-elle ainsi demeurer stationnaire? Comment l'homme ne s'échauffe-t-il pas, de même que les substances inanimées, quand il est dans un milieu chaud? Comment ne se refroidit-il pas quand il est plongé dans une atmosphère glaciale?
Il semble d'autant plus difficile de s'expliquer la résistance à la chaleur que, nous le savons, notre corps est le siège d'une combustion incessante, la respiration, produisant à chaque instant une quantité de chaleur considérable. Comment dès lors concevoir que, chauffés intérieurement, plongés à l'extérieur dans un milieu à température élevée, nous ne nous échauffions pas très rapidement?
Il n'en est rien pourtant. C'est que l'homme, pour se défendre, a plusieurs moyens à sa disposition.
D'abord, l'habitant des pays chauds mange peu, et par suite respire peu. L'ennemi intérieur, foyer qui ne peut s'éteindre complètement, ne produit que la quantité de chaleur strictement nécessaire à l'entretien de la vie. Nous n'avons à lutter que contre le réchauffement extérieur.
Pour nous protéger, nous avons d'abord les vêtements, tout aussi propres à arrêter le chaud que le froid. Ces mêmes étoffes qui, pendant l'hiver, empêchent la chaleur de sortir des corps, empêchent aussi dans les régions chaudes, et de la même manière, la chaleur extérieure de pénétrer jusqu'à nous.
Outre les vêtements, cuirasse passive qui se laisserait traverser à la longue, nous avons l'évaporation, source active de froid répandue sur toute la surface de la peau, défense bien autrement efficace.
Chacun sait que l'évaporation d'un liquide produit du froid, et un froid souvent considérable. Qui n'a vérifié, en effet, que si on se mouille en été les mains et le visage, on éprouve bientôt une sensation de fraîcheur délicieuse due à l'évaporation de l'eau. Quelques gouttes d'éther, liquide très volatil, versées sur la main déterminent par leur évaporation un froid quelquefois assez intense pour amener l'insensibilité.
C'est au moyen du froid produit par l'évaporation du gaz ammoniac liquéfié qu'on arrive actuellement, dans l'appareil Carré, à obtenir la glace industriellement à très bas prix pendant l'été.
Eh bien, la surface de la peau est constamment, mais surtout pendant l'été, le siège d'une évaporation considérable. C'est elle qui garantit notre corps d'une élévation de température qui ne tarderait pas à lui être funeste. Quand le danger devient plus grand, les glandes sudoripares produisent abondamment un liquide qui ruisselle sur le corps. Cette sueur, par son évaporation rapide, maintient l'équilibre de température nécessaire à notre existence.
L'action combinée des vêtements et de l'évaporation de la sueur est telle, que nous pouvons supporter non seulement des températures de 62 degrés, mais des températures de 120 degrés, 130 degrés, de beaucoup supérieures à celle de l'eau bouillante. Pour n'en citer qu'un exemple, en 1874, neuf observateurs pénétrèrent dans une chambre chauffée à 128 degrés et y demeurèrent huit minutes. Dans cette chambre on avait placé, à côté des observateurs, des œufs qui ne tardèrent pas à bouillir, un bifteck qui fut rapidement cuit, de l'eau qui entra presque immédiatement en ébullition.
Cependant ces défenses ne sont efficaces que si la grande chaleur ne se maintient pas trop longtemps; et elles deviennent insuffisantes pour toute température un peu supérieure à 38 degrés qui serait longtemps prolongée. Ainsi, l'abbé Gaubil rapporte que, du 14 au 23 juillet 1743, par une température soutenue de 40 degrés, 11400 personnes moururent de chaud dans les rues de Pékin.
Quand il s'agit de se garantir du refroidissement, le problème semble plus facile; et, en effet, la protection peut être plus efficace.
C'est que le foyer intérieur de la respiration compense en partie les pertes causées par le rayonnement de notre corps dans un air trop froid. Aussi notre premier moyen de lutter contre le froid est dans l'activité plus grande que prend la respiration. Cette activité sera encore exaltée par le mouvement, l'exercice continuel, qui est comme le courant d'air qui avive la combustion.
L'exercice, en effet, a pour action de déterminer une circulation plus active du sang, un renouvellement plus rapide de l'air qu'il renferme, et de doubler dans certains cas la somme de chaleur qui se produit au dedans de nous. Mais, de même qu'un courant d'air violent n'activera le feu que si le combustible ne manque pas, de même l'exercice n'activera la respiration d'une manière permanente que si nous fournissons au sang des matériaux susceptibles d'être brûlés. De là la nécessité d'une alimentation abondante quand on a à lutter contre le froid, et tout aussi bien d'une alimentation convenablement choisie. Les viandes, les substances grasses surtout, devront être mangées en abondance.
Les habitants des régions polaires sont doués d'un appétit féroce; ils mangent, ou plutôt ils dévorent une quantité prodigieuse d'aliments, parmi lesquels les huiles et les graisses, éminemment propres à produire de la chaleur, sont prépondérantes.
Des vêtements appropriés sont tout aussi indispensables. Les matières d'origine animale, soie, laine, poils, ont la propriété de conduire mal la chaleur, c'est-à-dire de s'opposer au passage de la chaleur à travers elles. Un vêtement de laine ou de fourrure empêchera donc la chaleur du corps de se perdre à l'extérieur. Les vêtements, à eux seuls, lorsqu'ils sont assez abondants et assez fourrés, joints à une bonne alimentation, suffiront à défendre du froid.
Les habitants des climats tempérés peuvent se contenter d'étoffes de laine; ceux des régions polaires doivent y joindre les peaux d'animaux. Tous les voyageurs au pôle Nord se sont préoccupés des vêtements chauds à donner aux gens de leur équipage, et il est curieux de voir quels soins ont présidé à la confection des objets d'habillement des équipages de la Germania et de la Hansa, qui ont exploré les côtes du Groenland en 1869 et 1870.
Pendant les froids de l'hiver, l'évaporation cutanée se produit encore, quoique bien faiblement, et tendrait à nous refroidir. Dans les climats rigoureux, on peut empêcher cette évaporation en répandant sur le corps une substance grasse, qui met en même temps la peau à l'abri de l'impression du froid. «Le Lapon et le Samoyède, dit Virey, graissés d'huile rance de poisson, se promènent sans inconvénient, la poitrine débraillée, par des froids de −40 à −50 degrés. En Sibérie, les soldats russes s'enveloppent les oreilles et le nez dans des papillotes de parchemin enduites de graisse d'oie, qui reste fluide et ne se gerce pas comme le suif. Ils bravent ainsi les froids les plus violents.»
Enfin, pour se défendre du froid, l'homme a les moyens extérieurs: il se réfugie dans les habitations; il emploie le feu, qui s'ajoute à la chaleur produite dans la respiration.
Les habitants des régions polaires vivent le plus souvent sous terre, dans des huttes creusées sous le sol, munies d'un toit formé de peaux de bêtes. Ils sont là un peu comme des animaux hibernants, à l'abri de tout courant d'air extérieur, à l'abri aussi du rayonnement qui tendrait à refroidir leur demeure.
Les habitants des régions polaires vivent le plus souvent sous terre.
Mais dans les pays civilisés, une semblable habitation ne peut être employée, et il faut construire des maisons plus commodes. Elles doivent avoir des murs épais, faits autant que possible de substances peu conductrices de la chaleur. Le bois et la brique sont, pour ces constructions, très préférables à la pierre. Bien plus, dans certains pays froids, les murs sont doubles, en briques ou en planches, de mince épaisseur, et l'intervalle qui les sépare est garni de sciure de bois ou de paille hachée, qui constituent une couche parfaitement isolante. De doubles fenêtres augmentent aussi beaucoup l'efficacité de la préservation.
Dans nos maisons françaises, surtout celles du midi et du centre, on ne cherche à réaliser aucune de ces conditions. Les murs sont en pierre, simples et légers; les fenêtres sont uniques et le plus souvent mal jointes. Aussi, dès que l'hiver est rigoureux, nous avons plus à souffrir que les habitants des pays froids.
En 1870, l'équipage de la Hansa, forcé d'abandonner son bateau, se réfugie sur un immense glaçon flottant et y demeure plus de huit mois. Eh bien, par une température extérieure de 18 et 20 degrés au-dessous de zéro, on obtenait, dans la hutte construite sur ce glaçon avec une partie de la provision de charbon, une température de 18 degrés au-dessus de zéro. C'est que les murs étaient faits d'une substance conduisant mal la chaleur, et que toutes les ouvertures inutiles étaient bien rigoureusement bouchées. Combien peu de personnes, même dans nos hivers ordinaires, atteignent une température aussi élevée! encore faut-il un feu constamment soutenu.
L'équipage sut y maintenir une température supérieure à +20 degrés.
C'est qu'aussi notre moyen de chauffage n'est pas mieux organisé que nos maisons pour lutter contre le froid. La cheminée, pleine de gaieté, excellent système de ventilation, est un moyen de chauffage détestable. L'air chaud, au lieu de rester dans l'appartement, monte constamment dans le tuyau et est renouvelé par de l'air froid venant du dehors: l'échauffement ne se fait que par rayonnement, et la chaleur rayonnée n'est qu'une bien faible portion de la chaleur produite.
Combien sont supérieurs les poêles, au moins au point de vue de l'élévation de la température! Les poêles de fonte de nos pays ont l'inconvénient de s'échauffer trop fort, jusqu'au rouge, ce qui n'est pas sans danger pour l'hygiène de l'appartement; mais les poêles des pays froids, et notamment ceux de la Russie, ont une tout autre disposition.
Ce sont d'immenses constructions de briques, recouvertes de porcelaine ou de faïence. L'air, aspiré de l'extérieur par un conduit spécial, vient se chauffer dans le poêle pour se répandre ensuite dans l'appartement. La masse s'échauffe lentement; puis, quand il ne reste plus dans l'intérieur qu'un brasier, on ferme toutes les ouvertures, et la chaleur se conserve pendant de longues heures. Les paysans russes produisent ainsi dans leurs misérables réduits des températures effroyables, de 40 à 50 degrés, qui font ressembler leurs habitations à des fours. La chaleur accablante de cette atmosphère, l'odeur repoussante et l'effroyable saleté qui l'accompagnent, rendent le séjour dans ces demeures impossible à quiconque n'y est pas né.
Enfin nous devons compter aussi l'habitude de résister au froid, l'endurcissement qui en résulte, comme un préservatif souvent efficace contre le refroidissement. Les hommes robustes peuvent, en effet, par un endurcissement progressif, arriver à avoir une grande force de résistance contre le froid. Nos mains et notre visage possèdent à un degré élevé cette insensibilité relative, parce qu'ils sont constamment exposés aux intempéries. Les mains, qui ont une si grande surface de refroidissement pour un volume très faible, seraient à chaque instant les victimes du froid sans cet endurcissement.
Aristide demandait un jour à un Scythe comment il pouvait, presque nu, résister au froid de l'hiver: «Je suis tout visage», lui répond le barbare, indiquant ainsi ce que peut l'endurcissement sur toutes les parties du corps.
Ces moyens de préservation: endurcissement, vêtements convenables, nourriture appropriée, habitations bien closes, chauffage bien entendu, suffisent pour empêcher tout accident; mais, dans bien des cas, quelques-uns de ces moyens de défense font défaut. Il n'y a que trop de gens exposés aux rigueurs de l'hiver sans habitation et sans feu, sans vêtements suffisants, sans nourriture. Alors, si le froid est assez vif, si son action est assez prolongée, l'endurcissement n'est plus que d'un faible secours, et il survient les accidents les plus graves, sur lesquels nous devons nous arrêter.
Dans quelques cas, lorsque l'individu exposé au froid est peu robuste, l'action peut être foudroyante. Celui qui est atteint par cette soudaine invasion du refroidissement s'agite comme saisi de frayeur, son regard devient fixe et sombre, il pousse un cri, puis tombe rigide et glacé. On a vu de jeunes militaires qui, exposés à un froid violent pendant une heure seulement, ont été trouvés morts dans un état de rigidité complète; mais ces cas foudroyants sont rares.
D'habitude, l'action d'un froid excessif est plus lente. Elle est locale ou générale.
L'action locale, qui commence par une douleur assez vive, est bientôt suivie de fourmillements, d'engourdissement, d'un ralentissement progressif de la circulation. Si l'arrêt a été total, la circulation souvent ne peut plus être rétablie et l'ablation du membre devient nécessaire. Les pieds, les oreilles, les mains, le nez, sont les parties le plus souvent atteintes par la congélation. Nous verrons que les voyageurs des régions polaires ont souvent à éprouver ces accidents. Ils se produisent bien plus fréquemment encore dans les armées en campagne.
Nous en trouvons des exemples dès l'antiquité. L'armée romaine, en 177 avant notre ère, était campée en Arménie. L'hiver fut des plus rudes, au rapport de Tacite: «La terre était si durcie par la glace, qu'il fallait la creuser avec le fer pour y enfoncer les pieux. Beaucoup de soldats eurent les membres gelés, et plusieurs moururent en sentinelle. On en remarqua un qui, en portant une fascine, eut les mains tellement raidies par le froid, qu'elles s'attachèrent à ce fardeau et tombèrent de ses bras mutilés.»
En 1341, l'hiver fut des plus rudes en Livonie, et beaucoup de soldats de l'armée des croisés eurent le nez, les doigts et les membres gelés.
En 1524, le froid fut tel en Angleterre que beaucoup de personnes perdirent les orteils.
En 1552 et 1553, au siège de Metz par Charles-Quint, les soldats eurent fort à souffrir du froid; beaucoup restaient raides et transis dans les tranchées. «Trouvions, dit Vieilleville, des soldats assis sur de grosses pierres, ayant les jambes dans les fanges gelées jusqu'aux genoux... A la plupart il falloit couper les jambes, car elles étoient mortes et gelées.»
L'insensibilité qui accompagne l'arrêt de la circulation est quelquefois absolue. Nous avons vu, au mois de décembre 1870, un garde mobile du département de Saône-et-Loire, qui se chauffait au feu du bivouac, se brûler presque entièrement un pied sans éprouver aucune douleur. Il fallut le lui couper.
Ces accidents sont si fréquents que le plus souvent les historiens ne prennent pas la peine de les mentionner. Bien près de nous, ils ont été terribles pendant les funestes guerres de 1811–1812 et de 1870–1871, sur lesquelles nous aurons l'occasion de revenir. Des cas de congélation partielle peuvent se produire et se produisent en réalité presque chaque année, même dans les hivers les moins rigoureux, surtout aux pieds; il est important d'en connaître le traitement.
Il faut d'abord faire de douces frictions avec de la neige sur la partie malade; dès que la sensibilité est revenue, on pratique des lotions avec de l'eau très froide dont on élève graduellement la température.
L'exposition à la chaleur doit être évitée avec le plus grand soin, comme le montrent les récits suivants, empruntés à la campagne de Russie.
«Peu de monde, écrit M. René Bourgeois, chirurgien-major de la grande armée, échappa à la congélation, et chacun en fut frappé dans quelques parties du corps. Heureux ceux à qui elle n'atteignit que le bout du nez, les oreilles et une partie des doigts! Ce qui rendait les ravages encore plus funestes, c'est qu'en arrivant près des feux, on y plongeait imprudemment les parties refroidies, qui, ayant perdu toute sensibilité, n'étaient plus susceptibles de ressentir l'impression de la chaleur qui les consumait. Bien loin d'éprouver le soulagement que l'on recherchait, l'action subite du feu donnait lieu à de vives douleurs, et déterminait promptement la gangrène.»
«Malheur, s'écrie Larrey, à l'homme engourdi par le froid et chez qui la sensibilité extérieure était éteinte! s'il entrait subitement dans une chambre trop chaude, ou s'il s'approchait de trop près d'un grand feu de bivouac, les parties engourdies ou gelées étaient frappées de gangrène, qui se montrait à l'instant même avec une telle rapidité que ses progrès étaient sensibles à l'œil.»
On a vu des soldats tomber raides morts devant les feux des bivouacs. Mais ces congélations partielles, souvent faciles à guérir, quelquefois nécessitant des amputations, rarement suivies de mort, ne sont rien auprès de l'action générale du froid sur les individus affaiblis ou mal garantis.
Cette action générale se porte surtout sur le cerveau et sur le système nerveux. L'action sur le cerveau se traduit assez fréquemment par un délire furieux, bientôt suivi d'une méningite rapidement mortelle. Mais le plus souvent les accidents se produisent d'une manière toute différente. A la pâleur de la face succède une congestion accompagnée d'un assoupissement qui augmente graduellement; les muscles s'affaiblissent de plus en plus; il en résulte une grande difficulté d'agir, de parler même, une faiblesse de la vue qui va, dans quelques cas, jusqu'à la cécité absolue, enfin un hébétement qui semble de l'idiotisme. Puis, l'assoupissement augmentant, le besoin de repos et de sommeil devient irrésistible. Le malheureux se couche avec délice sur la neige ou la terre glacée, il s'endort pour ne plus se réveiller.
«Sous l'excès du froid, écrit Paul Bert, la soif que l'on éprouve est atroce; le goût et l'odorat diminuent, les yeux se ferment involontairement; les mouvements deviennent incertains, toute force s'enfuit; la langue bégaye, et les pensées sont lentes et indistinctes.»
Les anciens connaissaient parfaitement tous ces symptômes de l'action progressive du froid. D'après Plutarque, «un froid excessif engourdit les nerfs et les prive de mouvement; il suspend l'usage de la langue, et, par sa dureté, il glace les parties molles et humides du corps.»
Le froid sec est bien moins à craindre que le froid accompagné d'humidité. M. Lacassagne rappelle que dans la retraite de Constantine, en novembre 1836, par une température minima de −1 degré, il y eut des accidents graves de congélation.
Les effets de l'humidité et des vents se montrèrent d'une manière beaucoup plus effrayante dans l'expédition de Sétif au Bou-Thaleb, en 1846. En trois jours, sur une colonne de 2800 hommes, 208 périrent par l'action immédiate du froid, et plus de 500 furent atteints de congélation. Et pourtant le thermomètre ne descendit pas jusqu'à −2 degrés.
Que de fois des hommes ont été gelés et sont morts de froid! Naturellement, les pauvres gens, obligés de coucher dehors, mal nourris et mal vêtus, sont les premiers, le plus souvent les seuls atteints; mais ce sont toujours les armées en campagne qui présentent le plus triste spectacle. Il faut lire dans Xénophon le récit des souffrances des Dix mille surpris par le froid dans les montagnes de l'Arménie. Il faut voir comment Charles XII, après la bataille de Pultava, en 1709, perdit la moitié de son armée dans les forêts de l'Ukraine.
Il faut cependant, dans les récits des historiens, bien se garder de confondre les cas de mort par le froid avec les mortalités causées par les maladies consécutives du froid, ou par les famines survenues à la suite des grands hivers. Voyons d'abord, dans l'histoire, les accidents causés par la seule action du froid. Ces accidents, qui se produisent presque constamment, ne sont jamais bien nombreux, sauf pendant les guerres, et ne peuvent prendre le caractère de calamités publiques.
En 823, des hommes meurent de froid en grand nombre; il en fut de même en 874. En 1124, beaucoup de femmes et d'enfants moururent de froid. En 1523, il y eut en Angleterre un hiver si rigoureux que plusieurs personnes périrent par la rigueur du froid; d'autres perdirent les orteils.
Peignot rapporte les tristes effets d'un voyage dans les régions polaires, entrepris en 1552: «Le capitaine Willoughby cherchait le chemin de la mer de la Chine par la mer septentrionale; les glaces l'arrêtèrent à Arzina, port de la Laponie, à la latitude de 69 degrés. L'année suivante, on le trouva mort, ainsi que tous les gens de son équipage.»
Sous Henri III, le duc d'Épernon, faisant le siège de la ville de Chorges, en Dauphiné, que défendaient les protestants, perdit par le froid une grande partie de son armée. Mézeray raconte en ces termes les souffrances des soldats: «Survint un hiver qui fut plus cruel cette année-là qu'il ne l'avoit été depuis cinquante ans. On raconte des choses étranges du grand excès de cette froidure: on trouvoit les sentinelles tout roides morts, quelques-uns plantés debout, que le verglas avoit attachés par les pieds à terre, comme s'ils eussent pris racine; d'autres fixés sur les chevaux comme des statues. La violence du froid engourdissoit les plus vigoureux, et leur geloit la voix jusques dans les entrailles: on vit des soldats qu'elle avoit rendus si insensibles qu'ils s'étoient à demi rostis dans le feu avant que de pouvoir être échauffés. Ils mouroient par centaines; les vivants ne pouvoient suffire à enterrer les morts, et les jetoient par monceaux dans de grandes fosses: tellement que cette armée, qui étoit de plus de dix mille hommes, se trouva réduite, au partir de là, à trois ou quatre mille.»
Mais il nous faut nous arrêter dans cette énumération, qui serait trop longue et bien monotone. Arrivons donc de suite aux temps qui sont plus proches de nous.
Un invincible besoin de sommeil saisit ceux que le froid va terrasser. Cet engourdissement nous sera montré d'une manière bien frappante par l'exemple suivant. Le docteur Solander, l'un des compagnons du capitaine Cook, surpris par le froid sur les côtes de Terre-Neuve avec plusieurs matelots, usait de toute son influence pour les empêcher de s'abandonner au sommeil. «Quiconque s'assiéra s'endormira, s'écriait-il, et quiconque s'endormira ne se réveillera plus.» Et lui-même, vaincu à son tour, oublie son expérience et ses conseils; il se couche sur la terre couverte de neige, en suppliant son ami Banks de le laisser dormir. Il fallut employer la violence pour le réveiller.
Mais c'est encore le tableau de la retraite de Russie qui nous montrera le mieux l'influence générale du froid. Nous y verrons à quel point les hommes, démoralisés par la défaite, usés par la fatigue et les privations antérieures, sont rapidement atteints. Reprenons le récit de René Bourgeois: «Toutes les facultés étaient anéanties chez la plupart des soldats; la certitude de la mort les empêchait de faire aucun effort pour s'y soustraire: se croyant hors d'état de supporter la moindre fatigue, ils refusaient de continuer leur route, et se couchaient à terre pour y attendre la fin de leur déplorable existence. Un grand nombre étaient dans un véritable état de démence, le regard fixe, l'œil hagard; ils marchaient comme des automates, dans le plus profond silence. Les outrages, les coups même, étaient incapables de les rappeler à eux-mêmes. Le froid excessif, auquel il était impossible de résister, acheva de nous détruire. Chaque jour il moissonnait un grand nombre de victimes, les nuits surtout étaient très meurtrières; la route et les bivouacs que nous quittions étaient jonchés de cadavres. Pour ne pas succomber, il ne fallait rien moins qu'un exercice continuel qui tînt constamment le corps dans un état d'effervescence et répartît la chaleur naturelle dans toutes les parties. Si, abattu par la fatigue, vous aviez le malheur de vous abandonner au sommeil, les forces vitales n'opposant plus qu'une faible résistance, l'équilibre s'établissait bientôt entre vous et les corps environnants, et il fallait bien peu de temps pour que, d'après l'acception rigoureuse du langage physique, votre sang se glaçât dans vos veines. Quand, affaissé sous le poids des privations antérieures, on ne pouvait surmonter le besoin de sommeil, alors la congélation faisait de rapides progrès, s'étendait à tous les liquides, et l'on passait, sans s'en apercevoir, de cet engourdissement léthargique à la mort. Heureux ceux dont le réveil était assez prompt pour prévenir cette extinction totale de la vie! Les jeunes soldats qui venaient rejoindre la grande armée, frappés tout à coup par l'action subite d'un froid auquel ils n'avaient point encore été exposés, succombèrent bientôt à l'excès des souffrances auxquelles ils étaient livrés. Ceux-ci ne périssaient ni d'épuisement, ni d'inaction, et le froid seul les frappait de mort. On les voyait d'abord chanceler comme des hommes ivres. Il semblait que tout leur sang fût refoulé vers leur tête, tant ils avaient la figure rouge et gonflée. Bientôt ils étaient entièrement saisis et perdaient toutes leurs forces. Leurs membres étaient comme paralysés; ne pouvant plus soutenir leurs bras, ils les abandonnaient à leur propre poids et les laissaient aller passivement; leurs fusils s'échappaient alors de leurs mains, leurs jambes fléchissaient sous eux, et ils tombaient enfin, après s'être épuisés en efforts impuissants. Au moment où ils se sentaient défaillir, des larmes mouillaient leurs paupières, et quand ils étaient abattus, ils se relevaient à diverses reprises pour regarder fixement ce qui les environnait; ils paraissaient avoir perdu entièrement le sens, et ils avaient un air étonné et hagard; mais l'ensemble de leur physionomie, la contraction forcée des muscles de la face, offraient des traces non équivoques des cruelles douleurs qu'ils ressentaient. Les yeux étaient extrêmement rouges, et très souvent le sang transsudait à travers les pores et s'écoulait par gouttes au dehors de la membrane qui recouvre le dedans des paupières.»
La route et les bivouacs étaient jonchés de cadavres.
Larrey, de son côté, trace un tableau tout aussi triste: «Après le passage de la Bérésina, le 25 décembre, le thermomètre ne fit que baisser, et, dans la nuit du 25 au 26, il tomba à −26 degrés. Le bivouac fut terrible. On pouvait à peine se tenir debout, et celui qui perdait l'équilibre tombait frappé d'une stupeur glaciale et mortelle. Malheur à celui qui se laissait gagner par le sommeil! quelques minutes suffisaient pour le geler entièrement, et il restait mort à la place où il s'était endormi.»
Le découragement, l'affaiblissement, étaient tels que rien ne pouvait sauver ces malheureux. «Sourds à tous les conseils, ne raisonnant plus, entièrement dominés par la sensation actuelle, officiers, soldats, tous se précipitaient auprès des granges incendiées; mais bientôt, frappés d'une apoplexie foudroyante, ils tombaient dans ce même feu auprès duquel ils croyaient trouver leur salut; d'autres, agités de mouvements convulsifs, devenus tout à coup furieux, s'y précipitaient eux-mêmes. De tels exemples ne servaient à rien; ces malheureux étaient bientôt remplacés par d'autres; leur sort était même envié! A l'aspect de ces cadavres brûlés, à l'insensibilité, au peu d'étonnement que causaient de pareilles scènes, on aurait cru voir des barbares accoutumés à des sacrifices humains.» (Jauffret.)
L'immersion dans l'eau glacée, surtout pour les hommes affaiblis, est une cause de mort encore plus prompte que l'action de la température la plus basse. Nombre de soldats périrent de la sorte au passage de la Bérésina. Ceux qui ne trouvaient pas à passer sur les ponts, ou qui y étaient bousculés trop fort, se jetaient à l'eau, dans l'espoir de gagner à la nage l'autre rive. Mais leurs membres étaient immédiatement envahis par une raideur cadavérique, tout mouvement devenait impossible, et les malheureux trouvaient une mort prompte, suspendus entre les glaçons. Les héroïques pontonniers qui, sous la conduite de l'admirable général Éblé, se plongèrent dans la Bérésina pour rétablir les ponts effondrés, moururent presque tous: quelques-uns à peine furent sauvés. Le général qui leur avait donné l'exemple ne tarda pas à les suivre dans la tombe.
La mort par le froid, si souvent constatée, est une véritable asphyxie: elle a pour cause principale l'arrêt de la respiration par suite de la rigidité des muscles.
Les asphyxies par le froid sont si fréquentes que chacun peut se trouver en présence d'un de ces accidents, et doit connaître les soins à donner. Nous ne pouvons mieux faire que de copier ici la méthode de traitement publiée au milieu de ce siècle par le conseil de salubrité de la Seine. Cette instruction, parfaitement conçue, est relative à toutes les sortes d'asphyxies: elle devrait être connue de tous. Nous n'en transcrirons que les passages relatifs à l'asphyxie par le froid:
1o On portera l'asphyxié, le plus promptement possible, de l'endroit où il aura été trouvé au lieu où il devra recevoir des secours. Pendant ce transport, on enveloppera le corps avec des couvertures, ou, à défaut de couvertures, avec de la paille ou du foin; on laissera la face libre. On évitera aussi d'imprimer au corps, surtout aux membres, des mouvements brusques.
2o Dans l'asphyxie par le froid, il est de la plus haute importance de ne rétablir la chaleur que lentement et par degrés. Un asphyxié par le froid qu'on approcherait du feu, ou que, dès le commencement, on ferait séjourner dans un lieu échauffé, même médiocrement, serait irrévocablement perdu. Il faut, en conséquence, le porter dans une chambre sans feu, et là lui administrer les premiers secours que réclame sa position.
3o Si l'asphyxie a eu lieu par un froid de plusieurs degrés au-dessous de zéro, et que le malade conserve de la souplesse, on le déshabillera et l'on couvrira tout le corps, y compris les membres, de linges trempés dans l'eau froide, qu'on rafraîchira encore en y ajoutant des glaçons concassés.
4o Si le corps était tellement frappé par le froid qu'il fût dans un état de rigidité prononcée, il y aurait avantage à le plonger dans une baignoire contenant assez d'eau pour que le tronc et les membres en fussent couverts. Cette eau devra être aussi froide que possible, et l'on en élèverait la température par degrés de dix en dix minutes.
5o Lorsque les membres auront repris leur souplesse, on fera exécuter à la poitrine et au ventre des mouvements dans le but de provoquer la respiration. On continuera en même temps des frictions sur le corps et les membres, soit avec de la neige, si l'on a pu s'en procurer, soit avec des linges trempés dans de l'eau froide.
6o Lorsque l'asphyxié commence à se réchauffer, ou qu'il se manifeste quelques signes de vie, on doit l'essuyer avec soin et le placer dans un lit qui ne soit pas plus chaud que le corps lui-même. Il ne faut pas non plus allumer du feu dans la pièce avant que le corps ait recouvré entièrement sa chaleur naturelle.
7o Aussitôt que le malade peut avaler, on peut lui faire prendre un demi-verre d'eau froide dans laquelle on ajoute une cuillerée à café d'eau de mélisse, d'eau de Cologne ou de tout autre spiritueux.
8o Si, au contraire, l'asphyxié avait de la propension à l'engourdissement, on lui ferait boire de l'eau vinaigrée, et si cet engourdissement était profond, on administrerait des lavements irritants avec de l'eau salée ou avec de l'eau de savon. Il est utile de faire remarquer que, de toutes les asphyxies, l'asphyxie par le froid est celle qui laisse, selon l'expérience des pays septentrionaux, le plus de chances de succès, même après douze à quinze heures de mort apparente; mais, d'un autre côté, cette asphyxie exige aussi, plus que toute autre, une grande précision dans l'emploi des moyens destinés à la combattre, notamment dans le réchauffement du malade.
Remarquons en terminant cette étude que le froid, sans agir immédiatement sur l'homme, peut occasionner des maladies graves, causes d'une mortalité souvent énorme. Cette mortalité sévit surtout sur la classe pauvre, qui n'a pour résister ni la ressource d'une bonne alimentation, ni celle d'une bonne hygiène.
C'est aux épidémies, bien plus qu'aux asphyxies causées par le froid, qu'il faut attribuer les grandes mortalités des hivers rigoureux cités par les historiens. Faisons quelques emprunts à l'importante notice d'Arago, qui nous a déjà servi et qui nous servira encore longtemps de guide.
670 de notre ère.—L'hiver fut très véhément et très prolongé du côté de Constantinople, et fit périr un grand nombre d'hommes et d'animaux.
717.—L'hiver fut si rigoureux à Constantinople, que les chevaux et les chameaux de l'armée des Sarrasins qui l'assiégeaient périrent pour la plupart.
823.—Beaucoup d'animaux et même des hommes succombent sous l'excès du froid. Une épidémie consécutive emporte une multitude de personnes des deux sexes et de tout âge.
Dans l'étude particulière que nous ferons d'un grand nombre d'hivers, nous aurons l'occasion de revenir sur ces mortalités.
Mais toutes ces tristes conséquences des froids violents de nos régions ne sont rien auprès des désastres produits dans la végétation, et des terribles famines qui en ont été si souvent la conséquence. Nous allons bientôt les étudier.