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CHAPITRE III
LA NEIGE.
ОглавлениеLa neige est la pluie de l'hiver. Presque chaque fois que la température de l'air s'abaisse au-dessous de zéro, l'eau des nuages, ne pouvant demeurer à l'état liquide, cristallise sous les formes les plus variées. Sa chute, arrêtée en partie par la résistance de l'air, qui trouve à s'exercer sur ces cristaux si ramifiés, devient plus lente. Cette pluie nouvelle, au lieu de suivre les pentes pour aller de suite grossir la rivière, s'arrête où elle tombe; au lieu de s'infiltrer dans le sol, elle reste à la surface, constituant un blanc manteau dont l'épaisseur va en augmentant à mesure que se prolonge la chute.
Dans les régions de la zone glaciale, où la température reste pendant plusieurs mois constamment inférieure à zéro, la pluie liquide est inconnue; pendant les longues nuits d'un hiver presque sans fin il ne tombe que de la neige. Quand arrivent les chaleurs, les couches accumulées forment une épaisseur considérable.
Sur les montagnes assez élevées de la zone tempérée, et même de la zone torride, l'accumulation des neiges est tout aussi grande.
Pour n'en donner qu'un exemple, disons qu'Agassiz, étant à l'hospice du Grimsel, dans les Alpes, à une hauteur de 1874 mètres au-dessus du niveau de la mer, a vu tomber pendant six mois d'hiver l'énorme couche de 17 mètres de neige. Cette neige, fondue, aurait donné une épaisseur d'eau de 1m.50; c'est deux fois et demie la masse d'eau qui tombe à Paris en une année entière.
Dans nos plaines il s'en faut de beaucoup que l'épaisseur approche jamais de celle que nous venons de citer. Le nombre des jours où il neige est fort restreint en tous les points de la France; dans le midi, la neige est rare; dans le centre, des hivers entiers se passent quelquefois sans qu'elle ait fait son apparition. De plus, la neige ne reste chez nous que peu de temps sur le sol, et chaque nouvelle chute qui se produit trouve le plus souvent le sol absolument découvert. Ce sont des hivers rares, et tout à fait exceptionnels, ceux où la neige demeure plusieurs semaines sur le sol dans les plaines, ceux où elle atteint une épaisseur dépassant 20 centimètres.
M. de Gasparin divise l'Europe en trois régions au point de vue de la neige. La région du midi, où la neige fond en tombant; la région du centre, où elle reste un certain temps sur le sol. Le nord de la France est dans la seconde de ces régions, le midi dans la première. Enfin la région du nord, qui conserve la neige pendant tout l'hiver.
Cette division n'a rien d'absolu, et il arrive quelquefois que, dans le midi de la France, la neige demeure plusieurs semaines.
Même en Italie, dans les plaines et sur les montagnes peu élevées, l'histoire a enregistré des chutes de neiges abondantes qui se sont conservées sans fondre pendant une grande partie de l'hiver.
C'est ainsi qu'en 271 avant Jésus-Christ, il y eut tant de neiges en Italie que le Forum, à Rome, en resta couvert pendant quarante jours jusqu'à une hauteur prodigieuse.
Nous serions en droit de nous demander ce que signifie pour l'historien «une hauteur prodigieuse», mais nous n'en ferons rien. Il faudra, en effet, nous contenter, dans les nombreux renseignements que nous emprunterons aux chroniqueurs, comme dans ceux que nous leur avons déjà empruntés, de termes vagues ou d'affirmations sans preuves. Ce qu'ils nous racontent, ils l'ont rarement vu; ils sont les échos, plus ou moins fidèles, des bruits qui parviennent jusqu'à eux. Nous les prendrons si souvent en flagrant délit d'exagération ou de crédulité naïve, qu'il sera prudent de ne les croire qu'à moitié. Mais, dans l'impossibilité où nous serons de contrôler leurs affirmations, nous devrons nous contenter de citer leurs textes sans y ajouter de commentaires.—Ceci dit, reprenons nos citations.
La seconde guerre punique, en 210 avant notre ère, nous montre de nouveaux exemples de l'abondance et de la persistance des neiges dans l'Italie et l'Espagne. Nous allons en emprunter le récit à Tite-Live. Il est vrai qu'il s'agit ici de régions montagneuses; mais les neiges dont on nous parle sont bien réellement des neiges exceptionnelles même pour ces régions. Annibal, franchissant les Alpes avec son armée pour passer en Italie, est presque arrêté dans les montagnes par d'énormes neiges. Il a les plus grandes peines à rendre à ses soldats la confiance et le courage. «Quoique les soldats fussent déjà prévenus par la renommée, qui exagère ordinairement les choses inconnues, quand ils virent de près la hauteur des montagnes, des neiges qui semblaient se confondre avec le ciel, de misérables cabanes suspendues aux pointes des rochers, le bétail et les chevaux rabougris par le froid, des hommes aux longs cheveux et presque sauvages, les êtres animés et inanimés paralysés par la glace, toute cette désolation de l'hiver, plus affreuse encore qu'on ne peut le décrire, renouvela la terreur de l'armée.»
Puis, lorsqu'il fallut passer les Apennins, l'armée d'Annibal fut assaillie par une furieuse tempête de vent et de pluie dans laquelle elle faillit périr. «Bientôt l'eau élevée par le vent, s'étant gelée sur le sommet glacé des montagnes, retomba en neige si forte et si pressée que, renonçant à tout, les hommes se couchaient ensevelis plutôt qu'abrités sous leurs vêtements. A cette neige succéda un froid d'une telle âpreté que de tous ces misérables, hommes et chevaux, étendus par terre, quand chacun voulut se relever et se redresser, de longtemps aucun ne le put... Ils passèrent deux jours en cet endroit, comme assiégés; il y périt beaucoup d'hommes, de chevaux, et sept éléphants.»
Plutarque raconte une tempête de neige analogue, qui se produisit en Grèce au premier siècle de notre ère: «Vous avez entendu dire, à Delphes, écrit-il, que ceux qui allèrent au secours des bacchantes que la neige et un vent violent avaient surprises sur le sommet du Parnasse, eurent leurs manteaux tellement gelés par la rigueur du froid, qu'ils devinrent raides comme du bois, et qu'ils se déchiraient quand on voulait les étendre.»
Au moment où Annibal souffrait de la neige en Italie, les armées d'Espagne n'étaient pas plus heureuses. Scipion assiégeait la ville des Ausétans, voisins de l'Ebre: «Les assiégés n'avaient d'autre défense que l'hiver qui contrariait les assiégeants. Le siège dura trente jours, durant lesquels il y eut rarement moins de quatre pieds de neige; elle avait tellement recouvert les montagnes et les gabions des Romains, qu'elle suffit pour les protéger contre les feux quelquefois lancés par l'ennemi.»
Pour la France, les exemples de neige exceptionnelle ne manquent pas non plus; et s'il fallait prendre à la lettre les récits que nous allons en donner, il semblerait que les neiges aient été beaucoup plus abondantes anciennement qu'elles ne le sont aujourd'hui.
En l'année 763 de notre ère, il tomba, en certaines contrées de la Gaule, jusqu'à dix mètres de neige, à en croire les historiens.
De même, l'an 874, la terre demeura ensevelie sous la neige pendant cinq mois. Il en tomba de telles quantités que les chemins étaient devenus impraticables, les forêts inaccessibles, et que le peuple ne pouvait se procurer du bois.
Quelquefois même les neiges tombent en abondance à des époques où on est accoutumé de les voir disparaître tout à fait: ainsi, en 893, il tombe beaucoup de neige au mois de mars, et en 975, au mois de mai.
Quelques siècles plus tard, en 1359, il y eut une quantité si prodigieuse de neige, que jamais il n'y en avait eu autant au dire des contemporains. A les entendre, il y en eut à Bologne jusqu'à dix brasses de hauteur, ce qui fait plus de dix-sept mètres. Les jeunes gens de la ville pratiquèrent, sous cet immense amoncellement, des galeries et des salles de bal, dans lesquelles ils se plaisaient à donner des fêtes en mémoire d'un événement aussi extraordinaire.
Le midi de la France, qui voit actuellement assez peu de neige, semble en avoir eu pendant quelques siècles des chutes extraordinaires qui ne se sont pas reproduites depuis cette époque. On trouve en un vieux registre de Carcassonne, écrit en langue du pays, «que, l'an 1442, la reine de France, Marie d'Anjou, épouse du roi Charles VII, étant en cette ville, y fut assiégée par les neiges, hautes de plus de six pieds par les rues, et fallut que s'y tînt l'espace de trois mois, et jusqu'à ce que monsieur le Dauphin son fils la vînt quérir, et la conduisît à Montauban, où étoit le roi son père.»
Dans le siècle suivant, nous voyons dans cette même ville de Carcassonne des neiges tout aussi hautes. Ainsi, nous lisons dans l'Histoire générale du Languedoc, par un religieux bénédictin: «Le roi Charles arriva à Carcassonne le 12 janvier 1565. Il descendit à la Cité, et il devoit, le lendemain, faire son entrée solennelle dans la ville basse, dont les habitants avoient fait de grands préparatifs; mais, comme l'hiver étoit fort rude, il tomba, la nuit, une si grande quantité de neige, que les arcs de triomphe qu'on avoit préparés furent tous renversés, et que le roi demeura comme assiégé dans la Cité pendant plusieurs jours. Le froid fut d'ailleurs si vif cette année, que plusieurs voyageurs moururent dans les chemins, que le Rhône fut glacé par trois fois du côté d'Arles, et que les orangers, les citronniers et tous les blés périrent.»
Et plus tard, toujours à Carcassonne, on vit une chute de neige extraordinaire. «En 1571, la neige couvrit la terre en Languedoc, en Dauphiné et en Provence pendant soixante jours de suite: on n'avoit rien vu de pareil depuis soixante-dix-sept ans. Il tomba une si grande quantité de neige à Carcassonne, qu'elle fit crouler plusieurs maisons par sa pesanteur, et que plusieurs habitants y périrent sans pouvoir recevoir de secours. Les autres furent obligés d'étayer leurs maisons.»
En 1755, on eut deux pieds de neige dans le midi. En 1757, l'hiver fut rude en Languedoc et en Provence. Ces contrées étaient encore couvertes de neige dans les premiers jours de février: elles avaient, au témoignage de la Condamine, l'aspect du sommet des Cordillères du Pérou. Un Lapon, suivant les expressions du célèbre naturaliste, ne s'y serait pas cru dépaysé.
Remarquons que, dans ces deux dernières années 1755 et 1757, on ne compte plus les neiges par brasses, mais seulement par pieds. Est-ce qu'elles étaient en réalité devenues moins abondantes? Ne serait-ce pas plutôt que les historiens, plus consciencieux et mieux renseignés, étaient devenus plus véridiques? Il y a peut-être l'un et l'autre.
Carcassonne, dans le midi, n'avait pas, pendant cette période, le privilège des grandes neiges, comme les récits précédents pourraient le faire croire.
Ainsi, en 1507, le jour des Rois, il tomba trois pieds de neige à Marseille. Cette grande quantité de neige est, au dire des historiens, un phénomène peut-être unique dans cette ville. On n'eut qu'à se louer de cette abondance, car, au milieu d'un hiver des plus rigoureux, un grand nombre d'arbres et les récoltes en terre furent protégés très efficacement de la gelée. Il résulte de tout ceci, d'une manière évidente, que tout le seizième siècle fut remarquable par l'énorme quantité de neige qu'on y vit dans le midi.
Il y en avait aussi beaucoup dans le nord au quinzième et au seizième siècle. Jacques du Clercq, dans ses Mémoires, dit que: «An cinquante-sept (1457), il fut si fort et si grand hiver, et long, que, depuis la Saint-Martin d'hiver jusqu'au dix-huitième de février, il gela si fort que on passoit la rivière d'Oise et plusieurs autres rivières à chariot et à cheval; et ce fut en la fin très grande neige, et si grande quantité en tomba, que quand il dégella il fit si grande lavasse qu'il n'étoit point mémoire d'homme que on les eut vu si grandes, et firent si grands dommages.»
Quittons un instant la France, pour rapporter un fait curieux. On lit dans les Mémoires de l'Académie des sciences pour l'année 1762, dans une communication de M. Guettard: «Un ambassadeur de la Porte à la cour de Varsovie, s'en retournant l'hiver à Constantinople, fut pris par la nuit dans un endroit éloigné de toute auberge; effrayé de passer la nuit à l'air, ses gens lui bâtirent une espèce d'appartement sous des monceaux de neige qu'ils amassèrent à cet effet; ils y formèrent plusieurs chambres et y établirent une cuisine et des chambres à coucher, dans une desquelles l'ambassadeur passa la nuit aussi commodément qu'il aurait pu le faire dans la meilleure auberge.»
Donnons, pour terminer cette série d'exemples des grandes neiges historiques, un récit du général Canrobert, relatif à un incident de la guerre de Crimée, en 1855: «L'armée, dit-il, conservera longtemps le souvenir de la journée du 16 janvier. Pendant vingt-quatre heures la nuit n'a cessé de régner sur nos bivouacs. D'épais nuages, inondant l'atmosphère d'une poussière de neige chassée par un vent glacé du nord-est, s'abaissaient jusqu'au sol. Dans les terrains les plus favorisés, la neige avait atteint une épaisseur de dix-huit pouces; toute voie avait disparu; toute direction faisait défaut aux mouvements des troupes, à ceux des convois commandés la veille pour assurer la subsistance des divers corps. On ne saurait imaginer de situation plus violente.»
Les tempêtes de neige; qui se produisent rarement dans les plaines de la France, et n'y sont guère dangereuses, sont, au contraire, fréquentes et terribles dans les montagnes et dans les plaines désolées des régions polaires. Des masses énormes de neige, poussées par le vent, arrivent semblables à des avalanches. En un instant, des précipices immenses sont comblés, des gorges sont obstruées, et le voyageur, s'il n'a pas été enseveli dans la tourmente, cherche en vain sa route dans cette plaine d'apparence si douce, qui cache les bas-fonds les plus dangereux, et ne tarde pas à être englouti dans un gouffre qui subitement s'ouvre sous ses pas. D'autres fois, aveuglé par la neige qui lui fouette le visage, il est forcé de s'arrêter dans sa route et d'attendre sans espoir un secours qui ne lui vient pas. Le chemin qui traverse le grand Saint-Bernard est assez fréquenté par les voyageurs qui ont à franchir les Alpes; dans cette région élevée, les tempêtes de neige se produisent souvent. Mais là, au moins, ceux qui sont surpris par la tourmente peuvent conserver l'espérance: les religieux de l'hospice, secondés par les chiens les plus intelligents, arrivent souvent à temps pour les arracher à la mort.
Les chiens du Grand Saint-Bernard.
La gelée blanche, le givre, qui couvrent quelquefois la terre et les arbres en hiver, et donnent souvent au paysage un aspect si pittoresque, ne sont autre chose que de la neige. L'humidité de l'air, au contact avec les objets que le rayonnement nocturne a fortement refroidis jusqu'à une température très basse, se dépose sous forme d'une rosée solide et cristalline. Ces aiguilles de givre atteignent parfois des dimensions étonnantes. Pendant l'hiver, toutes les parties saillantes de l'Observatoire du Puy de Dôme s'entourent d'une masse énorme de givre, semblable à celui qui recouvre d'ordinaire les arbres des forêts: il présente seulement un développement plus considérable. Les pointes ont jusqu'à un mètre de longueur. Ceux qui en hiver, ou même au printemps, gravissent la montagne, en sont absolument couverts. M. Faye raconte son ascension, en mai 1879: «J'ai trouvé les neiges non encore fondues au sommet du Puy de Dôme, et c'est au sein d'un nuage épais et froid qu'il m'a fallu gravir les dernières pentes. J'ai fait ainsi connaissance avec un milieu où ne pénètre guère le commun des mortels, si ce n'est les aéronautes. Et encore ceux-ci marchent avec les nuages qu'ils traversent verticalement; ils ne les reçoivent pas en pleine figure avec une vitesse de 85 mètres par seconde ou de 20 lieues à l'heure, ce qui produit des sensations toutes particulières. Pendant que je me raidissais sur mon bâton pour résister, M. Alluard me dit: «Regardez donc votre poitrine du côté du vent.» Elle était toute hérissée de fines aiguilles de glace de un à deux centimètres de longueur. Ces aiguilles se reformaient dès qu'on les détachait en se brossant avec la manche. Sans doute elles étaient formées par une poussière absolument impalpable d'eau congelée ou à l'état de surfusion; cette poussière prenait une disposition cristalline dès que son mouvement était arrêté par un corps quelconque. Ce mode de cristallisation régulière, toute géométrique, à la rencontre violente avec un obstacle, est assurément un phénomène intéressant; s'il se prolonge, il ne devient pas pour cela confus; les aiguilles se renforcent, elles s'allongent, elles prennent jusqu'à un mètre et plus de longueur.»
Cette neige, compagne obligée de nos hivers, d'où vient-elle? Comment se forme-t-elle? C'est ce qui nous reste à examiner. D'où elle vient, il est facile de le dire. L'air, même le plus transparent, contient toujours beaucoup de vapeur: c'est le soleil qui, pompant pour ainsi dire l'eau de la surface des mers, des fleuves, du sol, entretient cette humidité constante de l'atmosphère. C'est là le réservoir immense où est puisée la neige. Cette vapeur, suffisamment refroidie dans les hautes régions, passe d'abord à l'état liquide pour former les nuages. Si le froid est assez intense, les gouttelettes aqueuses provenant de la condensation se solidifient séparément. Les microscopiques fragments de glace ainsi formés s'unissent les uns aux autres, et bientôt la masse est assez compacte pour constituer des flocons qui descendent lentement jusqu'à nous.
La disposition de ces flocons est remarquable. Le capitaine Scoresby en a le premier étudié scientifiquement la forme dans ses voyages dans les régions polaires. Leur disposition, d'une régularité parfaite, est d'une beauté merveilleuse. Lisons leur description, écrite par Tyndall: «Les cristaux de neige, formés dans une atmosphère calme, sont tous construits sur le même type; les molécules s'arrangent pour former des étoiles hexagonales. D'un noyau central sortent six aiguilles formant deux à deux des angles de 60 degrés. De ces aiguilles centrales sortent à droite et à gauche d'autres aiguilles plus petites, traçant à leur tour, avec une infaillible fidélité, leur angle de 60 degrés; sur cette seconde série d'aiguillettes, d'autres encore plus petites s'embranchent de nouveau, toujours sous le même angle de 60 degrés. Les fleurs à six pétales prennent les formes les plus variées et les plus merveilleuses; elles sont dessinées par la plus fine des gazes, et tout autour de leurs angles on voit quelquefois se fixer des rosettes de dimensions encore plus microscopiques. La beauté se superpose à la beauté, comme si la nature, une fois à la tâche, prenait plaisir à montrer, même dans la plus étroite des sphères, la toute-puissance de ses ressources.»
Mais la neige n'a pas seulement l'avantage d'être belle, elle est aussi bienfaisante. Son rôle sans contredit le plus important, c'est la régularisation du régime des eaux. Accumulée sur le sommet des montagnes, elle ne fond que peu à peu. Sur les montagnes assez élevées, elle ne disparaît jamais complètement, ne fond qu'à peine, et se transforme progressivement en glace. Le glacier ainsi formé coule le long de la montagne pour aller se fondre dans la plaine. C'est cette fonte progressive des neiges d'abord, du glacier ensuite, qui alimente nos rivières et nos fleuves pendant la saison sèche. Grâce à elle, nous avons encore en automne des cours d'eau qui coulent à pleins bords, et la source qui les alimente n'arrive jamais à se tarir. Sans la neige, nous n'aurions que des torrents, dévastateurs en hiver, sans eau en été.
Il faut bien dire pourtant que la neige manque de temps en temps à sa mission. Il lui arrive d'oublier son rôle modérateur et de devenir la source de calamités épouvantables. Quand arrive un dégel rapide et que les plaines basses sont couvertes de neige, la fonte se fait quelquefois plus vite qu'il ne faudrait, et il en résulte les inondations les plus désastreuses.
Les années où la neige est tombée en grande abondance ont presque toutes été marquées par des inondations. Celles de ces inondations qui sont uniquement dues à la fonte trop rapide nous occuperont seules pour le moment; nous parlerons plus tard des débâcles qui rendent souvent le mal plus grand encore.
En 1003, l'hiver fut suivi d'inondations désastreuses.
«En 1296, le 20 décembre, raconte Félibien, la Seine crut à un tel point, qu'elle causa dans Paris la plus grande inondation dont l'on eût encore entendu parler. Non-seulement toute la ville se trouva entourée d'eau, mais les rues en furent si remplies qu'on ne pouvait aller dans aucun quartier sans bateau. La crue de la rivière et l'impétuosité des flots firent tomber les deux ponts de pierre avec les maisons qui étaient dessus, et leur chute écrasa les moulins qui étoient dessous. Le petit pont du Châtelet fut aussi renversé. Cette inondation dura huit jours entiers, pendant lesquels il fallut remplir des bateaux de vivres et les porter aux habitants, pour les empescher de mourir de faim.»
En 1480, une autre grande inondation fit de grands ravages à Paris. «L'hiver 1493–1494 ne fut pas d'une grande rigueur, mais il se fit remarquer par de terribles inondations. La rivière envahit la place de Grève, la place Maubert, la rue Saint-André-des-Arts. Le 12 janvier on promena solennellement les châsses de saint Marcel, de saint André, de saint Proxent, de saint Blancard, de sainte Anne et de sainte Geneviève pour conjurer le fléau. On érigea, au coin de la Vallée de misère, un pilier portant une image de la Vierge avec cette inscription:
«Mil quatre cens quatre-vingt-treize,
Le septième jour de janvier,
Seyne fut ici à son aise,
Battant le siège du pillier.»
Mais ce n'est pas seulement en hiver qu'on a à craindre les inondations résultant de la fonte des neiges. Au printemps, à l'été, celles des montagnes fondent quelquefois avec une telle rapidité que les mêmes faits se reproduisent.
Du 21 au 24 juin 1875, des pluies torrentielles tombèrent, sans discontinuer, dans tout le bassin de la Garonne; ces pluies, à elles seules, eurent suffi pour déterminer une crue assez forte, mais non pour amener la terrible inondation dont personne n'a perdu le souvenir. Poussés par un vent tiède qui les échauffait, les nuages rencontrèrent les Pyrénées, alors couvertes d'une prodigieuse quantité de neige: il n'en fallut pas davantage pour déterminer une fonte générale, qui s'opéra avec une rapidité qui allait devenir fatale. Les eaux provenant de la pluie, et celles plus abondantes encore que produisait la fusion, arrivèrent en même temps dans les affluents de la Garonne et dans le fleuve lui-même, et la crue prit dès le début des proportions inquiétantes.
L'intrépide général Nansouty, installé depuis quelques jours à son observatoire météorologique du pic du Midi, avait vu le danger: la vallée de la Garonne était menacée d'une dévastation complète. Il fallait porter dans la plaine un avertissement qui, s'il arrivait à temps, pouvait sauver bien des existences. Les deux braves qui constituaient tout le personnel de l'observatoire n'hésitèrent pas. Pendant que le général demeurait seul, au sommet du pic, à continuer les observations, se demandant s'il n'allait pas y périr emporté par l'ouragan, son compagnon, M. Baylac, ne consultant que son courage, entreprenait une descente impossible. Perdu dans une effroyable tourmente, disparaissant presque à chaque pas dans une immense couche de neige fondante, il parvenait enfin au but de son voyage.
Mais tant de dévouement devait être inutile. Sur ces pentes rapides l'eau descendait plus vite que M. Baylac: elle était arrivée avant lui. Depuis cette époque, le pic du Midi possède une station télégraphique; installée quelques mois plus tôt, elle eût empêché la mort de nombreuses victimes.
1875. Toulouse.—L'eau montant toujours, le spectacle devint plus lugubre.
On n'avait encore eu le temps de prendre aucune mesure, que déjà une partie de Toulouse était envahie. Le 23 juin, le faubourg Saint-Cyprien s'abîmait presque soudainement sous les eaux. Ses 30000 habitants, dont un petit nombre seulement avaient songé à fuir, se trouvaient entourés par les flots, isolés du reste du monde. Puis, l'eau montant toujours, le spectacle devint plus lugubre. Les maisons, s'écroulant avec un fracas sinistre, entraînaient dans leur ruine leurs malheureux habitants. De sinistres épaves, meubles, poutres, tonneaux, lits, berceaux, cadavres même, étaient charriées par un courant auquel rien ne pouvait résister. En vain les habitants de la ville et les soldats de la garnison firent des prodiges, en vain les dévouements furent nombreux et sublimes, les malheurs ne purent être évités. Tous les ponts emportés, un immense faubourg d'une grande ville détruit, plusieurs villages absolument rasés, toutes les récoltes perdues, plus de quatre cents victimes, voilà ce qu'avait fait cette fonte des neiges.
L'année suivante, en février 1876, l'importante inondation de la Seine a été, au moins en grande partie, déterminée par la fonte des neiges, arrivée en même temps sur tout le bassin.
Quelques années plus tard, une catastrophe bien autrement terrible que celle de Toulouse devait encore avoir la même cause. A la suite de la température printanière du mois de février 1879, les neiges des hauts plateaux de la Hongrie fondirent prématurément. La Theiss, subitement grossie, vint détruire presque complètement la grande ville de Szegedin.
Pour ne pas rester sur d'aussi tristes tableaux, et nous réconcilier avec cette belle neige qui, malgré ses effroyables emportements, nous fait beaucoup plus de bien que de mal, indiquons son rôle protecteur pour la végétation. La neige, en effet, conduit très mal la chaleur, c'est-à-dire qu'elle empêche le sol qu'elle recouvre de se refroidir par l'effet du rayonnement nocturne. Elle agit comme un manteau de fourrure qui recouvrirait la surface de la terre.
Le thermomètre nous montrera nettement combien cette préservation est efficace. Un thermomètre suspendu à un mètre au-dessus du sol, abrité par un toit métallique qui laisse librement circuler l'air, nous donne la température vraie de l'atmosphère. Étendons horizontalement sur la neige, en dehors de l'abri, un second thermomètre: il indiquera pendant la nuit, et surtout le matin, une température plus basse que le premier; c'est l'effet du rayonnement. Mais ce refroidissement est tout superficiel. Un troisième thermomètre, placé à quelques centimètres sous la neige, marquera au contraire une température plus élevée que celle de l'air. Bien plus, si l'épaisseur de neige est assez grande, le froid de l'extérieur ne pénétrera dans la couche qu'avec une extrême lenteur, et le sol conservera toujours une température à peine inférieure à zéro. Sous une couche de neige de dix centimètres d'épaisseur, la température du sol s'abaisse bien rarement plus bas que −3°, et toutes les plantes de nos pays peuvent supporter, sans périr, cette température.
C'est pour cette raison que les grands hivers sans neige sont les plus désastreux pour la végétation. Chaque fois que, à la suite d'un hiver rigoureux, la récolte est relativement bonne, c'est à l'abondance des neiges qu'il faut l'attribuer.