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II

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En art comme en toutes choses inventées et perfectionnées par l’homme, une cause sociale préside à la diffusion. Nos dialectes romans du Midi ont été surpassés par la langue italienne, celle des Papes de Rome; l’art moderne, naturaliste, débarrassé du hiératisme falot des moines grecs, trouva, chez les Valois de France, des agents d’expansion très singuliers. Et il est à noter que lorsque les Valois apparaissent chez nous, les Papes, leurs vrais rivaux, sont à Avignon dans une circonscription d’influence pour le moins autant française qu’italienne. On ne pense guère à cela et pourtant cela fut. Les Italiens qui sont, avant tout, des décorateurs admirables, qui ont le climat et le ciel, ont perdu leur plus grande force, juste au temps où les nôtres s’émancipent et profitent de ce que perdent leurs voisins. Sans les guerres des Anglais, la France du Nord eût appelé à elle les génies du monde entier et les eût pliés à ses goûts. Comme tout découlait alors de la puissance royale, et que tout Roi des Romains que s’intitulât l’Empereur d’Allemagne, que tout Roi des âmes que s’estimât le Pape, il leur fallait compter avec le Roi de France, et en bien des cas subir sa volonté, l’un des plus grands centres directeurs des idées, au milieu du XIVe siècle, ce fut Paris. Pétrarque, le latin, déplore la soumission du monde à cette ville du Nord; mais il la constate. Il reconnaît que l’Italie pauvre ignore les luxes et les dépravations somptuaires de ces gens. Lui-même a dû prendre leurs habits, chausser leurs poulaines, employer leurs calligraphes et leurs enlumineurs. Ceux de son pays à lui sont ineptes «utinam non sint inepti!» c’est-à-dire inférieurs. Ils restent voués à des conceptions antiques, démodées, sauf peut-être ce Simone Memmi dont la meilleur part vient d’Avignon où il demeure, à cause du commerce journalier avec les artisans du Nord. Est-ce donc Memmi qui a appris à Girard d’Orléans, à Jean Coste, et en général à tous les Parisiens de 1350, l’art d’imiter la nature, d’exprimer le vrai comme ils font tous? On l’a dit et répété, mais ces affirmations sont-elles en réalité si assurées, et les oserait-on soutenir en face du mouvement parisien constaté dans le XIIIe siècle?

La famille des Valois qui arrive au trône de France dans le milieu du siècle est, par atavisme, amoureuse de gloire, de luxe, de fêtes. Les hommes en sont braves à la guerre, mais épicuriens, égoïstes et prodigues. Sur leurs goûts dépensiers un art nouveau se forme, que leurs contemporains, moins exaltés, jugeaient peut-être avec autant de sévérité que, de notre temps, les tenants du classique à l’égard des partisans d’un nouveau jeu. Tout de même leurs fantaisies d’alors prévalurent; il fallut bien que les dissidents comptassent avec elles, et que les traditions anciennes cédassent le pas. Au temps où Girard d’Orléans tentait de dire formellement le visage brutal de son maître, Jean le Bon, sans lui conserver l’allure déifiée et surhumaine que les peintres royaux attribuaient à leurs princes, on dut s’étonner peut-être. Cette «prise sur le vif», cette mainmise si audacieuse, irrespectueuse pourrait-on dire, ne déplut point; on la verra recherchée et conservée à l’hôtel Saint-Pol, dans le palais même de Charles V, le fils du roi. Lui-même, le roi Charles ne s’ébahira point d’être montré sous sa vraie nature, avec son nez long et ses rides, dans le Parement d’autel du Louvre, dans le livre que Jean de Bruges illustra pour Jean de Vaudétar. Alors ces façons s’implantent, et lorsqu’on aura demandé à l’acteur d’un mystère de poser pour la figure du Christ, que la Vierge Marie aura été prise sur le modèle d’une maman quelconque — la femme du peintre souvent — qu’on aura admis ces irrévérences, le plus gros sera fait.

De proche en proche le mouvement gagne, parce que ces princes français qui en recherchent la nouveauté, sont apparentés à toutes les maisons d’Europe, et que, étant magnifiques et prodigues, les produits de leur terroir artistique s’en vont par le monde conquérir le voisin. Lorsque le Pape Clément est couronné en 1343, il reçoit la visite du futur Jean le Bon à Avignon où il réside. Or Jean le Bon apporte des présents avec lui, et parmi ces présents un diptyque parisien représentant Jésus et la Vierge, sur un fond d’or de peintre-sellier. Le Pape considère l’œuvre et s’en étonne. Simone Memmi ne compose guère de ces moyennes histoires, et surtout les figures venues de lui ont moins de vérité naturaliste.

Des quatre fils du Roi Jean, l’un, Charles V, aura la passion des livres illustrés, des cabinets de manuscrits; l’autre, Philippe, qui deviendra duc de Bourgogne, l’amour de l’orfévrerie, des tapis et des tableaux. On lui verra donner près de 400 livres d’alors, —mettons au moins 15.000 fr. d’aujourd’hui — à un panneau sorti de l’atelier du peintre Jean d’Orléans. Dans les Flandres, dont il deviendra le souverain, ses goûts français s’implantent. Aussi bien la plus grande part de la besogne est-elle faite, puisque les Flamands ont connu les artistes de Mahaut d’Artois et se sont parisianisés, comme aujourd’hui encore nos modes se portent à Bruxelles. Que des peintres de la Gueldre, comme les Limbourg, des Brugeois, ou des Néerlandais de Haarlem travaillent pour lui, Philippe le Hardi, duc de Bourgogne et comte de Flandres, aime à les entendre parler son langage à lui, et non le leur propre. Ce sont ces volontés supérieures qu’il faut comprendre lorsqu’on écrit l’histoire de l’art dans les Flandres. C’est pourquoi les Van Eyck naîtront tout naturellement de ce mouvement parisien importé, qu’ils en subiront les ukases, qu’ils ne feront que l’accentuer encore, parce qu’ils ont le génie et le don manuel supérieur. Un beau manuscrit anéanti, ces temps derniers, dans l’incendie de Turin, démontrait l’évidence de ceci, comme le manuscrit des Très riches Heures de Chantilly le prévoit et l’annonce.

Car en même temps que le duc de Bourgogne envahissait les Flandres, le duc de Berry son frère attirait en France et façonnait à ses propres besoins les artistes voyageurs. Plus raffiné, plus sensitif, mieux doué esthétiquement que ses frères, Jean de Berry formait des talents, leur imposait ses idées, les accordait à ses caprices. Épris de vie, de vérité graphique, il ordonnait que les paysages, reproduits en ses manuscrits ou sur ses tapisseries, montrassent «au près du vif», sur nature nous disons, les magnifiques châteaux de sa dépendance. Lorsqu’on apercevra, dans les Van Eyck, ces paysages aériens, si inattendus alors, si baignés d’air, on ne devra pas oublier que, devant qu’ils apparussent dans le monde, les artistes du duc de Berry, Limbourg ou autres, on ne sait, avaient jeté les bases de cette formule; bien mieux ils avaient donné les théories de toute une direction nouvelle, des canons que nous verrons rigoureusement suivis par Jean Van Eyck ou son rival le soi-disant Maître de Flémalle. Ce Maître de Flémalle est un mystérieux agent, une influence masquée dont les rapports avec les artistes des Très riches Heures ne peuvent être niés. Nous ne l’annexons pas à la France, comme on nous en a accusés, nous le produisons, afin d’entendre ce qu’on en pourra dire de sincère. Car si nous admettons les Limbourg comme les auteurs des Très riches Heures, ils ont travaillé en France dès leur enfance; ils ont vécu à Paris, en Touraine, en Berry ils en ont dessiné les châteaux et peint la nature. Leur sosie, le maître de Flémalle, les a suivis aveuglément — s’il n’est l’un d’eux, le plus habile, le plus complet, — et c’est sur leurs brisées qu’il marche, ce sont leurs figures qu’il emprunte, leurs paysages et leurs colorations qu’il reprend à son compte. Voyez le duc de Berry à table dans les Très riches Heures, il a derrière lui un paravent d’osier bien peu ordinaire, rarement vu ailleurs; or la Vierge de Flémalle, appartenant à M. Salting de Londres, a aussi ce même paravent. C’est un point, ce ne serait rien si [nous n’en avions mille autres à citer tous aussi troublants.

Il faut d’ailleurs se rendre aujourd’hui à l’évidence et reconnaître que l’expression de peinture flamande appliquée aux artistes du XVe siècle débutant, perd de sa valeur. La découverte des tableaux d’Enguerrand Charonton est venue miner celle appellation hasardée. Voici un tableau que plusieurs générations de savants qualifiés ont étudié, que les meilleurs d’entre eux attribuaient à Van Eyck, qu’un autre donnait au légendaire Van der Meire, qu’un seul, plus avisé, Renouvier, rapprochait de Jean Fouquet. Une pièce d’archives découverte par l’abbé Requin a détruit l’échafaudage des opinions amoncelées. L’œuvre est de Enguerrand Charonton, un Picard du diocèse de Laon, un Soissonnais, c’est-à-dire presque un Parisien; et comme il tient à Jean Fouquet par plus d’un point, que ses anges, notamment, se rapprochent de ceux de la Vierge de Jean Fouquet conservée à Anvers, on doit convenir que la Flandre est pour bien peu dans sa constitution artistique propre. Ce fait a pour nous la plus considérable importance, c’est la fissure dans une théorie surannée et un peu naïve, c’est un rude apport pour la vérité en marche. Une autre preuve nous est venue naguère: un second tableau de Charonton a été découvert à Chantilly, apportant au premier l’appoint complet et décisif. Et si l’on ajoute à ces divers constats, celui non moins probant de Nicolas Froment (ce peintre provençal né à Uzès, que Michiels revendiquait, dont il expliquait candidement les allures flamandes) l’autre preuve non moins forte apportée par le Maître de Moulins, ce descendant immédiat de Jean Fouquet, dont on faisait je ne sais quel Van der Goes, n’avons-nous pas lieu de reviser un peu le procès, de revenir sur les affirmations et de contrôler les dires intéressés? On dit que ces revendications ne servent de rien, que l’art n’a pas de frontières: bon ceci, nous l’accordons, nous louons même l’opinion, à condition expresse cependant que ceux dont les idées s’expriment ainsi, n’aillent précisément situer l’art ici ou là, en Italie ou en Flandre, un peu naïvement, par snobisme, par patriotisme ou souvent par pure ignorance.

Toutes ces idées ont été précisées ailleurs en des chapitres spéciaux, nous n’insistons donc pas pour l’instant; bien mieux, ce que nous tentons de prouver n’est pas contre les opinions de nos voisins dont la plus grande part, formée de savants éclairés et avertis n’attend rien de nos révélations. Ce sont les Français de France, que ces questions ne passionnent point, dont nous voudrions secouer la torpeur et remuer les indifférences. Il ne s’agit ni d’ergoter ni de faire des phrases, mais de voir et de comparer. En vérité pourquoi s’étonner que les Italiens aient eu sur nous quelque influence, si nous apercevons, au commencement du XVe siècle, même dès la fin de XIVe, nos artistes répandus; nos princes, tel le duc d’Orléans, établi en Lombardie, marié à Milan; le duc d’Anjou roi de Sicile, puis son fils, dans un commerce constant avec les gens de là-bas, envoyant partout des tapisseries, de l’orfèvrerie, des statues et en recevant à leur tour? Comment, si nous étions quantité artistique si négligeable, les Milanais de 1398 solliciteraient-ils de l’un des nôtres la construction de leur dôme? Le duc de Berry dont nous parlions recherchait avec passion l’œuvre étrangère, comme on se plaît à servir sur sa table un fruit exotique; «l’ouvraige de Lombardie» qu’il goûtait fort, devint même, chez lui, une formule spéciale, internationale, que ses artistes du Nord exploitèrent à son caprice, sans pour cela avoir visité l’Italie ni vécu à Milan. Quant à prétendre, comme on le faisait naguère encore, un peu vite, dans un livre français, que, sans l’Italie, les nôtres n’eussent compté guère dans le monde, en vérité n’est-ce point revenir aux opinions des littérateurs d’un siècle en arrière? On jette Pisan dans la balance comme le Brenn son épée, et on opine que, sans Pisan, ni Fouquet ni personne chez nous n’eût connu la vie. N’est-ce pas justement aux naturalistes du Nord que le grand italien emprunta sa manière, à eux qu’il dut de la pouvoir perfectionner et rendre définitive? Trop de faits donnent raison à la seconde opinion pour qu’on puisse, sans arrière-pensée, nommer Pisano un révélateur, un initiateur génial, disons un créateur complet et décisif. N’avait-on pas jadis célébré Gentile du Fabriano comme l’inspirateur des Limbourg pour les miniatures des grandes Heures? Or, voilà qu’on a montré sans réplique l’antériorité de près de dix ans en faveur des Limbourg . N’a-t-on pas donné Margaritone d’Arezzo pour l’inventeur des préparations de plâtre et des fonds d’or? Il naît juste au moment où Étienne Boileau décrit le procédé dans le Livre des Métiers. Il en est du prétendu caractère italien, comme du caractère flamand, défions-nous de l’examen superficiel et des idées révélées. Évitons de nous prononcer trop vite, de nommer, de jeter un nom ici ou là ; Charonton en est la preuve. Et lorsque nous venons insinuer que Jean Fouquet a été chercher en Italie certains secrets, qu’il a emprunté à Pisan ses chevaux, à d’autres ses architectures, voyons mieux l’œuvre directe de ses prédécesseurs français. Les artistes du duc de Berry lui ont laissé les fameux modèles, dits de Lombardie, qu’il s’est appropriés bien vite. En tout cas ce n’est pas aux Italiens qu’il aurait demandé la formule du paysage; au temps où il visita l’Italie, pas un artiste italien ne lui pouvait être comparé sur ce point, ce n’est pas à eux non plus qu’il aura demandé son ironie mordante, cet esprit des choses, sa phrase à la fois idéale et naturaliste qu’on devra comparer à celle de Benozzo Gozzoli, pour se convaincre de sa supériorité.

De tout ce qui précède je souhaiterais dégager une conclusion sereine. Nous ne voulons rien revendiquer que de juste, et puisqu’on a cantonné jusqu’à présent la floraison artistique dans tel ou tel jardin, aux dépens des autres, nous voudrions qu’on cherchât si toutes les belles fleurs admirées sont nées sur le sol où on les admire tant. Nos vieux gothiques ont eu dans le monde une certaine gloire, ils ont eu sur leurs voisins une influence suffisante, pour qu’on cherche à la préciser encore mieux. Admettrons-nous que Pisano, déjà cité, ait interrogé les Giottesques avant d’en arriver à sa note dernière, ou que son attention se fût portée sur les statuaires naturalistes du Nord? Il y eut, chez lui, des uns et des autres; de même que les Van Eyck ne tombèrent pas certain jour à la façon d’aérolithes inattendus, qu’ils n’inventèrent ni la peinture à l’huile, ni le paysage aérien, les grands Italiens n’eurent pas l’exclusif privilège des génies créateurs. Ils furent devancés par d’autres que nous ignorons, que nous cherchons, mais qui ne furent peut-être ni les Grecs ni les Romains.

La peinture en France sous les Valois

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