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CHAPITRE PREMIER
PLUS «CRITIQUE» QUE «PHILOSOPHE»

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Table des matières

Sainte-Beuve ne s’est jamais soucié de composer une histoire de la littérature: il s’est contenté d’en élucider des détails, d’en étudier des morceaux, d’en examiner des moments, et il a ainsi contribué plus que personne à l’établir. Renan est, à ce point de vue, comparable à Sainte-Beuve; mais son effort s’est produit sur un plan beaucoup plus vaste, où c’est l’Histoire des origines du Christianisme et celle du Peuple d’Israël qui correspondraient à Port-Royal. Renan. n’est l’auteur d’aucune «somme». Son œuvre se présente comme une suite d’essais échelonnés selon le cours d’une longue vie de penseur, où il examine divers points déterminés et nous donne des conclusions immédiates, partielles, successives, dont, animé du meilleur esprit scientifique, il ne prétend jamais qu’elles soient définitives. Il nous laisse suivre le mouvement de sa pensée, la genèse de ses idées, et il ne nous en dissimule pas les états divers, non plus qu’il ne nous cache les corrections qu’il leur apporte: il pensait telle ou telle chose, mais, comme il n’a cessé d’améliorer son expérience intellectuelle, il en est venu, quand il a été mieux informé, à penser un peu autrement. Sans doute, il touche aux plus hauts problèmes, mais incidemment, et par une largeur d’esprit qui lui est naturelle. Et, de temps en temps, il fait son «examen de conscience philosophique», mais il ne s’est pas proposé de construire un système métaphysique et moral: il n’a voulu qu’apporter des matériaux bien préparés, bien confrontés et mesurés, à l’édifice commun. Ses «contradictions» de détail marquent son progrès: il faut y voir la preuve de sa sincérité, et l’on dirait presque de sa candeur.

D’autre part, l’homme qui a pu signer et publier à67ans, en n’y faisant que des réserves d’intensité, pour ainsi dire, un ouvrage comme l’Avenir de la Science, qu’il avait écrit à25, nous donne un exemple de stabilité rare. Sur le fond, Renan n’a pas varié. Sans doute, il a travaillé de toutes ses forces à saper les fondements de ce catholicisme qu’en même temps il a aimé, regretté comme un exilé sa patrie: nul n’en a mieux célébré la beauté, les bienfaits moraux et l’utilité sociale. «Sadisme» (car on l’a dit)? Mais non! Il estime que le catholicisme n’est pas vrai. et il le déplore, car il l’aimait: quoi de plus simple? Eût-il même été vers la fin de sa vie (selon le mot de Barrès dans son fameux livret) «franchement anticlérical dans sa conversation», quelle contradiction y aurait-il là? Son opinion, c’est celle de Sainte-Beuve (si renanien par certains côtés): «Le christianisme, de nos jours, a cessé d’être cru; mais il a été compris et senti: c’est ce qui le prolonge». (Notons au reste que l’inquiétude religieuse de Renan pourrait lui valoir certaines indulgences, s’il ne s’y était pas si visiblement complu.) Sans doute aussi, il a fait voir tour à tour l’utilité et les inconvénients du libéralisme et de l’absolutisme, vanté et dénigré la Révolution, que sais-je? C’est qu’il apercevait les horreurs et les grandeurs de la Révolution, les qualités et les défauts des divers systèmes politiques. Le premier devoir d’un critique est de voir clair. Grâce à Renan, une quantité de vérités partielles sont entrées dans notre patrimoine. Il s’est efforcé de découvrir ce qu’il y a de juste jusque dans les thèses opposées, et il n’a pas été de ceux qui s’efforcent de concilier à tout prix les antimonies de la réalité.

On ne saurait trop insister là-dessus. Renan n’est pas un «philosophe», un «métaphysicien»: c’est un «critique», et il ne s’est jamais donné pour autre chose: faut-il rappeler cette page de l’Avenir où, tel à peu près le vieux Malherbe, il s’écrie que ce qui importe, «c’est en mourant de pouvoir critiquer la mort elle-même»? Nul esprit n’a disposé d’un plus merveilleux pouvoir de se prêter pour épouser son objet, pour le pénétrer avant de le juger. Ah! quelle liberté, celle d’un Renan! Il ne se figure pas qu’il a trouvé la pierre philosophale, qu’il détient la vérité, et que cela le dispense de chercher des vérités: tout dogmatisme lui semble étouffant comme une prison, et mieux: endormant. «J’ai toujours pensé, pour ma part, que la critique pure est une manière bien plus efficace, pour réveiller les esprits, qu’une exposition dogmatique», écrit-il. Il n’a garde de s’enfermer dans un système: c’est par là qu’il déroute de bons esprits, de nos jours surtout où ce qui manque le plus, c’est justement l’esprit critique, et où ceux qui ne s’appliquent pas à juger avec le cœur et sentir avec la raison (ce qu’on appelle «avoir le sens de la vie») apprécient tout en le conférant, soit à une philosophie hautement donnée comme le commentaire d’une religion, soit à une doctrine embrassée mystiquement et devenue presque religion.

C’est ainsi que certains philosophes doctrinaires, examinant la «doctrine» de Renan, ont parfois oublié qu’ils avaient commencé par la bâtir eux-mêmes. Peut-être n’est-ce pas là un ouvrage impossible, mais il y faut bien des précautions. Renan n’est pas de ces penseurs qui regardent le monde du haut d’un dogme comme du sommet d’un phare dont ils se contenteraient de projeter le feu tour à tour sur les divers secteurs. Il voyage, si l’on peut dire, il change souvent de point de vue (et passe quelquefois de l’un à l’autre sans trop avertir, avouons-le); pour tout apercevoir de ce qui est humain, pour n’en rien perdre, il se place à différentes hauteurs et nous donne ses vues sur ce qui l’entoure sans se soucier de les ordonner dans une théorie universelle: si bien qu’on ne saurait étaler ses idées sur le plan le plus haut, celui de la métaphysique, sans en traduire la plupart: et voilà la difficulté.

D’ailleurs, en dépit des apparences, il n’avait pas l’esprit essentiellement métaphysique. On sait assez ses mots sur le temple où il se crut quand il découvrit la philosophie allemande. Mais peut-être ne fut-il pas très bien instruit de celle-ci tout d’abord. Au temps de sa jeunesse, on retenait surtout de Kant la Critique de la raison pure, et le penseur de Kœnigsberg passait pour avoir démontré le néant du philosophisme, comme dit Musset: le kantisme semblait une critique destructive de tout. Aussi lit-on dans les Souvenirs d’enfance et de jeunesse:

Le vif entraînement que j’avais pour la philosophie ne m’aveuglait pas sur la certitude de ses résultats. Je perdis de bonne heure toute confiance en cette métaphysique abstraite qui a la prétention d’être une science en dehors des autres sciences et de résoudre à elle seule les plus hauts problèmes.

Hegel, où les idées allemandes venaient aboutir, ne fut traduit que plus tard: au temps où il écrivait l’Avenir de la Science, Renan savait-il assez d’allemand pour le lire dans le texte original? Ce n’est pas facile. Il se peut qu’il n’ait connu Hegel durant assez longtemps, qu’à travers les adaptations de Cousin., Bernard et autres... «Hegel a du bon, disait-il dans ses derniers jours, mais il faut savoir le prendre: c’est un thé excellent, mais il ne faut pas mâcher les feuilles.» Sans doute, au temps de sa jeunesse, il ne l’avait pas humé si légèrement; toutefois, c’est moins du breuvage même que de son arome qu’il demeura toujours enivré. L’«infini», le «fini», cela revient dans son œuvre comme un thème musical. Mais il était bien loin de mettre au point ses idées transcendantes avec le même soin que ses idées sur les choses humaines, sur l’histoire de la société. On peut se demander si la philosophie du devenir fut jamais bien précise et nette dans son esprit, Eut-il, à proprement parler, une doctrine métaphysique? Inspiration vaudrait mieux peut-être, ou, pour employer sa propre expression, «intuition métaphysique».

Mais quoi! faut-il que tout penseur commence par se faire une métaphysique? En ce cas, nous n’aurons plus que des métaphysiciens. Bien habile qui saurait dire ce qu’est la philosophie. Si l’on veut, c’est penser, et l’on ne saurait relier deux faits dans son esprit, les connaître, sans en faire. Mais un Aristote n’est plus possible: la science n’avance plus que par des spécialistes dans chacune de ses branches, et la philosophie pure est devenue, elle aussi, une spécialité. A prendre le mot dans son sens particulier et en quelque sorte technique, Renan n’est pas en premier lieu un philosophe; encore une fois, il est un critique. Et combien de savants, de critiques de premier ordre n’ont été munis que d’un fonds assez flottant d’idées transcendantes, qu’ils avaient empruntées et plus ou moins adaptées à leur usage! Combien se sont contentés d’un déisme incertain!... Ce qui intéresse Renan, où il est incomparable par la finesse, la largeur, la puissance de son esprit et l’étendue de sa culture, ce sont les vastes vues sur le passé et l’avenir de la société. Il s’en référait pour le reste à la «philosophie allemande», sans trop préciser, et non comme à une ou à plusieurs doctrines bien délimitées et arrêtées, mais plutôt comme à un principe de mouvement, de vie. C’est pourquoi ses idées sur l’«infini» et ses rapports avec le «fini» ont toujours été un peu vagues. Il voyait surtout là une sorte de thème poétique, d’où il tirait son inspiration, son rythme, et qui lui donnait l’orientation générale de sa pensée.

... J’exagère peut-être. Mais c’est qu’on est las de voir tant de gens méconnaître le caractère de l’œuvre renanien. Ils le traitent comme ils feraient le Novum organum ou l’Ethica more geometrico demonstrata; ils rapprochent des phrases qui ont été écrites à quarante ans de distance pour dénoncer dédaigneusement des «contradictions», sans compter le fameux «flottement» du style. Mais regarde-t-on la philosophie de Montaigne du même point de vue que celle de Bacon? Reproche-t-on à Voltaire de n’avoir pas été Spinoza? Il a été Voltaire, et c’est tout autant. On se demande ce qui resterait de Sainte-Beuve si on le traitait comme on fait l’auteur des Drames philosophiques. L’œuvre de Renan contient de bien plus riches trésors qu’un système général du monde!

Renan et ses critiques

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