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ОглавлениеCHAPITRE II
RAISONS HISTORIQUES DE L’INCRÉDULITÉ DE RENAN
Dans un livre par ailleurs fort remarquable, M. Henri Massis a écrit contre Renan, sous le titre de Jugements, un réquisitoire où il déclare à chaque page que l’auteur de Caliban a menti assez bassement et à des fins intéressées en assurant que ce sont des raisons historiques et philologiques qui lui ont fait perdre la foi. Et qu’est-ce qui donne à supposer à M. Henri Massis que Renan est un menteur? C’est que M. Massis estime qu’on ne saurait montrer l’impossibilité du miracle (non plus, au reste, que sa possibilité) par des arguments d’ordre historique ou scientifique, par la critique des documents, non plus que par le témoignage de l’expérience: le miracle est une question d’ordre métaphysique.
Cela se prouve, en effet. Le savant part de ce principe que tous les phénomènes sont naturels; mais ce n’est là qu’une hypothèse, et que la science expérimentale est tout à fait incapable de confirmer comme d’infirmer, puisqu’elle ne peut que constater les faits et leurs «lois» immédiates, c’est-à-dire, pour prendre un langage cher à Massis, qu’elle ne peut atteindre que les causes efficientes, mais non les causes réelles. Les lois scientifiques sont fondées sur des statistiques. Admettons que la science observe un fait inexplicable: elle sera nécessairement impuissante à décider s’il l’est provisoirement, parce qu’on ignore encore la loi naturelle qui le commande, ou définitivement et parce qu’il est surnaturel. Renan déclare qu’il croira à la résurrection de Lazare, non seulement lorsqu’on aura constaté une autre résurrection dans de bonnes conditions scientifiques, mais quand on pourra reproduire le phénomène; ce qui est, en effet, la condition d’une connaissance scientifique. Mais en réalité, quand même la critique historique démontrerait que les récits d’événements miraculeux ont tous reposé «sur l’imposture ou l’incrédulité», comme il le veut, cela ne prouverait pas l’impossibilité absolue du surnaturel. Et celle-ci est indémontrable. En effet, on ne saurait nier un phénomène parce qu’il est unique, ni parce qu’on ne peut le reproduire scientifiquement. Tout phénomène est unique, et peut-être les phénomènes sont-ils le résultat d’une agitation confuse des atomes, des électrons; si cette agitation nous paraît régulière, n’est-ce point faute de l’avoir observée assez longtemps? La mémoire de l’humanité embrasse quelques milliers d’années; qu’est-ce là en comparaison de l’éternité? On sait bien que les chances au jeu s’équilibrent sur un certain temps et que la rouge sort aussi souvent que la noire; mais une «série» peut durer une heure: qui nous dit que l’humanité n’est pas dans une série qui dure depuis3.000ans? La foi ou l’incroyance au miracle repose donc sur l’opinion préalable qu’on a de sa possibilité ou de son impossibilité, c’est-à-dire sur une vue métaphysique qu’on s’est faite; et je remarque que Renan lui-même nous l’atteste, lorsqu’il écrit que, «plus on s’éloigne (dans le temps), plus la preuve d’un fait surnaturel devient difficile à fournir». En déclarant ainsi, sans y songer, que c’est la vérité d’un fait attesté par quelque témoignage qu’il faut établir, alors que c’en est au contraire la fausseté, il révèle qu’il a sur l’impossibilité du miracle une opinion a priori.
Très bien, et voilà Renan réfuté. Mais Leibnitz, qui pensait, avant Renan, qu’il peut y avoir du vrai jusque dans les opinions qui, d’ensemble, sont fausses, avait une prévention contre les réfutations! «Il faut, dit-il, qu’elles soient bien bonnes pour l’être assez». En fait, la philosophie ne progresse plus beaucoup sur le plan de la dialectique verbale. Elle ne se plaît plus guère aux controverses d’arguments qui enchantaient, au moyen âge, les docteurs de Sorbonne, Elle ne se présente plus comme une succession de duels à mort en quelque sorte, où les systèmes s’affronteraient comme des gladiateurs et périraient l’un par l’autre vaincu; mais bien plutôt comme une vaste conversation qui se poursuit à travers les âges, où chaque grand penseur, prenant la parole à son tour, se montre moins occupé à démolir ce qu’on a édifié avant lui, qu’à construire lui-même; moins soucieux de ce qu’il y a de faux dans les thèses de ses prédécesseurs, que de ce qui s’y trouve qui lui permette de pousser plus avant et, si j’ose dire, d’améliorer le record; c’est par ce qu’il apporte et par ce qu’il fait naître qu’un penseur nous semble valoir, aujourd’hui. Et, en fait, les systèmes meurent bien moins d’être réfutés dialectiquement que de se voir à la longue surpassés, «surclassés».... Ah! l’on sent de quel haussement d’épaules un disciple de M. Maritain doit accueillir ces considérations humbles, bergsoniennes!... Néanmoins, il faut bien dire que, pour nier la valeur des objections positives de Renan, M. Massis commence par les réduire à une sorte de concentré abstrait où se perd beaucoup de ce qu’elles ont de vivant.
Vous dites qu’en principe un miracle est possible? Mais un Renan contestera en fait chaque miracle, un à un, au nom de la «philologie», de la physique, de la médecine, et chacun d’eux ainsi semblera absurde, voire une bonne preuve de l’absurde. Puis il fera observer qu’«un seul enseignement de l’Eglise repoussé, c’est la négation de l’Eglise et de la révélation». «L’Eglise catholique, ajoute-t-il dans ses Souvenirs, s’oblige à soutenir que ses dogmes ont toujours existé tels qu’elle les enseigne, que Jésus a institué la confession, l’extrême-onction, le mariage, etc. Or, on constate que le dogme chrétien s’est fait, comme toute chose, lentement, peu à peu, par une sorte de végétation intime.» Dans la Bible, livre divin, «il ne doit se trouver aucune contradiction»: l’obligation est en effet absolue, de reconnaître vrai ce que rapportent les livres sacrés, intégralement, dans la lettre comme dans l’esprit. Or «il s’y trouve des fables, des légendes, des traces de composition tout humaine»; pourtant, «on n’est pas catholique si l’on s’écarte sur un seul de ces points de la thèse traditionnelle». Laissons aux savants versés dans ces matières le soin de déterminer la qualité technique de l’exégèse renanienne. Mais il ne faut pas croire qu’on anéantit la puissance de ces constatations-là par une discussion sur le plan de la métaphysique, en établissant que l’impossibilité du miracle ne saurait être démontrée absolument et que l’histoire n’est pas une science au sens d’Aristote.
En tout cas, il ne faut pas accuser Renan de mauvaise foi. Car la preuve de sa sincérité (s’il en est besoin) nous est offerte d’abord par ses lettres. M. Paul Souday a fait voir qu’elles confirment pleinement ses Souvenirs. Il suffit d’ouvrir sa correspondance pour constater que ses deux ans de philosophie au séminaire lui avaient laissé sa foi, et que c’est seulement après avoir étudié passionnément la philologie à Saint-Sulpice pendant deux autres années, qu’il annonça à Henriette qu’il ne croyait plus, et refusa le sous-diaconat. Et d’ailleurs reprenons les Souvenirs; il y explique parfaitement comment, à Issy, il mettait encore sur deux plans différents, pour ainsi dire, la philosophie profane et la théologie, et ne réalisait pas l’incompatibilité de ses opinions métaphysiques et du Dogme:
La contradiction des travaux philosophiques ainsi entendus avec la foi chrétienne ne m’apparaissait point encore avec le degré de clarté qui, bientôt, ne devait laisser à mon esprit aucun choix entre l’abandon du christianisme et l’inconséquence la plus inavouable.
Et plus loin:
Un éternel fieri, une métamorphose sans fin, me semblait la loi du monde. La nature m’apparaissait comme un ensemble où la création particulière n’a point de place et où, par conséquent, tout se transforme. Comment cette conception, déjà assez claire, d’une philosophie positive ne chassait-elle pas de mon esprit la scolastique et le christianisme? Parce que j’étais jeune, inconséquent, et que la critique me manquait.
Voilà l’explication: elle est toute psychologique; elle est toute naturelle. Il était jeune, inconséquent: cela peut arriver... «Certes, ma philosophie du fieri était l’hétérodoxie même, mais je ne tirais pas les conséquences», d’autant que, dit-il encore, «l’exemple de tant de grands esprits, qui avaient vu si profond dans la nature et qui pourtant étaient restés chrétiens, me retenait», l’exemple de Malebranche notamment. Et il aurait pu ajouter: l’exemple de mes maîtres d’Issy. Car la philosophie qu’ils enseignaient était justement celle qui a marqué la rupture de la métaphysique chrétienne et de la métaphysique profane: ce mécanisme où la Providence et le miracle n’ont vraiment pas de place. Elle ne les empêchait pas de croire, non plus qu’elle n’en empêcha tout d’abord Renan, et ce n’est pas un thomiste que cela pourrait étonner... Mais, avant de continuer, il faut exposer une question essentielle.