Читать книгу Le dangereux jeune homme - Boylesve René - Страница 5
I
ОглавлениеM. Briçonnet laissa passer une soixante-chevaux à échappement libre, dont le bruit, sans proportion avec les capacités du tympan humain, étouffa le «Clair de lune» de Werther; et il allait entamer son histoire, quand trois automobiles, lancées à toute allure, et qui se voulaient distancer, déchirèrent l'atmosphère de leur impertinent klakson. Ces messieurs attendirent avec la résignation touchante des hommes de progrès, qui ont accepté une fois pour toutes les inconvénients de la vie moderne.
Enfin il fut un instant possible d'écouter l'orchestre excellent que les clients de la célèbre auberge payaient cher, et alors M. Briçonnet commença:
—Je jure de dire la vérité, toute la vérité, fit-il en levant la main, comme à la barre, mais je modifie les noms propres et la topographie.
—Ce sera règle admise; opinèrent les deux autres; nous sommes, au moins en cela, de la vieille école, et nous observons quelque discrétion en racontant des histoires de femmes.
—Je vous préviens que c'est une idylle, genre bien passé de mode. Si elle vous ennuie, interrompez-moi. Admettons que mon héroïne s'appelait... madame des Gaudrées. C'est le nom d'une ferme que j'ai possédée en Anjou. Je situe ma pastorale aux environs de Pont-l'Évêque. Messieurs, je fus, un des premiers, invité chez cette personne après son mariage avec un de mes camarades de collège. Nous nous traitions de camarades: Gaudrées était jadis entré en cinquième au lycée Henri IV, alors que j'y faisais, moi, ma philosophie; c'est vous dire que j'étais pour lui un ancien.
—Et que, en cette qualité, vous étiez admis à vous chauffer aux rayons de la lune de miel...
—Des Gaudrées, je vous en ai avertis, était un homme aimé.
—Un vaurien, je parie?
Pas même: un rien du tout. Mis à la porte du lycée, il avait, comme on dit, achevé ses études dans une boîte à bachot, rue Lhomond, à Paris, où il ne décrocha, d'ailleurs, jamais aucun bachot. Il possédait une terre en Normandie; il était laid; il n'avait pas l'air plus intelligent qu'il ne l'était. Une jeune fille, belle comme une fée, se toqua de lui lors de la première visite qu'il fit, une fois de retour en sa province. Comme il lui racontait, en parfaite bonne foi, ses échecs universitaires, et qu'il ajoutait: «Je m'en bats l'œil», il paraît que la demoiselle avait estimé cette singulière expression spirituelle au possible, et le jeune blackboulé irrésistible. Qui ne sait, en effet, que de beaucoup moins que rien naissent parfois les très grandes amours?
»Le vieux manoir des Gaudrées reçut bientôt là plus ravissante châtelaine qu'eussent contenue jamais ses murailles élevées sous Louis XIII, s'il vous plaît.
—Ah! vous nous avez avertis que vous défiguriez les lieux; ne trichez pas, je vous prie!
—Je change les noms et me promène à ma guise sur la carte de France, entendu. C'est bien dans une gentilhommière déjà construite au temps de Mansard et de Le Nôtre que j'arrivai, par une soirée d'août de... de quelle année?... Hé! hé! il s'en est bien écoulé plus de vingt depuis lors!...
»L'heureux mari vint me prendre à une petite gare au moyen d'une automobile, véhicule encore rare à l'époque, et en compagnie d'un parent à qui cette merveille appartenait. Je n'avais pas encore l'honneur de connaître madame des Gaudrées. Je l'aperçus de la grille du parc, avant que j'eusse mis pied à terre. Elle se promenait dans l'allée d'un parterre fleuri formant tapis devant la demeure, et elle tenait une haute canne à la main;
»—Ah! sapristoche! m'écriai-je.
»—Qu'as-tu? me demanda mon hôte.
»—Mais, mon vieux, ta femme est une beauté!
»J'entends encore mon ancien camarade ricaner, d'un air fat:
»—Croyais-tu, me dit-il, que j'avais épousé un laideron?
»—C'est bien pourtant ce que tu méritais!...
» Je vous ai dit que ce Gaudrées était laid et bête. Répondez-moi: croyez-vous que de tels hommes puissent être aimés?
—Heu... heu! fit M. Bernereau, j'en ai connu de ce calibre qui ont été cocufiés royalement. Le mari, entre autres, à qui votre histoire me faisait penser soudain, et dont j'aurai sans doute à vous entretenir prochainement.
—N'anticipons pas! s'écria M. de Soucelles. Si vous nous dites que votre Gaudrées fut aimé, nous le croyons, du moins provisoirement; le caprice des femmes est sans bornes, et j'ajouterai que c'est bien heureux pour la plupart d'entre nous.
—Messieurs, je me vois approchant de cette idéale créature dans le petit parterre... J'entends crier le gravier sous mes semelles. Je sens l'odeur des buis à laquelle se mêlait celle d'œillets d'Inde fraîchement arrosés, et qui d'ordinaire ne me plaît pas du tout. Vous dirai-je que c'est un mélange qui, tout détestable qu'il soit demeuré pour ma narine, ne va jamais sans me faire, encore aujourd'hui, quasiment pâmer, par la nostalgie qu'il me communique de ce précieux instant...
—Bref, vous êtes tombé amoureux de votre madame des Gaudrées avant de lui avoir baisé la main!
—Amoureux?... Je ne sais. Il y avait ce sacripant qui me gênait, qui ricanait toujours, et de qui c'est elle qui était amoureuse!
—Elle était amoureuse. Mais le saviez-vous déjà en posant le pied dans le petit parterre?
—Si je le savais! si je le savais!... Laissez-moi parler. Pendant que j'entendais crier le gravier sous ma botte, pendant que je respirais l'odeur du buis et des œillets d'Inde, savez-vous ce qu'elle faisait, madame des Gaudrées?... Oui, oui, elle tournait vers nous son charmant visage? Oui, elle nous souriait? Évidemment, messieurs. Elle tournait son charmant visage vers lui, à lui seul elle souriait! Et ensuite elle se laissait par moi baiser la main? Elle m'adressait un petit mot d'accueil? Parbleu! elle savait vivre. Mais, aussitôt, elle se jetait, je dis, messieurs, «se jetait» à la tête de son époux, et elle l'embrassait, devant moi, de quelle manière? Cyniquement. J'aurais giflé ce misérable.
—Elle l'embrassait, voyons! C'était d'une gentille femme!
—Cyniquement! vous dis-je; je vous dis qu'elle l'embrassait cyniquement. Ce n'était pas en gentille femme, c'était en amante oublieuse de toute retenue.
—En un mot, vous étiez jaloux!
—Et cet imbécile de mari qui continuait de ricaner!... Je ne sus d'ailleurs pas me contenir. Je dis:
«—Ah! de l'amour! Mais songez que je suis célibataire et que j'enrage...»
»Cela fit ricaner de nouveau l'horrible homme aimé.
—Et elle?
—Elle ne sourit pas. Elle me regarda avec de beaux yeux de bête qui ne parle ni ne comprend. Elle avait dans la physionomie quelque chose de farouche et d'innocent. Elle était tellement indifférente à mon malaise, que je ne pouvais lui en vouloir. Sa beauté, messieurs, était étourdissante...
»Ce ne fut même pas elle, maîtresse de maison, mais lui, le monstre, qui pensa à me prier de passer dans ma chambre. Et il poussa la condescendance jusqu'à m'accompagner. Oh! il y avait son avantage. C'était pour me demander:
«—Comment la trouves-tu?»
«J'étais seul avec lui, dans ma chambre; ma taille valait le double de la sienne. La civilisation, messieurs, a du bon, puisque je ne l'ai pas tué.»
Deux autos venaient de s'aborder au carrefour voisin avec un court fracas qui avait mis debout la clientèle du restaurant: les musiciens, distraits, jouaient faux. Il y eut une pause.
—Ce n'est rien, annonça quelqu'un.
Grâce à l'adresse des chauffeurs, l'aile seulement de l'une des voitures était arrachée.
Durant ce temps, M. Bernereau, singulièrement attentif au récit de M. Briçonnet, avait réfléchi:
—Vous nous racontez, cher ami, que votre ancien camarade des Gaudrées était disgracieux et peu propre à recevoir l'amour d'une si jolie personne, mais vous négligez de nous faire le portrait du sire. J'aimerais savoir la couleur de son œil, le dessin de son nez et quel poil il portait. Votre taille était, dites-vous, le double de la sienne: est-ce exact?
—Il faut tenir compte des exagérations ordinaires au narrateur qui s'échauffe un peu. Les quatre cheveux de ce Gaudrées ne m'eussent pas atteint le menton. Voilà comment il convient de rétablir les proportions.
—Parfait, parfait, dit M. Bernereau.
—En quoi le physique de ce cancre peut-il vous captiver? Il était laid et bête, ai-je dit, et cela suffit à mon récit.
—Permettez. Je tiens à m'assurer que la chaleur que précisément vous apportez à votre narration, n'en altère pas la véracité. En outre, les quelques traits de ce Gaudrées—dont je voudrais bien savoir le nom véritable!—me font souvenir d'un certain... J'ai le nom sur le bout de la langue... Mais mon homme à moi était Sganarelle en personne...
—N'essayons pas, observa M. de Soucelles, d'interpréter des souvenirs authentiques comme nous ferions de romans à clef. Quel désir malsain, que de vouloir toujours découvrir une de nos connaissances dans une galerie qu'on nous fait visiter!
—Bon, bon. Continuez, Briçonnet. N'empêche que j'ai connu un certain cornard qui ressemble à votre des Gaudrées jusque par la personne de son épouse...
—Notez, répliqua M. Briçonnet, que si je n'ai pas achevé le croquis du mari, je n'ai pas soufflé mot qui puisse peindre la femme, hormis l'épithète «jolie» qui est la banalité même. Et je vois qu'il faudra m'en tenir là, car nous devons prévoir l'hypothèse d'une curieuse coïncidence dans nos souvenirs. Je confesse que j'éprouverais un mordant dépit si je venais à apprendre que madame des Gaudrées trompa quelque jour son imbécile de mari,... attendu que ce ne fut pas avec moi.
—Continuez, pauvre Briçonnet.
—Messieurs, je ne me trouvais pas le seul hôte au manoir des Gaudrées. En descendant, après m'être habillé pour le dîner, je rencontrai sur le perron, pendant qu'une cloche sonnait à toute volée, une respectable dame, mère de mon ancien camarade, puis une fille de quelque trente années à qui l'on en eût bien donné quarante: mademoiselle des Gaudrées, et, en outre, le parent qui nous avait amenés, depuis la gare, en auto, et que nous ferons répondre, si vous le voulez bien, au nom de vicomte d'Espluchard, parce que ce vocable me vient à l'esprit. Il était cousin de madame des Gaudrées, la jeune. C'était un gaillard...
—Diable! s'écria M. Bernereau.
—Bernereau, vous êtes insupportable. Vous aurez la parole quand votre tour sera venu.
—Bon, bon! fit Bernereau, mais pour moi, l'histoire se corse.
—Parbleu! dit Briçonnet, vous tenez un cousin un peu «costaud», vous imaginez d'emblée une jeune femme perfide, et vous nous voyez déjà bernés, le mari... et moi-même! Cependant vous n'attendez pas de moi le plat fait divers! Je vous ai annoncé une idylle. C'en est une. Elle est, par définition, sans complication ni surprise. Elle a seulement un témoin malheureux; c'en est toute la particularité.
—J'aurai la parole, dit Bernereau. Très curieux, votre début, très curieux!
—Ce vicomte d'Espluchard, reprit M. Briçonnet, ne manqua pas de m'apparaître sous le jour où le voit pour l'instant Bernereau. Je n'avais pas, moi, le programme que vous tenez entre les mains et qui annonce une simple idylle, et je regardai du plus mauvais œil ce tiers aux larges épaules. La jeune madame des Gaudrées à laquelle il faut bien donner un petit nom: admettons Hélène, allait et venait sur la pierre grise et moussue de cette terrasse qu'ornaient des géraniums et qu'embaumaient des résédas. Elle répandait elle-même un parfum qui me parut nouveau. Et, contemplant la grande pelouse où un ruisseau serpentait, les ormes magnifiques qui l'encerclaient, une statue rustique et délabrée parmi des roses, j'eus, pendant que la cloche annonçait si joyeusement le dîner, un moment de bien-être dont la qualité, après tout, un peu commune, était relevée de je ne sais quelle âpre saveur.
«En prenant place à table, la jeune madame des Gaudrées, ou Hélène, qui n'avait pas prononcé une parole, qui paraissait encore timide, regarda son mari. Oh! je voudrais vous faire entendre, messieurs, tout ce qui peut être contenu dans ce «regarda son mari». Elle regarda son crétin de mari d'une façon qu'aucune amoureuse, à ma connaissance, n'employa jamais pour faire à son amant le plus passionné des aveux. Avez-vous été aimés, messieurs? Cela arrive. Moi-même, je crois bien l'avoir été une fois en ma carrière. Ni vous ni moi n'avons été regardés comme cela! Ne protestez pas; il n'est pas possible que nous ayons été regardés comme cela!...
—Hé là! et pourquoi, s'il vous plaît?
—Cela se saurait! Quelque témoin se fût rencontré qui m'eût rapporté cet exceptionnel épisode de votre histoire et de l'Histoire. Quelqu'un vous l'eût dit de moi, si pareille aubaine m'était advenue.
—Et sous cette œillade, que faisait le mari?
—Il mangeait son potage, le regard absorbé par l'image d'un coq aux couleurs vives ornant le fond de son assiette de faïence. Sa femme le regardait, non pour correspondre avec lui, mais pour son plaisir personnel: elle l'admirait, elle l'adorait...
—C'était peut-être, dit Bernereau, pour laisser croire à son entourage, pour vous faire croire à vous, qu'elle l'adorait. Le manège est classique. Il s'agissait, ce soir-là, d'éviter qu'un nouveau venu pût soupçonner une intrigue avec le d'Espluchard.
—Ouais! Sachez que madame des Gaudrées était sans hypocrisie avec son cousin d'Espluchard. Ce fut même sa liberté d'allures avec d'Espluchard qui nous tira de l'embarras que crée dans un petit groupe la présence d'amoureux transis. Elle avait avec ce beau garçon une intimité qui datait de leur enfance commune; entre elle et lui rien de contraint, rien de guindé. Grâce à lui—qui, ma foi, était un homme agréable—la glace fut assez vite rompue, et la jeune maîtresse de maison montra un enjouement qui s'accordait avec sa plantureuse jeunesse.
—Ouais! dirais-je à mon tour, fit M. Bernereau.
—C'est entendu, Bernereau; vous suivez votre idée. Moi, je suis la belle des Gaudrées, et je vous avertis loyalement, dussé-je enlever du piquant à mon récit, qu'elle ne me mène pas du tout où vous prétendez aller.
—Je vous arrête, excusez-moi, dit l'entêté Bernereau. Vous vous êtes abstenu de nous donner aucun détail physique sur votre héroïne. Je vous avoue qu'il m'est impossible de m'intéresser à une femme sans savoir si elle est brune ou bien blonde.
—Elle était brune. Vous voilà bien avancé!
—Ah! fit Bernereau.
—Vous croyiez, Bernereau, avoir identifié mon Hélène des Gaudrées. Dites-moi: avez-vous connu une femme aimant, mais aimant par goût fondamental et exclusif, la pêche à la ligne?
—Pas personnellement, non.
—Eh bien! j'ai l'honneur de vous informer que le goût fondamental, exclusif, de madame des Gaudrées, à part celui qu'elle avait pour son triste mari, était la pêche à la ligne.
—Oh!
—Vous êtes dépisté. Je continue. Ce goût me fut révélé au cours du premier repas. Il fallait bien que la conversation tombât sur les passe-temps ordinaires que l'on pouvait s'offrir au manoir. Là, le vicomte d'Espluchard dit familièrement:
«—Les patrons pêchent à la ligne, les invités font ce qu'ils peuvent.»
» Et madame des Gaudrées la vieille mère, et la vieille fille mademoiselle des Gaudrées, jetèrent un coup d'œil attendri sur le couple qui, tout le long des jours, prenait en commun un plaisir innocent. J'avais cru tout d'abord qu'il s'agissait d'une plaisanterie; mais je me souvins qu'antérieurement à son mariage, cet animal de des Gaudrées m'avait un jour confié, au milieu d'une conversation sur les préoccupations politiques et sociales, que, «quant à lui, il se fichait de tout, pourvu qu'il pût s'asseoir sur la berge d'une rivière poissonneuse». Le bandit avait eu la veine non seulement d'épouser une femme jolie et amoureuse, mais une femme possédée du même étrange fanatisme que lui!
» Vous ne direz pas que c'était comédie, attitude destinée à nous donner le change: pendant la quinzaine que je passai au manoir, notre admirable Hélène pêcha à la ligne à côté de son mari, et seule à côté de son mari; elle pêcha à la ligne le matin et l'après-midi sans relâche. Le couple était à la pêche quand nous descendions prendre notre premier déjeuner, le matin. Il nous quittait après le repas de midi pour aller à la pêche. Il ne se laissait revoir de nous qu'à la tombée du jour. Rappelez-vous que la jeune madame des Gaudrées m'était apparue dans son petit parterre, une longue canne à la main: c'était un bambou divisé en trois fragments s'avalant l'un l'autre: une magnifique canne à pêche.
—Et que faisait, s'il vous plaît, le vicomte d'Espluchard?
—Le vicomte d'Espluchard fut tout bonnement mon grand secours. Le vicomte d'Espluchard, ainsi que je vous l'ai dit, possédait une automobile, et son bonheur consistait à faire des randonnées par toute la région. Il m'offrit une place à côté de lui, dès le premier jour. Parfois il emmenait galamment la vieille mère et sa fille. Ces dames le bénissaient.
—Ah! dit Bernereau, et le soir, dites-moi un peu, que faisiez-vous au manoir?
—Le vicomte était aussi bon musicien qu'homme de sport. La vieille fille, chose curieuse, jouait du violon de façon remarquable. Tous deux nous exécutaient des sonates.
—Les amoureux, durant ce concert, ne vous gênaient-ils plus?
—Ils ne nous gênaient pas, en effet. Des Gaudrées se prétendait sourd à tout instrument; il sortait; il allait, disait-il, se dégourdir les jambes dans le parc. Vous pensez: il était assis depuis le petit matin «sur la berge de la rivière poissonneuse!»
—Et sa femme?
—Sa femme l'accompagnait.
—Ah!
—Madame des Gaudrées, mère, disait:
«—Nous avons connu Hélène jeune fille; elle adorait la musique...
«—Et aimait-elle la pêche à la ligne? demandai-je.
«—Elle n'y avait jamais songé, me répondit en souriant la vieille dame.»
—Ah! ah! fit Bernereau.
—Qu'avez-vous à faire: «Ah!» et «Ah ah!», Bernereau?
—Moi? je marque, simplement.
—Mais, observa M. de Soucelles, quand donc aperceviez-vous la belle madame des Gaudrées de qui vous vous êtes dit si entiché?
—Hélas! nous ne la voyions guère qu'aux repas, un peu avant, parfois, et aussi un peu après, et puis le dimanche à la messe. Son mari était fort pieux.
—Et elle?
—Elle l'était devenue.
—Ah! ah! ah!
—Bernereau!
—Je marque, mon bon ami, je marque.
—En quoi vous importe ce détail? Ce n'est pas la première fois qu'une femme embrasse en même temps que l'homme qu'elle aime tout ce que celui-ci peut aimer!
—Ce n'est pas la première fois; mais, dans le cas présent, cela m'intéresse.
—A votre aise, Bernereau! J'en reviens à la question posée par M. de Soucelles et qui correspond à ce qui, moi, m'intéressait le plus dans l'affaire: effectivement, nous voyions trop peu Hélène des Gaudrées. Mais, soit aux repas, soit ailleurs, quand elle ne regardait pas son mari, la voir, seulement la voir, était, je l'avoue, un délice. Le son de sa voix aussi m'enchantait; ses formes me remplissaient d'admiration; et il n'y avait pas jusqu'à son regard, même avili par l'usage qu'elle en faisait, qui ne me causât un sombre ravissement...
—Le cousin sportif, lui, à tout cela, était indifférent?
—Vous devinez qu'au cours de nos nombreuses sorties en voiture et de nos déjeuners dans les auberges, je n'allai point sans faire part à mon compagnon des attraits exercés sur moi par sa cousine. Il me dit:
«—Vous êtes comme les freluquets qui bourdonnaient autour d'elle avant son mariage.
«—Elle a dû être fort courtisée?
«—Énormément!
«—Comme vous dites cela! En seriez-vous étonné?
«—Moi, me répondit le vicomte, ça m'a toujours paru drôle, vous comprenez, parce que j'ai joué avec elle gamine...»
«Je suis convaincu que d'Espluchard était sincère.
—Mais, sapristi! que faisait-il là?
—Il était cousin. Il faisait là de l'automobile et de la musique comme il en eût fait ailleurs. Il jouait le rôle de boute-en-train. Et la vieille dame le favorisait. Fort bel homme, séduisant, il faisait fi de la galanterie. J'eusse voulu quelques mois d'intimité avec lui pour être autorisé à lui dire que la passion de sa cousine me semblait baroque et était irritante, mais, il me dit un jour, à propos d'une autre aventure amoureuse:
«—Ces choses-là sont toujours risibles.»
«Voilà quel était d'Espluchard. Si j'ajoute que mademoiselle des Gaudrées, trente ans passés et plus laide que son frère, était folle du personnage, cela ne vous offrira rien d'étonnant ni qui vous puisse captiver.
—Si fait! s'écria Bernereau, et rien ne peut m'intéresser davantage.
—Du diable si je comprends le jeu de Bernereau.
—Qu'importe! Je marque. Allez, toujours.
—Bernereau, observa M. de Soucelles, est un vieux chien de chasse. Il tient la piste. Laissons-le.
—Le diable m'emporte, reprit M. Briçonnet, si j'ai désigné mes gens de façon qu'on les reconnaisse.
—Ah! si vous les travestissez complètement, c'est malhonnête... Écoutez: vous nous jurez, sur l'honneur, que la jeune madame des Gaudrées était brune?
—Je le jure, et je vois que cela vous chiffonne. Toutefois, je m'en vais vous conter une alerte qui va vous remplir de joie. Attention!... Une nuit, messieurs, une nuit d'été splendide...
—Oh! oh! ah! ah!... firent les deux auditeurs.
—Une nuit d'été splendide, chacun étant remonté en ses appartements, je ne pouvais me résigner à me coucher, tant le parc était beau sous la lune, et tant l'odeur des fleurs du parterre—qui ne rappelait, à cette heure, je ne sais pourquoi, ni les buis ni les œillets d'Inde—me montait au cerveau et soulevait la tempête en mes sens. Lire? impossible. Rêver ne fut jamais mon fait. Nous avions entendu de la musique toute la soirée, et, par extraordinaire, Hélène des Gaudrées était demeurée, au salon afin d'écouter le concerto de Beethoven que le vicomte et la belle-sœur avaient spécialement répété. Et, au cours de cette audition, j'avais regardé l'admirable Hélène allongée... Enfin j'étais à ma fenêtre ouverte. Le silence était parfait, c'est-à-dire rompu par les bruits légers sans lesquels il n'a guère de goût. J'entendis un poisson déchirer la plane surface du cours d'eau très lent. Puis, tout s'assoupit. Beauté, béatitude... Un rossignol chanta dans les grands ormes. De nouveau, le silence. Un rossignol répondit, plus lointain. Le vol de velours d'un oiseau de nuit amollit l'air immobile. Une bouffée de parfums s'éleva jusqu'à mes narines: résédas ou bien héliotropes... C'en était trop: je fis le geste d'enjamber l'appui de ma fenêtre. Elle ouvrait à un mètre du sol. J'allais m'élancer dans cette nuit enchanteresse. Je suspendis soudain mon mouvement; et voici pourquoi. J'avais vu une chose remuer. Une forme plus claire que la nuit avait bougé là-bas et elle semblait courir vers l'extrémité de la pelouse, au delà du ruisseau. Mon dos se hérissa. Je réfléchis. «Suis-je dupe, me dis-je, des apparences, ou bien le jouet des charmes de la nuit? Voyons: ce que j'ai aperçu a trop de sveltesse pour être d'une fille de chambre ou de campagne...» Je n'y pus tenir: me voilà enjambant la barre d'appui; et j'entends mes deux pieds à la fois, comme une masse de plomb, écraser les tiges frêles et odorantes des résédas.
»Une femme était dans le parc, traversait en courant une portion de la pelouse privée de l'ombre des ormes; elle s'y cachait donc, à moins qu'elle ne folâtrât, telle une nymphe. Cette femme, gui pouvait-elle être, sinon Hélène des Gaudrées?
»Hélène des Gaudrées folâtrait, la nuit, comme une nymphe des fontaines et des bois? ou bien elle gagnait quelque endroit furtivement? Mais, furtivement, pourquoi?... Ah! messieurs, j'eus une émotion. Sur-le-champ mon parti était adopté de savoir ce qu'il en était, coûte que coûte.
»Mes pieds, lourds en tombant de la fenêtre, étaient devenus élastiques et sans poids. Je ne m'entendais pas avancer dans les régions ombreuses, mais ce que je percevais très bien, c'était les battements de mon cœur. Sottement, à l'étourdie, je me heurtai au ruisseau. Il gazouillait entre les roseaux qui m'avaient empêché de voir son reflet sous la lune. C'est que, pour le traverser, il n'existait pas trente-six ponts! Je dus exécuter un long détour afin de franchir une passerelle en me maintenant à couvert. A peine avais-je touché l'autre rive, que le bruit d'un rire m'atteignit: une pluie de perles en plein visage. Le rire ne provenait pas d'une femme éloignée de moi; et, à n'en pouvoir douter, c'était le rire d'Hélène des Gaudrées.
»M'avait-elle vu? Se moquait-elle de moi? Ou bien poursuivait-elle, enivrée, son jeu plaisant de déesse nocturne?
»Je m'arrêtai; je demeurai figé comme un bronze. A ce moment, il est hors de doute, messieurs, que je me suis attendu à voir surgir la silhouette du vicomte.
—Enfin!...
—Oui, Bernereau, je l'avoue, je me souviens même parfaitement que je prononçai, et quasi tout haut: «Eh bien, c'est un peu raide!...»
»Tout à coup, je vis, à quatre pas de moi, non point une silhouette, mais deux. Il est vrai qu'elles étaient enlacées de manière si étroite qu'on les pouvait réduire à l'unité. Quant à les identifier, bernique. Je retenais mon souffle. Ah! que c'était peine superflue!
»Le baiser échangé, une voix, la voix du rire de perles, me dit, mais me dit du ton posé d'un propriétaire qui fait sa tournée au potager:
«—La belle nuit, monsieur Briçonnet!»
»Et, Hélène des Gaudrées suspendue au bras de son mari, nous remontâmes tous les trois, en parlant de petites choses quelconques, jusqu'au manoir.
»Au moment de me quitter, l'homme heureux dit à sa femme:
«—Il faudra absolument marier ce garçon-là...»
»Ils ne m'ont pas marié. Je les quittai deux jours après. Jamais je n'ai voulu les revoir.
M. Briçonnet croisa les mains sur le bord de la table en regardant tomber dans sa tasse le café qu'on lui servait. Et il demeura pensif tandis que les petites bulles blondes agglomérées à la surface du liquide, se séparant, changeaient de groupe, et fuyaient vers les bords.
A quoi on connut qu'il avait fini.
—Je demande la parole, dit M. Bernereau.
—C'est convenu.
—Messieurs, je vous prie de m'excuser si je manifeste un si grand désir de ne pas laisser se refroidir l'intérêt de l'aventure Briçonnet, mais celle-ci est pour ma propre histoire un excitant tout particulier; c'est elle d'abord qui me l'a fait choisir entre tant d'autres, et j'oserais presque dire qu'elle lui sert de préambule...
Il alluma son cigare, en tira quelques bouffées, et parla.